Les vignes du comte d’Armagnac en Rouergue à la fin du Moyen Âge1
p. 105-118
Texte intégral
1Le comte d’Armagnac à la fin du Moyen Âge est un puissant seigneur, richement possessionné, tant en Gascogne et ses environs qu’en Rouergue et ses marges2. À ce titre, il possède de nombreuses terres et perçoit de nombreuses rentes en nature. Parmi celles-ci, il y a des vignes et du vin. Rien ne permet aujourd’hui, à la fois au regard de la documentation conservée et de l’état des recherches, de mesurer l’étendue de ce vignoble et le volume de ce vin. Quelques impressions se dégagent toutefois, difficiles à prouver de manière assurée : celle de l’importance de la vigne dans les domaines comtaux, de l’importance du vin dans la consommation de l’Hôtel comme dans le jeu économique que l’ampleur des prélèvements en nature que le comte opère lui permet de mener. Dire tout cela revient à enfoncer une porte grande ouverte, sans apporter grand-chose à ce qu’il est facile de deviner. C’est là, pourtant, que réside l’essentiel, dans cette normalité du fonctionnement domanial seigneurial. L’incapacité des vignes du comte à suffire aux besoins de son hôtel, la difficulté de gestion du vignoble, des stocks et de la futaille, le mouvement foncier important dans lequel le comte cède à un endroit ou à un autre une vigne qu’il possédait et cultivait jusque-là, en dépit du soin et de l’investissement apportés au vignoble, ici et là, tout cela dessine une situation fort ordinaire et oblige à conclure que la vigne ne s’impose pas comme un élément-clé de ses domaines. Elle en est une réalité parmi d’autres, au même titre que les champs de blé ou que les prés et les pâtures. De la sorte, les vignes du comte ressortissent-elles à une logique spécifique ? Rien ne semble l’indiquer. Tout montre, au contraire, que l’acception et la gestion du vignoble de la famille d’Armagnac sont fort éloignées de ce qui se passe en Bourgogne ou à Bordeaux au même moment, loin de la construction politique d’un grand vignoble que réalise le duc de Bourgogne, loin du soin et de l’attention omniprésente des jurats de Bordeaux ou de ceux de Saint-Émilion misant tout, ou presque, sur la vigne et la valorisation de ses produits.
2Les règnes de Jean II (1373-1384), Jean III (1384-1391) et Bernard VII (1391-1418) sont abondamment documentés. Dans la masse d’écrits qui subsistent se distingue la comptabilité des domaines rouergats, partiellement mais substantiellement conservée3. Le choix de cette source pour essayer de brosser un tableau d’ensemble des vignes du comte ne va pas de soi : elle met l’accent sur le mouvement financier qu’occasionnent l’activité du prince et la gestion de ses domaines et non sur la mise en valeur de telle ou telle parcelle de terre. Pourtant, il est pertinent. En effet, les différents scribes notent par écrit soigneusement non seulement tout ce qui a trait au travail de la vigne et du vin mais aussi leur usage et leur acception dans la politique économique et foncière conduite sinon par le comte lui-même, du moins par son administration. Les comptes sont répartis entre les différentes entités possédées : la comptabilité du comté de Rodez est formellement distinguée de celles des Montagnes, de Capdenac ou, à partir du début du xve siècle, de celles de la vicomté de Creissels et de la baronnie de Roquefeuil (fig. I4).
3C’est là une des richesses du fonds mais aussi une de ses limites. En effet, les informations retenues par chacun des trésoriers ne le sont pas toujours dans la même logique, ce qui rend difficile une étude globale et une comparaison satisfaisante de la gestion des différentes terres. Le trésorier de Bénaven, par exemple, est le seul à s’intéresser aux pertes dues aux conditions de stockage ou de conservation, qu’il s’agisse du blé qui pourrit ou qui est attaqué par des rongeurs, ou du vin qui se décompose ou que le bois des tonneaux oblige à ouiller souvent5. En dépit des faiblesses, ces différents registres sont précieux et permettent de poser assez bien la question de savoir ce que sont les vignes du comte d’Armagnac à la fin du Moyen Âge dans ses domaines rouergats.
Figure 1. Les vignes du comte d’Armagnac en Rouergue et ses marges à la fin du Moyen Âge.

Des vignes
4Parmi les vignes que possède le comte en Rouergue, celle de Creissels est un exemple à la fois remarquablement bien documenté, sur la longue durée, et représentatif de la manière dont la comptabilité renseigne sur la vigne et ce qu’elle est dans les domaines. Elle a, toutefois, une particularité qui la distingue : elle relève de la vicomté de Creissels qui, jusqu’au début du xve siècle, n’appartient pas au comte d’Armagnac, mais à une branche cadette de la famille. Les différents comptes que l’on conserve, ceux du xive comme ceux du xve siècle, révèlent cependant que la mise en œuvre est la même, ce qui est un premier enseignement utile à tirer de la lecture des comptes et fait tout l’intérêt de l’analyse de cet exemple.
