Le froid et la viande
Les savoir-faire bouchers de conservation de la viande
p. 353-372
Texte intégral
1L’étude des transformations des savoir-faire professionnels bouchers, à mettre en lien avec celles du monde agricole, du secteur de l’abattage mais également des pratiques alimentaires, oblige à considérer les aspects sanitaires du rapport à la viande. C’est le prisme principal sous lequel, en Occident, le traitement des animaux mis à morts est perçu. Une conception de l’hygiène basée sur le froid a fini par supplanter les autres méthodes de conservation bouchère, telle la maturation à l’air libre des carcasses de bœuf1.
2Les observations des pratiques bouchères que j’ai réalisées en France auprès de bouchers dits abatteurs, aujourd’hui une minorité, et les entretiens que j’ai pu mener auprès des plus anciens de ceux-ci rendent compte des incidences considérables de l’introduction de la technologie du froid sur les pratiques bouchères. Pour saisir les conditions sous lesquelles cette technologie s’est intégrée aux savoir-faire bouchers en France, les débats (contradictoires) ayant court à la fin du xixe siècle sur les méthodes de conservation que sont le froid et la congélation (associées récemment au sous-vide) sous la houlette des hygiénistes sont importants. Ils sont sensibles dans les thèses vétérinaires comme dans les archives d’abattoirs municipaux que j’ai consultées.
3La conception de l’hygiène par le froid bouleverse les modes de conservation des carcasses mais aussi l’approvisionnement des bouchers et toute l’organisation du travail en boucherie. Les modes de découpe et de présentation de la viande sont également concernés. La généralisation du froid affecte le traitement de la viande (et celui des produits animaux) aussi bien pour les professionnels que pour les mangeurs dans les cuisines. Cette technologie s’impose en même temps que l’industrialisation du secteur qui donne toute sa place aux abattoirs et à un nouveau corps de métier, les vétérinaires. Elle accompagne la déspécialisation des métiers de la viande et leur structuration actuelle en filière, et, dans le cadre de la mondialisation poussée de l’économie, la délocalisation de cette activité.
4Plus de cent-trente ans après la mise en place des techniques du froid artificiel dans le monde occidental, sa normalisation n’est pas encore totalement achevée en France et révèle des représentations de la « qualité » de la viande contrastées entre professionnels et profanes, voire entre différentes catégories de professionnels.
De la question de la conservation de la viande à celle de sa maturation
5Conserver la viande était, avant que ne se généralise la chaîne du froid, une préoccupation première des bouchers :
la hantise du boucher, surtout les jours d’orage, lorsque la viande verdit très vite. Il faut surveiller les morceaux, saler ceux qui sont « passés », enlever un centimètre de « halée » le matin avant de servir les clients, éliminer les asticots nés des « assises », œufs des grosses mouches noires bleutées [sic], les mouches à viande.2
6Elle le reste en partie, comme cela ressort des entretiens menés avec des bouchers-abatteurs ou des bouchers achetant des carcasses entières3. À défaut de se fournir en quartiers de viande ou en morceaux désossés mis sous vide, comme la plupart des bouchers aujourd’hui, il s’agit pour eux comme pour leurs prédécesseurs autrefois de transformer l’ensemble de l’animal en viande (c’est-à-dire aujourd’hui de 350 en moyenne à parfois 700 « kiloscarcasse ») et de commercialiser celle-ci dans un laps de temps réduit (quinze jours à trois semaines après l’abattage). Il faut pour cela qu’ils s’assurent d’un débit suffisant4. On comprend que c’est dans la conservation de la viande que se jouait une partie du savoir-faire des bouchers, autour duquel l’apprentissage était centré. Les phénomènes en jeu peuvent être comparés aux processus de fermentation qui constituent un moyen biologique pour améliorer les capacités de conservation de nombreux produits, végétaux ou animaux. La boucherie en rend compte d’une part sous le terme de « ressuage ». Le ressuage est la phase lente de descente en température des carcasses après l’abattage5. D’autre part, en parlant de « maturation », qui correspond à un repos de la carcasse avant d’entamer la découpe de gros. Sa durée, de trois jours à trois semaines, varie en fonction des pratiques bouchères6, mais une maturation longue est, pour les bouchers-abatteurs que j’ai rencontrés, associée à la qualité7. Ces deux opérations permettent d’attendrir la viande et ont des incidences recherchées sur la qualité gustative8. De la maîtrise de la maturation des carcasses découle la « tenue » de la viande, sa fermeté, sa « tendreté » et son goût, facteurs qui conditionnent la découpe de détail. C’est au titre de sa qualité organoleptique que la maturation est codifiée dans certains classements en AOC ou Label rouge ou qu’elle fait actuellement son retour en gastronomie. Comme pour les produits fermentés, on a affaire là à un savoir empirique et variable lié à la gestion du vivant, en fonction d’une diversité biologique peu connue, surtout pour ce qui est de la viande, et considérée comme risquée. La notion de pourriture en rend compte, qui, comme le rappelle A. Hubert, est plus culturelle que scientifique9. Elle sert à marquer le point où un aliment est, ou est jugé, impropre à la consommation. Les exemples que les ethnologues rapportent de leur terrain montrent des cuisines mettant à l’honneur les viandes putréfiées, à l’instar de celle de populations du cercle polaire Arctique10.
7Aujourd’hui, les professionnels doivent respecter un laps de temps minimum, défini par la législation, avant de travailler puis de vendre la viande. Sans ce laps de temps, et du fait des habitudes culinaires contemporaines (la préférence pour la viande grillée tirée des quartiers arrières), on considère que la viande serait immangeable car trop dure (du fait de la rigidité cadavérique). Pour l’attendrir, il faut attendre quelques jours durant lesquels se produit le début de la dégradation des cellules et commence la putréfaction.
8Cette spécificité de conservation qui va de pair avec la consommation d’une viande maturée s’est mise en place tardivement. Au Moyen Âge, d’après M. Ferrières11 les règlements des corporations stipulent que la viande rouge doit être consommée immédiatement après abattage, la couleur du sang et son odeur agréable attestant la bonne santé de cette « viande chaude ». Cette consommation est similaire à celle que l’on connaît aujourd’hui dans de nombreux pays d’Afrique12. C’est à la fin du xviiie siècle qu’une nouvelle norme de salubrité de la viande est médicalement définie, à partir notamment du niveau de putréfaction de la viande. S. Watts cite les Éléments d’hygiène du docteur Étienne Tourtelle (1796), précisant que la « nouvelle définition de la viande saine diffère nettement des prescriptions précédentes13 ». Pour Tourtelle, qui s’intéresse aux qualités nutritionnelles de la viande, faire vieillir le bœuf le rend plus tendre, et par conséquent, plus goûteux. Il décrit la technique (encore utilisée aujourd’hui) qui consiste à attendrir la viande en allongeant les fibres musculaires ; pour cela, les bouchers suspendent les carcasses fraîches dans des endroits frais et sombres, à l’abri des mouches et de l’air14. Non seulement cette viande reste mangeable, remarque-t-il, mais de plus, après quelques jours, son goût s’améliore.
