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Les produits de terroir

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Corinne Marache
, 
Philippe Meyzie

Troisième partie. Faire connaître les produits des terroirs : acteurs, mécanismes et espaces de la valorisation dans la ville

Le tournant de la qualité : le rôle des organisations professionnelles agricoles dans la construction de la marque collective Savoie (1960-1990)

Sylvain Brunier

Texte intégral

  • 1 Hobsbawm E.J., Ranger T.O., The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983

1En matière de politique agricole, le tournant de la qualité correspond à une évolution locale, territorialisée, dont l’analyse des logiques sociales et historiques nous éclaire sur les recompositions qui accompagnent la sortie des Trente Glorieuses. Envisagée le plus souvent à partir de l’évolution de la demande des consommateurs, l’institution des premiers labels de qualité est aussi le produit des efforts des producteurs et de leurs organisations professionnelles. À partir de l’exemple de la marque collective Savoie, il s’agit ici de mettre en lumière le rôle primordial de ces organisations et de leurs agents pour construire un espace relativement autonome qui permette au département de diverger de la politique suivie sur le plan national. Dans l’étude du processus historique de valorisation des produits de terroir, on s’intéressera ici moins au travail d’invention de la tradition, autrement dit de production et de mise en circulation de nouvelles représentations culturelles enracinées dans un passé plus ou moins mythifié, qu’au travail de construction d’un dispositif institutionnel et juridique original1.

  • 2 Houée P., Les Étapes du développement rural, t. 2 : la révolution contemporaine (1950- 1970), Paris (...)
  • 3 Coulomb P., Nallet H., Le Syndicalisme et la création du paysan modèle, Paris, CORDES/INRA, 1980.

2La modernisation de l’agriculture française après la seconde guerre mondiale se traduit par un double mouvement. D’un côté, il s’agit de vulgariser de nouvelles techniques agronomiques et zootechniques pour assurer un accroissement sans précédent de la productivité du travail agricole. L’augmentation spectaculaire des rendements va de pair avec l’accroissement des investissements et la diminution rapide du nombre d’agriculteurs2. De l’autre, la transformation des structures économiques doit permettre d’assurer la promotion sociale des exploitations familiales agricoles, et répondre ainsi à l’exigence de « parité » avec les classes urbaines formulée notamment par les jeunes agriculteurs3.

  • 4 Muller P., Le Technocrate et le Paysan, Paris, Les Éditions ouvrières, 1984.
  • 5 Cerf M., Lenoir D., Le Développement agricole en France, Paris, Presses universitaires de France, 1 (...)
  • 6 Atrux-Tallau M., Histoire sociale d’un corps intermédiaire. L’Assemblée permanente des chambres d’a (...)
  • 7 Servolin C., L’Agriculture moderne, Paris, Le Seuil, 1989.

3Les organisations professionnelles agricoles jouent un rôle décisif durant cette période. Elles s’imposent comme un interlocuteur incontournable des administrations en créant leur propre réseau d’appui technique et d’encadrement des agriculteurs4. La cogestion de la politique agricole, entre le syndicalisme agricole et l’État, qui se met en place à partir de 1959, est légitimée dans les lois d’orientation agricole de 1960 et de 1962 et trouve une forme de consécration dans les décrets de 1966 sur le développement agricole5. La responsabilité des actions de vulgarisation du progrès technique puis de développement économique et social échoit aux chambres d’agriculture, qui étoffent rapidement leurs services techniques en multipliant les embauches de conseillers agricoles6. La politique agricole est alors adossée à un cycle d’expansion économique qui se traduit par un soutien inconditionnel à la production via les organismes de régulation des marchés mis en place au niveau national et européen7.

  • 8 Raugel P.-J., La Crise de la vulgarisation agricole (1972-1977), DEA, Paris, INRA, 1978.

4Mais à partir du début des années 1970, l’équilibre politique qui caractérisait les institutions du développement agricole vole en éclat. Cette crise a de multiples dimensions : économique, avec les difficultés à trouver de nouveaux débouchés et le coût croissant de fonctionnement de l’appareil de développement ; sociale, avec les difficultés rencontrées par des agriculteurs qui avaient pourtant lourdement investi dans la modernisation de leur exploitation ; politique, avec la multiplication des dissensions et des ruptures au sein des organisations professionnelles agricoles8. Dans les départements soumis à une concurrence de plus en plus forte de la part des régions les plus productives, et donc dans les régions de montagne au premier chef, des réflexions s’engagent pour tenter de mieux valoriser les produits, à défaut de pouvoir s’inscrire dans la course aux rendements. Mais pour autant, le tournant de la qualité n’apparaît pas comme la conséquence mécanique d’une situation de crise. L’examen attentif des efforts menés par les organisations professionnelles en Savoie montre au contraire qu’il s’agit là d’un lent travail d’élaboration et de maturation politique, sans cesse susceptible d’être remis en question.

