Les produits de terroir
| ,Troisième partie. Faire connaître les produits des terroirs : acteurs, mécanismes et espaces de la valorisation dans la ville
Pots-de-vin et gouvernement des villes dans l’Aquitaine médiévale
Texte intégral
- 1 Higounet A., « Le vignoble et le vin à Périgueux aux xive et xve siècles », Vignobles et vins d’Aqu (...)
1À la fin du Moyen Âge, nombreux sont les corps de ville à user de la politique des cadeaux en vin pour en faire un « moyen de pression ou de corruption, un encouragement à l’action », comme Arlette Higounet le soulignait pour Périgueux1. Ces dons et pots-de-vin, qui ont aujourd’hui si mauvaise presse par ce qu’ils suggèrent de corruption et de trafic d’influence illicite, sont alors une pratique commune qui, a contrario de l’acception actuelle, a tout d’officielle et d’institutionnalisée. En témoigne leur enregistrement dans les sources municipales, qu’il s’agisse des délibérations ou de la comptabilité, qui en font largement état. Dans cette politique des cadeaux, le vin n’a pas l’exclusivité, mais l’expression « pot-de-vin », passée à la postérité, témoigne assez de sa prédominance, a fortiori en pays de vignobles.
- 2 Derville A., « Pots-de-vin, cadeaux, racket, patronage. Essai sur les mécanismes de décision dans l (...)
- 3 La formule est empruntée à la comptabilité de la ville de Lille, étudiée par A. Derville (ibid., p. (...)
- 4 Sur ce point, voir Grieco A., « Alimentation et classes sociales à la fin du Moyen Âge et à la Rena (...)
2La fonction première de ces gratifications est d’attirer les grâces du bénéficiaire, en général un haut personnage ou un officier dont on veut obtenir les faveurs et la protection. Pour les villes, qui sur ce point ne rechignent pas à une dépense pourtant lourde, les présents sont ainsi devenus un véritable outil de gouvernement, notamment en matière de diplomatie et de défense, où ils participent « des mécanismes de décision2 ». Même si l’investissement paraît souvent à long terme ou incertain, les édiles municipaux en attendent des retombées utilitaires, pour « l’honneur de la ville3 » et pour sa réputation. De cette dernière, le vin local est un des fleurons ; en l’offrant, les villes espèrent faire coup double : gagner en influence et promouvoir leur production sur la table des Grands, en souhaitant qu’ils fassent des émules. D’où l’importance de la sélection des vins et d’une distribution stratégiquement calculée. Bien que le jeu de la distinction apparaisse complexe4 – le capital symbolique des pots-de-vin reposant sur la multitude des paramètres du rituel du don –, la générosité municipale, par les choix de vin qu’elle fait, se doit de coller à la palette des honorabilités et de souligner les distinctions sociales, mais aussi la nature des relations entretenues avec les personnes gratifiées.
- 5 Derville A., « Pots-de-vin, cadeaux, racket, patronage. Essai sur les mécanismes de décision dans l (...)
- 6 Boone M., « Dons et pots-de-vin, aspects de la sociabilité urbaine au bas Moyen Âge, le cas gantois (...)
- 7 Leguay J.-P., « Banquets, cadeaux alimentaires et autres présents dans les villes françaises des xi (...)
- 8 Leturcq S., « La qualité des pots de vin tourangeaux au xve siècle », Lavaud S., Chevet J.-M., Hinn (...)
3L’historiographie n’a encore que partiellement balayé le sujet : si on laisse de côté les monographies urbaines, qui n’y font souvent que de brèves allusions au chapitre des finances communales, les historiens médiévistes à s’y être spécifiquement intéressés se comptent encore sur les doigts d’une main. André Derville a été le pionnier avec son étude de la pratique des pots-de-vin à Lille et à Saint-Omer5, suivi, toujours dans la même zone d’influence bourguignonne, par Marc Boone pour le cas de Gand6, puis par Jean-Pierre Leguay, qui a tenté une première synthèse à l’échelle des villes françaises7. Récemment enfin, Samuel Leturcq a analysé le cas de Tours8. Toutes ces focales mettent en exergue l’importance des distributions de vin dans la gouvernance municipale et confirment l’idée que ces dons s’inscrivent dans le cadre d’une largesse institutionnalisée. Néanmoins, ces études donnent aussi à voir combien, au-delà d’usages et d’objectifs communs, la pratique de chaque ville, voire de chaque affaire, est singulière et contingentée par des facteurs multiples, tant structurels que conjoncturels. Toutes rappellent aussi que la limite est ténue entre libéralités coutumières et pratiques d’extorsion à l’encontre de la ville, sans parler du silence des archives sur les pots-de-vin frauduleux.
- 9 L’appellation « Bas-Pays » renvoie à un territoire, circonscrit au diocèse de Bordeaux, sur lequel (...)
- 10 Pour Bordeaux, il ne subsiste, pour la période médiévale, que deux registres – édités – de délibéra (...)
- 11 Les occurrences de pots-de-vin relevées dans les sources sont synthétisées dans des tableaux en ann (...)
4Pour l’Aquitaine médiévale, la question n’a jamais été abordée pour elle-même. La région est pourtant un pôle viticole majeur où les villes productrices, dans le contexte de la guerre de Cent Ans, favorable à leur autonomie, ont fait du pot-de-vin un moyen d’action au service de leurs intérêts. L’étude proposée ici a choisi une optique comparative en sélectionnant trois cas d’étude : Bordeaux, Saint-Émilion – deux villes productrices majeures du Bas-Pays9 à deux niveaux opposés de la hiérarchie urbaine, la première capitale, la seconde, petite ville – et Agen, cité de rang intermédiaire du Haut-Pays garonnais, qui draine vers son port les vins de sa juridiction. Leur pratique des pots de vin sera étudiée à partir des archives communales : registres de délibérations et comptabilités municipales10. Le différentiel de conservation a empêché la concordance chronologique de ces sources, qui s’étalent du xive au début du xvie siècle ; si on peut parier sur la pérennité de la pratique sur le long terme, la prudence est de mise dans l’analyse comparative, qui doit garder en ligne de mire la conjoncture spécifique de chacune des politiques de distribution. Les nombreuses occurrences relevées qui donnent à voir ces dernières (voir annexe11) permettent d’identifier tant les bénéficiaires et les finalités que les modalités du don et les vins qui en sont l’objet. Dans la comparaison entre villes, des singularités apparaissent qu’il faut questionner : en quoi ces dons en vin peuvent-ils être des marqueurs de la gouvernance municipale, du statut de la ville et de son rayonnement ? Que disent-ils aussi du produit en jeu ? Comment s’opère sa sélection ? Comment celle-ci sert-elle la réputation du vin et de la ville ?