9Ce processus biochimique qui débute après l’abattage avec le ressuage et se développe avec la réfrigération de la viande (de – 1 à + 2 °C) lors de la maturation n’est aujourd’hui que rarement considéré comme un allié de la conservation des viandes fraîches, ni maîtrisé dans les savoir-faire bouchers. Il est d’abord perçu et traité comme un danger pour la santé publique. Les pratiques bouchères actuelles privilégient par exemple la maturation dite « sous vide » pour des raisons de facilité d’usage et de coût de stockage, et aussi parce que ce procédé de conservation limite les pertes de poids rencontrées avec la maturation à l’air libre. Les techniques traditionnelles de conservation, notamment la maturation, ont été un aspect négligé des savoir-faire bouchers. Elles sont rejetées à la marge de l’activité et du rôle accordé aux bouchers et, dans l’organisation actuelle de la filière viande, relèvent davantage des chevilles – professionnels ayant aujourd’hui affaire aux carcasses, qui ont récemment repris et développé de nouvelles techniques de maturation de la viande pour ses effets organoleptiques.
La restriction progressive des domaines d’intervention des bouchers
10Dans les travaux de sciences sociales consacrés à la transformation des animaux en viande, tout ce qui a trait à ces aspects est le plus souvent passé sous silence. Ces travaux se concentrent plutôt sur l’insensibilisation au moment de l’abattage, sur la saignée ou sur l’art de la découpe15. Quant aux manuels de boucherie, ils ont plutôt vocation à être prescriptifs et ils ne rendent pas compte de ces pratiques bouchères.
11Le rôle clé de ce phénomène qu’est la maturation dans les savoir-faire bouchers a pourtant suscité de fortes résistances de la corporation bouchère française depuis près de cent-trente ans face à une nouvelle organisation du travail et de nouvelles techniques qui lui en faisait perdre la maîtrise. Car peu à peu les paramètres permettant d’assurer la conservation des viandes ont échappé aux bouchers. La corporation bouchère a vu ses domaines d’intervention se restreindre progressivement, en même temps que le métier de boucher « se brisait en industries spécialisées », selon les termes d’H. Bourgin au xxe siècle16.
12L’urbanisation et la densification des villes, une consommation de viande qui va en augmentant, notamment pour Paris, dès le xviiie siècle, la présence menaçante de gros animaux en ville, le dégoût vis-à-vis des opérations de boucherie ont été décrits par les historiens. Une des solutions envisagées dès cette époque est d’édifier des abattoirs municipaux permettant de centraliser une partie du travail des bouchers, l’abattage. Le maintien des abattoirs au centre-ville a pourtant perduré au nom de la préservation de la salubrité de la viande qui exigeait qu’elle soit traitée à l’endroit de sa vente, car la série d’opérations menant de l’animal à l’aliment ne pouvait être interrompue sans dommage. Il faut attendre le xixe siècle pour que certains des bouchers parisiens acceptent de ne plus voir les bêtes, ni de les abattre et se contentent d’aller choisir des quartiers de viande dans les abattoirs17. On distingue alors nettement à Paris les bouchers chevillards, qui achètent les bestiaux et les conduisent aux abattoirs, et les bouchers étaliers, qui vont acheter de la viande en gros ou demi-gros dans les abattoirs, processus qui se généralise de façon très inégale en France. Le projet d’exclure totalement les bouchers des abattoirs « qui ne sont pas plus faits pour eux que l’hôpital ne l’est pour les infirmiers18 » n’est pas réalisé avant les années 1960, époque de la mise en place de grands plans de réorganisation de l’abattage en France19 :
Il s’agit notamment d’empêcher un boucher détenteur d’une carte de tueur de continuer à abattre pour son propre compte dans les installations prévues pour fonctionner à la chaîne.20
13La mise en place des files, puis des chaînes d’abattage fonctionnant avec leur propre personnel (municipal ou privé), fait que les conditions de transformation de l’animal en carcasse échappent progressivement aux bouchers. En même temps, une part croissante de la commercialisation des viandes s’effectue par le canal de la grande distribution, affectant jusqu’à la forme des viandes, soumises à une transformation plus poussée. Un personnel spécialisé d’abord, puis déspécialisé, réalise la tâche d’abattage et celle de découpe dans des abattoirs industriels. Jusqu’à la fin des années 1960, et dans certains cas encore jusque dans les années 198021, les bouchers-abatteurs étaient responsables de l’ensemble des opérations, du choix de l’animal sur pied, à la ferme le plus souvent, jusqu’au service à la clientèle. Aboutissement d’un long processus de spécialisation, qu’H. Bourgin fait remonter à la première moitié du xixe siècle, l’exclusion de l’abattoir a fragilisé la profession22. Ne plus pouvoir tuer soi-même marquait un vrai bouleversement et à cet égard, l’âge des bouchers que j’ai rencontrés entraîne une différence notable de la connaissance des lieux et des pratiques d’abattage, qui influe fortement sur les représentations du métier.
14Garants de la santé publique, les bouchers ont été progressivement privés de ce rôle au point, aujourd’hui à la suite de l’ESB, de se sentir mis en cause, quasiment criminalisés. Jusqu’au début du xixe siècle, les bouchers sont les principaux acteurs de la salubrité des viandes. Ce sont les officiers de la corporation des bouchers qui, aux côtés des maréchaux-ferrants, sont sollicités quand en 1830 est créé à Paris un service d’inspecteurs des abattoirs et d’inspecteurs de la boucherie dépendant de la préfecture de police : « [les corporations] obligent leurs membres à respecter des normes propres à maintenir l’honneur et le prestige de leur communauté23. » Les vétérinaires vont mener à partir de 1855, comme l’analyse R. Hubscher24, tout un travail de légitimation pour éliminer les bouchers25 « pourtant puissamment installés dans leurs anciens privilèges ». La mise en place des abattoirs en sera un instrument, car, comme le rappelle T. Nadau, ils ne sont pas conçus pour les bouchers mais d’abord pour garantir aux consommateurs que la viande est bien passée par les étapes obligées de la norme hygiénique, et en ce sens, « le contrôle a une fonction plus importante que le travail lui-même26 ». « L’abattoir codifie les pratiques du boucher, les transforme et les discipline », écrit-il. Les vétérinaires vont assumer le monopole de l’inspection sanitaire quand se met en place l’obligation de contrôle des viandes à partir des années 1880. À l’ère de la modernité hygiéniste, les deux types d’expertises sont inégaux : d’un côté une expertise pratique relevant des savoir-faire, de l’autre côté une expertise scientifique. Ce conflit de légitimité où l’instruction hiérarchise les compétences est toujours sensible actuellement dans les abattoirs.