  • 9 Stanziani A., « Les signes de qualité. Normes, réputation et confiance (xixe-xxe siècles) », Revue (...)

5Il s’agit ici de suivre la construction d’un dispositif juridique singulier, la marque collective Savoie, destiné à valoriser les produits de qualité, selon une acception large du terme « qualité », puisque l’ancrage territorial prime. On s’appuiera notamment sur les travaux d’Alessandro Stanziani sur les signes de qualité pour montrer comment l’institution de la marque Savoie s’articule avec les différents labels et certifications existants, en trois temps distincts9. Les années 1960 sont marquées par des initiatives éparses, sans assises réelles, mais qui posent un certain nombre de jalons pour la suite. La décennie suivante voit au contraire se multiplier les expérimentations locales, qui s’affrontent à des blocages juridiques. Les années 1980 marquent le véritable « tournant de la qualité », au sens d’une réorientation profonde et assumée de la politique agricole départementale, même si la fabrique de ce consensus ne va pas sans créer de nouvelles tensions institutionnelles.

Des initiatives isolées sans assises politiques fortes (années 1960)

  • 10 Archives de la chambre d’agriculture de la Savoie (ACA 73), Procès-verbal de la session ordinaire d (...)

6Quelques initiatives pionnières sont lancées dès le début des années 1960 dans la perspective d’une meilleure valorisation des produits agricoles régionaux. En Savoie, le président de la chambre d’agriculture, Lucien Biset, figure du syndicalisme agricole sur le plan national, projette la création d’un comité de propagande en faveur des produits agricoles de Savoie, en lien avec la chambre d’agriculture de Haute-Savoie et l’Association française pour l’amélioration de la qualité10. Il s’agit avant tout d’améliorer la standardisation des produits pour une meilleure organisation des marchés, et de réaliser un effort de communication pour trouver de nouveaux débouchés commerciaux. Cette première tentative n’aboutit pas.

  • 11 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 5 juin 19 (...)
  • 12 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la Chambre d’agriculture de la Savoie du 19 mai 19 (...)

7Mais en 1965, un Comité régional de propagande « Savoie-Dauphiné » est créé. Il implique à l’origine les organisations professionnelles agricoles des départements de la Savoie et de l’Isère avant de s’ouvrir, deux ans plus tard, à l’ensemble de la région Rhône-Alpes11. Le comité prend notamment en charge l’organisation d’un pavillon d’exposition au Salon de l’agriculture de Paris. Ses objectifs sont de « faire connaître la production, de promouvoir la recherche et l’accroissement des débouchés, d’améliorer la qualité et la présentation commerciale des produits en créant les conditions favorables au dépôt et au fonctionnement de marques syndicales et de labels de qualité, et d’assurer une meilleure liaison avec les organisations touristiques12 ». Ce premier organisme n’a pas de pouvoir contraignant, il vise davantage à créer un environnement favorable à l’émergence de labels de qualité.

  • 13 Martin J.-S., Le Monde rural, laissé pour compte de la modernisation agricole : de la zone-témoin a (...)
  • 14 Mustar P., « La relance du fromage de Beaufort », Les Chercheurs et l’innovation. Regards sur les p (...)

8En dépit de ses ambitions fédératrices, les moyens affectés à ce comité restent modestes. Les intérêts des différents départements divergent en fonction des types d’agriculture qui y sont pratiqués, de leur degré d’avancement dans la technicisation des modes de production et des options politiques choisies par leurs dirigeants professionnels les plus emblématiques. Les responsables savoyards craignent ainsi que le pouvoir d’attraction touristique spécifique de leur département se trouve dilué dans un ensemble régional. Ils s’opposent également aux dirigeants du département voisin de l’Isère qui ont choisi de favoriser la création de grandes coopératives laitières et céréalières au détriment du maintien des spécificités locales13. En outre, à l’intérieur même du département de la Savoie, la création du comité ne va pas sans poser de problèmes puisqu’il risque d’entrer en concurrence avec les efforts réalisés au niveau local par les groupements de producteurs, en particulier l’Union des producteurs de Beaufort. Ces derniers ont engagé des démarches pour que le fromage qu’ils produisent soit reconnu par une appellation d’origine contrôlée, qu’ils obtiennent d’ailleurs en 196814.