5Dans la logique comptable du document, le receveur de la vicomté met d’abord et surtout l’accent sur la production : une vigne, c’est avant tout des revenus en vin. Le plus ancien registre conservé, couvrant trois exercices comptables, pour les années 1346, 1347 et 1348, livre des chiffres indisponibles dans les autres documents du fonds.
Tableau. 1. La production de la vinha comtal de Creissels en muids6. [Archives départementales de l’Aveyron, C 1364, f° 29]

6Ces indications chiffrées suffisent à donner la dimension de la vigne de Creissels : elle apporte des revenus relativement modestes – le volume est interprété par le receveur, en 1347, comme peu important7 – mais, sauf accident, comme en 1348, sans doute du fait de l’épidémie de peste, réguliers.
7Cette vigne fait l’objet de soins tout au long de l’année, conformément au calendrier ordinaire du travail de la vigne. Les dépenses effectuées par le scribe de 1346 à 1348 suffisent à le montrer, sans qu’il soit besoin de commenter longuement.
8Toutes les opérations liées au travail de la vigne ont un coût, soigneusement renseigné par le receveur, parfois chiffré en journées de travail, comme dans l’exercice comptable 1417-1418 où les vendanges de la vigne de Creissels sont estimées à 24 journées de femmes, 8 d’hommes et 4 de bêtes8. Pourtant, au regard de ce qui est écrit, de manière générale, il semble que tout ne soit pas mentionné. En 1347, il n’est pas fait état de taille de la vigne : il serait cependant curieux qu’elle n’ait pas été effectuée, comme elle l’est en 1348 et en 1349. Il n’y a pas trace, de 1346 à 1348, d’un éventuel provignage, pourtant, par ailleurs, systématiquement mentionné, comme à Bénaven à la fin du xive siècle9. Parfois, cependant, de manière explicite, le scribe explique que, dans les faits, tout n’a pas été exécuté. Ainsi, par exemple, le sarclage de la vigne, au printemps 1417, n’a pas été entièrement réalisé parce qu’il y a eu télescopage, dans le calendrier, avec les moissons10.
Tableau 2. Le travail de la vigne de Creissels de l’été 1346 au printemps 1349.

Archives départementales de l’Aveyron, C 1364
9Les différentes mentions concernant la vigne de Creissels signalent des problèmes d’entretien récurrents qui occasionnent les principaux soucis de sa gestion : celui de la terre et des pierres qu’il convient d’apporter ou d’enlever, celui de l’eau, souvent trop abondante, qu’il faut contrôler et limiter à l’aide de drains et de fossés, et celui de l’état des ceps et de leur renouvellement. Ainsi, dans l’exercice comptable 1401-1402, il est fait état de journées de travail pour renouveler les ceps morts, plantés récemment pourtant, en 140013. Ce n’est pas propre à Creissels. Partout, le cas échéant, le trésorier ou le receveur atteste à la fois d’une grande attention à l’état de la vigne et d’une pression que les conditions climatiques et humaines font peser sur les pieds. À Capdenac, par exemple, en 1390, la vigne ne produit rien, ou pratiquement rien, à cause du gel qui a détruit la végétation14. À Bénaven, dans l’exercice 1394-1395, le scribe indique que la vigne ne donne rien parce qu’elle est abandonnée, envahie par les buissons, sans doute à cause d’un défaut d’entretien du fait de la guerre. Il prend soin d’ajouter que l’état général laisse augurer une absence de production pour les deux années à venir15. Quoi qu’il en soit, force est de constater que l’effort n’est pas négligeable. Il témoigne d’un investissement important dans la vigne.
10Tout le vin produit ne semble pas conservé pour la consommation du vicomte ou du comte, dans une logique institutionnelle commune à nombre d’autres à la fin du Moyen Âge16. Cela s’explique en partie par le fait qu’il n’y a ni les structures ni la volonté pour stocker systématiquement toutes les récoltes et par le désir de conserver une forme de souplesse dans la gestion : il n’y a pas de contradiction, pour les contemporains, entre l’idée de vendre une partie de la récolte à un moment X et de racheter du vin ou du grain quelques semaines ou quelques mois plus tard, parce qu’il fait défaut à ce moment-là. Ainsi, par exemple, dans le courant de l’exercice comptable 1403-1404 vend-on une bonne partie du vin prélevé à Valleraugue, à Caylus ou produit à Creissels17. Parfois, toutefois, c’est un problème de conservation qui pousse de manière imprévue à la vente, comme en cette même année 1403-1404 où le vin, jugé en mauvais état, sans qu’il apparaisse possible de l’arranger, est vendu avant qu’il ne soit trop tard pour le boire ou en faire usage18.