Techniques de conservation et représentations de la « fraîcheur » : la réticence des bouchers français à utiliser le froid
15Un autre événement qui a bousculé les pratiques de la corporation bouchère est l’introduction du froid artificiel. Le froid agit à l’égard des aliments essentiellement en retardant l’apparition des phénomènes d’altération : de ce fait, le recours au froid27 sert à allonger la durée de vie des denrées alimentaires. L’abaissement de la température agit en ralentissant la multiplication microbienne, le froid étant alors perçu comme la garantie d’une meilleure salubrité. Les applications de cette technique ont des répercussions économiques immédiates. Les premières expérimentations de transport de viande conservée par le froid artificiel se font dans les années 1870, entre l’Amérique ou l’Australie28 et l’Europe. Les premiers wagons frigorifiques, permettant de sortir de la limitation au marché local29, sont une date importante dans le développement de l’industrie et du commerce de la viande. Zones de production et zones de consommation peuvent désormais être distantes sans que cela ne pose problème. La viande est, comme le rappelle R. Thévenot30, le premier produit alimentaire autour duquel s’organise l’équipement frigorifique dans la plupart des pays du monde. Mais les enjeux du transport de viande, qui tend à remplacer celui de bétail, sont aussi liés à des préoccupations de sécurité sanitaire. En Grande-Bretagne, la généralisation très rapide des techniques du froid (du froid naturel au froid artificiel) pour la boucherie a suivi les épizooties des années 1880, qui obligeaient à restreindre les transports d’animaux vivants.
16Comme le souligne Thévenot, la France rechigne à utiliser le froid à la fin du xixe siècle. La « résistance » à l’égard de l’introduction du froid dans le commerce de la viande, de la part des bouchers et des abatteurs mais aussi des médecins31, frappe en comparaison de la rapidité avec laquelle cette technique s’est imposée dans les pays anglo-saxons32 ou nordiques. Le goût des Français pour la viande « fraîche33 » (et « naturelle ») est un leitmotiv pour expliquer la difficile pénétration du froid dans le secteur de la boucherie. Les techniques du froid finissent par recevoir l’aval des hygiénistes34 sans que les bouchers y adhèrent pour autant35. Dans les années 1970, on trouve toujours des mentions nombreuses de l’antagonisme entre conservation par le froid et qualité organoleptique36 :
Si la réfrigération rapide est bénéfique du point de vue de l’hygiène, elle peut présenter des inconvénients du point de vue biochimique et avoir des incidences sur les propriétés organoleptiques de la viande, notamment sur sa tendreté.37
17Il y a peu, le rejet français de la viande congelée était toujours perçu par une auteure américaine comme une préférence culturelle forte38. Cette défiance durable pour la modernisation sanitaire et économique traduit la force des savoir-faire bouchers qui suivent une logique propre39. Si l’on regarde du côté des abattoirs, l’introduction des frigorifiques est lente. Moreau note en 1916 :
Le consommateur français n’est pas encore familiarisé avec l’usage des viandes frigorifiées. […] Aucune place si minime qu’elle soit n’est encore faite dans nos abattoirs aux chambres ou resserres froides à une époque où l’entrepôt frigorifique, garde-manger moderne, est considéré dans beaucoup de pays comme un organe aussi nécessaire à la vie urbaine que le marché.40
18La réfrigération a du mal à s’implanter dans l’entre-deux-guerres à la Villette41, et c’est dans les années 1950 qu’on commence à voir prise en compte dans les projets d’abattoirs la préconisation que C. Tellier avait faite en 1871, c’est-à-dire l’arrêt du ressuage à l’air libre42. Les pouvoirs publics intègrent les frigorifiques au plan d’équipement rural 1947-1950, et mènent une véritable politique du froid dans le domaine agroalimentaire. C’est à partir des années 196043 qu’en France le froid est vraiment intégré au travail de boucherie44.
La conservation des carcasses face au froid industriel
19Aujourd’hui, il semble aller de soi que sécurité sanitaire et techniques du froid vont de pair45. Cette norme n’est pas questionnée dans les travaux de sciences sociales sur la boucherie46. Les arguments que les bouchers-abatteurs déroulent pour expliquer leurs difficultés à mettre en œuvre leur idée de la « bonne » conservation des carcasses découlent en partie47 de la mise en place des techniques du froid, synonyme d’une nouvelle conception de l’hygiène, elle-même solidaire de l’industrialisation de l’abattage et de la mise en filière de la production de viande.
20Imposées par les réformes mises en œuvre au nom de la « modernisation », les conditions de production industrielle en abattoir heurtent les conceptions de la qualité que les anciens bouchers-abatteurs et les chevillards tiennent de leur apprentissage et de leurs pratiques professionnelles antérieures, quand ils tuaient eux-mêmes leurs animaux. Elles valorisaient le soin, la « tranquillité », ainsi qu’ils le disent. Les bouchers-abatteurs accordent tous une grande attention au traitement individualisé des carcasses. Il ne faut pas les « bousculer », il faut éviter qu’elles entrent en contact les unes avec les autres, il faut que leur température baisse lentement en chambre froide. Ce soin presque maniaque s’explique aussi par l’argent qu’investissent ces petits opérateurs dans l’achat d’une bête48. Ils estiment que l’imposition sur les chaînes d’abattage de certaines techniques de traitement des carcasses (le douchage, le refroidissement rapide) fragilise le produit : « c’est vrai que maintenant, on est de plus en plus “hygiène”, mais ça ne veut pas dire que point de vue conservation on soit mieux. Microbiologie, on est mieux, mais conservation, je ne suis pas sûr », constate un petit chevillard proche de la retraite quand je le rencontre en 2006. Pour des raisons tenant aux conditions d’élevage autant que d’abattage, l’ensemble de ces professionnels formés à l’ancienne constatent que leurs viandes se conservent moins bien, tel ce boucher du Maine-et-Loire : « Dans le temps on pouvait laisser rassir des quartiers beaucoup plus longtemps que maintenant. »
21À l’époque où la corporation se chargeait encore de l’abattage, chacun apprenait à entretenir une atmosphère sèche autour des carcasses, pour s’assurer de la bonne conservation ultérieure. Un boucher angevin se remémore :
La bête dépouillée, elle n’était pas lavée, rien du tout. [Elle était] ressuée surtout, ressuée à la température de la nuit jusqu’au lendemain matin, elle était bien égoûttée. Toute la nuit tranquille.