  • 15 Stanziani A., La Qualité des produits en France (xviiie-xxe siècles), Paris, Belin, 2003, p. 10.

9Les différents signes et conventions de qualité renvoient à des logiques distinctes qu’il n’est pas évident d’articuler : « la certification est faite par le producteur sans aucun contrôle extérieur ; le label est un signe de qualité soumis au contrôle des associations professionnelles, qui ne renvoie pas directement à la qualité, mais plutôt aux caractéristiques des biens ; les appellations d’origine contrôlée (AOC), enfin, sont mises en place à partir de règlements d’administration publique sur la base d’accords entre les principales associations de producteurs15 ». La certification par produit mise en place par les producteurs de Beaufort fonctionne comme une réglementation technique unique et contraignante. Elle ne relève pas de la même logique que la labellisation géographique départementale, plus vaste et plus souple, pensée pour intégrer différentes productions sous une même marque. S’il émerge au cours de discussions au sein de la chambre d’agriculture savoyarde le projet de création d’une marque Savoie, celui-ci rencontre de trop nombreux blocages politiques et juridiques pour véritablement s’imposer. Il est mis en sommeil à la fin des années 1960.

10Durant cette première période, et au niveau départemental tout au moins, la valorisation des produits de terroir s’inscrit dans un effort de promotion des produits locaux, sans exigence particulière en terme de qualité proprement dite. Il s’agit de créer un cadre général favorable à la commercialisation des produits agricoles. Mais plutôt que de faire respecter un cahier des charges techniques, les responsables professionnels agricoles préconisent un effort de communication pour répondre à l’essor du tourisme en montagne. C’est en effet l’époque de la construction des premières grandes stations de sports d’hiver, qui génèrent un flux de consommateurs inédit dans ces régions. Il apparaît alors qu’un des principaux obstacles à l’émergence d’un label régional réside dans le fait que la question de la qualité des produits est l’enjeu d’une concurrence entre organisations professionnelles agricoles, qui ne souhaitent pas toutes se placer à la même échelle.

La multiplication des initiatives locales et la construction d’un dispositif juridique départemental (années 1970)

  • 16 Brunier S., « Le baron perché ou l’histoire d’un conseiller agricole exemplaire en haute montagne ( (...)
  • 17 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 24 mai 19 (...)

11Plusieurs initiatives lancées localement par des conseillers agricoles auprès de groupements d’agriculteurs dont ils assurent le suivi amorcent une inflexion de la politique départementale agricole en Savoie. Le travail fourni par l’Union des producteurs de Beaufort constitue l’exemple à suivre : en s’organisant collectivement et en imposant un certain nombre de prescriptions techniques, il devient possible pour les agriculteurs de montagne de créer une nouvelle dynamique économique et sociale sur le plan local. Bénéficiant de cet élan, certains conseillers agricoles initient le renouveau de coopératives à l’abandon ou le lancement de nouveaux labels de qualité16. En 1974, la chambre d’agriculture de la Savoie relance l’idée d’une meilleure valorisation commerciale des produits du département17. Ce travail de promotion doit être assuré par un service autonome, soutenu par les groupements de producteurs intéressés. Il assure notamment la création de points de vente temporaires, dans de petits chalets situés à des points stratégiques pour capter l’afflux de touristes, et la présentation des produits lors de divers événements commerciaux (foires, salons, tournées promotionnelles, etc.). En parallèle, ce service de la chambre d’agriculture doit faire en sorte de créer les conditions nécessaires à l’institution d’une structure juridique qui fasse consensus, la marque Savoie.

  • 18 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 27 septem (...)

12Cette initiative de la chambre savoyarde constitue une prise de position politique pour faire face à la crise de la politique de développement agricole, ouverte depuis 1972. Un fragile compromis a été trouvé : le financement de l’Agence nationale du développement agricole, qui centralise les fonds consacrés aux actions de développement, n’est plus supporté uniquement par les grands producteurs de céréales et d’oléagineux, il implique désormais davantage les autres secteurs, les éleveurs en particulier. Mais cet élargissement de la base des contributeurs ne résout pas pour autant les problèmes budgétaires des chambres d’agriculture, confrontées à une augmentation constante de leurs charges de fonctionnement après la vague d’embauche des années 1960. Les disparités entre les départements dont l’agriculture est plus ou moins prospère sont compensées par un fonds de péréquation, mais elles restent très nettes. En Savoie, département relativement pauvre marqué par la présence de nombreuses petites exploitations laitières dont la rentabilité reste précaire, la chambre d’agriculture est rapidement confrontée à la nécessité de rechercher de nouvelles sources de financement18. Elle se tourne en particulier vers le conseil général, en faisant valoir que ses services contribuent au développement rural et plus seulement agricole.