11Enfin, un dernier élément est à prendre en compte à la lecture de la comptabilité : l’étendue foncière de la vigne peut être modifiée, sans que cela remette en cause l’existence d’une vigne à tel ou tel endroit. Ainsi, les vignes du comte à Capdenac – le receveur insiste sur le pluriel du mot – sont l’objet de modifications, le comte cédant à tel ou tel une vigne ou une autre, mais il subsiste toujours sur place des parcelles qui lui appartiennent et qui sont cultivées en son nom19.
12En somme, que disent les comptes des vignes de la famille d’Armagnac en Rouergue ? Rien de bien original. Ce qui est dit correspond à ce que l’on connaît ailleurs20. C’est là, sans doute, la conclusion à laquelle il faut aboutir. Cette normalité du traitement de la vigne mérite attention : on exécute les travaux nécessaires, on fait le vin, on vend des parcelles, comme on le ferait pour des champs ou des prés. À bien y regarder, il n’y a pas de spécificité de la vigne dans la gestion des domaines du comte d’Armagnac.
Un vignoble
13La normalité du travail des vignes, du mouvement foncier qui peut être le leur, telle que les différents comptes la décrivent, oblige toutefois à s’interroger sur leur statut dans l’économie des domaines rouergats.
14Force est de constater, en effet, qu’il est facile de savoir de quoi il retourne à Marcillac, Capdenac, Bénaven et Creissels. Ailleurs, les informations sont lacunaires, souvent ténues et interrogent21. Ainsi, à Rignac, par exemple, les comptes du receveur pour le début du xve siècle semblent indiquer que le comte n’y possède pas de vigne22. Les rentes qu’il lève sur place sont exclusivement perçues en blés, poules et cire. Il n’y a pas de vin. Dans l’exercice comptable courant du 25 juin 1411 au 24 juin 1412, on constate bien cette absence de vignes et de rentes en vin23. En effet, dans les premiers mois de l’année 1412, de nombreuses personnes sont logées et nourries sur place et il est demandé au receveur du comte de pourvoir à leurs besoins. Souvent, le vin bu est celui que ce dernier possède en propre et qu’il met à disposition de l’hôtel comtal24. Il se rembourse comme il peut, en évaluant au prix du marché le vin qu’il a fourni25. Parfois, il se procure le vin nécessaire chez des particuliers, par exemple un dénommé Steve Partenay et le tailleur Pierre Rigal le 19 avril26. Ceux-ci sont rémunérés, sans doute au prix du marché là aussi, encore que rien n’en soit dit, mais bien plus tard : plusieurs annotations dans la marge gauche du document signalent que ces dépenses-là ont été honorées en 1415. De ces indications, faut-il conclure qu’il n’y a pas de vignes à Rignac ? Rien ne permet de l’affirmer vraiment, ce qu’une enquête dans d’autres sources permettrait peut-être d’assurer un peu mieux. Le reste de la comptabilité, celle du comté de Rodez surtout, pour les années conservées, semble néanmoins confirmer l’hypothèse. Rignac y apparaît presque systématiquement comme un lieu de transit d’un vin qui n’est pas produit sur place mais qui vient d’ailleurs27. En somme, en dépit de l’étendue des domaines et des conditions de culture favorables, il n’y a pas de vignes comtales partout.
15Toutes les vignes ne semblent pas avoir le même statut. Le nom de quelques parcelles, à Capdenac, éclaire la question de manière assez suggestive. L’exercice comptable mentionne l’existence d’une vigne « de las Aguieyras » et d’une petite vigne (vinheta) « de la Barriera28 ». Les différentes parcelles qui composent le vignoble comtal de Capdenac sont donc bien différenciées et appréhendées différemment. Le pluriel utilisé systématiquement par le receveur de cette seigneurie contraste avec le singulier employé ailleurs, comme à Creissels, où il s’agit toujours de la vigne comtale. Faut-il en déduire qu’il n’y a qu’une parcelle à Creissels ? Rien ne le dit, sinon le volume du vin récolté chaque année qui le laisse fortement entendre.
16Dans l’ensemble se distinguent plusieurs vignes, qui sont l’objet de soins très attentifs et sur lesquelles il est facile pour l’historien aujourd’hui de trouver des renseignements nombreux. Elles sont localisées pour l’essentiel à Marcillac, Creissels, Capdenac et Bénaven, c’est-à-dire au cœur du comté pour l’essentiel et ses marges nord, et le sud du Rouergue. Ces vignes sont des vignes-socles et constituent l’armature viticole des domaines. Aux marges, il y a d’autres vignes, visiblement moins fondamentales et, à ce titre, facilement vendues ou échangées.