22On s’ingéniait à lui faire rendre son humidité. C’est pourquoi le « douchage » des carcasses a si fortement heurté ces artisans. Imposée avec l’industrialisation de l’abattage, cette technique est basée sur une conception de l’hygiène passant par l’usage de l’eau, alors qu’auparavant on préconisait le linge propre49. Elles seront ensuite « comme cela se pratique en Amérique, douchées à la pomme avec de l’eau stérilisée ». Le douchage est aujourd’hui contesté parce qu’il favoriserait la dissémination des germes ; il s’accompagne d’un refroidissement le plus rapide possible. Les frigorifiques descendent à 10-12 °C et ils sont ventilés. Les bouchers plus âgés sont réticents à l’égard d’une organisation désormais courante, sur laquelle ils n’ont pas prise, comme le rapporte un boucher des monts du Charolais, aujourd’hui retraité :
Dans les abattoirs, malgré tout, la qualité de la bête, cela passait pardessus. […] Je leur disais : « Évitez de me la laver », mais c’était plus fort qu’eux. Ils vous les passent tout de suite dans les frigos à ressuer.
23Les goûts de la clientèle vont aujourd’hui majoritairement50 à la viande maigre, ce qui fait le succès des animaux jeunes et de certaines races, comme la Blonde d’Aquitaine ou la Limousine. À l’abattoir on pratique « l’émoussage51 », dans le but d’éviter de facturer une trop grande quantité de graisse. Ce que les bouchers-abatteurs contestent :
On aimait bien une bête qui avait un tout petit peu de gras autour parce qu’elle se tenait mieux. Au niveau cachet, c’était mieux qu’une bête qui était vraiment trop maigre.
24L’émoussage excessif serait incompatible avec la conservation longue, comme l’explique ce boucher-abatteur angevin :
Vous aviez une couche de graisse partout donc ça protégeait bien la viande. Aujourd’hui, quand on reçoit les quartiers de bœuf, les cuisses sont ras la peau, ras le bifteck, râpé, il n’y a plus rien du tout dessus. Ça demande à être épluché un peu plus parce que ça noircit dès la sortie de l’abattoir, parce qu’il n’y a plus cette pellicule dessus.
25Le développement de gras de couverture est un facteur pris en compte pour certains signes de qualité et certaines races, à l’instar du Fin gras du Mezenc ou de la Maine Anjou (aussi Rouge des prés). Ainsi, hors ces valorisations spécifiques, il y a une contradiction entre les classifications des carcasses dans les abattoirs et les pratiques de métier valorisant une carcasse dite « cirée ».
26Le traitement industriel n’implique pas uniquement une normalisation des carcasses mais il implique aussi la simplification et le raccourcissement des délais de maturation – voire même leur suppression, avec le désossage à chaud dans les circuits très industrialisés. Or la viande valorisée par la tradition bouchère est celle qui est « rassie », c’est-à-dire mise à maturer, pour l’attendrir et la bonifier :
On laissait rassir la bête entière dans le frigo. Elle ne bougeait pas du tout. Au contraire elle séchait un peu, c’était mieux. Il faisait entre 2 et 4. On commençait à la travailler quand elle commençait à être noire. Elle était rassie. Mais les chambres froides ne sont plus comme ça maintenant, ça ne se conserverait pas. Une demi-bête, [après] 8 jours de frigo comme ça, elle commence à poisser. Ça sent mauvais dans le frigo.
27Selon tous ces connaisseurs, ce qu’on gagne en qualité (tendreté, goût) par la maturation, on le perd en kg de viande (à reporter sur son prix), en raison du phénomène de dessiccation qui commence après l’abattage. Les bouchers-abatteurs en tiennent compte dans leurs pratiques de découpe et dans l’usage des morceaux. L’estimation du temps idéal de maturation en fonction des morceaux, des races, de la bête elle-même, des frigos, etc., engendre une organisation complexe :
Si vous la laissez trop longtemps dans les abattoirs, la viande rassit trop, la viande noircit. Et si vous vendez la viande avec un tour noir, à part celui qui s’y connaît un peu, les gens font la grimace.
28Il faut alors « parer », c’est-à-dire retirer la croûte qui s’est formée. Dans le système de production actuel, très contraint, les considérations économiques priment, y compris chez de nombreux bouchers-artisans, qui n’ont pas toujours la clientèle dont ils rêveraient. Afin de minimiser les pertes de poids, on laisse très peu les carcasses rassir, sauf quand il s’agit de filières de qualité qui fixent une durée minimum avant d’entamer la découpe. La tendance est ainsi à servir de la viande « fraîche » (c’est-à-dire non maturée).
Les multiples possibilités de travail à partir de la carcasse maturée
29Le métier d’artisan-boucher comporte du travail en laboratoire, où s’effectue la découpe de gros – la « désosse » – et du travail en boutique, lié à la découpe de détail et à la présentation de la viande auprès de la clientèle. Les bouchers qui travaillent des carcasses (entières, en moitié) et qui font maturer leur viande en frigo, sur os, adoptent une organisation du travail caractéristique, tenant compte du fait qu’en carcasse, les muscles continuent d’évoluer après l’abattage. Les bouchers découpent sur la carcasse, pour les vendre en premier, les morceaux qui seront attendris par une cuisson longue. Ils attendent avant de prélever les morceaux destinés à être grillés, dont la durée de maturation est allongée :
La première demie, l’abattoir me l’emmène entre huit et dix jours après l’abattage et la deuxième demie, la semaine d’après. Moi je stocke ici en chambre froide. Je prends tout de suite le devant et j’essaye de faire rassir un peu la cuisse, encore au moins deux semaines.
30Ils réalisent aussi un désossage particulier. Le désossage à blanc, procédé coûteux en temps, « permet de laisser sur le morceau de muscle ainsi désossé, la fine « peau » qui le protège du noircissement au contact de l’air52 ». Ce type de bouchers pratiquent aussi un désossage tardif :
Une fois que tu vas désosser, ça va ternir plus facilement. Si tu laisses l’os, ça tient mieux. Si tu désosses au dernier moment [en lien étroit avec la vente] automatiquement c’est mieux pour la conserve.
31Le dépiéçage est réfléchi en fonction de ces considérations liées à la conservation. Il n’est pas réalisé tout d’une traite53. Cette pratique ancienne est contrariée par la rénovation de la règlementation sanitaire qui concerne les MRS54 :
Souvent je fais rassir un petit peu l’entrecôte. L’entrecôte je la garde avec os mais maintenant on ne peut plus parce qu’il faut tout désosser maintenant.
