Boucherie et consommation carnée chez les Arvernes
La question du contrôle et de la distribution de la viande par les élites
p. 131-146
Texte intégral
1Les vestiges relatifs aux activités alimentaires sont courants sur les habitats gaulois. Parmi eux, les reliefs de la consommation carnée sont des plus fréquents et apparaissent sous la forme de rejets osseux. Il s’agit soit des déchets liés aux activités de boucherie soit des déchets de la table, évacués dans la proximité directe des habitations et s’accumulant dans les fossés et les fosses dépotoirs. L’examen de ces assemblages osseux permet d’établir les principales composantes de l’alimentation carnée domestique. On constate que celle-ci est variable selon qu’elle a lieu au sein d’une ferme isolée, d’un village ou d’un oppidum, mais aussi en fonction du niveau de vie des habitants.
Boucherie et consommation de la viande à la fin de l’âge du fer
2Les études menées à l’échelle du territoire des Arvernes, pour les trois derniers siècles avant notre ère, ont permis de distinguer de grandes tendances selon les types d’habitation1. Dans les fermes isolées, c’est le petit bétail qui est favorisé dans la consommation carnée ; d’abord le porc, qui est élevé à cette fin, puis le mouton comme complément. La consommation des ovins, comme celle des bovins, n’intervient le plus souvent qu’après réforme sur ces exploitations agricoles qui tirent parti de ces animaux autant pour leurs services en tant que force de travail que pour leur viande ou leur apport en fournitures diverses (la laine, la peau ou encore le lait). L’alimentation carnée pratiquée dans les villages concerne les mêmes espèces avec, toutefois, une plus grande quantité de restes de porc au sein des assemblages fauniques. Pourtant, le poids des restes prélevés montre que c’est le bœuf qui constituait le principal pourvoyeur de viande2. Abattue jeune, il semble qu’une part du cheptel bovin ait effectivement été vouée à la consommation. Les moutons sont en revanche bien moins représentés.
3S’il est possible de distinguer de telles tendances dans l’alimentation carnée c’est que celle-ci est adaptée au mode de vie des habitants et répond à des contraintes : la conservation des denrées ou l’évacuation des déchets sont autant de facteurs qui favorisent le petit bétail3. Par ailleurs, comme on l’a souligné, les impératifs économiques imposent une gestion des troupeaux qui prévaut à la consommation, avec des abattages répartis afin de pérenniser le cheptel. Seuls les habitats les plus aisés parviennent à s’affranchir de ces contraintes et s’autorisent une alimentation de meilleure qualité, constituée d’animaux juvéniles – des porcelets et des agneaux particulièrement.
4Dans les habitats groupés, la situation nous paraît plus complexe avec des différences de faciès marquées, d’un secteur à l’autre de ces habitats. Cela apparaît clairement dans le village d’Aulnat, situé en périphérie de la ville actuelle de Clermont-Ferrand, où la consommation du porc domine nettement dans le secteur de Gandaillat, alors que c’est le bœuf qui semble favorisé quelques centaines de mètres plus loin, dans les dépotoirs du secteur de La Grande Borne. Sur ces habitats groupés, la dualité entre porc et bœuf nous semble révélatrice d’une production carnée mixte. Le petit bétail (porc et mouton) ferait l’objet d’un traitement domestique, à titre privé, là où le bœuf ferait plutôt l’objet d’un traitement collectif, à l’échelle de la population4.
5L’origine des animaux abattus et consommés dans ces centres urbains pose question. Alors que le porc autorise potentiellement un élevage domestique à proximité des habitations – comme aussi les ovins dans les habitats groupés – le bœuf requiert de plus grands espaces et des aménagements conséquents, mal adaptés aux agglomérations. On devine que la présence de ces grands animaux sur ces sites résulte souvent d’une importation depuis les fermes environnantes5. Les âges de mise à mort précoce en sont un indicateur. Loin de répondre aux règles permettant la pérennisation des cheptels, ces bovins voués à la consommation sont plus favorablement abattus durant leurs premières années.
Aux origines de la boucherie, le village d’Aigueperse
6Le site d’Aigueperse en est un bon exemple. Les fouilles archéologiques préventives menées sous la direction d’Y. Deberge6 ont mis au jour un vaste secteur de l’agglomération du iie siècle av. J.-C. En dépit d’un faible nombre de bâtiments, la surface dégagée est d’abord constituée de larges fosses creusées, à l’origine, dans le cadre d’une activité d’extraction de marne. Très rapidement, ces fosses sont ensuite utilisées comme poubelles pour l’évacuation des déchets domestiques et reçoivent, à ce titre, de nombreux déchets alimentaires (fig. 1).
7L’examen des 20 000 restes osseux a montré la place prépondérante des bovins (55 % du nombre de restes et 78 % du poids des restes) devant les restes de porcs (22 %) et de caprinés (13 %). Chacune de ces trois espèces est représentée par des rejets de consommation. Les quartiers les plus nobles comme les épaules, les cuisses et les côtes dominent et on observe de surcroît diverses traces de désossage, voire de cuisson sur certaines pièces. Pour autant, les bas morceaux ne sont pas absents, loin de là. Les éléments de crânes et de pieds composent en effet 40 % des restes bovins et 30 % des restes de porc et de caprinés. Ils présentent par ailleurs de nombreuses traces de débitage caractéristiques de la découpe de boucherie primaire et secondaire des carcasses.
8La majorité des animaux ont été abattus à des âges précoces, avant la cinquième année, c’est-à-dire avant d’atteindre l’âge adulte. Pour les bœufs, les mises à mort se font de façon équilibrée, tous les ans à partir de la seconde année. Les veaux de moins d’1 an semblent rarement abattus (moins de 4 % des jeunes), comme si la quantité de viande prévalait, malgré tout, sur la qualité. La part des sujets gardés au-delà de la cinquième année n’est d’ailleurs en rien négligeable, bien que minoritaire (31 %), et concerne souvent des sujets conservés jusqu’à des âges très avancés (15 ans et plus). Les porcs et les caprinés font l’objet d’un abattage tout aussi précoce, avec un pic commun des mises à mort vers 2 ans. Ainsi, 86 % des caprinés ne dépassent pas la troisième année. On voit que la production carnée qui est visée ici donne la part belle aux juvéniles, qui fournissent une viande de meilleure qualité.
Fig. 1. Aigueperse, plan général des vestiges (à gauche), représentation des espèces consommées (en haut), des parties anatomiques (au centre) et distribution des âges d’abattage pour la triade domestique (à droite).