17Ces vignes-socles forment-elles à proprement parler un « vignoble » ? À l’échelle locale, la réponse est probablement positive : les différentes parcelles de Capdenac sont, dans les faits, les parties d’un seul et même ensemble soigneusement et précisément localisé. Force est de constater, toutefois, qu’il faut faire une place particulière aux vignes de Marcillac, en évitant tout anachronisme de lecture. L’enjeu de leur culture et l’importance du vin dans l’économie des domaines attirent l’attention sur la place particulière qu’elles occupent. La présence de vignes possédées au moins par un autre puissant, le seigneur de Sévérac, tel que le vin récupéré au moment de l’absorption de cette seigneurie par Jean IV d’Armagnac, en 1427 et 1428, en révèle l’existence, signale un endroit de production qui n’est pas limité au seul comte d’Armagnac29. Cette importance du lieu est visible dans le choix effectué par bon nombre de bourgeois de Rodez de trouver là une résidence secondaire et un domaine rural30. Cela dessine, sans aucun doute, les contours d’un vignoble, au sens plein du terme, où le lieu prend le pas sur l’identité des propriétaires des parcelles qui le composent31.
Du vin
18À bien y regarder, la question des vignes comtales doit se poser différemment. En effet, à lire l’ensemble de la comptabilité, ce qui saute aux yeux, c’est que, au regard des trésoriers et des receveurs des domaines au moins, la vigne, c’est d’abord, avant tout et surtout, du vin. Les mots utilisés le disent très bien : chaque trésorier ou chaque receveur parle uniquement de recette ou de dépense « de vin ».
19Ce vin provient à la fois de ce qui est produit dans les vignes possédées en propre et cultivées de manière directe et de ce qui est perçu au titre des redevances seigneuriales. Quelques comptes permettent de se faire une idée un peu précise de la question et du rapport entre le vin produit et le vin perçu. C’est le cas dans l’exercice comptable 1402-1403 de la vicomté de Creissels. Le vin y apparaît en deux temps. Dans la première partie de l’exercice, au chapitre des recettes, le receveur mentionne la vente de vin à Caylus, Valleraugue et Meyrueis32. Ce qui est rapporté à cette occasion n’apporte pas beaucoup de renseignements. Toutefois, dans d’autres exercices, à cette place précisément, ce sont des vins de rente dont il est question33. En fin d’exercice, après le chapitre des dépenses, se trouve un paragraphe consacré à la recette du vin de l’année34. Le receveur a perçu du vin lié aux rentes que possède le comte à Valleraugue et à Caylus pour un total avoisinant 7,5 muids. À Meyrueis, il y a un peu de vin, mais en quantité presque négligeable. La vigne de Creissels, de son côté, a rapporté 7 muids. Globalement, de la sorte, le vin de la vigne comtale représente approximativement la moitié du vin comptabilisé. La proportion vaut pour l’ensemble de la comptabilité, toutes seigneuries confondues, même s’il est difficile d’avancer des chiffres pour tous les domaines et de distinguer ce qu’apportent réellement les différents modes de rentrée du vin.
20Le vin qui n’est pas vendu est stocké. Il l’est principalement dans les résidences du comte : à Gages d’abord, où réside très souvent le comte lorsqu’il est en Rouergue, à Rodez, Creissels, Bénaven, Rignac, Marcillac probablement. Peu est dit de ces espaces de conservation sinon que, à Marcillac au moins, il peut s’y trouver des fouloirs et/ou des pressoirs35. Il convient de préciser que, le cas échéant, on n’hésite pas à louer, ici et là, un entrepôt pour placer le vin36. Cette question des infrastructures de stockage et toute la logistique qui l’accompagne occupe beaucoup les trésoriers du comté. À l’automne 1386, Bernard de Gayciadieu, en charge de la comptabilité ordinaire, consacre tout un chapitre aux frais occasionnés par les transports. Dans ce chapitre, une bonne place est réservée au transport du vin de Marcillac vers le château de Gages37. Du 14 octobre au 8 novembre, il rémunère une dizaine de personnes qui effectuent de nombreuses allées et venues au fil des jours, ce qui suffit à révéler l’importance du mouvement et de la préoccupation qu’il occasionne.