32Le morceau est dépiécé en fonction de la demande. Un ouvrier-boucher bourguignon commente :
Là j’enlève le dessus de côte sur un carré de côte de bœuf que j’ai désossé hier. Il va me rester un morceau. Pour l’instant je le repends comme ça et je le range. Si quelqu’un veut un pot-au-feu assez maigre, je lui vends comme ça. Je n’y touche pas. Si quelqu’un veut du steak haché, j’enlève tous les nerfs et je fais un morceau propre ; et si je veux du bourguignon, j’enlève le cartilage. Je peux faire trois morceaux.
33On voit comment les savoir-faire bouchers savent traduire la « complexité de la bête » (selon les termes d’un boucher charolais) en morceaux culinaires, loin des tableaux de découpe standardisée présentés dans les boucheries. Le savoir-faire des bouchers-abatteurs s’exprime d’abord dans l’habileté à jauger une carcasse et à l’exploiter au mieux, c’est-à-dire en adaptant les potentialités d’une carcasse aux caractéristiques d’une clientèle. Dans cette optique, les changements de catégorie commerciale sont possibles, en fonction des animaux, de leur conformation, de la saison (entrecôte qui se retrouve en basse côte en hiver). Dans certains cas, l’allongement du temps de maturation de la viande est ce qui permet une meilleure valorisation des muscles (par exemple la vente de la fin du tende de tranche en rosbif ou en été de morceaux à griller). La maîtrise de la maturation sur os offre ainsi plus de latitude aux bouchers qui ajustent leurs pratiques de découpe aux modes de préparation culinaire. On voit que le rôle du boucher « ne se réduit pas à couper de la viande », comme me le disait l’un d’entre eux, mais sollicite toute cette « intelligence du monde naturel sur lequel et avec lequel on travaille pour produire » que remarquaient G. Delbos et P. Jorion dans leur étude sur les paludiers de Guérande55. C’est pourquoi, pour un Bourguignon à la retraite :
les bouchers n’ont plus les possibilités qu’on avait. On tuait nos bêtes, on les emmenait à l’abattoir, on les ramenait, on savait ce qu’on avait…
La facilité du sous-vide
34Les pratiques bouchères ont changé. Pour maintes raisons, qui ne seront pas développées ici, nombre de bouchers, à leur compte comme en supermarchés, ne travaillent plus à partir de carcasses entières, en demi ou en quartiers. Ils s’approvisionnent en morceaux « prêts à découper », conditionnés sous vide56. Des ateliers de découpe, annexés aux abattoirs, ont donc pris en charge les tâches de désossage et de dépiéçage et livrent les boutiques ou les rayons boucherie. Simplifiant le travail, évitant les charges d’un employé, permettant un achat à la carte, le sous-vide fait aussi l’affaire de ces bouchers, une majorité, qui rencontrent des difficultés croissantes à vendre tous les morceaux d’une carcasse et en particulier les « avants » correspondant aux plats à cuisson longue. Le réapprovisionnement en pièces très demandées (rôtis, biftecks, etc.) ne pose plus de problèmes dans le cadre d’un système de production industrialisé, il devient facile de « combler le trou qui manque… vous n’êtes pas obligé de racheter une demi-bête si vous ne voulez qu’un carré d’entrecôtes ». Avant de s’ancrer chez les bouchers-artisans, ces pratiques avaient été développées par la grande distribution, sur le principe de ne jamais refuser une vente. Le chef-boucher d’un supermarché en Anjou précise :
Cela permet de satisfaire le client. S’il veut un rôti de bœuf on ne lui dit pas d’attendre une demi-heure, on peut le faire immédiatement. Ça coûte un peu plus cher qu’une carcasse, mais on n’a plus qu’à ouvrir le paquet et c’est déjà prêt et on a de la marchandise à proposer au client.
35Quand la viande est mise sous vide, ce sont moins les conditions de conservation qui importent que le rendement. La technique du sous-vide permet en effet d’allonger les délais de conservation indépendamment des paramètres liés à l’élevage ou aux abattoirs, dont on a vu la complexité, et de plus sans aucune perte de poids. Cela n’aide pas forcément à limiter les déchets (une fois le paquet ouvert, il faut vendre vite). Cette technique simplifie aussi la gestion et le calcul des rendements, permettant, en état de manque chronique de bouchers, d’employer un personnel peu qualifié ; rendant plus aisés les contrôles, cela simplifie aussi la surveillance administrative et comptable qui s’est renforcée à mesure de l’internationalisation du commerce des viandes et de la part importante qu’y a pris la grande distribution. Le mode de conditionnement sous plastique puis en carton, qui signifie la disparition de la carcasse comme forme de stockage de la viande, facilite la manutention et les livraisons. L’emballage rassure les services vétérinaires qui le considèrent comme plus propre, bien que le sous-vide soit effectué sur des produits plus fragiles que la carcasse d’un point de vue sanitaire. La technique du sous-vide donne aussi une plus grande place à la congélation. On le voit avec la vente directe de viande. La pratique d’achat en gros oblige les consommateurs à congeler la viande. Ce type de vente doit son développement non seulement au dynamisme des éleveurs mais aussi à des raisons idéologiques. Elle a bénéficié de représentations stéréotypées sur l’élevage et la boucherie. Dans le contexte de la mondialisation des échanges de viande, caractérisée par maints scandales, l’origine des viandes est mise en concurrence avec les critères organoleptiques, maîtrisés par des savoir-faire professionnels. Comme le remarquent les bouchers, l’estimation de la qualité de la viande en est transformée :
Je vois la différence, surtout sur la viande rouge. Si vous avez un rôti de bœuf ou des biftecks, quand vous les sortez et qu’ils pissent la flotte, c’est quand même nettement moins bon.
36Par ce biais, la viande congelée se banalise dans les mœurs culinaires françaises. C’est une forme de consommation que, en dehors du bifteck haché, les industriels du secteur avaient été pendant longtemps impuissants à imposer en France.