- 12 Leguayj.-P., « Banquets, cadeaux alimentaires et autres présents dans les villes françaises des xiv(...)
- 13 Je remercie Johan Picot de m’avoir donné accès à ses données, sur lesquelles doit paraître prochain (...)
5À dépouiller les archives municipales des trois villes retenues, deux constats, quelque peu paradoxaux, s’imposent : d’une part, la pratique du pot-de-vin est totalement intégrée à la gouvernance municipale, à l’égal des autres villes déjà étudiées, sans toutefois donner lieu à un office particulier, tel le « maître des présents12 » à Bruges, ni même à une appellation générique, tel le « presens de la ville » relevé dans les archives communales de Montferrand13. Mais, d’autre part, si elle relève d’une même conception des relations sociales et de l’exercice du pouvoir, cette pratique du don est à chaque fois singulière : ainsi les trois municipalités considérées ont adopté des modalités différentes. Dans ce différentiel se révèlent leur statut et l’étendue de leurs prérogatives et, par la même, leur place dans la hiérarchie urbaine. Sur ce point, l’étude des bénéficiaires des pots-de-vin et celle de la nature des dons sont particulièrement éclairantes : la capitale du duché s’y singularise nettement des deux autres villes, qui jouent plutôt en seconde position et ont opté pour des stratégies différentes.
Des bénéficiaires à la mesure du rang urbain
6En matière de bénéficiaires des largesses municipales, le schéma observé ailleurs s’applique globalement aux villes de l’Aquitaine : d’une part, hormis à Bordeaux où les pots-de-vin peuvent concerner un groupe (le conseil du roi, les seigneurs de sa compagnie…), le don est généralement ad hominem ; d’autre part, les grands et les officiers dont on veut attirer l’attention et la protection, voire auxquels on ne peut refuser le présent, sont en première ligne, loin devant les simples roturiers et bourgeois de la ville, qui peuvent en être gratifiés au titre de la sociabilité communale. Néanmoins, à chacun ses grands…
« L’union personnelle14 » de Bordeaux et du roi-duc
- 14 Je me suis permis ici de filer la métaphore de l’expression fameuse d’Yves Renouard à propos de l’A (...)
7Des trois cas d’étude, Bordeaux est la plus chiche en cadeaux (8), mais elle est la seule à en honorer le roi-duc, Saint-Émilion et Agen ne s’adressant qu’au niveau inférieur des grands officiers de la couronne. Les pots-de-vin soulignent donc la relation privilégiée qu’entretient alors la capitale avec son suzerain. Durant les deux premières décennies du xve siècle, que couvrent les registres de délibérations, le roi-duc fait la guerre sur d’autres fronts (révoltes intérieures pour Henri IV, campagne de 1415 en Haute-Normandie – siège d’Harfleur du 16 août au 22 septembre – puis en Picardie – Azincourt 25 octobre – pour Henri V) et Bordeaux doit mener seule la défense du duché. Dépourvus de forces propres, les officiers du roi-duc, comme la noblesse locale et les autres villes avec qui elle est liguée, se plient à ses ordres et rallient les armées communales. Les victoires remportées par celles-ci, tant en 1406 lors du siège de Bourg par le duc d’Orléans que dans la reconquête des places françaises dans la décennie 1420, galvanisent les rêves de puissance des jurats et confortent l’identité communale.
- 15 Bordeaux, no 5.
- 16 Bordeaux, no 2.
- 17 Voir le don à Edward Hull, Bordeaux, no 8.
- 18 Bordeaux, no 4.
- 19 La pipe équivaut à un demi-tonneau, soit 400 à 450 litres.
- 20 Bordeaux, no 1. Rauzan se trouve dans l’est de l’Entre-deux-Mers.
- 21 Bordeaux, no 7.
8C’est dans cette posture que la jurade entend traiter avec le roi-duc : elle montre ostensiblement son allégeance et sa fidélité sans faille, mais veut la reconnaissance de ses capacités politico-militaires et de sa qualité d’interlocuteur incontournable. Ses dons s’étendent aussi à l’entourage du roi, membres de la famille royale15, membres du conseil16, ambassadeurs17, grands officiers, hommes d’armes de sa compagnie18. Mais à travers eux et les réseaux d’influence qu’ils peuvent mobiliser, c’est toujours le roi et son gouvernement qu’il s’agit d’infléchir. Hormis ces bénéficiaires de haut rang, la jurade de Bordeaux se montre assez parcimonieuse dans ses largesses : outre l’abbé des Augustins, à qui sont remises quatre ou cinq pipes19 de vin pour sa provision et « soutenir son état » lors de « son abescat en pais de Roasan20 », seuls quelques hommes d’armes reçoivent du vin de la municipalité. La seule mention explicite que l’on en ait se trouve dans la comptabilité de 1442, qui fait état d’un paiement de quatre barriques de vin achetées pour bailler « aus senhors et autres qui aneren aras darreyrament a l’entrepresa de Basatz21 » ; la ville a donc envoyé du vin pour soutenir le siège, mais on s’interroge : est-ce un présent, voire une récompense, ou une simple contribution au ravitaillement ? Il peut paraître étonnant qu’en ces temps de guerre, la jurade de Bordeaux ne soit pas plus généreuse envers les combattants qui participent à la défense du duché : ce type de don échappe-t-il à l’écrit ? Ou la ville se sent elle, en matière militaire, dans une position si éminente qu’elle puisse s’abstenir de faire des cadeaux aux gens de guerre ? Agen se trouve dans une posture inverse.