21Il n’est pas facile de savoir si les quantités perçues ou produites suffisent ou non aux besoins du comte. En Gascogne, il paraît évident que la consommation de vin excède les revenus38. En l’état des recherches, l’impression qui domine est identique en Rouergue, confortée par des allusions discrètes dans les comptes de l’Hôtel pour l’année 1394, comme celle d’un « vin de donation » bu le dimanche 29 mars 139439. Des traces nombreuses d’achats de vin confirment le sentiment, comme en 1417 ou 1418 où du vin est acheté à Laguiole40. De la même manière, en 1347, il est procédé à un achat volumineux en prévision de la venue du vicomte, compte fait de ce que la vendange a rapporté41.
22Le volume produit ou perçu n’est pas seul en cause dans ce problème récurrent d’approvisionnement : la conservation du vin fait souvent difficulté et explique, pour partie, les carences et les besoins. C’est la raison pour laquelle un effort est régulièrement fourni pour sauver ce qui peut l’être, comme en 1427, après l’intégration de la baronnie de Sévérac par Jean IV, où le trésorier du comté est envoyé à deux reprises à Sévérac-le-Château pour tenter de préserver le vin vieux qui s’y trouve et se perd42. Ce n’est pas toujours possible, ce qu’indique une mention dans l’exercice comptable de la vicomté de Creissels en 1403-1404 par laquelle le receveur explique que le vin doit être vendu parce qu’il ne peut pas être arrangé43.
23La provenance multiple du vin bu par le comte comme les difficultés d’approvisionnement dessinent une image un peu curieuse du cellier comtal. Au fond, cela importe peu. Les comptes de l’Hôtel de 1394 invitent à voir dans la consommation du vin une clé de compréhension de tout ce qui touche à la vigne et au vin dans la gestion des domaines44. En effet, le maître d’hôtel prend soin de distinguer presque systématiquement deux types de vin consommés quotidiennement. Il y a, d’un côté, un vin qualifié, en occitan, de « vin de tinel » et, de l’autre, de « vin de bocha ». Le premier paraît être un vin ordinaire, à destination de la masse de ceux qui mangent chaque jour au château. Le second renvoie au bochet, c’est-à-dire à un vin arrangé avec des épices et du miel, plutôt réservé au comte et à ses proches, même s’il est difficile d’en être sûr. Si l’interprétation des termes est correcte, la conclusion s’impose d’elle-même : il n’y a pas lieu, pour le comte, de prêter une très grande attention à la vigne et au vin, puisque, de toute façon, il boit un vin qui est modifié, dont la qualité initiale nécessite simplement une adaptation du dosage des compléments qui lui sont ajoutés.
Conclusion
24En Bourgogne, d’abord à la fin du xive siècle puis dans le courant de la première moitié du xve, le duc opère une transformation substantielle du vignoble situé entre Dijon, Beaune et Chalon, interdisant là le trop productif cépage gamay, promouvant ici le pinot comme gage de qualité supérieure des vins et exigeant l’arrachage de toutes les vignes, celles de plaine en particulier, qui ne sont pas à même de donner du bon vin, dessinant ainsi les contours d’un grand vignoble45. À Bordeaux, à peu près au même moment, la ville décide d’orienter la production agricole vers le commerce du vin et travaille à mettre en place ce que l’on peut considérer aussi comme un grand vignoble et la politique économique qui sous-tend cette construction46. À Saint-Émilion, on distingue un phénomène équivalent, dans une moindre mesure toutefois47. Ces trois exemples suffisent à signaler un mouvement totalement étranger aux terres dominées par le comte d’Armagnac.
25Celui-ci, pourtant, possède des vignes. Il est difficile d’en apprécier le nombre, mais elles sont en quantité substantielle, bien réparties dans l’ensemble des terres qu’il possède en Rouergue. Elles lui apportent chaque année du vin dont il n’est pas possible de se faire une idée sûre du volume. Une seule certitude s’impose : ce volume est insuffisant à répondre aux besoins. Ceux-ci sont satisfaits par ailleurs par les rentes en vin qu’il touche à un titre ou à un autre. Ou par le jeu du marché, malaisé à apprécier lui aussi. Cette réalité dessine les contours d’un petit vignoble constitué d’une multitude de petites parcelles, ici et là, sans qu’aucune politique ne cherche à les mettre particulièrement en valeur. Ces vignes sont l’objet de soins, au même titre que les champs de blé, les moulins et les prés, ni plus, ni moins. Cela provient, sans doute, d’une logique de consommation : on boit le vin qu’on reçoit, on l’arrange au besoin en l’agrémentant d’épices, sans chercher à tout prix à produire et utiliser un vin de qualité.