9L’ensemble de ces données ostéologiques permet de considérer qu’une activité de boucherie était bien pratiquée sur le site. S’il est difficile d’estimer sur quelle durée les déchets se sont accumulés dans ces fosses, le bon état de conservation des surfaces osseuses permet de penser qu’elles furent comblées assez rapidement. Ces activités de découpe et de consommation des animaux semblent finalement s’être effectuées de façon régulière, tout au long de la période d’occupation du site, durant un siècle environ.
10Mais en dépit de ces accumulations massives de rejets alimentaires, la mise en évidence d’installations dédiées aux pratiques de boucherie demeure malaisée et les indices relatifs à ce type d’activité restent peu loquaces. Il est vrai que ces aménagements, s’ils sont bien présents, ne peuvent être perçus que par la fouille de surfaces suffisamment larges pour entreprendre une analyse spatiale des vestiges, ce qui est rarement le cas. Cet écueil entrave manifestement notre compréhension des habitats groupés de plaine en Auvergne. En l’absence de structures clairement identifiées ou de mobiliers propres à la découpe des viandes, rien ne nous permet d’y reconnaître l’atelier d’un boucher à proprement parler.
La boucherie bovine de l’oppidum de Corent
11L’oppidum de Corent constitue l’un des centres politiques et religieux du territoire arverne au dernier siècle avant notre ère. Les campagnes de fouilles extensives qui y sont menées depuis plusieurs années sous la direction de M. Poux ont mis au jour un réseau d’habitation dense, organisé autour d’un grand sanctuaire ouvrant sur une vaste place, au centre du plateau (fig. 2). À ce jour, on compte plusieurs centaines de milliers de restes animaux prélevés dans les nombreuses structures du site. Ils sont issus, pour la plupart, de la consommation domestique courante des habitants de l’oppidum.
12Partout dans les secteurs de l’habitat, c’est le bœuf qui domine en terme de poids des restes. À ce titre, il semble qu’il ait constitué le principal pourvoyeur de viande sur l’oppidum, devant le porc et les caprinés qui se disputent la seconde place d’un secteur à l’autre.
Fig. 2. Oppidum de Corent, plan général des vestiges.