  • 19 Colson F., Rémy J., « Chapitre IV : Le développement, un enjeu de pouvoir », Coulomb P. et al. (dir (...)

13Les initiatives en faveur de la promotion des produits de qualité apparaissent également comme une réponse aux conflits qui se font jour au niveau national entre organisations professionnelles agricoles. Le rôle prédominant des chambres d’agriculture, qui centralisent la majeure partie des moyens techniques, financiers et humains nécessaires aux actions de développement, est contesté par les représentants des coopératives, du crédit agricole et d’une partie de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA)19. Ces derniers organismes critiquent l’inefficacité de l’organisation existante et réclament une redistribution des moyens en faveur de leurs propres services techniques en arguant de leur expertise économique et de leur capacité à fournir aux agriculteurs des solutions techniques pour poursuivre la quête d’accroissement de la productivité, même si cela doit se traduire par une sélection toujours plus poussée des seules exploitations les plus rentables.

  • 20 Brunier S., Conseillers et conseillères agricoles. L’amour du progrès aux temps de la « révolution (...)
  • 21 Gerbaux F., La Genèse de la politique de la montagne : le cas des mesures de politique agricole, 19 (...)

14Au niveau local, ce conflit politique se traduit par une concurrence de plus en plus nette entre le conseiller de la chambre d’agriculture et l’agent technico-commercial de la coopérative20. Pour les premiers, il devient nécessaire de se démarquer d’une approche strictement technique et économique pour se tourner vers une approche globale qui inclut un questionnement sur la vitalité du tissu social agricole et la nécessité de mettre en œuvre des actions de développement rural, qui ne se cantonne pas aux seuls problèmes de production. Dans les territoires de montagne, où il est impossible de mettre en application les modèles techniques les plus productivistes, conseillers et agriculteurs se tournent d’autant plus facilement vers la valorisation des produits du terroir et soutiennent l’action de la chambre d’agriculture en ce sens21. Les recherches autour de la qualité apparaissent dès lors comme une réaction à un contexte politique et économique national défavorable.

  • 22 Rambaud P., « Note sur le bassin de l’Arvan (Savoie). Essai de coordination dans les études et dans (...)
  • 23 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 24 novemb (...)
  • 24 Debarbieuxb., Rudazg., Les Faiseurs de montagne : imaginaires politiques et territorialités, xviiie(...)

15Cette évolution correspond aussi à une nouvelle manière de percevoir la demande en matière de produits de qualité. Il ne s’agit pas seulement de réaliser des opérations ponctuelles de promotion, mais de canaliser un flux de consommation de plus en plus régulier. Certains villages s’orientent vers un tourisme plus « doux », mieux réparti sur l’ensemble de l’année, avec une volonté affichée de valoriser le patrimoine local. Ce mouvement concerne notamment les régions de Savoie dans lesquelles il n’a pas été possible de procéder à des aménagements massifs combinant infrastructures routières, pistes de ski et complexes immobiliers22. Les premières expériences de vente directe ont d’ailleurs lieu dans ce type de microrégions, sur des points de passage touristiques, par exemple dans le massif du Beaufortain et dans la vallée de la Maurienne23. La commercialisation des produits agricoles de qualité s’inscrit dans un faisceau de représentations enchevêtrées qui mêlent l’imaginaire associé aux territoires de montagne, les vertus prêtées à leurs habitants et la qualité supposée de leur alimentation24.

  • 25 Le décret paraît au Journal officiel le 30 octobre 1976.