Les libéralités d’Agen contingentées par la guerre
9Bien que cité épiscopale et port actif sur la Garonne, Agen est demeurée une agglomération secondaire, en position médiane entre les deux capitales régionales, Toulouse et Bordeaux. Cette situation, aux confins de deux aires d’influence, lui a été particulièrement préjudiciable dans le conflit franco-anglais, où elle s’est trouvée dans une perpétuelle oscillation entre les deux camps. Durant la décennie 1345-1355, couverte par les registres de la jurade, la ville est demeurée sous obédience française, mais l’Agenais, notamment sa partie septentrionale, est un des fronts de la guerre désormais ouverte et subit l’offensive victorieuse (1345-1347) du comte de Derby avant qu’une trêve, amorcée au printemps 1350 et plusieurs fois renouvelée jusqu’en juin 1355, n’interrompe partiellement les hostilités. Les registres d’Agen offrent donc l’opportunité d’observer l’effet des pulsations de la guerre sur la pratique des pots-de-vin, dans un contexte général de crise : en plus de mauvaises récoltes (la vendange de 1350 est déclarée catastrophique), la peste noire sévit à partir de 1347 et, dans les années 1352-1354, les consuls se plaignent abondamment de la pauvreté de leur ville. De fait, leur politique de distribution se doit d’être économe mais efficiente pour la défense de la ville ; l’équation est résolue en faisant des dons nombreux (46), mais de valeur moindre.
- 22 Agen, no 14, le comte d’Armagnac vient alors de Tulle avec des prisonniers ; nos 27, 35 et 43.
- 23 Agen, nos 1 et 46. Beauville est une localité au nord-est d’Agen.
- 24 Agen, no 28.
- 25 Agen, nos 11, 41 et 42.
- 26 Agen, no 40.
- 27 Agen, nos 21 et 25.
- 28 Agen, no 24.
- 29 Agen, no 23 ; no 30, don de deux pipes de vin au seigneur de Caumont en considération de son aide d (...)
- 30 Agen, nos 34 et 44.
10Le roi de France, avec lequel Agen ne semble entretenir aucun rapport direct, ne compte pas parmi les bénéficiaires ; en revanche, ses représentants et les grands seigneurs de son armée reçoivent des présents. C’est en premier lieu le comte d’Armagnac, Jean Ier, lieutenant du roi en Languedoc, qui est honoré non seulement lors de ses venues, en janvier et mars 1347, en juin 1350 ou encore en avril et août 135222, mais aussi lors de ses campagnes, soit au tout début de la reprise du conflit, en décembre 1345 ou encore en mai 1354, lorsqu’il guerroie devant Beauville23. Ce sont ensuite les sénéchaux, celui d’Agen comme celui de Toulouse, gratifiés aux mêmes occasions ou encore pour la fête de Noël24. Les autres grands officiers, tel le connétable ou le maréchal de France, ne sont que ponctuellement bénéficiaires, et seulement lorsqu’ils séjournent dans la ville25. Il en est de même des grands seigneurs, tels ceux de la suite de Jean le Bon, alors duc de Normandie, venus à Agen en avril 1346 à l’occasion de la campagne pour la reprise d’Aiguillon. Aux côtés du dauphin, les ducs de Bourgogne, d’Aquitaine, d’Achaïe, le comte de Guigne ainsi que l’évêque de Beauvais sont reçus avec honneurs et cadeaux. Tout aussi occasionnellement, d’autres combattants bénéficient également des largesses municipales, tels, en juin 1352, Johan Mosta, de la compagnie d’Amaury de Créon, alors lieutenant du roi en Languedoc, Nicolas Odde, trésorier des guerres26, ou encore le maître des arbalétriers, Robert Houdetot27. Les commissaires du roi pour la trêve, au printemps 1350, ne sont pas oubliés et reçoivent de l’avoine et quatre torches chacun28. Le capitaine de la ville est aussi honoré : il est prévu que lors de son entrée en fonction, il reçoive avec son épouse un présent dont la valeur peut atteindre 100 livres. Le seul représentant de la noblesse locale est le seigneur de Caumont, Guilhem-Raymond Ier, rétribué pour son soutien, notamment dans la lutte de la ville contre le seigneur de Madeillan29. En dehors de ces gens de guerre et de l’évêque, gratifié à deux reprises30, les consuls d’Agen ne font pas de cadeaux ; n’en ayant pas les moyens, ils se montrent pragmatiques et concentrent leurs efforts sur la défense et la stratégie militaire. Ainsi, c’est lors de la phase la plus critique, 1345-1347, lorsque la ville est progressivement encerclée par les forces anglaises, qu’ils multiplient les pots-de-vin : 15 pour ces deux années (contre 28 pour les huit années suivantes), dont 7 en avril 1346, lors de la venue du duc de Normandie et de sa compagnie. Ces chiffres disent assez combien la générosité municipale est contingentée par la guerre et se surajoute à toutes les contributions en vivres, en hommes et en argent auxquelles la ville doit se soumettre.
Saint-Émilion, une petite ville en mal d’appuis
- 31 Saint-Émilion, no 18.
- 32 Saint-Émilion, no 20.
- 33 Saint-Émilion, no 32.
- 34 Saint-Émilion, nos 33, 36 et 43.
- 35 Saint-Émilion, no 12.
- 36 Saint-Émilion, nos 8 et 13.
- 37 Saint-Émilion, no 37.
11Lorsque ses archives municipales nous le montrent, Saint-Émilion se trouve dans une situation militaire bien plus favorable que les deux villes précédentes. Dans la seconde moitié du xve siècle, couverte par les sources, la paix règne enfin et la petite ville, anémiée dès avant la guerre, peut se concentrer sur sa reconstruction et les affaires courantes. Ce contexte explique-t-il la politique particulièrement généreuse de sa jurade ? Quoi qu’il en soit, les dons en vin sont légion (45) et tendent à « arroser » toute une palette de bénéficiaires. En tête, comme dans les autres villes, de hauts personnages dont les jurats sollicitent le soutien : le sénéchal et son lieutenant31, le connétable32, le conseiller du roi33, des hommes d’armes34 ou des grands, tel le captal de Buch, monseigneur de Candale ; on flatte également le maire ou le clerc de Bordeaux35… Outre l’entretien de ces réseaux d’appui, la jurade se sert également du vin comme rétribution des hommes de loi qu’elle emploie pour défendre sa cause et ses droits. La comptabilité fait régulièrement état du vin des pensions des avocats et des procureurs et des frais occasionnés par son transport à Bordeaux. Enfin, à la différence des deux autres municipalités, la jurade de Saint-Émilion donne occasionnellement des présents à ses administrés : récompense accordée aux artisans travaillant pour la ville36, contribution aux joutes d’arbalétriers organisées entre Libourne et Saint-Émilion37 et, surtout, organisation de dîners entre officiers municipaux ou avec leurs invités. Ainsi, en matière de pots-de-vin, Saint-Émilion se montre-t-elle la plus généreuse des trois villes, en nombre et en catégorie de bénéficiaires. Doit-on en inférer que les pots-de-vin sont l’arme privilégiée des petits, de ceux qui ont le plus besoin de protection et doivent, en conséquence, multiplier les appuis ? Le différentiel des sources, les impacts du contexte empêchent de généraliser cette assertion qu’il faut affiner par l’analyse de la nature des pots-de-vin.