13L’essentiel de cette consommation domestique concerne des animaux jeunes. Les bœufs sont abattus dès l’âge de 6 mois mais de préférence entre 1,5 et 3 ans. Il est clair que l’abattage de ces bovins intervient avant qu’ils aient atteint un rendement de viande maximal. Bien évidemment, cela fait écho aux pratiques évoquées pour le village d’Aigueperse, et rend compte d’une volonté affirmée des habitants de consommer de la viande de qualité. Ce même constat vaut pour le petit bétail qui est abattu au cours des trois premières années, la part des immatures pouvant atteindre 30 %.
14La distribution des parties est équilibrée entre les différentes régions anatomiques. Pour les ovins, on constate que les morceaux les plus nobles de la consommation (les membres et le tronc) représentent chacun 30 % des restes, autant que les extrémités de pattes. Les éléments issus de la tête sont les moins nombreux (12 %). On voit ainsi que ces dépotoirs recueillent indifféremment les rejets de la boucherie et de la table. Les mêmes observations peuvent être avancées pour les restes de porc. En effet, la forte représentation des pieds (48 %) et des mâchoires (17 %) révèle plutôt une activité de découpe, mais les parties nobles de la consommation (jambons, épaules et tronc) composent, malgré tout, 35 % des restes porcins.
15C’est la fouille d’un secteur situé au nord de l’emprise qui a permis d’identifier une importante activité de boucherie bovine. Celle-ci se développe au sein d’un large espace ouvert, autour duquel sont répartis plusieurs bâtiments (fig. 3). Bien que les études restent à poursuivre, plus de 3 000 restes osseux ont déjà été examinés ; ils proviennent de cinq structures détritiques distinctes, localisées en arrière de la zone de boucherie, aux abords de l’un des corps de bâtiment qui compose le secteur (fig. 3). Les ensembles osseux recueillis à cet endroit présentent un faciès très particulier, constitué de 70 à 85 % de phalanges et de métapodes de bovins. On constate également une bonne représentation des fragments de crânes (12 %) en comparaison aux autres parties du squelette qui sont marginales (entre 2 % et 6 % chacune).
16Ce faciès détritique est bien différent de celui établi sur les villages du siècle précédent, car sur l’oppidum ces rejets se sont effectués très rapidement et de façon massive. En outre, cette importante accumulation de déchets, très spécifiques et issus d’une espèce bien particulière, atteste une activité de boucherie accomplie sur place dans la proximité directe de ces dépotoirs. Pour autant, en dépit de ces nombreux vestiges, on a toujours du mal à localiser l’atelier proprement dit. Mais contrairement au village d’Aigueperse, on trouve à Corent de nombreux autres indices matériels qui permettent de mieux circonscrire la zone d’opération (fig. 3). La surreprésentation des couteaux notamment est éloquente (N = 18).
Fig. 3. Organisation du secteur nord de l’oppidum de Corent. Localisation des vestiges liés à la boucherie.

Commerce, distribution et contrôle de la viande
17Cette zone dédiée à la boucherie, c’est-à-dire à la transformation de la viande, n’est évidemment pas isolée sur l’oppidum. Bien au contraire, elle s’inscrit dans une trame d’habitation serrée que l’on peut qualifier d’urbaine au regard de l’orientation et de l’agencement cohérent des différents corps de bâtiment7. L’environnement direct de cet espace de boucherie témoigne de la complémentarité fonctionnelle qui relie la découpe des carcasses à d’autres activités. Ainsi, de nombreux témoins d’un artisanat des matières animales (activités de tabletterie et de traitement des peaux) se révèlent dans les habitations voisines. Cela n’est pas propre à ce site et a déjà été souligné pour l’oppidum de Villeneuve-Saint-Germain où une activité d’extraction du collagène a notamment été mise en évidence8. Plusieurs artisanats utilisent ainsi couramment métapodes et phalanges. À Corent, ce sont les artisans tanneurs qui sont pressentis. La forte proportion des phalanges évoque effectivement une extraction d’huile de pied, très utilisée pour l’assouplissement et le graissage du cuir. Si les métapodes sont généralement employés dans la tabletterie gauloise pour l’élaboration d’objets en os (aiguilles, jetons, etc.) ou concassés afin d’en extraire le collagène, cela n’apparaît guère à Corent. En revanche on constate que nombre de ces autopodes sont effectivement brisés au milieu de la diaphyse, selon un procédé déjà connu et récurrent sur les habitats laténiens. Il est intéressant de noter que cette pratique est tout aussi présente sur l’habitat groupé d’Aigueperse où plus de 30 % des métapodes ont été brisés en deux, dans le but probable de récupérer les tendons. Par ailleurs, 18 % de ces os ont été fendus dans la longueur, pour des raisons encore mal comprises (fig. 4).
18Ainsi, dès lors qu’une activité de boucherie bovine se développe, la présence de ces artisanats connexes est perceptible. On voit de cette façon qu’une complémentarité forte existait entre les bouchers et les autres métiers des matières animales. Cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant si l’on considère que la boucherie fournissait l’essentiel de la matière première à ces artisans tabletiers, pelletiers et autres tanneurs.
Zone de marché et activité de boucherie
19Sur l’oppidum de Corent des réserves sont à émettre toutefois. Ces diverses activités laissent régulièrement des traces visibles sur les os qu’elles utilisent ; or ces dernières, bien que présentes dans ces assemblages, restent assez peu fréquentes. On trouve, en effet, des phalanges et des métapodes présentant de fines incisions sur leur face palmaire ou plantaire. Elles témoignent de la découpe des tendons et d’une probable récupération de la peau mais cela ne concerne guère plus de 10 % des restes.
20Bien qu’il faille encore poursuivre les études en ce sens, il semble à ce stade de nos connaissances que l’utilisation artisanale de ces bas de membres ait été peu développée sur le site. Ce constat ne se limite d’ailleurs pas à ce type d’activité et vaut également pour l’ensemble des productions artisanales mises en œuvre sur l’oppidum9. Quoi qu’il en soit, il est probable que ces espaces où s’accomplissent des pratiques de boucherie ne se limitent pas à la seule production de viande mais réunissent un ensemble d’activités complémentaires relevant du traitement et de la transformation des matières animales.
Fig. 4. Exemples de découpes sur des métapodes du village d’Aigueperse.

