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Les petits vignobles

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Stéphane Le Bras

Troisième partie. Temps long et jeux d’échelles

Conclusion1. Existe-t-il des petits vignobles ?

Stéphane Le Bras

Texte intégral

  • 1 Je tiens ici à exprimer mes plus vifs remerciements à Benoît Musset et Samuel Leturcq pour leurs st (...)
  • 2 Et pourrait tout autant se poser pour les « grands vignobles ».

1La question posée en préambule de cette conclusion, si ele se veut provocante2, renvoie à une double interrogation.

  • 3 Voir les travaux de Michel de Certeau par exemple (L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975 (...)
  • 4 Meyzie Philippe, La table du Sud-Ouest et l’émergence des cuisines régionales (1700-1850), Rennes, (...)
  • 5 Musset Benoît, « Le prix de la qualité : les vins de champagne et de Bourgogne au xviiie siècle », (...)
  • 6 Quellier Florent, « Le discours sur la richesse des terroirs au xviie siècle et les prémices de la (...)

2La première, classique, relève de réflexions récurrentes en sciences sociales et humaines sur la réalité des objets d’étude et sur les mécanismes intellectuels qui les entourent, voire parfois les construisent3. Dans le domaine vitivinicole, cette notion d’appréhension de l’objet d’étude rappelle immanquablement le système de classification des vins, fondé sur leur qualité et leur typicité. Plusieurs études pionnières mettent en exergue la maturation d’un nouveau modèle de hiérarchisation à partir du xviie siècle, sur des bases diverses, depuis la valorisation de l’origine territoriale des vins4 jusqu’aux prix des crus5, en passant par l’apparition d’une forme d’expertise par les « gourmets6 ».

3La seconde, plus circonstancielle, traduit le souci de ce livre et constitue son fil conducteur. Ainsi, dans son champ d’expertise, chaque auteur s’est évertué à mesurer la pertinence de territoires qui, dans l’ouvrage, sont appréhendés de manière synthétique, collective et comparative. Avec l’exigence de mettre en lumière les spécificités de « petits vignobles », il s’agissait donc de présenter des cas d’étude précis, leur originalité et leurs évolutions. De ce tableau général qui tend à s’assembler dans cette première étape, il ressort plusieurs enseignements qui dessinent les contours d’une analyse plurielle et proposent un horizon d’attente prometteur.

Plasticité de la définition et de l’objet

4Réfléchir et s’interroger sur la notion de petits vignobles pousse inéluctablement à la nuance. En effet, l’ensemble des textes présents dans l’ouvrage souligne à quel point le terme « petits », mais également celui de « petits vignobles » sont élastiques et malléables. Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait penser de manière trop manichéenne ou monochrome, l’adjectif « petit » ne résume pas la réalité du monde viticole à une dichotomie qualitative simpliste, articulée autour du grand et du petit. De fait, comme le démontrent Rémy Pech ou Adrien Lammoglia et Samuel Leturcq, cet adjectif fait en réalité écho à une multitude de situations, à une multiplicité de parcours qui font à la fois tout l’intérêt d’une telle étude, mais également toute sa difficulté. Ainsi, s’il est possible de trouver des lignes de convergence entre les grands vignobles nationaux lorsqu’ils sont appréhendés de manière globale, l’approche est beaucoup plus complexe pour des territoires viticoles de petite taille, marqués par leur extrême variété et donc la diversité des situations à embrasser.

  • 7 Ce qui avait pourtant été notre intention dans un premier temps : des territoires de moins de 2 000 (...)