Choisir ses cadeaux
- 38 Derville A., « Pots-de-vin, cadeaux, racket, patronage. Essai sur les mécanismes de décision dans l (...)
12Ainsi que le rappelle Alain Derville, « l’échange des dons et des bons procédés s’opère dans une hiérarchie de rangs minutieusement réglée et respectée38 », seule à même de rendre efficientes les opérations de reconnaissance sociale ; dans ce jeu de la distinction, le choix des cadeaux est déterminant, mais contingenté par les potentialités du donateur. Là encore, si les trois villes sont au diapason de ce qui se pratique ailleurs, des variables se font jour entre elles dans la sélection opérée.
La variable de la nature du don
13Rien d’étonnant à ce qu’en pays de vignobles, le vin constitue le premier des cadeaux. À Bordeaux comme à Saint-Émilion, il a même l’exclusivité. En dehors des distributions de pain à titre d’aumône ou de service, les jurats des deux villes ne donnent, en effet, que du vin. Ce dernier s’impose donc comme le cadeau par excellence, surtout lorsqu’il est vin d’honneur et cumule, à l’occasion du rituel du don, les valeurs de fidélité, d’échange, de commensalité et de paix. Plus pragmatiquement, il constitue la principale production agricole de ces deux villes, qui peuvent puiser dans le surplus pour leurs cadeaux, alors qu’elles peineraient à le faire pour le blé. De fait, le vin est pour elles, un « produit phare », une « marque » qui participe de leur identité ; en faisant présent de leur vin, c’est un peu une part d’elles-mêmes et de leur réputation que les villes donnent, et c’est aussi ce qu’attendent d’elles leurs bénéficiaires, parfois explicitement en demande.
- 39 Saint-Émilion, no 19 ; sans doute faut-il voir dans « l’œuvre » (louvrat) de la ville une instituti (...)
- 40 Saint-Émilion, no 18.
- 41 Saint-Émilion, no 15.
14Le vin qu’elles donnent est à l’image de leur production : point n’est besoin pour les jurats de Bordeaux de le spécifier, il s’agit exclusivement de claret, le seul vin produit en masse dans le vignoble suburbain et objet du grand commerce. En revanche, les jurats de Saint-Émilion jouent de plusieurs produits : ils donnent le plus souvent du vin blanc, production dominante dans la juridiction, mais aussi du claret et du rouge. Le choix des différents types semble, en apparence, n’obéir à aucune logique de distinction ; ainsi, si le vin blanc est communément envoyé aux grands et aux gens de justice, « l’œuvre » de la ville en est aussi dotée d’un carton39. Le lieutenant du sénéchal reçoit dans un même présent du claret et du blanc40. Quant au rouge, dont la production reste pourtant secondaire, quatre cartons en sont donnés le jour de carême à monseigneur de Lanes41. La diversité des vins rend bien compte de l’originalité du vignoble saint-émilionnais, mais on peine à comprendre les ressorts de la sélection.
- 42 Agen, nos 2 et 3.
- 43 Agen, no 22.
- 44 Agen, nos 44, 45 et 15.
- 45 Agen, nos 34 et 4.
- 46 Agen, nos 1, 2, 3, 13 et 14.
15Si le vin demeure le premier des présents, les consuls d’Agen ne lui donnent pas l’exclusivité et font le plus souvent le choix de la variété non seulement dans les types de produits, mais aussi dans leur association dans un même don ; ainsi, peu nombreux (8) sont les dons uniquement en vin, alors que les dons composites sont prédominants (27) et que certains d’entre eux ne comportent pas de vin (10). La cire, le plus souvent sous forme de torches, est le cadeau le plus commun et se trouve souvent associée à l’avoine ; autant de produits issus de la campagne agenaise, au miroir de sa polyculture. S’y ajoutent le gibier (fin décembre 1345, le duc de Bourbon et le comte d’Armagnac reçoivent 30 lapins ou perdrix42, le cadeau de Noël du sénéchal en 1347 consiste en venaison43) et les poissons de la Garonne (des esturgeons sont offerts à l’évêque d’Agen et au comte d’Armagnac, qui reçoit également des saumons et des lamproies44). Outre ces produits locaux, qui même en temps de pauvreté exaltent la fertilité du terroir agenais, la générosité consulaire fait aussi dans « l’exotique » en donnant des épices, mais les réserve presqu’exclusivement (les autres bénéficiaires étant l’évêque d’Agen et le seigneur de Caumont45) au comte d’Armagnac, qui en reçoit à quatre reprises46. Comme le gibier ou le poisson, voire l’avoine, le don d’épices flatte les goûts aristocratiques du bénéficiaire et en souligne le haut rang. Dans ses cadeaux, la municipalité se montre donc très attentive au jeu de la distinction.
16On serait tenté de compléter l’analyse de cette variable typologique dans les politiques de distribution par celle de la fréquence, mais cela supposerait, pour une observation statistique fiable, des séries de sources homogènes tant dans leur nature que dans leur périodicité. Ajoutons la difficulté de distinguer clairement, dans le don, ce qui relève du coutumier de ce qui s’apparente à de l’extraordinaire. C’est cette catégorie de l’exceptionnel qui est la plus révélée à Bordeaux et à Agen, villes dans la guerre, dont les pots-de-vin sont une des armes de la mobilisation et collent à l’événement. À l’aube de la Renaissance, Saint-Émilion peut davantage jouer des deux : pensions et cadeaux coutumiers dominent, témoignant d’une pratique régulière devenue un outil de gouvernement, mais la jurade est toujours réactive à la venue impromptue d’un haut personnage. Dans ces différentes stratégies intervient aussi la variable de l’abondance et de la qualité.
Quantité et qualité
- 47 Bordeaux, no 4 ; RJ, t. IV, p. 263, 12 octobre 1415.
- 48 Bordeaux, no 4 ; RJ, t. IV, p. 264, 13 octobre 1415.