16Valorisant un territoire plus qu’un produit, la marque collective Savoie déborde le cadre strictement agricole et s’appuie, outre les chambres d’agriculture, sur les chambres de commerce et d’industrie, les chambres des métiers et les conseils généraux des deux départements de Savoie et de Haute-Savoie. Créée en 1974 et reconnue officiellement en 1976, la marque collective ouvre la possibilité d’une certification des produits au travers du label régional Savoie : emmental de Savoie, tomme de Savoie, pommes et poires de Savoie, salaisons de Savoie25. Mais cette construction reste fragile. Les premières années de fonctionnement de la marque Savoie sont difficiles, car il n’existe pas de cadre juridique adapté aux marques collectives régionales. Elle n’est pas tout à fait un label puisqu’elle ne repose pas sur un contrôle extérieur réalisé par des associations professionnelles, mais elle est un peu plus qu’une certification puisqu’elle n’est pas seulement l’œuvre du producteur et suppose une coordination entre différents types d’acteurs (producteurs, transformateurs, distributeurs) travaillant sur différentes productions.

  • 26 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 23 novemb (...)
  • 27 Entretien de l’auteur avec Jacques Lecoin, directeur de la marque Savoie, réalisé le 22 juin 2012.

17La marque collective Savoie apparaît d’abord comme un instrument de protection face à la concurrence commerciale accrue des produits agricoles venus de régions plus productives, où l’agriculture est en voie d’industrialisation. Ainsi, les producteurs de l’emmental produit sous la marque Savoie peuvent aspirer à se démarquer plus nettement des producteurs d’emmental bretons auprès des consommateurs, ce que ne permettait plus la simple référence au nom du produit. À la fin des années 1970, ce dispositif juridique favorise donc la création de labels spécifiques comme la tomme de Savoie. En quelques années, plusieurs procès sont engagés pour lutter contre la fabrication de ce produit devenue frauduleuse hors de son département d’origine26. La marque collective est aussi un instrument de coordination interne aux organisations professionnelles agricoles. À partir de 1982, l’association multiplie les opérations de communication, aidée en cela par un financement des deux conseils généraux, afin d’associer les AOC et les labels des deux départements dans des manifestations communes. Enfin, la marque collective Savoie doit être un instrument de valorisation du territoire dans son ensemble. Elle se différencie du Label Rouge, imaginé au moment de la loi d’orientation agricole de 1960 et créé par décret en 1965 pour distinguer les produits haut de gamme des produits de consommation courante. Le Label Rouge constitue un cadre juridique approchant, mais sans toutefois correspondre aux attentes des promoteurs de la marque Savoie, qui souhaitent établir un cahier des charges englobant l’ensemble des productions agricoles et non agricoles27. Cette spécificité explique les difficultés rencontrées pour mettre en œuvre le projet durant les premières années.

Le tournant de la qualité ou la fabrique d’un consensus territorialisé (années 1980)

  • 28 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 9 mai 198 (...)
  • 29 Martin J.-P., Histoire de la nouvelle gauche paysanne : des contestations des années 1960 à la Conf (...)
  • 30 Coulomb P., Nallet H., « Les organisations syndicales à l’épreuve de l’unité », Tavernier Y., Gerva (...)
  • 31 Entretiens réalisés par l’auteur avec des conseillers agricoles en activité dans ces années-là.

18Explicitement pris par la chambre d’agriculture savoyarde en 1980, le tournant de la qualité apparaît comme une tentative pour recréer un consensus autour du développement agricole28. Il constitue une première réponse face aux critiques radicales du productivisme qui se sont multipliées au cours de la décennie précédente. Le Syndicat démocratique des paysans de Savoie, qui s’inscrit dans la ligne du mouvement des paysans travailleurs, a mis à mal le quasi-monopole de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) sur la représentation syndicale du monde agricole29. La chambre d’agriculture entretient des liens consubstantiels avec la FDSEA (le directeur des services techniques de la chambre est également directeur de la FDSEA). Mais elle se doit néanmoins d’incarner l’unité de la profession, mythe sur lequel reposait pour partie le grand élan de modernisation de l’après-guerre30. En ce sens, la mise en œuvre d’une politique valorisant les produits de qualité plutôt que l’augmentation illimitée des rendements apparaît comme un point de convergence possible entre les deux camps. Au niveau du département, elle atténue la charge portée sur le plan national contre le syndicalisme majoritaire par les syndicats émergents. Elle répond également au développement de l’agriculture biologique, qui porte une critique technique radicale contre le productivisme, critique qui est mal reçue par les dirigeants des organisations professionnelles, mais qui trouve un certain écho auprès du personnel technique des chambres d’agriculture31.

  • 32 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 15 octobr (...)