26On a beaucoup glosé sur l’inachèvement de sa principauté, constatant que, globalement, rien n’a été fait, ou peu de choses, pour construire une entité politique unifiée et solide, à l’exception, peut-être, de tentatives inabouties de Jean IV (1418-145048). Il y a là, dans cette volonté finalement conservatrice, juxtaposant les différentes seigneuries sans les fondre dans un même ensemble, le choix de la souplesse : il est aisé de céder une terre à un autre, comme par exemple Chaudes-Aygues peu après 1427, offerte au chef de guerre Jean de Salazar, ou d’intégrer une nouvelle seigneurie aux domaines, comme celle de Sévérac-le-Château en 1427, plutôt que de démembrer une partie d’une seule seigneurie49. Les choses semblent comparables pour la vigne et le vin : le comte, dans une logique commune à beaucoup et ordinaire au Moyen Âge, se contente de l’existant, cultivant les vignes qu’il possède ici, vendant quelques parcelles là, percevant des rentes en vin ailleurs. Ce qui revient à dire que la construction d’un grand vignoble, volontaire, revêt à cette période un caractère exceptionnel, loin de la norme pratiquée, dans une logique plutôt urbaine que princière, exception faite du cas bourguignon.
Notes de bas de page
1 Tous mes remerciements à Sandrine Lavaud et Jean-Pierre Garcia qui ont relu cet article et proposé de judicieuses améliorations. Ces remerciements sont redoublés pour ce dernier : il s’est livré à l’exercice périlleux mais réussi de cartographier les vignes du comte dans les domaines rouergats.
2 Samaran Charles, La maison d’Armagnac au xve siècle, Paris, Picard, 1907, p. 1-25. Johans Emmanuel, Homagium principi. Aristocratie vassalique et pouvoir princier dans les domaines rouergats et cévenols de la famille d’Armagnac au xive siècle, thèse de doctorat en histoire, Université de Toulouse, 2002, p. 97-187.
3 Pour les possessions gasconnes, il n’y a pas de comptes disponibles avant le milieu du xve siècle : Charageat Martine, Les comptes du domaine comtal d’Armagnac en Gascogne de 1450 à 1498, travail d’étude et de recherche, Université de Bordeaux III, 1990.
4 Cartographier des domaines seigneuriaux est une gageure. La carte représente des limites indicatives – et uniquement. Elle prend appui sur l’effort appuyé de reconstitution effectué par E. Johans dans sa thèse.
5 Archives départementales de l’Aveyron (ADA désormais), C 1373, fo 81 (1395-1396) : « Item despenset tant per adzolhar lo vi que amasset deldit ces l’an present quant per las mermaduras, vi : X quartz. » ; fo 222vo (1399-1400) : « Et plus met en despensa de poltraduras et de adzolhimens eldit temps, vi : IIII sestiers. »
6 Les tables de conversion révolutionnaires établissent le muid de Creissels à 292 litres. Cf. Charbonnier Pierre (dir.), Les anciennes mesures locales du Massif central d’après les tables de conversion, Clermont-Ferrand, Publications de l’Institut d’études du Massif central, 1990, p. 81.
7 ADA, C 1364, fo 60 : « car pauc en avia auut ».
8 Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques (ADPA désormais), E 272 IA 2742, fo 9 : « Item costet l’an XVII de vendemiar la vinha de mossenhor, jornals de femenas XXIIII, per femena lo jorn, enclus lo despens, XX deniers e per VIII homes en la vinha et a folar, enclus lo despes XXVI sols e per IIII jornals de bestias, enclus lo despens XXV sols. »
9 ADA, C 1373, fo 164vo (1397-1398) : « Item despesset per lo despens que fetz per XVI jornals que foron meses en podar et en VI jornals que foron meses en escancelar et en XVII jornals que foron meses en provaynar et en XI jornals que foron meses en liar et en XXXVII jornals que foron meses en foyre et en VI jornals que foron meses en yssirmentar et en V jornals que foron meses en salclar et en X jornals que foron meses en vendepmiar et en V jornals que foron meses en portar la vendemia dela deldit mossenhor al castel de Benavent lodit an, que montan CXIII jornals ; despenderon en pa a for de 1 gital per cascun home per cascun jorn, que monta a la dicta mesura III sestiers una carta 1 gital seguel. Et plus per companatge per cascun home per jorn II deniers tornes, que montan XVIII sols X deniers tornes. Et plus en vy per cascun home per cascun jorn una pauca de vi, que monta 1 sestier XII quartz una pauca vy. » Idem en 1398-1399 (fo 192vo) et en 1399-1400 (fo 221vo).
10 ADPA, E 272 IA 2742, fo 10 : « Item a costat de binar la dicha vinha, so que binat hi es, quar non es acabat, que non hi avia sazo e las gens so vengudas sus las meyssos. »
11 Il s’agit sans doute de déchausser.
12 La date indiquée surprend. C’est pourtant bien celle que mentionne le scribe. Elle est correcte au regard de la logique chronologique du registre.