5De toute évidence, bien que la référence aux grands soit omniprésente – qu’ils en fassent partie (Bourgogne, Bordeaux) ou interagissent dans une relation de concurrence-complémentarité (Buzet ou Cahors) –, les petits vignobles ne se résument pas à leur épithète dont plusieurs auteurs ont déconstruit la connotation négative de « petitesse », c’est-à-dire de médiocrité. Au contraire, ils savent, dans des perspectives de valorisation diverses, être beaux et qualitatifs (Éric Rouvellac) ou innovants (Francis Brumont). Cela leur permet, sur un marché dominé par des agents économiques soucieux d’imposer leur hégémonie commerciale (négociants, grands propriétaires, grande distribution), d’assurer une forme de variété qui au total est bénéfique à la filière dans son ensemble (Jean-Pierre Garcia). Cette rupture avec les stéréotypes et les lieux communs est essentielle car, en dépit de la difficulté à donner une définition stricte et arrêtée de ce que sont les petits vignobles7, elle permet de montrer ce qu’ils ne sont pas (des territoires produisant des vins de mauvaise qualité) et de participer à leur promotion, au croisement d’enjeux propres à la recherche, mais également aux professionnels de la filière, régulièrement associés à nos travaux.

6De surcroît, la plasticité de l’objet est en grande partie due à des logiques temporelles qui structurent et déstructurent les espaces viticoles. En effet, si un certain dogmatisme rhétorique et théorique a trop longtemps perçu les vignobles comme immobiles, les croisements et recoupements opérés dans notre ouvrage, tout comme les études de cas sur le temps long, permettent d’affiner et d’approfondir la réflexion sur les impacts de la chronologie. Ainsi, on voit au cours des siècles les territoires viticoles évoluer, se fractionner, se remembrer, s’altérer, se bonifier. Au même titre que les vins qu’ils produisent, les vignobles se transforment – parfois drastiquement – avec le temps. Le choix que nous avons fait de réunir dans cet ouvrage des vignobles aujourd’hui qualifiés de « petits » l’illustre parfaitement. Effectivement, si la réalité de leur épithète est avérée de nos jours, ce n’était pas le cas il y a un, deux ou cinq siècles pour certains d’entre eux. Cela offre, ici encore, une remarquable vitalité à notre champ d’étude, tout en le rendant encore plus délicat à cerner : un « petit vignoble » au xve siècle n’a pas la même définition qu’un « petit vignoble » en 2010, tandis qu’un « petit » vignoble du xve siècle peut être devenu un vignoble prestigieux depuis et, de fait, « grand ». Cette disjonction renvoie à une double problématique dont les enjeux sont parfois contradictoires et qui est au cœur de notre réflexion globale : celle de la perception de la notoriété et celle de sa mesure. Dès lors, les approches pluridisciplinaires et multiperspectivistes permettent de mieux saisir la réalité de l’objet étudié qui ne s’envisage pas seulement par le biais qualitatif ou quantitatif, mais également par l’angle spatial.

7Par conséquent, comment comprendre ce que sont les « petits vignobles » ? La logique territoriale est bien évidemment une porte d’entrée majeure, si ce n’est principale. Les « petits vignobles » sont tout d’abord des vignobles de petite taille et ce critère normatif spatial apparaît comme un outil nécessaire – si tant est qu’il soit bien défini – à la comparaison et à la mise en relief des situations. Mais il ne peut pas être le seul. En effet, la profondeur historique montre que de grands vignobles par la taille peuvent, quant à leur réputation, être qualifiés de « petits vignobles ». C’est le cas, par exemple, du Languedoc, régulièrement présenté comme le « plus grand vignoble du monde » mais dont l’identité fut ternie pendant tout le xxe siècle par des pratiques culturales et commerciales qui en font, qualitativement, un « petit vignoble ». Sur un temps encore plus long, c’est le cas des vignobles de Touraine étudiés par Adrien Lammoglia et Samuel Leturcq, grands par la taille, mais donnant de « petits vins ». Par ailleurs, pour demeurer dans le domaine quantitatif et spatial, dans certains « grands vignobles » (Bordeaux ou Bourgogne), on retrouve une multitude de « petits vignobles » comme le démontre Jean-Pierre Garcia ou Sandrine Lavaud. Il y a donc une impasse à vouloir traduire l’expression « petits vignobles » uniquement par un biais spatial et quantitatif dont les normes – profondément variables – ne résistent pas à l’étude sur le temps long. C’est pourquoi il est essentiel d’appréhender l’objet « petits vignobles » également par l’entrée qualitative, sans toutefois aucun a priori négatif comme l’explique Rémy Pech. Ainsi, les petits vignobles ne se comprennent pas uniquement comme ceux qui ont construit, volontairement ou non, leur développement autour d’un petit territoire. Il s’agit également de ceux qui, quelle que soit leur taille, produisent de « petits vins », destinés essentiellement à la consommation courante, au coupage ou à l’autoconsommation. Il en découle donc une définition spatialo-qualitative dans laquelle la taille est primordiale, tout autant que la réputation.