19Mais le tournant de la qualité constitue également une réponse aux tenants de la course aux rendements qui entendent poursuivre la technicisation de leurs modes de production. Au début des années 1980, un conflit divise les agriculteurs d’une région de plaine en Savoie. Il se cristallise autour d’un procédé technique, l’ensilage, c’est-à-dire une méthode de fermentation des fourrages qui permet d’obtenir de bons résultats sur le plan nutritif, mais qui pose un certain nombre de problèmes sanitaires. Cette technique s’inscrit dans une perspective claire d’intensification du mode de production en élevage. Elle correspond aux souhaits des plus gros exploitants de la région, qui sont tentés de faire le pari économique d’un lait banalisé – avec le soutien des mesures de la Communauté économique européenne – pour le vendre aux industriels. La chambre d’agriculture, son directeur en tête, prend le parti de se positionner contre ce schéma de production. Il ne s’agit pas seulement d’une querelle technique, mais d’une controverse politique sur la ligne directrice à suivre, qui engage l’économie agricole de l’ensemble du département32. En privilégiant la qualité, c’est-à-dire la reconnaissance de la spécificité de la production laitière savoyarde contre la logique de banalisation, la chambre d’agriculture s’engage à rebours des orientations nationales.

  • 33 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 19 novemb (...)
  • 34 Ibid.

20Pour autant, les dirigeants de la chambre d’agriculture savoyarde, qui appartiennent souvent à cette génération de petits et moyens exploitants laitiers qui se sont engagées dans la modernisation d’après-guerre, donnent des gages à l’échelon national. La politique de qualité doit s’accompagner d’une lutte contre la « marginalisation » agricole, c’est-à-dire contre l’emploi des terres par des agriculteurs qui n’auraient pas une « pratique professionnelle33 ». Si la chambre savoyarde n’est pas opposée à la pluriactivité, qu’elle soutient officiellement au titre de la spécificité de l’agriculture de montagne, elle reprend le discours de la FNSEA, qui entend empêcher l’accès au foncier à « ceux qui n’abandonnent pas l’agriculture mais n’en vivent pas non plus », c’est-à-dire essentiellement les retraités qui seraient incapables de s’adapter à un autre style de vie et les néoruraux dont les projets ne sont pas jugés économiquement viables34. Le tournant de la qualité ne conteste pas frontalement les orientations politiques nationales, mais il traduit, de fait, une diversification des modèles de développement.

  • 35 Roger J., « Une nouvelle approche d’un espace fragile, la montagne. Réflexions sur quelques expérie (...)

21La politique agricole savoyarde s’inscrit également dans la nouvelle donne en matière d’aménagement du territoire. En 1975, la délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR) a prescrit la réalisation de « schémas d’orientation et d’aménagement » pour chaque massif, qui doivent être élaborés par de hauts fonctionnaires en collaboration avec les collectivités territoriales et les organismes consulaires concernés35. Pour les organisations professionnelles agricoles, il s’agit notamment de faire reconnaître l’intérêt de préserver une filière lait en montagne, ce qui passe par le déblocage d’aides spécifiques et la réalisation d’un certain nombre d’aménagements (voies d’accès, bâtiments d’alpages). La nouvelle attention accordée aux agriculteurs de montagne par l’État ainsi que par la CEE, via l’indemnité spéciale montagne qui leur apporte un soutien financier direct, permet aux responsables et aux salariés de la chambre d’agriculture de travailler dans un climat favorable à la politique qu’ils essayent de mettre en œuvre.

  • 36 Entretien de l’auteur avec Roger Berthier, responsable de ce service, réalisé le 8 août 2010.

22À un niveau plus général, le tournant de la qualité correspond aussi à un nouveau changement dans la manière d’appréhender la demande. Elle ne se limite plus seulement au tourisme et se tourne plus clairement vers l’exportation sur le marché national et international, formé d’une clientèle qui bénéficie d’un pouvoir d’achat élevé. Le service de la chambre d’agriculture en charge de la promotion des produits savoyards multiplie ainsi les interventions sur les foires internationales36. De nouveaux efforts sont engagés en termes de communication et de distribution des produits.

  • 37 Service d’utilité agricole à compétence interdépartementale.