13 ADA, C 1367, fo 13vo : « replantar so que era mort en la vinha comtal » ; fo 14vo : « replantar la vinha comtal so que y era mort, que era estat plantat l’an M et IIIIc ».
14 Archives départementales du Tarn-et-Garonne (ADTG désormais), A 171, fo 8vo (1390- 1391) : « totas las vinhas foron geladas ».
15 ADA, C 1373, fo 2vo : « Es plus assaber que de la vinha de Benaven non fa neguna recepta mas ayssi memoria per so quar era tant erma et tant dezanuda et venguda en boyssos que encaras ni d’aquetz II ans venens non pot dar negun profiech. »
16 La comparaison avec ce que l’on sait de la gestion du collège de Périgord, à Toulouse, dans la seconde moitié du xive siècle et la première moitié du xve est très éclairante sur la question : Ferrand Guilhem, « Guerre et problèmes alimentaires en France méridionale à la fin du Moyen Âge », dans Benito i Monclús Pere et Riera i Melis Antoni (dir.), Guerra y carestía en la Europa medieval, Lleida, Milenio Publicaciones, 2014, p. 107 et 108.
17 ADA, C 1367, fo 68vo.
18 ADA, C 1367, fo 72 : « vi turbat » vendu « que no se podia aprofechar ».
19 ADTG, A 171, fo 7 (1389-1390).
20 Encore faudrait-il nuancer et cartographier scrupuleusement les variations du travail de la vigne selon les espaces. L’iconographie, en particulier celle véhiculée par les calendriers, délivre toutefois un schéma d’ensemble qui paraît s’imposer comme une norme admise par tout le monde, ce qui n’empêche pas, ici et là, d’adapter le schéma aux nécessités de sa parcelle. Sur le sujet, voir Mane Perrine, Calendriers et techniques agricoles (France-Italie, xiie-xiiie siècles), Paris, Le Sycomore, 1983, p. 168-204. Questionnement élargi dans Id., Le travail à la campagne au Moyen Âge. Étude iconographique, Paris, Picard, 2006, p. 187-244.
21 Une mention presque isolée signale par exemple le travail de la vigne de Valleraugue, à la fin du xive siècle : ADA, C 1366, fo 43. Celle de Caylus est vendangée en 1397 (ADA, C 1365, fo 8), sans que, le reste du temps, il en soit fait explicitement cas.
22 ADA, C 1268.
23 ADA, C 1268, cahier no 10 (exercice comptable du receveur de Rignac 1411-1412).
24 ADA, C 1268, fo 3vo : « una pipa vi que era mia del meu selier ».
25 ADA, C 1268, fo 5vo : « Item plus despensseron per home lodit jorn mieg cart de vin que aytant avia ordenat lodit mestre d’ostal que lor fos baylat per dia, que monta setze cartz vin, loqual era del meu, que se vendia per tota la viela dotze deniers lo cart, que montan los XVI cartz : XVI solz tornes. »
26 ADA, C 1268, fo 5.
27 Voir par exemple ADA, C 1335, fo 139vo (1380-1381) : « foro portatz a Rinhac los blatz et vis que ero estatz el reyredeyme d’Ausitz » ; ou ADA, C 1336, fo 109 (1383-1384) : « Premieyramen paget per lo port de X pipas de vi portadas de Sant Anthoni a Rinhac a for de 1 franc VIII sols la pipa. »
28 ADTG, A 171, respectivement fos 7 (Aguieyras) et 8 (Barriera).
29 ADA, C 1350, fo 25vo. D’autres seigneurs sont possessionés dans le vallon de Marcillac. Signalons, entre autres, l’abbaye de Bonnecombe.
30 Le phénomène a été étudié pour l’époque moderne, toutefois il est visible dans la documentation bien plus tôt dans le temps : Mouysset Sylvie, Le pouvoir dans la bonne ville. Les consuls de Rodez sous l’Ancien Régime, Rodez/Toulouse, Société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron/CNRS – Université de Toulouse, 2000, p. 431-455.
31 Sur l’investissement multiple au même endroit comme élément fondateur du lieu, judicieuses remarques dans Payot Christine et Reynard Denis, « La vigne dans les ancêtres des cadastres. Région de Conthey et de Vétroz, xive-xve siècles », Vallesia, LX (2005), p. 324-325.
32 ADA, C 1367, fo 44vo.
33 ADA, C 1367, fo 68vo (1403-1404) : « Recepta d’argent de vi vendut […] de la renda de Valarauga […] de la renda de Caylus… »
34 ADA, C 1367, fo 58 : « Recepta de vi facha lodit an per lodit recebedor. »
35 ADA, C 1334, fo 84 (1380-1381) par exemple.
36 C’est vrai en Rouergue comme en Gascogne : Charageat M., Les comptes du domaine comtal d’Armagnac…, op. cit., t. II, p. 128.