8In fine, ce raisonnement d’ordre méthodologico-linguistique est fondamental car il replace le débat sur le plan de la légitimation de l’objet d’étude et de son identité.

Identité à bâtir, légitimité à conquérir

  • 8 Si l’on excepte les parcelles à destination de la consommation familiale ou les vignobles touristiq (...)

9Identité et légitimité sont deux concepts cruciaux dans le monde vitivinicole. Renvoyant à la sensible question de la réputation, ce sont là les deux facettes d’une même problématique qui est celle du rapport au marché, finalité de pratiquement tout territoire productif8, quelle que soit la période. Abordant, directement ou indirectement, les logiques qui participent à la manière d’appréhender l’écoulement de la production, chacun des chapitres de cet ouvrage met en exergue ces deux notions.

10Celle d’identité est primordiale et au centre de notre réflexion. Elle est immanquablement associée à la question des singularités et des spécificités des petits vignobles. Ainsi, comme le démontre Guilhem Ferrand dans le cas du comte d’Armagnac en Rouergue, si la gestion du vignoble comtal s’avère tout ce qu’il y a de plus banale, on peut, ici ou là, relever des pratiques et des éléments qui en font un territoire spécial, notamment en raison de son écoulement et de son cadre spatial lui-même, très morcelé. À une autre époque, Francis Brumont dépeint les évolutions de l’identité des vins de Madiran, dans un jeu délicat et subtil avec des cadres dépassant le pouvoir d’action des producteurs : le marché, l’identité régionale et les ruptures dues à l’histoire. À Cahors, le rapport avec l’identité est encore plus fort car il concourt à une politique de reconquête dans la seconde moitié du xxe siècle, autour d’acteurs engagés dans un processus de revalorisation identitaire. Ici, l’identité apparaît non plus comme un support à l’inscription sur le marché, mais comme un outil, une arme serait-on presque tenté de dire, tant cette démarche se veut offensive et réinventrice.

  • 9 Avec le classement de Jullien en 1816 qui marque la première étape d’une volonté d’objectivisation (...)
  • 10 Notamment autour de la notion de « noyau d’élite » qui influence en grande partie les décisions de (...)

11En lien direct avec cette impérieuse question identitaire, l’idée de légitimité est elle aussi fondamentale. En effet, le souci de légitimation est omniprésent tant l’image est le vecteur premier de valorisation des vignobles et de leurs productions. L’acquisition de cette légitimité s’opère grandement de nos jours par un discours gratifiant et positif comme l’explique avec à-propos Rémy Pech : slogans publicitaires ou dispositifs marketing assurent une partie du succès d’une production et, quasi indissociablement, de son territoire. Mais déjà au Moyen Âge, Sandrine Lavaud montre bien que cette question de la légitimité est capitale car elle sous-tend les logiques d’accès au marché et donc, dans un souci permanent de rentabilisation, les profits et les bénéfices. Certes les démarches de légitimation sont différentes, mais elles n’en restent pas moins, aux époques médiévale, moderne et contemporaine, l’un des moteurs du modèle de développement les plus efficaces pour les petits vignobles. Elles sont nécessaires car face aux grands qui cherchent à s’accaparer les espaces productif, commercial et social, elles représentent l’outil fonctionnel essentiel de singularisation et d’identification sur le marché. Elles sont surtout d’autant plus essentielles que, depuis le début du xixe siècle9 et la sédimentation de l’impératif de classement, les logiques de légitimation-délégitimation des vignobles accaparent l’attention des pouvoirs publics10 et donc des acteurs de la filière.