17La comparaison en matière de volume entre nos trois cas d’étude ne peut s’établir que pour le vin, puisque seule Agen distribue d’autres types de produits, et souvent sous la forme de cadeaux composites : en diminue-t-elle d’autant la quantité de vin ? Les quelques estimations monétaires relevées laissent supposer que les consuls fixent la valeur des cadeaux au coup par coup et préalablement au choix des produits, dont la quantité est en conséquence. Mais rien n’assure que cette procédure s’applique systématiquement, d’autant qu’à Bordeaux, c’est directement en tonneaux, et non par la valeur marchande, que l’évaluation se fait. Les délibérations menées à la suite de la requête du roi-duc, qui du siège d’Harfleur réclame du vin, début octobre 1415, montre que le volume du don fait l’objet de discussions et de l’évaluation de la contribution possible de la ville. Le 12 octobre, le sous-maire, huit jurats et une partie des membres du conseil des Trente se réunissent et chacun énonce ce qu’il peut donner : certains trois pipes, d’autres, principalement ceux qui sont marchands, un à deux tonneaux47 ; au final, le lendemain, la même assemblée fixe le don à 200 tonneaux au roi, 100 aux seigneurs de sa compagnie48.
18À l’exception d’un don fait par la jurade de Saint-Émilion au seigneur de Cirey, seule Bordeaux use du tonneau, un gros contenant (900 litres) sans doute employé sous la plume des jurats plus sous forme d’unité de compte que comme contenant réel. Quoi qu’il en soit, les volumes transmis au roi-duc sont considérables (environ 1 800 hectolitres pour la seule affaire du siège d’Harfleur) et à la mesure du rang de la ville comme du bénéficiaire presque exclusif. Les deux autres agglomérations ne sont pas en capacité de fournir autant : même en cumulant arbitrairement l’ensemble de leurs dons en vin, les volumes obtenus (Agen, 100 pipes, soit 450 hectolitres ; Saint-Émilion, estimés à 200 hectolitres) restent en-deçà et sont exprimés dans des fûts sous-multiples du tonneau : prioritairement en pipe pour Agen, en barrique pour Saint-Émilion. La quantité est donc étroitement conditionnée aux potentialités de la ville et à leurs soubresauts ; ainsi, l’argument de la pauvreté est utilisé à plusieurs reprises par les consuls d’Agen pour justifier la faiblesse de leur don. À l’évidence, comme la variable du produit, la quantité suit le jeu de la distinction et des faveurs : on le perçoit clairement à Agen lors de la venue du duc de Normandie en 1346, ou lors de la campagne d’Amaury de Créon ; il est moins apparent à Saint-Émilion, néanmoins le sénéchal de Guyenne, l’un des plus grands officiers, est le plus gâté.
- 49 Il n’y en a pas trace pour Agen, même si les consuls font clairement la distinction entre vins « bo (...)
- 50 Bordeaux, no 4 ; RJ, t. IV, p. 115 et 266.
- 51 Bordeaux, no 6.
- 52 Saint-Émilion, nos 14, 17, 30, 34, 40 et 45.
- 53 Saint-Émilion, no 12.
- 54 Leturcq S., « La qualité des pots de vin tourangeaux au xve siècle », art. cit., p. 68.
19Quid de la qualité ? Intervient-elle comme critère dans la sélection ? À l’évidence, parce qu’elle contingente l’efficacité du don, les magistrats municipaux y sont attentifs et les mentions de vin « bon » et, surtout, la pratique de taster les vins en témoignent. Ainsi, à Bordeaux comme à Saint-Émilion49, les jurats nomment des commissaires experts chargés de la dégustation préalable des vins à offrir. La procédure n’est pas pour autant généralisée : à Bordeaux, elle est mise en œuvre seulement pour l’envoi des vins au roi-duc50, ainsi qu’à l’occasion d’un don au sénéchal51 ; à Saint-Émilion, elle semble systématique pour le vin des pensions52, alors qu’il n’en est pas fait état pour les autres dons, à la seule exception du vin envoyé au maire de Bordeaux53. Faut-il en conclure, à l’égal de Samuel Leturcq54, que si assurément les critères de quantité et de qualité influent, ils ne sont que partiellement déterminants ? Ils ne prennent en effet sens qu’imbriqués aux autres paramètres qui interfèrent dans le capital symbolique des pots-de-vin ; la contrepartie attendue, comme les conditions de la distribution, sont aussi à prendre en compte.
Un moyen d’action
20Dans les villes de l’Aquitaine médiévale comme ailleurs, les pots-de-vin participent des mécanismes de décision et doivent avoir des retombées à visée utilitaire : prix d’un service, d’une faveur ou d’une complaisance, achat d’une intervention dont les modalités sont, à chaque fois, spécifiques selon l’importance de l’affaire. Néanmoins, ces gratifications agissent de façon plus structurelle pour instaurer et entretenir des relations nourries de fidélité, de bienveillance et de considération réciproques. C’est pour les villes l’occasion de se placer dans l’échelle des hiérarchies et des pouvoirs, d’asseoir leurs réseaux d’appui et d’assurer leur réputation ; de fait, le trafic d’influence apparaît organique au gouvernement municipal, particulièrement en matière de relations extérieures et de sociabilité communale.
Un canal diplomatique
- 55 Agen, no 1.
- 56 Bordeaux, no 2 ; RJ, t. IV, p. 115, 9 février 1415.
21Les sources municipales compulsées donnent bien à voir cette double finalité des pots-de-vin. Manifester son allégeance, entretenir le dialogue avec les puissants dans le but d’obtenir protection et faveurs est l’une des tendances lourdes de la générosité des corps de ville. Ainsi, en décembre 1345, les consuls d’Agen donnent-ils leurs présents au comte d’Armagnac « pro augmentando amore e benivolencia55 » ; de même, c’est pour « aver amics56 » que les jurats de Bordeaux envoient du vin au conseil du roi. On peut ajouter à cette catégorie tous les dons associés à des manifestations protocolaires, à l’occasion de la venue des personnalités dans la ville. Mais parallèlement à ces investissements à long terme, et profitant du capital d’empathie amassé, nombre de largesses sont conjoncturelles et ont comme objectif clairement avoué d’influencer une décision particulière. Le cas d’Agen donne assez à voir combien le contexte de guerre détermine les libéralités municipales en faveur des hommes d’armes dont on attend protection et aide et que l’on récompense pour leurs conquêtes, tel le comte d’Armagnac ou le seigneur de Caumont.