37 ADA, C 1337, fo 38vo : « Despessa facha a Marcilhac per totas boadas e per los saumiers del don e per los sa<u>miers de l’ostal de Gaya. »
38 Charageat M., Les comptes du domaine comtal d’Armagnac…, op. cit., t. II, p. 132.
39 ADA, C 1341, fo 7vo.
40 ADA, C 1347, fo 53.
41 ADA, C 1364, fo 21 : « Item l’an M CCC XLVII ac de vi e la vinha comptal : XI muechs. Item de beuratges, pres de III muechs 1 cartier. Item en aquest an fon compratz de vi quar esperava hom mossenhor per penre las reconoissensas : XVII muechs e miech. » ; fo 60 : « Item e vendemias foron conpratz XVII muechs II cartiers de vi quar pauc ne avia auut e la vinha et en totas las altras cominalmen et esperava hom mossenhor lo vescomte que vengues per penre sas reconoyssensas e non trobera hom a sa guiza se mestier hy fezes e costero segon lo compte redut sobre aysso : XLVI liuras XVIII sols V deniers. »
42 ADA, C 1350, fo 40 : « Aldit Brengo Valeta per sos despens que fetz en dos viatges que fetz de Segur a Seveyrac lo Castel ont demoret V jorns per dar recapte a certan vi vielh que ley avia, que se perdia. »
43 ADA, C 1367, fo 72 : « que no se podia aprofechar ».
44 ADA, C 1341. Voir Ferrand Guilhem, La table du comte d’Armagnac à la fin du xive siècle et l’approvisionnement de son hôtel. Les comptes du château de Gages (Aveyron) en 1394, à paraître.
45 Labbé Thomas et Garcia Jean-Pierre, « Vers la géographie des climats actuels : processus de différenciation des crus viticoles dans le baillage de Dijon du xvie au xviiie siècle », dans Garcia Jean-Pierre (dir.), Les climats du vignoble de Bourgogne comme patrimoine mondial de l’humanité, Dijon, EUD, 2010, p. 159-176. Dans le même volume, voir aussi Id., « L’émergence et la représentation des climats dans les documents bourguignons du xvie siècle au xviiie siècle », p. 153-158. Voir également Pepke-Durix Hannelore, « Du lieu-dit au terroir : les territoires viticoles à Dijon aux xive et xve siècles », Cahiers d’histoire de la vigne et du vin, no 3, 2003, p. 59-77 ; Ferrand Guilhem et Garcia Jean-Pierre, « Le vin chez les gens à Dijon à la fin du Moyen Âge (1390-1588) : les mots et la chose », dans Lavaud Sandrine, Chevet Jean-Michel et Hinnewinkel Jean-Claude (dir.), Vins et vignobles. Les itinéraires de la qualité (Antiquité-xxie siècle), Villenave d’Ornon, Vigne et Vin Publications internationales, 2014, p. 29-47 ; Rudi Beaulant, « Crime de vin. L’apport des sources judiciaires échevinales à la connaissance des vignes et du vin de Dijon à la fin du Moyen Âge », Cahiers d’histoire de la vigne et du vin, no 12, 2015, p. 11-29.
46 Sur le sujet, trois articles de Sandrine Lavaud : « Les Graves au Moyen Âge, quelle identité ? », dans Actes du colloque du CERVIN, 14-15 mars 2002, Bordeaux, Éditions Féret, 2002, p. 57-70 ; « Paysage et mise en valeur des palus du Bordelais au Moyen Âge », Archéologie du Midi médiéval, nos 23-24, 2005-2006, p. 27-38 ; « Genèse d’un terroir viticole : les Graves au Moyen Âge et à l’époque moderne », Cahiers du Bazadais, nos 169, 2010/2, p. 5-38 et 170, 2010/3, p. 5-38.
47 Lavaud Sandrine, « Genèse d’un territoire viticole : le vignoble médiéval de Saint-Émilion », dans Boutoulle Frédéric, Barraud Dany et Piat Jean-Luc (dir.), Fabrique et identité d’une ville : Saint-Émilion au Moyen Âge, Bordeaux, Aquitania, supplément no 26, 2011, p. 347-362.
48 Johans E., Homagium principi…, op. cit., p. 444-448.
49 Ferrand Guilhem, « En nom de mondit senhor : la gestion des domaines de la famille d’Armagnac à la fin du Moyen Âge », dans Jamme Armand (dir.), Structures comptables et pouvoirs, actes du Ier colloque de l’ANR GEMMA tenu à Chambéry, 21-22 juin 2011, à paraître.
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