  • 11 C’est le cas par exemple dans le Massif central ou dans certains départements septentrionaux, ravag (...)

12Ceux-ci – producteurs, courtiers, négociants, scientifiques, agents en charge de la valorisation du territoire, etc. – sont au centre de cette histoire des pratiques et des représentations des petits vignobles. Ils sont les premiers agents de ces dynamiques discursives et stratégiques visant à « faire du vin » (pour le boire ou le vendre) et apparaissent dans nos chapitres comme la passerelle entre les périodes, les pratiques, les univers propres à la filière. Toutefois, si leur activité est indéniable, l’analyse se heurte à un obstacle qui est celle de la conscientisation de leur démarche et, plus précisément, de son lien avec la taille du vignoble. À Buzet par exemple, quelques rares propriétaires font le lien, durant l’entre-deux-guerres, entre un vignoble ancestral en voie de disparition et le renouveau coopératif des années 1950. Mais, dans leur démarche, existe-t-il une dimension patrimoniale et de sauvegarde ? Si oui, quelle part occupe-t-elle dans leurs préoccupations ? La réponse est d’autant plus difficile à donner que, comme le prouve l’exemple de la Touraine, les recompositions sont multiples dans l’espace et le temps et, peut-on imaginer, dans la mémoire collective, faisant s’évanouir jusqu’aux souvenirs de vignobles pourtant dominants11.

13En définitive se pose la question d’une spécificité de l’intégration au marché pour les petits vignobles. On le voit, celle-ci se fait sur les deux critères fondamentaux que sont la réputation et la légitimité. En cela, les petits vignobles ne dépareillent pas des grands, mais ils semblent plus sensibles aux mutations, parfois abruptes, que connaît le marché, sous les effets des changements de goût, des épisodes épidémiques ou de l’interventionnisme étatique.

14Ainsi, bâtir une identité, construire une légitimité portent en eux les principes mêmes des spécificités des petits vignobles, autour d’acteurs qui cherchent à s’imposer dans un contexte, récurrent quelle que soit la période, de tension.

Mise en tension et adaptation

  • 12 Voir par exemple Chatriot Alain, Leblanc Edgar et Lynch Édouard (dir.), Organiser les marchés agric (...)
  • 13 C’est le cas dans Wolikow Serge et Humbert Florian (dir.), Une histoire des vins et produits d’AOC. (...)

15L’étude des productions agricoles et des enjeux qui les façonnent met en lumière les différents rapports de force qui s’y jouent12. Dans cette optique, le monde vitivinicole ne fait pas exception, bien au contraire13.

16Plusieurs chapitres reviennent sur ces tensions qui structurent la filière et le marché. C’est le cas de manière prééminente dans le Bordelais médiéval étudié par Sandrine Lavaud, mais également dans l’évaluation critique des petits vignobles du Sud-Ouest par Éric Rouvellac. Dans un cas comme dans l’autre, l’activité des agents économiques (qu’ils soient producteurs ou intermédiaires) s’articule autour d’une mise en concurrence qui densifie le marché et le rend particulièrement âpre. La compétition se joue alors, comme le montrent remarquablement bien ces deux études, sur plusieurs échelles : une échelle intérieure à la région de production (entre territoires locaux, voire entre producteurs) et une échelle extérieure (les régions proches, l’État, l’Europe, voire le monde).