Une profession qui cherche ses savoir-faire
37Le traitement « hygiéniste » et « pratique » de la viande que traduit le sous-vide gagne du terrain57. En France, pays qui se plait tant à penser son identité par la gastronomie et le goût, le sous-vide met à mal les critères gustatifs qui deviennent alors secondaires. Il met à mal aussi la spécificité des savoir-faire bouchers. La généralisation de cette technique chez les bouchers, même ceux exerçant en boutique, est un des facteurs poussant à la remise en cause de la conception de « l’artisan-boucher58 ». La maturation sur os avait été en effet le critère retenu par la fédération de la boucherie pour distinguer la « tradition bouchère ». La maturation relevait à cet égard de l’identité du métier. Aujourd’hui, en 2016, on ne trouve plus trace de ce signe distinctif, basé sur des savoir-faire. Pour la confédération de la boucherie française, le boucher est toujours « reconnu pour son savoir-faire unique » – qui n’est pas précisé – mais il ne travaille plus « qu’essentiellement de la viande sur os59 ». La grande diversité de pratiques sous l’appellation de « boucher » en est sans doute une des explications. Cela est aussi lié au fait que la profession a depuis longtemps choisi de défendre un statut plutôt que des pratiques. À l’heure de la célébration généralisée de « l’origine », c’est par le type d’animaux travaillé (les races à viande) que la confédération française de la boucherie semble définir sa spécificité (et c’est le bœuf qui est devenu « de tradition bouchère »).
38La séparation des tâches de mise à mort des animaux, de traitement de la carcasse et de préparation de la viande pour la vente a participé à faire des bouchers les simples maillons d’une filière. Ce processus s’est effectué progressivement, ce qui montre l’extrême pugnacité d’un corps de métier qui a essayé de maintenir des pratiques malgré un ordre sanitaire qui lui était contraire ; cela montre également la résistance des savoir-faire professionnels. Ainsi que l’écrit R. Abad :
Au fond, les bouchers ont comme pressenti que la dépossession de l’abattage risquait de n’être que le prélude à une transformation en profondeur de leur profession.60
39Ils l’ont pressenti du fait de la solidarité de l’ensemble de leurs actions sur la qualité de la viande : « Boucher, c’est exercer le métier “de A jusqu’à Z” ; aujourd’hui, ça n’existe plus, ça… » me disait l’un d’entre eux. Les bouchers ont été progressivement dépossédés des paramètres permettant de mettre en œuvre leur conception héritée de la qualité : le rôle qui leur est conféré/ concédé dans un système de production fondé sur l’industrialisation, avec peu d’échappatoires, est aujourd’hui surtout d’ordre symbolique. Tandis que la profession de boucher se recompose vers le cuit et l’activité de traiteur, les chevillards, se situant entre vivant et mort, à l’échelle des carcasses, ont conservé la possibilité de mettre en œuvre les savoir-faire bouchers de maturation de la viande. Ainsi, ce n’est pas un hasard si des sociétés de chevilles, partout en Europe, de l’Irlande à l’Espagne, en passant par la Belgique ou la France, développent actuellement une « nouvelle » viande de luxe, basée sur ce principe.
Notes de bas de page
1 Il ne sera pas question ici de la remise en valeur toute récente de la maturation longue à destination d’une clientèle de luxe, qui se développe en France comme dans d’autres pays européens, objet d’une autre recherche.
2 Thouvenot C., « La consommation de la viande dans les villes lorraines », Économie rurale, no 95, 1973, p. 61-78.
3 Est appelé aujourd’hui « abatteur » un boucher qui choisit l’animal sur pied (dans les fermes) ; lui ou l’éleveur l’emmène ensuite dans un abattoir puis en récupère la carcasse pour la travailler en viande. C’est une catégorie résiduelle en France.
4 Si la vente en magasin ne suffit pas, elle est combinée à des tournées ou à des marchés, au développement de services aux restaurateurs ou aux collectivités. Dans le Maine-et-Loire, une solution originale consistait à se grouper pour partager une carcasse.
5 Pour la réfrigération lente, la température de la viande doit atteindre +7 °C à cœur au plus en 36 h.
6 Ces délais dépendent de paramètres d’élevage, des races des animaux, du traitement des carcasses en abattoirs mais aussi des bouchers, de leur clientèle, des morceaux, des objectifs de marge si l’on est en supermarché, etc.
7 Ils ont évoqué pour une viande destinée à une clientèle sélecte des délais allant bien au-delà, grâce à des équipements spécifiques, pratiques redéveloppées actuellement, notamment en France par un boucher comme Jean Denaux permettant en fonction des morceaux une maturation allant jusqu’à 60 jours.
8 Parmi d’autres méthodes. Certaines, mécaniques, visant à casser la fibre du muscle, sont autorisées dans certains pays, d’autres utilisent la mise sous plastique, l’atmosphère modifiée, etc.
9 Hubert A., « De la pourriture », Slow food, no 9 : La Fermentation, 2001, p. 52-57.
10 Mintz S., « The absent third : the place of fermentation in a thinkable word food system », Saberi H. (dir.), Cured, Fermented and Smoked Foods, actes du symposium « Food and Cookery » (Oxford, 2010), Totnes, Prospect books, 2011, p. 13-29.
11 Ferrières M., Histoire des peurs alimentaires du Moyen Âge à l’aube du xxe siècle, Paris, Seuil, 2002, p. 51-52.
12 Au Mali, il s’écoule moins de 12 heures entre le moment où l’animal est abattu et celui où la viande est cuisinée et mangée (Delavigne A.-H., « La “bonne” viande aujourd’hui à Bamako. Le marché de la viande entre deux conceptions de la “qualité” », Journal des africanistes, vol. 81, no 1, 2011, p. 97-117).
13 Tourtelle É., Éléments d’hygiène […], Strasbourg, s.n., 1796, t. II, p. 87, cité dans Watts S., « Boucherie et hygiène à Paris au xviiie siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 51-3, 2004, p. 79-103.
14 Ce que codifient les règlements de boucherie.
15 C. Blondeau ne compte ainsi, dans ses enquêtes auprès des bouchers, que deux actes techniques nécessaires pour « commercialiser et donner sa valeur à la carcasse : le désossage qui sépare les muscles des os et le dépiéçage qui divise les muscles en morceaux de viande » (Blondeau C., « La boucherie : un lieu d’innocence ? », Ethnographiques, no 2, 2002. En ligne [consulté le 13 décembre 2016] : http://www.ethnographiques.org/2002/Blondeau).
16 Bourgin H., « Essai sur une forme d’industrie. L’industrie de la boucherie à Paris au xixe siècle », Année sociologique, no 8, 1903-1904, p. 1-117.
17 La législation réaffirme en 1929 qu’il ne peut y avoir d’industrie d’abattage en dehors de l’industrie régulière de la boucherie qui fait le détail et la vente alors que, dans les faits, les deux industries sont déjà dissociées dès le début du xixe siècle dans de nombreux cas, notamment à Paris, spécialisation achevée à la fin du xixe siècle (ibidem).