- 57 Selon le dictionnaire du provençal de Levy, le terme s’apparenterait à un écoulement, ici de vin, s (...)
- 58 Il s’agit sans doute d’une taxe sur la vente du vin au détail.
- 59 Bordeaux, no 4 ; RJ, t. IV, p. 344, mai 1416.
22La diplomatie constitue un autre champ privilégié, notamment dans la dialectique ville/suzerain. L’affaire du don fait par Bordeaux au roi-duc pour le siège d’Harfleur en est un bel exemple, qui dit beaucoup de la subtilité du jeu relationnel et des enjeux inhérents à la procédure. À l’origine, c’est le roi-duc qui est demandeur de vin et de victuailles par une lettre envoyée d’Harfleur, le 1er octobre 1415, complétée le lendemain par une nouvelle missive précisant le volume, de 500 à 700 tonneaux. Initialement donc, pas de pot-de-vin, mais un banal droit de prise pour ravitailler l’armée anglaise. Toute l’ingéniosité des jurats est de l’avoir transformé en don et de s’en être servi pour obtenir une confirmation de leurs privilèges. Le 13 octobre, ils fixent d’autorité le volume de vin, deux fois inférieur à celui exigé (200 tonneaux pour le roi, 100 pour les seigneurs de sa compagnie), et prévoient d’instaurer une taxe de 20 sous par tonneau embarqué pour financer la délégation envoyée auprès du roi-duc. Dans le mois qui suit, ils s’affairent à nommer les messagers (le maire, le prévôt et le clerc) et à rassembler le vin. Le 28 novembre, le peuple est convoqué à la trompe pour l’avertir tant de la démarche diplomatique que de la victoire d’Azincourt. On sait par une délibération du 30 décembre que les bateaux sont partis, mais qu’ils ont subi une « granda escorrasons57 » ; d’où l’envoi immédiat d’une nouvelle nef avec 25 tonneaux pour compenser les pertes. En mars 1416, l’escouade est à Londres où, malgré la pression du comte de Dorset qui réclame un « foratge58 » impayé, le vin a pu être remis à ses destinataires. Entre-temps, les jurats ont imposé une nouvelle ordonnance sur le vin obligeant le Haut-Pays rebelle à décharger conjointement du blé, à raison de un tonneau de blé pour deux de vin. Le roi-duc, content du don, a néanmoins discuté la confirmation des privilèges et l’ordonnance prise par les jurats. Au final, la pression qu’ils ont exercée – à preuve une lettre de remerciement du comte de Dorset les assurant « de faire la chose a vostre bien et prouffit59 » – semble bien avoir eu raison des hésitations du roi-duc, qui n’a pas révoqué leur décision.
- 60 Bordeaux, no 4 ; RJ, t. IV, p. 287, 28 novembre 1415, le trésorier doit payer ceux à qui a été ordo (...)
23Malgré tous les aléas advenus, la jurade de Bordeaux a su faire montre, dans cette affaire, d’opiniâtreté et d’habileté politique. À l’inverse de l’impôt, symbole de sujétion, le don lui a permis de reprendre l’initiative, de donner à voir ses capacités décisionnaires et logistiques, légitimant une autonomie dont elle réclame la reconnaissance par le roi-duc. De par l’ampleur des cadeaux comme de ses enjeux, c’est la communauté toute entière qui a été mobilisée, y donnant son accord, y contribuant par l’impôt, voire par le don forcé60 et par le vin fourni. La procédure du don est ainsi l’occasion pour la ville de faire corps, de paraître unie et forte dans le jeu qu’elle mène avec le roi-duc, dont elle n’entend pas être un sujet passif et qu’elle oblige à la réciprocité.
L’ordinaire du bon gouvernement
- 61 Saint-Émilion, no 8.
- 62 Saint-Émilion, no 38.
24En dehors des cadeaux de représentation, qui relèvent de la politique extérieure, les libéralités municipales sont aussi un instrument au service des affaires internes et du bon gouvernement de la communauté. La pratique est banale et la palette des secteurs d’intervention assez large : de la simple aumône au vin de courtoisie ou de fête, en passant par les pensions versées aux gens de justice. Les archives de Saint-Émilion offrent une focale particulièrement circonstanciée sur ce volet, ainsi que sur celui de la logistique des pots-de-vin, révélatrice des capacités d’action de la jurade. On a déjà évoqué les vins de pourboire octroyés aux artisans travaillant pour la ville ou à des agents municipaux en service ; d’un montant généralement modeste – ainsi, c’est de la piquette qui est donnée aux maçons61 –, ils apparaissent comme une gratification accessoire, parfois une récompense, et sont une expression de la convivialité municipale. La jurade se comporte en bon patron et donne l’exemple de la concorde dans les relations de travail. C’est dans le même esprit de sociabilité qu’elle distribue du vin à l’occasion des joutes entre arbalétriers de Libourne et de Saint-Émilion : elle récompense ainsi l’engagement de ses hommes en armes et contribue à l’ambiance festive d’une rencontre où la réputation de la ville est mise en jeu. Ces dons sont donc un moyen, parmi d’autres, de cimenter la communauté autour de ses magistrats dispensateurs et de conforter leurs réseaux d’appuis internes. Ces derniers sont particulièrement sollicités à l’occasion de l’accueil de personnalités : les habitants chez qui elles sont logées semblent des familiers, voire des membres de la jurade (le maire, un certain Michaud Papaud, Bernard Roul ou Monseigneur Pindray…) ; pour le gîte, les jurats fournissent le vin ou dédommagent le logeur, tel Johan Andraud, qui perçoit deux francs en raison du vin pris chez lui, du bois et du service de la maison pour le logement de gens de justice62.
- 63 Saint-Émilion, no 4.
- 64 Saint-Émilion, no 33.
- 65 Leturcq S., « La qualité des pots de vin tourangeaux au xve siècle », art. cit., p. 55.
25La mobilisation des habitants est aussi patente lorsqu’il s’agit de rassembler le vin pour les présents extraordinaires. Les comptes de 1470 listent ainsi les noms « daquetz qui on balhat los de la donation qui fo feyta à Ms de Guyana » ; une première liste énonce 11 noms, puis une seconde 6, chacun ayant donné une barrique63. Ce procédé semble le même pour les gratifications judiciaires, puisque une troisième liste de ce même compte fait état de 12 barriques de vin « per lo dreyt de Mossen lo Chancelley » fournies par dix personnes. Pour s’approvisionner, la jurade se tourne donc vers ses administrés, tout en donnant l’exemple : le maire fournit régulièrement du vin, le trésorier donne son propre vin rouge vieux au capitaine de Saint-Pierre-d’Armens64. Possède-t-elle un stock, tel « le vin de la ville » à Tours, conservé dans les caves municipales65 ? Peut-être pour la dépense ordinaire, mais pour les présents de grande ampleur, elle doit se fournir au coup par coup comme le suggèrent ces listes.