17Cette mise en tension concurrentielle concerne également d’autres domaines, cette fois-ci en lien avec la gestion des propriétés. Guilhem Ferrand montre avec acuité comment en Rouergue les aléas climatiques et les difficultés liées à la nature même de la propriété comtale accentuent la pression sur les personnes chargées de gérer les exploitations. Ici, les rivalités sont multiples et peuvent avoir des séquelles profondes, notamment sur les finances seigneuriales et, au-delà, le prestige du propriétaire. Ailleurs, cette thématique de la rivalité est illustrée par les concurrences et logiques foncières qui expliquent la stratification territoriale en mutation sur le temps long, telle qu’elle est décrite pour la Touraine ou la Bourgogne. Avec d’autres (Buzet ou Cahors par exemple), ces deux exemples permettent de comprendre les mécanismes de résilience en œuvre dans les petits vignobles, expliquant leurs succès et, dans ces cas très précis, leur pérennité ou leur renaissance. Car, invariablement, il ressort de nos travaux qu’un des atouts fondamentaux des petits vignobles est la capacité d’adaptation à la conjoncture, à la demande ou aux brusques transformations qui frappent, régulièrement, le marché et le monde vitivinicoles. Cette faculté, décryptée en particulier par Francis Brumont pour l’aire madiranaise, est cruciale car elle permet de répondre aux fluctuations de l’histoire, à ses brusques mutations ou au contraire à des évolutions plus souterraines, mais aux impacts tout aussi marqués sur plusieurs siècles.

18Fort de ce potentiel, les petits vignobles peuvent alors chercher leur place dans un ensemble plus vaste qui les englobe. À un premier niveau, cet ensemble concerne les petits vignobles enserrés dans un grand, comme c’est le cas dans le Bordelais ou en Bourgogne. Dans ce dernier cas, Jean-Pierre Garcia montre bien comment, dans une région dominée par le « grand » (crus, vins, vignobles), les petits tirent avantage de leur flexibilité et de leur capacité à répondre à une demande sociale de plus en plus fondée sur l’individualisation sélective des offres (productives ou non, comme par exemple l’œnotourisme) et un attrait pour le « vrai » ou l’« authentique ». Cette dimension « à taille humaine » symbolise parfaitement les petits vignobles, jouant sur cette proximité avec le consommateur, le touriste ou l’amateur éclairé. Le second niveau est constitué par l’ensemble national voire international dans lequel s’inscrivent les petits vignobles. Alors qu’on pourrait croire qu’ils ne seraient pas taillés pour de telles ambitions, chaque chapitre tend à prouver le contraire. En effet, tout en subissant la domination des grandes structures ainsi que des représentations associées à l’esprit de hiérarchisation prééminent dans la filière, les petits vignobles ont pu jouer sur des leviers qu’ils ont construits pendant plusieurs décennies voire plusieurs siècles (notamment l’identité). En conséquence, ils ont cherché à accroître leur visibilité et leur rayonnement, c’est-à-dire à polariser un espace dépassant le simple cadre du territoire de production originel. Cela s’est fait avec succès pour certains, mais pas pour d’autres qui, pour des raisons sur lesquelles il faudrait plus profondément se pencher, ont disparu.

19Dans tous les cas, on peut à juste titre estimer, en lien direct avec les questions d’identité et de légitimité évoquées plus tôt, que si les petits vignobles apparaissent peut-être plus sensibles ou plus fragiles face aux aléas du marché, ils sont aussi incontestablement plus malléables, en tout cas, plus prompts à l’adaptation, voire à la résurgence après une période de mise en sommeil.

20Dès lors, l’impossibilité d’envisager les petits vignobles uniformément et les multiples intérêts qu’ils suscitent assurent la fertilité d’une réflexion d’ensemble dont cet ouvrage, au croisement de plusieurs enjeux touchant à la fois l’objet d’étude et ses analyses, est un premier jalon.