21Il est apparu que ce quartier d’habitation alloué à l’artisanat était lui-même structuré autour d’un vaste complexe, inscrit dans la trame urbaine de l’oppidum. Il s’agit d’un complexe architectural construit d’un seul tenant, installé sur un terrassement préalablement aménagé pour sa construction. L’ensemble se compose de bâtiments accolés, répartis autour d’une cour intérieure damée de 300 m2 (voir fig. 3). Les fouilles menées sur l’ensemble de la surface ont livré une quantité considérable de vestiges, parmi lesquels de très nombreuses monnaies (N = 140) et jetons céramiques (N = 220)10 mais également des éléments de pesée (balances et poids). Selon M. Poux, ces mobiliers composent les marqueurs principaux d’une activité commerciale d’envergure, développée sur l’oppidum et concentrée à l’endroit de ce grand complexe que l’on interprète, de facto, comme un marché public11.
22C’est dans la proximité directe des bâtiments connexes, ouvrant sur cette place centrale, que l’on trouve d’autres éléments renvoyant à la fabrication des pièces de viandes bovines.
23Il s’agit principalement de grands rachis, des fragments de colonnes vertébrales découverts sur les niveaux de circulation. Ils se composent le plus souvent des portions de trains de vertèbres, maintenues en connexions anatomiques. Ces dernières ont fréquemment été arasées selon les procédés de découpe de la fente en demi de la carcasse, qui sépare les côtes des vertèbres par tranchage, au niveau des apophyses transverses12. Une fois la découpe des pièces de viandes achevée, il ne reste que ces rachis qui sont abandonnés sur place (fig. 5). Leur localisation, assez éloignée des fosses contenant les rejets de la découpe primaire, interpelle. Cela témoigne, selon nous, d’une découpe secondaire qui succède à l’abattage et à l’habillage des carcasses et qui s’effectue en second lieu. Les extrémités ayant déjà été évacuées, on procède ici au prélèvement des pièces de viande. Cette étape de la chaîne opératoire consiste à lever les membres et à les désosser. Cela ne produit guère de déchets osseux, sinon ces éléments de rachis et peut-être aussi la section de côtes dont on retrouve les extrémités proximales. En plus de crânes, on voit également de nombreuses mandibules qui témoignent probablement d’un prélèvement de la langue, mais l’état de conservation de ces restes est souvent trop médiocre pour pouvoir l’affirmer.
24La quantité de restes bovins mis au jour dans ces dépotoirs est telle qu’elle implique une production de viande considérable. Bien que l’on ne puisse en évaluer l’ampleur réelle, on imagine aisément qu’elle aura pu dépasser les besoins de la population vivant sur l’oppidum. On a vu, par ailleurs, que celle-ci consommait régulièrement du porc dans le secteur d’habitation situé à l’est où les restes bovins étaient moins fréquents (29 %). Sans préjuger des découvertes à venir, il est vraisemblable que la production de viande bovine n’était donc pas simplement réservée aux habitants des lieux mais alimentait une population plus large, que l’on ne peut encore estimer.
25Sur l’oppidum de Corent, la découpe secondaire paraît s’être déroulée directement sur le lieu de distribution, dans le prolongement de la zone de découpe primaire. L’imbrication des installations dévolues au traitement de la viande et leur intégration dans la trame urbaine de l’oppidum témoignent d’une organisation rationnelle de ces activités que l’on ne percevait pas sur les habitats groupés des siècles précédents. À Aulnat comme à Aigueperse, les déchets de la découpe primaire et secondaire se côtoient dans les mêmes dépotoirs que les rejets de la table. Si l’on y trouve des zones dévolues à la découpe comme à Acy-Romance13, les déchets n’en sont pas moins disséminés sur une vaste surface, dans différentes structures réformées et utilisées en dépotoir de façon secondaire. Par ailleurs, dans ces villages, rien ne permet de reconnaître les installations dévolues aux activités commerciales ou à la distribution des viandes. C’est avec l’émergence des oppidums que l’on voit apparaître une structuration de ces aménagements. On le voit à Corent, comme sur l’oppidum du Titelberg au Luxembourg14 ou sur celui de Villeneuve-Saint-Germain15. De cette façon, on rejoint complètement P. Méniel qui suggère que cette évolution de la boucherie bovine à la fin de l’âge du fer est « sans doute à mettre en rapport avec le degré d’urbanisation16 ».
Implication religieuse et contrôle des élites
26On voit se développer sur l’oppidum une activité de boucherie bovine localisée dans la périphérie d’un espace commercial pouvant permettre la distribution de la viande. Ces activités côtoient d’autres pratiques alimentaires réalisées dans le grand sanctuaire qui les borde au sud.
Fig. 5. Exemples de rejets de la découpe de boucherie à Corent ; rachis et crânes de bœufs.