23Pourtant, si ce changement de politique agricole fait l’objet d’un relatif consensus dans les organisations professionnelles agricoles du département, il est bientôt la source de nouvelles tensions institutionnelles. En effet, ces organisations agricoles sont désormais dans l’obligation de composer avec les organisations de distributeurs et celles qui représentent les intérêts des industriels, du fait même de l’organisation interne de l’association Marque collective Savoie. C’est l’objet même de cette institution que de faire travailler ensemble les producteurs, les industriels et les distributeurs, en élaborant des règlementations prenant en compte chaque produit, du mode de production jusqu’à son étiquetage. Mais, de fait, malgré l’ouverture aux autres organismes consulaires, les organisations professionnelles agricoles entendent conserver un rôle prépondérant dans le fonctionnement de l’association. Les premiers présidents sont des élus des chambres d’agriculture (Lucien Biset, Henri Guicherd) puis des représentants du syndicalisme agricole, quand les directeurs sont eux recrutés parmi les salariés des organisations professionnelles agricoles (le premier directeur de la marque Savoie occupait précédemment le poste de directeur de la FDSEA de Haute-Savoie, son successeur est l’ancien directeur du SUACI37 Montagne).

24Cette lutte n’est pas seulement symbolique, elle engage aussi la répartition de la manne financière versée par les conseils généraux des deux départements, notamment pour financer des opérations de communication qui valorisent le territoire et les produits. Ces financements sont d’autant plus importants que les chambres d’agriculture traversent une période de forte tension budgétaire. Les tensions sont vives, mais la marque collective Savoie se pérennise peu à peu à partir du milieu des années 1980. Elle joue même un rôle précurseur dans le sens où elle apparaît comme une des premières institutions communes aux départements de Savoie et de Haute-Savoie, dont le rapprochement est de plus en plus net ces dernières années, avec notamment la fusion des deux chambres d’agriculture.

25En conclusion, il faut souligner que le tournant de la qualité opéré par les organisations professionnelles agricoles de la Savoie au début des années 1980 va dans le sens d’une remise en cause de la ligne productiviste, dominante sur le plan national, qui entend poursuivre les efforts d’intensification des modes de production. Mais il procède moins d’une critique radicale que d’une différenciation progressive et territorialisée permettant de revendiquer l’existence d’un autre modèle de développement agricole, sans volonté de le généraliser pour autant. La construction de niches économiques ne remet pas en cause le mouvement général, mais elle le fragmente. En ce sens, le tournant de la qualité apparaît comme une des recompositions politiques qui mettent fin au projet modernisateur de l’après-guerre en rompant avec l’imaginaire du grand élan unanime des agriculteurs vers le Progrès. Cette histoire met en lumière les processus parallèles de construction de dispositifs multiples qui peuvent entrer en concurrence, se renforcer, se compléter.

26Instituer la marque collective Savoie ne relève pas de la même ambition que de créer une AOC ou un label. Il est intéressant de marquer ces distinctions pour rendre intelligibles les lignes de fracture que le terme de « politique de la qualité » peut recouvrir. Les groupements de producteurs qui sont derrière les AOC ne sont pas toujours favorables à leur intégration dans un dispositif plus large, chaque signe de qualité risquant de perdre son pouvoir d’attraction en étant dilué dans un ensemble plus vaste correspondant à un autre signe moins contraignant. Mais à l’inverse, ces signes de qualité plus globaux permettent aussi de replacer le produit dans un ensemble imaginaire plus vaste et d’améliorer ses chances d’être connu et reconnu en bénéficiant de l’attractivité de l’ensemble des signes de qualité avec lesquels il est associé.

27Il apparaît clairement que le tournant de la qualité est le produit de luttes institutionnelles qui s’accordent dans la recherche d’un compromis politique qui fonde un nouveau modèle de développement agricole. Ces luttes ne sont pas seulement symboliques. Elles recouvrent des enjeux multiples et souvent indissociables : élaboration d’une ligne politique, attribution des financements aux institutions, définition d’un cadre juridique, engagement dans une stratégie de communication. En matière de produits de terroirs, cette étude montre que la structuration de l’offre est plus déterminante qu’on pourrait le croire au premier abord. Si elle s’établit en fonction de la perception que les acteurs se font de la demande, elle a aussi sa propre logique, ce qui nécessite d’analyser le jeu des institutions publiques et des organisations professionnelles en étant attentif aux jeux d’échelle, la différenciation entre les niveaux national, départemental, local jouant ici un rôle décisif.

Notes

1 Hobsbawm E.J., Ranger T.O., The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.

2 Houée P., Les Étapes du développement rural, t. 2 : la révolution contemporaine (1950- 1970), Paris, Éditions Économie et Humanisme/Les Éditions ouvrières, 1972.