Perspectives

21En ce sens, les perspectives sont nombreuses en matière de recherche, et d’autres aspects pourraient – et devront – être abordés dans les années à venir.

  • 14 Citons ici les travaux de Sophie Lignon-Darmaillac, notamment sur l’œnotourisme.
  • 15 Il suffit de voir l’agenda des manifestations liées au vin et à la vigne sur le site de la Revue de (...)

22Certaines des évolutions actuellement au cœur des préoccupations des milieux viticoles français et mondiaux mériteraient que l’on se penche sur la question des spécificités des petits vignobles dans ce ou ces domaines. C’est par exemple le cas avec le développement des mises en culture dites « bio » ou, dans le même esprit, des vins dits « naturels ». Il serait ainsi intéressant de voir comment s’articulent les problématiques propres aux petits vignobles et à cette inclinaison vers des vins présentés comme plus sains et plus respectueux de l’environnement et du consommateur. A priori, les points de convergence semblent nombreux, notamment en ce qui concerne l’adéquation d’un état d’esprit se voulant « authentique » et qui conditionne à la fois le discours de certains petits vignobles aujourd’hui et les exigences récentes du marché ; cependant, une étude poussée gagnerait à être entreprise sur le sujet. Dans un autre domaine, les valorisations non agricoles des petits vignobles appellent l’attention par leur ampleur depuis une vingtaine d’années. Si ces travaux ont été particulièrement bien menés pour certains espaces14, l’approche par le biais de la taille des vignobles ne nous semble jamais avoir été développée et, ici aussi, le questionnement pourrait s’avérer fructueux tant les tendances actuelles soulignent de nouvelles formes d’attraction pour le vin et la vigne [œnotourisme bien sûr, mais également cours de dégustation, marathons « viticoles » (Blaye ou Médoc), salons ou festivals divers et variés15, etc.].

  • 16 Escudier Jean-Louis, Les femmes et la vigne. Une histoire économique et sociale (1850-2010), Toulou (...)
  • 17 « Le vin, une affaire de femmes », reportage de France 3 Aquitaine, 6 novembre 2012.
  • 18 « Domaine de l’octroi » à Agde, renseignements sur la page Facebook « Swing it – Le vin qui chante  (...)
  • 19 Comme c’est le cas par exemple en Slovénie ou en Angleterre depuis quelques années.

23Dans cette même optique, les mutations – anciennes et récentes – devront être scrutées avec plus d’attention et, très certainement, avec une dimension comparative encore plus poussée. La question des origines est par exemple intéressante. Dans le Sud-Ouest, il est communément admis que ce sont les ordres religieux qui ont permis le développement du vignoble. Mais qu’en est-il en réalité ? Qu’en est-il dans la période antique précédente ? Cette mise en culture répond-elle à des impératifs différents dans les espaces intimement liés à la viticulture et dans ceux où elle est isolée ? La question de la taille du vignoble est-elle déjà importante ? On le voit, de nombreux questionnements restent en suspens. Plus près de nous, d’autres problématiques émergent, telle la féminisation de la profession par exemple. Dans un ouvrage récent, Jean-Louis Escudier a mis en évidence l’évolution du rôle des femmes dans la viticulture des années 1850 à nos jours16, tandis que de plus en plus de femmes accèdent à la gestion de propriétés17. Ici aussi, en lien avec l’examen tout en finesse de Jean-Louis Escudier, un questionnement devra porter sur la diffusion d’un modèle propre (ou non) aux petits vignobles. Dans un autre ordre d’idées, les mutations technologiques pourraient faire part d’analyses en ce sens. On sait combien la question de l’innovation est fondamentale dans le monde vitivinicole, notamment en regard de la mise en tension concurrentielle abordée plus tôt. Or, à cet égard, les petits vignobles ne font pas exception, bien au contraire : pour n’évoquer que la période contemporaine, la cave coopérative de Buzet-sur-Baïse a, depuis sa fondation dans les années 1950, toujours diffusé auprès de ses adhérents un esprit d’innovation (qu’elle soit structurelle ou culturale), tandis que l’an dernier, dans un petit domaine héraultais, sous l’influence de deux jeunes entrepreneurs locaux, un viticulteur agathois a soumis une partie de sa récolte à un système de diffusion musicale visant à bonifier la cuvaison18. Ici encore, les interrogations sont nombreuses et permettraient de mesurer la réussite ou l’échec de stratégies ponctuelles ou au long cours. À ce sujet, la question de la disparition des petits vignobles est particulièrement intéressante et mériterait plus d’attention, surtout lorsqu’après avoir quasi totalement disparu, ils connaissent une réelle renaissance en France ou en Europe19.