Fig. 6. Confrontation des faciès entre le sanctuaire et la zone de boucherie de Corent.

27L’analyse des restes animaux mis au jour sur le sanctuaire atteste l’importance des activités de consommation accomplies en ce lieu17. La réalisation de sacrifices, de partage des viandes et de consommations communautaires ou collectives y est manifeste. Cette chaîne opératoire, qui fait partie intégrante des activités cultuelles, concerne cependant moins les grands animaux que le petit bétail. Outre les dépositions rituelles très particulières, centrées sur les ovins18, on observe une accumulation massive de plusieurs dizaines de milliers de restes issus de la consommation, dans le grand fossé de péribole, sous le quadriportique qui ceint l’espace sacré (voir fig. 2).
28C’est le porc qui domine assez largement l’effectif (44 %), devant les ovins (34 %) alors que le bœuf est nettement moins représenté (14 %). Ce constat vaut tout aussi bien pour le poids des viandes en présence qui place les bovins bien après les deux autres espèces. Il s’agit surtout d’animaux jeunes, de moins de 3 ans, à l’instar de ce que l’on entrevoit sur l’habitat. La distribution des régions anatomiques montre des différences marquées selon les espèces. Pour le porc, ce sont les restes issus de la tête (crânes et mâchoires) ainsi que les éléments de pieds qui dominent (60 %), alors que les pièces de viande les plus nobles comme les membres ou le tronc ne dépassent guère 30 % des restes. A contrario, ce sont justement ces parties qui prévalent pour les ovins (50 %) alors que les bovins sont essentiellement représentés par le squelette axial et les pieds (61 %). Les trois espèces ont été consommées dans cet espace sacré, mais la distribution des parties laisse penser qu’une part des viandes préparées in situ était consommée hors les murs du sanctuaire, dans la sphère profane. Cette hypothèse s’accorde d’ailleurs assez bien avec le faciès de consommation établi dans les secteurs d’habitat, en périphérie du sanctuaire. On pourrait ainsi envisager une forme de complémentarité entre les activités de consommation du sanctuaire et celles accomplies en dehors du temenos, dans la sphère profane.
29Le contraste avec les activités de boucherie réalisées à seulement quelques dizaines de mètres au nord du sanctuaire est frappant (fig. 6). Cela pose la question de la relation que ces activités de boucherie bovine pouvaient entretenir avec le sanctuaire, si proche.
30L’absence relative des restes bovins dans ce temenos semble montrer que le traitement de ces grands animaux n’intervenait pas directement dans le fonctionnement religieux, ces derniers étant plus favorablement voués à un traitement profane. Il est possible en effet que la préférence pour le petit bétail se justifie par la nature du culte célébré mais aussi pour répondre à des contraintes plus techniques19, liées à la taille de ces grands animaux et à la gestion des déchets qu’ils génèrent. Pour autant, si les bovins ne semblent intégrer qu’à la marge les activités du sanctuaire ils n’y sont pas moins sacrifiés et consommés. Leur consommation apparaît d’ailleurs symboliquement par l’exposition de pièces de viandes20 et leur sacrifice par celle de crânes. Rien n’empêche de surcroît que ces bœufs aient fait l’objet de rituels en dehors du sanctuaire, dans l’espace urbain. Les rachis et les crânes qui jonchent les abords de la place de marché pourraient en être les témoins. C’est ce que l’on voit à Acy-Romance où des éléments de carcasses découverts aux abords de la place centrale du village sont assimilés à des pratiques de commémoration bouchère21. On entrevoit, à ce propos, la mise en œuvre de pratiques rituelles dans la sphère domestique, sous différentes formes de dépôts volontaires qui induisent une intégration du religieux au sein de l’habitat.
31L’organisation rationnelle de ces grands édifices et leur position centrale sur l’oppidum témoignent de leur rôle prépondérant dans le fonctionnement de ce dernier. Cette organisation évoque, d’une certaine manière, le modèle du circuit des viandes dans les cités romaines : une production et une distribution dirigées par les édiles dans le cadre du macellum22. Le lien entre ces marchés publics et les sanctuaires a déjà été démontré, notamment par W. Van Andringa qui souligne « qu’une partie de la viande des animaux abattus dans le sanctuaire des villes du monde romain était écoulée au macellum23 ».