18 Association nationale des inspecteurs préposés au contrôle de la salubrité des viandes et des denrées alimentaires [désormais ANIPCSVDA], Bulletin trimestriel, no 62, juillet 1964.
19 Le décret-programme du ministère de l’Agriculture du 20 mai 1955 vise à supprimer les tueries particulières et à pourvoir le territoire en abattoirs publics, appliquant un programme dit de « modernisation » du secteur de l’abattage déjà tracé en France bien avant la seconde guerre mondiale.
20 Ibidem.
21 Les tueries particulières continuent à fonctionner jusqu’à leur interdiction formelle par la circulaire ministérielle du 6 mai 1980 qui organise leur suppression, et la fermeture des abattoirs publics non inscrits au plan d’équipement. Des dérogations existent toutefois encore.
22 Delavigne A.-H., « L’abattoir d’Arles, un lieu de rencontre autour des animaux », Ruralia. Revue de l’Association des ruralistes français, nos 18-19, 2006, p. 173-186.
23 Watts S., « Boucherie et hygiène à Paris au xviiie siècle », art. cit.
24 Hubscher R., « L’invention d’une profession : les vétérinaires au xixe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 43, no 4 : Médicalisation et professions de santé, xvie-xxe siècles, 1996, p. 686-708.
25 La montée en puissance des vétérinaires s’explique aussi par les épizooties touchant les bovins vers 1840, l’arrivée de la viande de cheval au tournant des années 1860.
26 Nadau T., Itinéraires marchands du goût moderne : produits alimentaires et modernisation rurale en France et en Allemagne, 1870-1940, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2005, p. 93.
27 Les principes fondamentaux de l’application du froid à la conservation des denrées périssables sont définis par A. Monvoisin en 1928 et toujours cités aujourd’hui sous le vocable de « trépied frigorifique de Monvoisin ». Ces trois principes sont l’application du froid sur des produits sains, la précocité d’application (dès après l’abattage) et la continuité (la « chaîne du froid »).
28 Le « frigorifique » transporte de Rouen à Buenos-Aires une cargaison de viandes entreposées dans une cale réfrigérée, puis dans l’autre sens deux ans plus tard ; un autre bateau part de Sidney pour Londres en 1879 avec un stock parfaitement conservé de carcasses congelées (Santich B., Bold Palates. Australia’s Gastronomic Heritage, Kent Town, Wakefield Press, 2012).
29 S. Giedon décrit la réorganisation du marché de la viande aux États-Unis dans ces mêmes années : Giedon S., La Mécanisation au pouvoir. Contribution à l’histoire anonyme, t. 1 : Les Origines, t. 2 : Technique et environnement humain, t. 3 : Les Machines dans la maison, Paris, Denoël – Gonthier, coll. « Bibliothèque médiations », 1980 (1948).
30 Thévenot R., Essai pour une histoire du froid artificiel dans le monde, Paris, Institut international du froid, 1978, p. 90.
31 Comme l’explique A. Stanziani (Histoire de la qualité alimentaire (xixe-xxe siècle), Paris, Seuil, coll. « Liber », 2005, p. 217), une partie des hygiénistes français est opposée aux techniques de conservation de la viande impliquant notamment le froid. Moreau (Moreau A., L’Abattoir moderne (construction, installation administration), Paris, Asselin et Houzeau, 1916, p. 388) en donne une illustration pour la ville d’Angers où la construction d’un frigorifique au début du xxe siècle rencontre l’opposition de la société de médecine d’Angers.
32 En 1890 la plupart des bouchers londoniens du quartier de West End disposaient d’un réfrigérateur (Oddy D. J. et Oddy J. R., « The iceman cometh : the effect of low-temperature technology on the british diet », Fenton A. et Scharer M. R. (dir.), Food and Material Culture, actes du IVe symposium de l’International Commission for Research into European Food History, East Linton, Tuckwell Press, 1998, p. 287-309, ici p. 289).
33 Ce terme de « viande fraîche » connote en français la viande fraîchement abattue (Moreau A., L’Abattoir moderne…, op. cit., p. 200), laissée quelque temps à la température ambiante. Les autres viandes étaient appelées « viandes mortes ».
34 Dans la mesure où ces techniques ouvrent la consommation de viande à des catégories qui en sont exclues, selon A. Stanziani [Histoire de la qualité alimentaire (xixe-xxe siècle), op. cit.], une préoccupation propre à l’époque et qui motive aussi la standardisation de la découpe, comme l’analyse A. Lhuissier. Un autre point aidant à vaincre les réticences des hygiénistes pour le refroidissement des viandes est lié aux maladies animales : la tuberculose des bovins à la fin du xixe siècle incite à préconiser l’usage du froid pour éviter la prolifération des germes.
35 Pour Paris, E. Philipp distingue entre les grossistes en viande pour qui la conservation par le froid paraît nuisible à la qualité gustative des viandes et inutile tant qu’ils travaillent à proximité des industries de retraitement qu’ils servent, et les bouchers étaliers qui adoptent les chambres froides pour augmenter leur capacité de stockage et de vente : Philipp E., « Abattoirs et production de viande à Paris, xixe-xxe siècle », Dorel-Ferré G. (dir.), Patrimoines de l’industrie agroalimentaire : paysages, usages, images, Reims, Sceren – CRDP de Champagne-Ardenne, coll. « Les cahiers de l’APIC », 2011, p. 128-136.
36 Hygiène de l’abattage des animaux de boucherie, Paris, Informations techniques des directions des services vétérinaires, 1974, p. 76.
37 Aussi : la « viande congelée reste très valable et mériterait un plus large essor si le Français n’attachait un caractère nettement péjoratif à la viande congelée […] Le consommateur français n’est pas un consommateur facile à satisfaire et victime de ses préjugés il boude volontiers la viande congelée […] ce genre de commerce n’est pas encore pour demain : congelée sous matière plastique et sous vide. » (Boquet R., Les Viandes de boucheries, Paris, J. Lanore, 1976, p. 128.)
38 Lee P. Y., Meat Modernity and the Rise of Slaugtherhouse, Durham – Hanovre, University of New Hampshire Press – University Press of New England, 2008.
39 La construction de la Villette à la fin du xixe siècle, si décriée par comparaison avec les abattoirs industriels organisés en file dont le modèle est Chicago décrit par Giedon (La Mécanisation au pouvoir…, op. cit.), résulte d’un compromis avec la corporation bouchère ; cet abattoir centralisait les abattages tout en maintenant des méthodes artisanales d’abattage.
40 Moreau A., L’Abattoir moderne…, op. cit., p. 47.
41 Le premier frigorifique construit à la Villette en 1914 ne fut accepté par personne ; il fut utilisé par l’armée comme espace de stockage puis transformé en atelier de transformation de tripes en 1930.