  • 20 Jacques Dupont, « Anjou, AOC… Le double crime d’Olivier Cousin », Le Point, 18 juin 2014.
  • 21 Nicolas Sanders, « En Normandie, un petit vigneron aux grandes ambitions », Xania News, 15 août 201 (...)

24Se pose enfin la question de la place des petits vignobles dans une filière vitivinicole où les forces d’inertie, souvent institutionnalisées, sont majeures. Pour ne prendre que le cas de la France contemporaine, le cadre idéologique et règlementaire qui organise la filière découle d’une théorisation entamée aux xviie-xviiie siècles (les goûts liés aux terroirs et entérinés par les experts), poursuivie au xixe (les classements basés sur les prix et la réputation) et homologuée par l’État au xxe (les lois de 1911-1919 sur les délimitations puis de 1935 sur les AOC). Or les petits vignobles se révèlent être de puissants outils de brouillage. En effet, par leur nature multiple voire hybride, mais également par l’action de leurs acteurs, ils apparaissent comme de vigoureux agitateurs ou altérateurs de l’ordre établi. Ainsi, aujourd’hui, certains viticulteurs indépendants, à la tête de petits vignobles, produisent des vins de qualité, bien qu’ils réfusent de répondre aux cahiers des charges imposés par la réglementation. Tout en sortant de la norme et en rupture avec les habitudes professionnelles, Olivier Cousin, par exemple, cherche dans l’Anjou à dépasser un cadre normatif considéré comme restrictif et artificiel20. Dans le même ordre d’idées, en Normandie, dans une région dominée par deux autres boissons (cidre et Calvados), un vigneron, Gérard Samson, fait revivre avec succès la viticulture locale sur quelques hectares, donnant au territoire une nouvelle identité, plus complexe21. Par conséquent, on peut alors logiquement s’interroger sur la place des petits vignobles dans un processus de normalisation qui s’est construit au fil des siècles : intégrés ou exclus et à la marge, ils participent pour certains aux critères de légitimation tandis que pour d’autres, brouillant l’ordonnancement, ils œuvrent à leur déconstruction.

Conclusion

25Voilà un ensemble de réflexions et de perspectives – françaises, européennes et mondiales – qu’ouvrent les textes rassemblés dans cet ouvrage ainsi que le programme de recherche mené par ITEM depuis quelques années maintenant, en lien avec de nombreux partenaires (institutionnels, Chaire Unesco, caves coopératives, viticulteurs indépendants, offices de tourisme). C’est là le signe d’une réelle attente et d’une réelle motivation à promouvoir la connaissance et la compréhension des dynamiques propres aux petits vignobles, souci qui fonde notre démarche collective, passée et future.

Notes

1 Je tiens ici à exprimer mes plus vifs remerciements à Benoît Musset et Samuel Leturcq pour leurs stimulantes remarques et leurs conseils avisés dans l’élaboration de cette conclusion.

2 Et pourrait tout autant se poser pour les « grands vignobles ».

3 Voir les travaux de Michel de Certeau par exemple (L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975), ainsi que l’ouvrage collectif dirigé par Hartog François et Revel Jacques (Les usages politiques du passé, Paris, EHESS, 2001). Sur une thématique historique plus précise et les enjeux de la construction des objets historiques, voir Ravel Agnès, « Construire un objet de recherche en histoire : le parti dévot au xviiie siècle », Genèses, no 55-2, 2004, p. 107-125.