32Il n’en est rien sur l’oppidum. Cela dit, la mise en place de ce marché dans la proximité du sanctuaire permet de penser que ces activités commerciales n’étaient pas clairement dissociées des activités religieuses, à l’instar des cités romaines et de l’oppidum contemporain du Titelberg24. Il n’est probablement pas anodin que le lieu consacré aux sacrifices et celui voué à la principale production de viande se côtoient. Cela suggèrerait une implication forte de la religion dans les activités commerciales et notamment dans la distribution des viandes. Mais plus qu’un lien fonctionnel entre sanctuaire et boucherie – que l’on ne parvient guère à établir à l’examen des vestiges matériels –, peut-être pouvons-nous voir dans cette centralisation des activités religieuses et commerciales l’emprise des classes dirigeantes sur l’accomplissement des cultes et certainement aussi sur la gestion des espaces publics25.
33Quoi qu’il en soit, la position de ces activités de boucherie bovine au centre de l’oppidum, dans la proximité immédiate du sanctuaire et d’un vaste espace commercial, montre toute l’importance qu’elles occupent dans cette société et l’intérêt de les contrôler pour les élites locales.
34À l’issue de cette présentation, on peut souligner la diversité des pratiques alimentaires à la fin de l’époque gauloise. La consommation de viande est généralement adaptée au mode de vie des populations et, à ce titre, est soumise à des contraintes d’ordre économique et de rentabilisation des cheptels, et, de façon pragmatique, de gestion et de conservation des déchets. Les activités de boucherie rendent compte d’une pratique en vigueur depuis déjà plusieurs siècles et répondent à des règles de découpe établies.
35Ce sont les habitats groupés qui témoignent, au moins dès le iie siècle av. J.-C. mais peut-être plus tôt, d’une activité de découpe à grande échelle, centrée sur les bovins. Alors que le petit bétail fait l’objet d’un traitement domestique et individuel, le bœuf permet une production plus importante de viande distribuée à l’échelle de la population locale. Avec l’émergence des oppidums et la mise en place d’une nouvelle forme d’urbanisation, la boucherie bovine semble se structurer davantage pour développer une production de viande encore plus conséquente. À l’image de sites comme Corent, le traitement réservé aux bovins semble refléter une volonté d’alimenter des réseaux commerciaux à une échelle plus large que celle de l’oppidum.
36Le contexte commercial, indéniable à Corent, ainsi que l’environnement religieux confèrent à cette pratique de boucherie un caractère central dans les activités économiques de l’oppidum. La représentation des trois espèces principales témoigne de contrastes forts entre ces différents pôles d’activité et les zones d’habitation alentour. Enfin, l’implication notoire des élites aristocratiques dans ces pratiques commerciales et cultuelles reflète, selon nous, un contrôle de la production de la viande, pour le moins celle du bœuf.
PL. I
Ill. 1 (Chadefaud). Modèle-maquette d’un boucher (Ancien Empire), statuette calcaire, Chicago Oriental Museum Institute, no 10626.

D’après Arnold D., Grzymski K. et Ziegler C. (dir.), L’Art égyptien au temps des pyramides, cat. expo. (Galeries nationales du Grand Palais, Paris – Metropolitan Museum of Art, New York – Musée royal de l’Ontario, Toronto, 1999-2000), Paris, Réunion des musées nationaux, 1999, p. 337.
PL. II
Ill. 2 (Chadefaud). Peinture de la tombe d’Antefoqer : découpe et séchage de la viande (Moyen Empire, XIIe dynastie).

D’après Posener G., Sauneron S. et Yoyotte J., Dictionnaire de la civilisation égyptienne, Paris, Hazan, 1959, p. 38.
Ill. 1 (Auxiette). Exemple de l’état de conservation des os coxaux de moutons (Milly-la-Forêt, « le Bois Rond », Essonne), Hallstatt D, structure-silo 2132.

