Préface
p. 9-10
Texte intégral
1Lorsque, à l’invitation de Marie-Pierre Horard, j’ai eu le plaisir d’assister au colloque à l’origine du présent ouvrage, je venais de prendre la direction du CIV – Viande, sciences et société depuis quelques mois à peine. Bien qu’agronome et ayant travaillé en développement agricole dans une bonne vingtaine de pays, et bien qu’habitué aux situations de polyculture-élevage, j’étais largement néophyte sur la plupart des questions spécifiquement liées à la production et à la consommation des viandes. Qui plus est, ma position m’amenait au premier abord à prendre connaissance de ces sujets par le biais des préoccupations des syndicats professionnels français proches du CIV (éleveurs, négociants, abatteurs, transformateurs, bouchers, commerçants, distributeurs…). J’entendais donc surtout parler de baisse de la consommation, de débouchés, de prix, d’équilibre matière, de morceaux, de sécurité sanitaire, ou encore de préoccupations nutritionnelles et environnementales voire d’évolution des régimes alimentaires et bien sûr des attaques, des critiques, des militants de différentes causes, des végans, etc. Mais tout cela était abordé dans un contexte de marché, c’est-à-dire dans l’immédiateté des transactions et des équilibres économiques des entreprises, bref, en étant ancré dans le présent, le trimestre précédent faisant déjà office d’histoire et, j’ai envie de dire, dans une culture de métier où un regard jeté sur un passé d’un à deux ans équivaut quasiment à s’intéresser à la Préhistoire !
2Agronome donc, mais aussi sociologue, et habitué à prendre en compte les structures sociales découlant de l’histoire longue, autant dire que je ressentais un certain manque que l’assistance à des colloques traitant de viande depuis des disciplines biologiques, agronomiques, nutritionnelles ou même économiques ne parvenait guère à combler. On me parlait certes de viande mais on me parlait surtout d’un produit ou d’une activité. Les dimensions culturelles, sociales, les valeurs et représentations n’étaient guère présentes, et ce que l’anthropologue J.-P. Olivier de Sardan appelle le façonnage des institutions – c’est-à-dire les modalités selon lesquelles les hommes produisent progressivement de l’habitude et de la norme, puis les font évoluer – n’était jamais évoqué.
3C’est en ce sens que le colloque « La viande : fabrique et représentation » et l’ouvrage qui en découle ici constituent un apport essentiel pour toute personne qui s’intéresse ou prétend s’intéresser à la viande.
4Que l’on soit éleveur ou vétérinaire, boucher ou industriel de l’alimentation, technicien, enseignant ou chercheur, amateur de bonne chère ou végétarien, militant associatif, élu de la nation ou encore journaliste, si l’on souhaite parler de viande avec un minimum de recul et de connaissances sur sa place, son rôle et ses évolutions dans notre société, il faut lire ce livre ! Car comme l’écrivent plus loin B. Laurioux et M.-P. Horard en introduction, sur le plan sociologique, la viande est un « objet total ». Elle traverse et irrigue l’ensemble des éléments de ce qui fait société : techniques, économie, culture, représentations, morale…
5Bien sûr, certains des articles présentés ici pourront parfois paraître (trop ?) pointus au lecteur non spécialiste du domaine traité. Mais il y a, je crois, une leçon à retenir de cet ensemble de travaux et du panorama historique qu’il propose : c’est que la viande n’existe qu’en tant que catégorie très générique. Dans la pratique, il y a des viandes au sens où celles-ci sont tout autant le produit de pratiques productives propres à une époque (espèces, techniques d’élevage, d’abattage, de cuisson…) que le fruit de constructions culturelles (préférences, goûts, systèmes d’appréciation sanitaire, règles et normes de découpe, de préparation, de consommation…). C’est ce lent façonnage des institutions qui ont trait à la viande, et ses évolutions, que cet ouvrage donne à voir.
6Ce livre invite à découvrir comment nos façons de produire ou de consommer (et donc d’apprécier) de la viande ont progressivement été fabriquées, et à quel point elles sont multiples, historiquement mais aujourd’hui aussi. Et c’est cette multiplicité des viandes qui, en définitive, fait la force de la viande.
Auteur
Agronome, socioéconomiste
Directeur du CIV – Viande, sciences et société
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