4 Meyzie Philippe, La table du Sud-Ouest et l’émergence des cuisines régionales (1700-1850), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.

5 Musset Benoît, « Le prix de la qualité : les vins de champagne et de Bourgogne au xviiie siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 60-3, 2013, p. 110-136.

6 Quellier Florent, « Le discours sur la richesse des terroirs au xviie siècle et les prémices de la gastronomie française », xviie siècle, no 254, 2012, p. 141-154.

7 Ce qui avait pourtant été notre intention dans un premier temps : des territoires de moins de 2 000 ha et n’appartenant pas aux quatre grandes sphères de production (Bordelais, Bourgogne, Champagne, Languedoc), limitations que nous avons vite dépassées alors qu’évoluait la réflexion générale.

8 Si l’on excepte les parcelles à destination de la consommation familiale ou les vignobles touristiques. Mais, in fine, celles-ci s’inscrivent tout de même dans des logiques de marchés, soit car elles les contournent soit car elles s’y associent.

9 Avec le classement de Jullien en 1816 qui marque la première étape d’une volonté d’objectivisation de la méthodologie de la classification sur le territoire national, imposant de facto une hiérarchisation et une différenciation entre « grands » et « petits » vignobles.

10 Notamment autour de la notion de « noyau d’élite » qui influence en grande partie les décisions de l’INAO et les délimitations des AOC, dans la continuité des classements du xixe siècle. Sur le sujet, voir Florian Humbert, « Approche historique du processus de délimitation des AOC vinicoles françaises. Contribution à la compréhension des principes et de l’application d’une expertise », Sciences humaines combinées, no 5, 2010, https://revuesshs.u-bourgogne.fr/lisit491/document.php?id=542.

11 C’est le cas par exemple dans le Massif central ou dans certains départements septentrionaux, ravagés par le Phylloxéra puis les recompositions de la filière au moment de sa reconstitution au tournant du xxe siècle.

12 Voir par exemple Chatriot Alain, Leblanc Edgar et Lynch Édouard (dir.), Organiser les marchés agricoles : le temps des fondateurs (des années 1930 aux années 1950), Paris, Armand Colin, 2012.

13 C’est le cas dans Wolikow Serge et Humbert Florian (dir.), Une histoire des vins et produits d’AOC. L’INAO de 1935 à nos jours, Dijon, EUD, 2015.

14 Citons ici les travaux de Sophie Lignon-Darmaillac, notamment sur l’œnotourisme.

15 Il suffit de voir l’agenda des manifestations liées au vin et à la vigne sur le site de la Revue des vins de France pour s’en convaincre. Au printemps et à l’été, il recense jusqu’à une dizaine de manifestations par mois comme la Récréation gourmande de Rauzan (33) en juin ou Jazz en Vignes à Bandol (83) en juillet-août.

16 Escudier Jean-Louis, Les femmes et la vigne. Une histoire économique et sociale (1850-2010), Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2016.

17 « Le vin, une affaire de femmes », reportage de France 3 Aquitaine, 6 novembre 2012.

18 « Domaine de l’octroi » à Agde, renseignements sur la page Facebook « Swing it – Le vin qui chante ». Voir également « Cournonsec. Du Vivaldi à la cave coopérative pour élever les vins », Midi Libre, 23 octobre 2015.

19 Comme c’est le cas par exemple en Slovénie ou en Angleterre depuis quelques années.

20 Jacques Dupont, « Anjou, AOC… Le double crime d’Olivier Cousin », Le Point, 18 juin 2014.

21 Nicolas Sanders, « En Normandie, un petit vigneron aux grandes ambitions », Xania News, 15 août 2016.

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