© G. Auxiette 2006.
PL. III
Ill. 2 (Auxiette). Exemple de l’état de conservation des côtes de moutons (Milly-la-Forêt, « le Bois Rond », Essonne), Hallstatt D, structure-silo 2132.

© G. Auxiette 2006.
Graphique 1 (Auxiette). Comparaison des fréquences des grandes parties anatomiques sur six sites emblématiques des consommations singulières de moutons.

© G. Auxiette 2006.
PL. IV
Ill. 3 (Auxiette). Détail des traces de sectionnement des vertèbres de moutons (Milly-la-Forêt, « le Bois Rond », Essonne), Hallstatt D, structure-silo 2132.

© G. Auxiette 2006.
Ill. 4 (Auxiette). Vue générale de l’ensemble des os de moutons issus de la structure-silo 2132 à Milly-la-Forêt, « le Bois Rond » (Essonne), Hallstatt D.

© G. Auxiette 2006.
PL. V
Ill. 1 (Descamps). Sceau de Guilllaume Haussecul (mars 1366).

Source : ANF, S 2276, registre de Saint-Denis, liasse sur Dréancy [Drancy] le petit.
Ill. 1 (Bandelli et Rabasté). Vues de la structure 218 en cours de fouille.

PL. VI
Ill. 2 (Bandelli et Rabasté). Os frontal de bœuf scié (en haut) et restitution du schéma de découpe de cet élément (en bas). Échelle en centimètres.

Ill. 3 (Bandelli et Rabasté). Vue d’ensemble du dépôt de restes équins de la structure 3.

PL. VII
Ill. 4 (Bandelli et Rabasté). perforation sur l’os frontal du cheval de la structure 3, témoignant de la mise à mort de l’animal par un coup de feu. Échelle en centimètres.

Ill. 5 (Bandelli et Rabasté). Dépeçage d’un cheval par des soldats allemands, dans un camp militaire sur le front de l’Aisne. Ce cliché a été pris en 1915 par le sous-lieutenant Theodore Hovestadt (14e régiment d’artillerie de campagne) et porte le titre « Boucherie improvisée ».

Don de la famille Hovestadt à l’association « Chemin des Dames ».
PL. VIII
Ill. 1 (Etcheverria). Le cochon de race Pie noir du Pays basque.

Source : Pierre Oteiza.
Ill. 3 (Etcheverria). Logo de l’entreprise Pierre Oteiza.

Source : Pierre Oteiza.
PL. IX
Ill. 2 (Etcheverria). Affiche commerciale pour le jambon du Kintoa.

Source : Filière Porc basque.
PL. X
Ill. 4 (Etcheverria). Sentier pour découvrir l’élevage du porc basque en montagne, guide touristique.