42 Pantaléon J., « Technique et hygiène de la préparation des viandes depuis l’abattage jusqu’à la consommation », Annales de la nutrition et de l’alimentation, no 6, 1952. Un autre auteur, Pansard, membre de l’Association française du froid, expose qu’en 1947 : « La France est parvenue à regagner dans le domaine du froid une partie de son retard par rapport aux réalisations étrangères. En ce qui concerne les abattoirs aucun d’eux, même modeste, ne peut être conçu sans son complément indispensable : l’équipement frigorifique. » (Pansard H., Considérations sur la conception moderne des abattoirs, Paris, Office technique pour l’utilisation de l’acier, 1947, p. 14.)
43 A. Drouard fournit une chronologie équivalente pour les restaurants qui, même très réputés, n’étaient pas encore équipés en frigorifique à la fin des années 1960 (Drouard A., Histoire des cuisiniers en France xixe-xxe siècle, Paris, CNRS, 2004). Thévenot rappelle que moins d’1 % des foyers français sont équipés de réfrigérateurs mécaniques avant la seconde guerre mondiale (Thévenot R., Essai pour une histoire du froid artificiel dans le monde, op. cit., p. 183).
44 Cependant, j’ai rencontré en septembre 2012 un boucher qui a officié en Île-de-France jusqu’à sa retraite à la fin des années 1990, sans vitrine réfrigérée dans sa boutique.
45 La grande majorité des denrées alimentaires passent, avant leur consommation, par au moins une phase de réfrigération ou de congélation : pour la seule étape de la distribution, 45 % des aliments consommés en France sont mis en vente sous régime du froid, soit 23 millions de tonnes pour un chiffre d’affaires d’environ 54 milliards d’euros.
46 Elle est au contraire intégrée à une analyse avant tout symbolique, à l’instar de celle de C. Blondeau (« La boucherie : un lieu d’innocence ? », art. cit.) : « Froide, la température est un allié indispensable pour la transformation de l’animal en viande. La chaîne du froid entoure les animaux transformés en carcasses à partir de la salle de refroidissement à l’abattoir jusqu’à la vitrine de l’étal, en passant par des camions frigorifiques et des chambres froides. Elle participe de la transformation de nature(s) de l’animal (chaud) en viande (froide) et non en cadavre se putréfiant ».
47 À cette non-maîtrise des paramètres d’abattage s’ajoute celle de la production. Ces bouchers qui choisissent toujours les animaux sur pied restent attentifs aux paramètres liés à l’élevage (sélection, alimentation, conditions d’engraissement). L’introduction de l’ensilage dans l’alimentation des bovins, par exemple, a été sensible : « J’ai senti que ma viande m’échappait un peu, je sentais que la viande n’avait plus la même conservation. Je me suis dit “il y a quelque chose qui ne va pas”. […] La viande était plus molle, se conservait moins bien. » (Un boucher du Maine-et-Loire.)
48 En 2005 et 2006, il fallait compter de 10 000 à 20 000 francs (les transactions continuant alors à se calculer en francs) pour un animal pesant entre 360 et 450 kg en poids carcasse. Selon un interlocuteur bourguignon, une « belle bête » (jusqu’à 700 kg en poids carcasse) se vendait alors de 28 à 32 francs le kilo.
49 Pansard H., Considérations sur la conception moderne des abattoirs, op. cit., p. 22.
50 Je ne tiens pas compte ici des préférences alimentaires pour une viande plus grasse dans le Sud de la France, plus maigre au nord, ni de celles de chaque boucher, connues des chevillards pour répartir les carcasses.
51 Qui consiste à enlever une partie des graisses apparentes sur la carcasse, opération de parage définie par l’arrêté du 18 juillet 1977 qui règlemente la présentation des carcasses (relative à la pesée des viandes).
52 Trift N., Qualification de l’origine des viandes bovines selon les manières de produire. Les rôles des savoir-faire professionnels et les enjeux de leur couplage, thèse de doctorat en sciences animales, Institut national agronomique Paris-Grignon, 2003, p. 213-214.
53 Comme c’est le cas en général dans la vente directe de viande, quand la viande vendue sous caissette est mise sous vide ; ou chez les bouchers ambulants : pour gagner du temps, ils concentrent souvent la découpe de gros de la viande sur une matinée et mettent sous vide. Ou encore dans un circuit industriel de transformation des viandes.
54 « Ou matériaux à risques spécifiés » : le règlement impose le désossage intégral des vertèbres afin d’éviter tout contact entre les muscles et les apophyses, hormis pour l’aloyau qui est très sensible au noircissement.
55 Delbos G. et Jorion P., La Transmission des savoirs, Paris, Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France », 1984, p. 151.
56 La viande est découpée une heure après l’abattage et les morceaux emballés sous vide pour une conservation à 0 °C pendant 4 à 8 semaines, avec un conditionnement sous gaz carbonique pour les viandes préemballées vendues dans les grandes surfaces.
57 « La vente avec os s’érode sur le marché français. Elle représente 38 % des ventes totales des 7 abatteurs sondés par l’institut de l’élevage mais seulement un quart de leurs ventes sur le marché national. La demande française s’oriente sur des muscles PAD (prêt à découper) sous vide et en « compensé » (muscles vendus en lots correspondant à l’ensemble ou a une partie de la carcasse). Dans le même temps les ventes en catégoriels (muscles désossés vendus séparément les uns des autres) ne cessent de progresser. » (Institut de l’élevage – Interbev, Le dossier Économie de l’élevage, no 417 : Où va le bœuf ? Quel produit pour quel marché, octobre 2011.)
58 « L’écart de qualité entre les boucheries traditionnelles et les grandes surfaces est infime » reproche Y.-M. Le Bourdonnec à ses confrères (Le Bourdonnec Y.-M. et Danancher T., L’Effet bœuf, Paris, Michel Lafon, 2012, p. 98.)
59 24 h chez mon artisan boucher, dossier de presse, Paris, Confédération française de la boucherie, boucherie-charcuterie, traiteurs – Association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes, 2011. En ligne [consulté le 14 décembre 2016] : http://www.boucherie-france.org/documents/presse/dp_24h_2011.pdf.
60 Abad R., « Les tueries à Paris sous l’Ancien Régime, ou pourquoi la capitale n’a pas été dotée d’abattoirs aux xviie et xviiie siècles », Histoire, économie et société, 17e année, no 4, 1998, p. 649-676.
Auteur
Ethnologue, chercheure associée
Muséum national d’Histoire naturelle, UMR 7206
Laboratoire Éco-anthropologie et ethnobiologie
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