- 66 On a ainsi des frais détaillés à Saint-Émilion, no 12.
26Outre l’approvisionnement, la logistique des pots-de-vin doit également prendre en compte le transport lorsque le don est effectué à titre de service et porté au domicile du bénéficiaire ou de son logeur. Le vin des pensions que la jurade envoie régulièrement à Bordeaux suscite ainsi des frais supplémentaires pour son transport : il faut le charroyer de Saint-Émilion jusqu’au port, l’embarquer sur des gabarres puis, à son arrivée à Bordeaux, le convoyer jusqu’à la maison du destinataire ; à ces dépenses s’ajoutent les frais des messagers et du capitaine du bateau, sans oublier les péages66. On mesure combien ces postes de dépense augmentent le coût du présent pour la communauté ; ils témoignent aussi d’une organisation bien rodée et totalement intégrée à l’administration municipale.
27La perspective comparative adoptée aura paradoxalement montré combien les pots-de-vin sont un miroir des villes qui les distribuent et combien ils expriment la représentation qu’elles ont et qu’elles veulent donner d’elles-mêmes. On peut s’interroger, in fine, sur leur efficience. En matière politique, l’exemple du don fait par Bordeaux au roi-duc a mis en exergue les potentialités, mais aussi les incertitudes, qui pèsent sur le bon aboutissement de la démarche. En matière de renommée et de publicité faite à la ville et à ses « produits phare », les indices des sources sont ténus : ainsi, dans la même affaire, rien n’est rapporté des appréciations du roi-duc sur le vin reçu en présent – il se dit seulement content du don –, le comte de Dorset n’y fait pas plus allusion dans sa lettre de remerciement. Doit-on donc douter de l’efficacité du « marketing » des jurats ? Ou doit-on penser que la réputation du claret bordelais à la table royale était suffisamment assise pour qu’il ne soit besoin de l’exalter ? Quoi qu’il en soit, les présents aux puissants constituent toujours une opportunité pour présenter son vin, le faire apprécier et se distinguer. À n’en pas douter, dans la compétition entre villes productrices, les pots-de-vin ont eu leur rôle à jouer.
Agen
Bordeaux

Sources – Registres de la jurade. Délibérations de 1406 à 1409, t. III, Bordeaux, Archives municipales de Bordeaux, 1873 ; Registres de la jurade. Délibérations de 1414 à 1416 et de 1420 à 1422, t. IV, Bordeaux, Archives municipales de Bordeaux, 1883 [RJ]. – « Comptes du trésorier de la ville de Bordeaux pour 1442 (février-août) », J. Bernard et F. Giteau éd., Bulletin philologique et historique (jusqu’à 1610) du comité des travaux historiques et scientifiques, année 1961, Paris, 1963, p. 181-215.
Saint-Émilion
Notes
1 Higounet A., « Le vignoble et le vin à Périgueux aux xive et xve siècles », Vignobles et vins d’Aquitaine, Actes du XXe congrès d’études régionales de la Fédération historique du Sud-Ouest, Bordeaux, 17-19 novembre 1967, 1970, p. 33.
2 Derville A., « Pots-de-vin, cadeaux, racket, patronage. Essai sur les mécanismes de décision dans l’État bourguignon », Revue du Nord, t. LVI, no 222, 1974, p. 341-364.
3 La formule est empruntée à la comptabilité de la ville de Lille, étudiée par A. Derville (ibid., p. 343).
4 Sur ce point, voir Grieco A., « Alimentation et classes sociales à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance », Flandrin J.-L., Montanari M., Histoire de l’alimentation, Fayard, Paris, 1996, p. 479-490.
5 Derville A., « Pots-de-vin, cadeaux, racket, patronage. Essai sur les mécanismes de décision dans l’État bourguignon », art. cit.
6 Boone M., « Dons et pots-de-vin, aspects de la sociabilité urbaine au bas Moyen Âge, le cas gantois pendant la période bourguignonne », Revue du Nord, t. LXX, no 278, juillet-septembre 1988, p. 471-487.
7 Leguay J.-P., « Banquets, cadeaux alimentaires et autres présents dans les villes françaises des xive et xve siècles », Actes du 116e congrès national des sociétés savantes, Chambéry-Annecy, mai 1991, Paris, CTHS, 1993, p. 193-213.
8 Leturcq S., « La qualité des pots de vin tourangeaux au xve siècle », Lavaud S., Chevet J.-M., Hinnewinkel J.-C. (dir.), Vignes et vins. Les itinéraires de la qualité, Bordeaux, Vigne & Vin, 2014, p. 49-70.
9 L’appellation « Bas-Pays » renvoie à un territoire, circonscrit au diocèse de Bordeaux, sur lequel s’appliquent les privilèges vinaires de Bordeaux ; celle de « Haut-Pays » recouvre les pays en amont de Saint-Macaire, contraints par les privilèges à n’envoyer leurs vins à Bordeaux qu’après Noël.
10 Pour Bordeaux, il ne subsiste, pour la période médiévale, que deux registres – édités – de délibérations de la jurade pour les années 1406-1409, 1414-1416 et 1420-1422 (Registres de la jurade. Délibérations de 1406 à 1409, Bordeaux, t. III, Archives municipales de Bordeaux, 1873 ; Registres de la jurade. Délibérations de 1414 à 1416 et de 1420 à 1422, Bordeaux, t. IV, Archives municipales de Bordeaux, 1883 [RJ], ainsi qu’un extrait de registre de comptes pour l’année 1442 : « Comptes du trésorier de la ville de Bordeaux pour 1442 (février-août) », J. Bernard et F. Giteau éd., Bulletin philologique et historique (jusqu’à 1610) du comité des travaux historiques et scientifiques, année 1961, Paris, 1963, p. 181-215.