3 Coulomb P., Nallet H., Le Syndicalisme et la création du paysan modèle, Paris, CORDES/INRA, 1980.

4 Muller P., Le Technocrate et le Paysan, Paris, Les Éditions ouvrières, 1984.

5 Cerf M., Lenoir D., Le Développement agricole en France, Paris, Presses universitaires de France, 1987.

6 Atrux-Tallau M., Histoire sociale d’un corps intermédiaire. L’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (1924-1974), thèse d’histoire, Université Lyon 2, 2010.

7 Servolin C., L’Agriculture moderne, Paris, Le Seuil, 1989.

8 Raugel P.-J., La Crise de la vulgarisation agricole (1972-1977), DEA, Paris, INRA, 1978.

9 Stanziani A., « Les signes de qualité. Normes, réputation et confiance (xixe-xxe siècles) », Revue de synthèse, no 2, 2006, p. 329-358.

10 Archives de la chambre d’agriculture de la Savoie (ACA 73), Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie des 18 et 19 mai 1961.

11 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 5 juin 1965.

12 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la Chambre d’agriculture de la Savoie du 19 mai 1967.

13 Martin J.-S., Le Monde rural, laissé pour compte de la modernisation agricole : de la zone-témoin au comité de pays ou comment la politique d’aménagement rural tente de suppléer la politique agricole, thèse de 3e cycle de géographie, Université Grenoble II, 1982.

14 Mustar P., « La relance du fromage de Beaufort », Les Chercheurs et l’innovation. Regards sur les pratiques de l’INRA, Paris, INRA, 1998, p. 84-115.

15 Stanziani A., La Qualité des produits en France (xviiie-xxe siècles), Paris, Belin, 2003, p. 10.

16 Brunier S., « Le baron perché ou l’histoire d’un conseiller agricole exemplaire en haute montagne (1961-1985) », Sarrazin F. (dir.), Les Élites agricoles et rurales : concurrences et complémentarités des projets, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 250-265.

17 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 24 mai 1974.

18 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 27 septembre 1974.

19 Colson F., Rémy J., « Chapitre IV : Le développement, un enjeu de pouvoir », Coulomb P. et al. (dir.), Les Agriculteurs et la politique, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1990, p. 197-205.

20 Brunier S., Conseillers et conseillères agricoles. L’amour du progrès aux temps de la « révolution silencieuse » (1945-1983), thèse d’histoire, Université de Grenoble, 2012, p. 456-511.

21 Gerbaux F., La Genèse de la politique de la montagne : le cas des mesures de politique agricole, 1945-1973, thèse de 3e cycle de sciences politiques, Université Grenoble II, 1983.

22 Rambaud P., « Note sur le bassin de l’Arvan (Savoie). Essai de coordination dans les études et dans l’action », Bulletin de la FFEM, no 13, 1962-1963, p. 253-258.

23 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 24 novembre 1977.

24 Debarbieuxb., Rudazg., Les Faiseurs de montagne : imaginaires politiques et territorialités, xviiie-xxie siècle, Paris, CNRS Éditions, 2010.

25 Le décret paraît au Journal officiel le 30 octobre 1976.

26 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 23 novembre 1980.

27 Entretien de l’auteur avec Jacques Lecoin, directeur de la marque Savoie, réalisé le 22 juin 2012.

28 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 9 mai 1980. Ce procès-verbal reproduit notamment le rapport du directeur, Gilbert Delaunay, intitulé « Les conditions d’une politique de production agricole de qualité en Savoie. Atouts et handicaps ».

29 Martin J.-P., Histoire de la nouvelle gauche paysanne : des contestations des années 1960 à la Confédération paysanne, Paris, La Découverte, 2005.

30 Coulomb P., Nallet H., « Les organisations syndicales à l’épreuve de l’unité », Tavernier Y., Gervaism., Servolin C. (dir.), L’Univers politique des paysans dans la France contemporaine, Paris, Armand Colin, 1972, p. 379-413.

31 Entretiens réalisés par l’auteur avec des conseillers agricoles en activité dans ces années-là.

32 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 15 octobre 1983.

33 ACA 73, Procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 19 novembre 1981.

34 Ibid.

35 Roger J., « Une nouvelle approche d’un espace fragile, la montagne. Réflexions sur quelques expériences de terrain menées dans les Alpes du Nord », Revue de géographie alpine, t. LXXII, no 2-4, 1984, p. 311-321.

36 Entretien de l’auteur avec Roger Berthier, responsable de ce service, réalisé le 8 août 2010.

37 Service d’utilité agricole à compétence interdépartementale.

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