Source : Pierre Oteiza.
Notes de bas de page
1 Foucras S., Animaux domestiques et faunes sauvages en territoire arverne (ve s. av. J.-C.- ier s. ap. J.-C.), Montagnac, Monique Mergoil, coll. « Archéologie des plantes et des animaux » (3), 2011.
2 Plus que le nombre de vestiges osseux, c’est le poids de ces restes qui permet d’approcher de façon plus réaliste les quantités de viande représentées par ce mobilier archéologique.
3 Méniel P., « La boucherie et les sacrifices bovins en Gaule aux iie et ier siècles avant notre ère », Van Andringa W. (dir.), Food & History, vol. 5, no 1 : Sacrifices, marché de la viande et pratiques alimentaires dans les cités du monde romain, 2007, p. 227-247.
4 Foucras S., Animaux domestiques…, op. cit., p. 143-144.
5 Ibidem.
6 Inrap, Rhône-Alpes Auvergne.
7 Poux M. et Demierre M. (dir.), Corent (Puy-de-Dôme, Auvergne). Le sanctuaire : vestiges et rituels, Paris, CNRS, coll. « Supplément à Gallia » (62), 2016.
8 Auxiette G., « La faune de l’oppidum de Villeneuve-Saint-Germain (Aisne) : quartiers résidentiels, quartiers artisanaux », Revue archéologique de Picardie, nos 1-2, 1996, p. 27-98, ici p. 82 et 84.
9 Bien que les témoins de ces divers artisanats soient nombreux, on est loin des productions à grande échelle telles qu’on les perçoit à la même époque sur le site voisin de Gondole – Deberge Y. et al., « L’oppidum arverne de Gondole (Le Cendre, Puy-de-Dôme). Topographie de l’occupation protohistorique (La Tène D2) et fouille du quartier artisanal : un premier bilan », Revue archéologique du Centre de la France, t. 48, 2009. En ligne [consulté le 5 janvier 2017] : https://racf.revues.org/1280 – ou un siècle plus tôt sur le site de Sarliève (Foucras S., Animaux domestiques…, op. cit., p. 156-159). Il est plus vraisemblable que l’artisanat développé sur l’oppidum se soit limité à une production de circonstance, adaptée à la population vivant sur place.
10 La fonction de ces éléments, qui apparaissent partout dans les niveaux laténiens de l’oppidum et dans le sanctuaire, demeure mal comprise. Il est vraisemblable toutefois qu’ils ont joué un rôle numéraire. Selon K. Gruel, on peut supposer qu’ils se substituaient à la monnaie pour le règlement de diverses affaires quotidiennes, constituant ainsi « des systèmes intermédiaires entre le troc et l’échange monétaires » – Gruel K., La Monnaie chez les Gaulois, Paris, Errance, 1989, p. 143 ; Guichon R., Les Rondelles de céramique du sanctuaire de Corent (Puy-de-Dôme). Étude typologique, spatiale et fonctionnelle, mémoire de master, université Lyon-II, 2005.
11 Poux M. et Demierre M., Corent (Puy-de-Dôme, Auvergne)…, op. cit.
12 Foucras S., Animaux domestiques…, op. cit., p. 118 ; Méniel P., « La boucherie et les sacrifices bovins… », art. cit., p. 328.
13 Méniel P., Le Site protohistorique d’Acy-Romance (Ardennes), III. Les animaux et l’histoire d’un village gaulois, Compiègne – Reims, CRAVO – Société archéologique champenoise, 1998 ; Méniel P., « La boucherie et les sacrifices bovins… », art. cit., p. 235-238.
14 Méniel P., « Les restes animaux de l’oppidum du Titelberg (Luxembourg) de La Tène finale au Gallo-romain précoce », Archaeologia Mosellana, no 2, 1993, p. 381-406 ; Méniel P., « La boucherie et les sacrifices bovins… », art. cit., p. 243-246.
15 Auxiette G., « La faune de l’oppidum… », art. cit.
16 Méniel P., « La boucherie et les sacrifices bovins… », art. cit., p. 246.
17 Foucras S., Animaux domestiques…, op. cit., p. 165-181.
18 Ibidem, p. 167-168 ; Poux M. et Foucras S., « Banquets gaulois, sacrifices romains dans le sanctuaire de Corent », Lepetz S. et VanandringA W. (dir.), Archéologie du sacrifice animal en Gaule romaine. Rituels et pratiques alimentaires, Montagnac, Monique Mergoil, coll. « Archéologie des plantes et des animaux » (2), 2008, p. 165-186.
19 Selon M. Poux, le choix des petits mammifères pouvait permettre au dévot « d’apporter sa contribution [à l’accomplissement du culte] sous une forme aisément quantifiable, divisible ou monnayable ». Cette hypothèse s’appuie sur les concentrations de monnaies et jetons céramiques mis au jour à l’entrée du sanctuaire et dans la zone dédiée au sacrifice et à la découpe des viandes ; Poux M. et Demierre M. (dir.), Corent (Puy-de-Dôme, Auvergne)…, op. cit.
20 Les perforations visibles sur plusieurs scapula témoignent de leur suspension à un croc de boucher. De notre point de vue, l’accrochage de ces épaules, par « le haut », correspond moins à un mode de découpe qu’à une volonté d’exposition.
21 Méniel P., « La boucherie et les sacrifices bovins… », art. cit., p. 237-238.
22 Selon la définition qu’en propose C. De Ruyt : un édifice de plan fermé, ouvert sur une cour intérieure entourée d’espaces aménagés pour la vente (étals, boutiques). Le macellum est généralement situé à proximité immédiate du forum et destiné au traitement et à la distribution des viandes. Il constitue un lieu de marché des denrées périssables, dont le poids, le prix ou la fraîcheur sont soumis au contrôle des édiles (De Ruyt C., « Les produits vendus au macellum », Vanandringa W. (dir.), Food & History, vol. 5, no 1 : Sacrifices, marché de la viande…, op. cit., p. 135-150).
23 Van Andringa W., « Du sacrifice au macellum : sacrifices, commerce et consommation de la viande à Pompéi », Van Andringa W. (dir.), Food & History, vol. 5, no 1 : Sacrifices, marché de la viande…, op. cit., p. 37-39.
24 Méniel P., « La boucherie et les sacrifices bovins… », art. cit.
25 Poux M. et Demierre M., Corent (Puy-de-Dôme, Auvergne)…, op. cit.
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