Pour Saint-Émilion, on peut s’appuyer sur les archives municipales de l’extrême fin du Moyen Âge : AM Saint-Émilion, BB1, Délibérations de la jurade, 26 juin 1458-17 décembre 1459 ; BB2, Délibérations municipales, registre d’audiences, 9 août 1493-19 juin 1494 ; ainsi que E suppl. 4480 à 4486, CC26 à 33, Comptabilités, 1499-1500 à 1512-1513.
Pour Agen, seul le registre de délibérations de la décennie 1345-1355 dans sa version éditée a été retenu (Magen A. éd., Jurades de la ville d’Agen (1345-1355), Auch, 1894 ; http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5759403g.r=Jurades+de+la+ville+d%27Agen+1345-1355.langFR). Les registres postérieurs sont en cours d’étude.
11 Les occurrences de pots-de-vin relevées dans les sources sont synthétisées dans des tableaux en annexe, avec numérotation des dons par ville, que l’on utilisera par commodité pour le référencement.
12 Leguayj.-P., « Banquets, cadeaux alimentaires et autres présents dans les villes françaises des xive et xve siècles », art. cit., p. 202.
13 Je remercie Johan Picot de m’avoir donné accès à ses données, sur lesquelles doit paraître prochainement une étude intitulée « Les entrées princières et l’usage du “présent” en diplomatie. Montferrand à la fin du Moyen Âge ».
14 Je me suis permis ici de filer la métaphore de l’expression fameuse d’Yves Renouard à propos de l’Aquitaine et de l’Angleterre.
15 Bordeaux, no 5.
16 Bordeaux, no 2.
17 Voir le don à Edward Hull, Bordeaux, no 8.
18 Bordeaux, no 4.
19 La pipe équivaut à un demi-tonneau, soit 400 à 450 litres.
20 Bordeaux, no 1. Rauzan se trouve dans l’est de l’Entre-deux-Mers.
21 Bordeaux, no 7.
22 Agen, no 14, le comte d’Armagnac vient alors de Tulle avec des prisonniers ; nos 27, 35 et 43.
23 Agen, nos 1 et 46. Beauville est une localité au nord-est d’Agen.
24 Agen, no 28.
25 Agen, nos 11, 41 et 42.
26 Agen, no 40.
27 Agen, nos 21 et 25.
28 Agen, no 24.
29 Agen, no 23 ; no 30, don de deux pipes de vin au seigneur de Caumont en considération de son aide dans sa lutte contre le château de Madeillan et à la dévastation du lieu.
30 Agen, nos 34 et 44.
31 Saint-Émilion, no 18.
32 Saint-Émilion, no 20.
33 Saint-Émilion, no 32.
34 Saint-Émilion, nos 33, 36 et 43.
35 Saint-Émilion, no 12.
36 Saint-Émilion, nos 8 et 13.
37 Saint-Émilion, no 37.
38 Derville A., « Pots-de-vin, cadeaux, racket, patronage. Essai sur les mécanismes de décision dans l’État bourguignon », art. cit., p. 345.
39 Saint-Émilion, no 19 ; sans doute faut-il voir dans « l’œuvre » (louvrat) de la ville une institution d’aumône, de type « fabrique », rétribuée par la ville. Le terme peut aussi renvoyer à « ouvrage », soit les travaux engagés par la municipalité.
40 Saint-Émilion, no 18.
41 Saint-Émilion, no 15.
42 Agen, nos 2 et 3.
43 Agen, no 22.
44 Agen, nos 44, 45 et 15.
45 Agen, nos 34 et 4.
46 Agen, nos 1, 2, 3, 13 et 14.
47 Bordeaux, no 4 ; RJ, t. IV, p. 263, 12 octobre 1415.
48 Bordeaux, no 4 ; RJ, t. IV, p. 264, 13 octobre 1415.
49 Il n’y en a pas trace pour Agen, même si les consuls font clairement la distinction entre vins « bons » et « communs ».
50 Bordeaux, no 4 ; RJ, t. IV, p. 115 et 266.
51 Bordeaux, no 6.
52 Saint-Émilion, nos 14, 17, 30, 34, 40 et 45.
53 Saint-Émilion, no 12.
54 Leturcq S., « La qualité des pots de vin tourangeaux au xve siècle », art. cit., p. 68.
55 Agen, no 1.
56 Bordeaux, no 2 ; RJ, t. IV, p. 115, 9 février 1415.
57 Selon le dictionnaire du provençal de Levy, le terme s’apparenterait à un écoulement, ici de vin, sous l’effet probable d’une avarie, peut-être une tempête. Mais le verbe associé, « escorsar » (écorcher), suggèrerait plutôt une prise guerrière.
58 Il s’agit sans doute d’une taxe sur la vente du vin au détail.
59 Bordeaux, no 4 ; RJ, t. IV, p. 344, mai 1416.
60 Bordeaux, no 4 ; RJ, t. IV, p. 287, 28 novembre 1415, le trésorier doit payer ceux à qui a été ordonné de faire don au roi pour payer les frais des navires qui portent les vins.
61 Saint-Émilion, no 8.
62 Saint-Émilion, no 38.
63 Saint-Émilion, no 4.
64 Saint-Émilion, no 33.
65 Leturcq S., « La qualité des pots de vin tourangeaux au xve siècle », art. cit., p. 55.
66 On a ainsi des frais détaillés à Saint-Émilion, no 12.
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Crédits | Sources Jurades de la ville d’Agen (1345-1355), Auch, Magen A. éd., 1894 |
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Crédits | Sources – Registres de la jurade. Délibérations de 1406 à 1409, t. III, Bordeaux, Archives municipales de Bordeaux, 1873 ; Registres de la jurade. Délibérations de 1414 à 1416 et de 1420 à 1422, t. IV, Bordeaux, Archives municipales de Bordeaux, 1883 [RJ]. – « Comptes du trésorier de la ville de Bordeaux pour 1442 (février-août) », J. Bernard et F. Giteau éd., Bulletin philologique et historique (jusqu’à 1610) du comité des travaux historiques et scientifiques, année 1961, Paris, 1963, p. 181-215. |
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Crédits | Sources – AM Saint-Émilion BB1, Délibérations de la jurade, 26 juin 1458-17 décembre 1459 ; BB2, Délibérations municipales, registre d’audiences, 9 août 1493-19 juin 1494. – AM Saint-Émilion E suppl. 4480 à 4486, CC26 à 33, Comptabilités, 1499- 1500 à 1512-1513. |
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© Presses universitaires François-Rabelais, 2015