1La mise en place de la standardisation ou de la normalisation des produits, accompagnant la généralisation de la distribution en libre-service des produits, a suscité l’émergence d’une véritable norme à la fois technique et sociale, la norme dite du « zéro défaut » : la vente non assistée de fruits et légumes dans les rayons des hyper et supermarchés impliquait l’absence de « défauts » visibles sur les produits (forme, couleur, tâches et de traces de chocs sur l’épiderme). Cette norme qui faisait de l’apparence du produit le ressort de l’achat en magasin engageait une forme de « fétichisme de la marchandise » : le produit ne donne à voir que sa valeur d’utilité et rend invisibles les formes de travail, les processus qui ont permis sa production. La norme visant les produits a contribué à rendre invisible le travail de l’agriculteur. Pourtant, cette norme visant les produits était elle-même assise sur d’autres normes, relatives à l’usage récurrent de produits phytosanitaires pour garantir non seulement les rendements mais aussi la qualité des produits.

2Dans un premier temps, nous reviendrons sur l’histoire de la mise en place de cette norme assise sur l’usage de produits issus de la chimie de synthèse pour protéger les cultures. Cette histoire longue de la protection des plantes et les controverses qu’elle a suscitées sera ensuite confrontée au mouvement de mise sur le devant de la scène des modes de production, suite notamment à la multiplication des alertes et crises sanitaires relatives à l’alimentation dans les années 1990. Il s’agit ainsi d’observer comment différentes problématiques, différents fils historiques ont été amené à converger, et les effets que cette convergence a produits. En particulier, cette reconfiguration aboutit à l’entrée en jeu des chaînes de grande distribution dans la redéfinition des manières de produire. L’arrivée de ces nouveaux acteurs et des contraintes qui leur sont propres sur le terrain des pratiques agricoles déplace les termes du débat. En effet, les programmes de recherche en production intégrée visant à une intégration de l’environnement dans les processus productifs et au développement d’une « qualité écologique » entrent en tension avec une vision du respect de l’environnement comme maîtrise industrielle des risques, associée au développement de logiques managériales au sein des exploitations agricoles. Nous verrons les effets que produisent ces tensions et le développement des normes sanitaires et environnementales portées par la distribution sur les agriculteurs et sur l’agriculture, et la manière dont elles tendent à redéfinir les compétences professionnelles des agriculteurs. Enfin, nous interrogerons la manière dont ces normes redéfinissent les échanges marchands et les formes de concurrence, à la fois horizontale et verticale.

La lutte chimique et ses remises en cause

Naissance de la lutte chimique

3Un des effets les plus notables de la professionnalisation de la culture des fruits et légumes et de l’apparition d’une consommation de masse est la spécialisation des vergers et des champs, ainsi que l’augmentation de la densité des plantations (pour les vergers). Le graphique ci-dessous résume l’évolution historique de la part respective du verger de pomme isolé et du verger spécialisé en France entre 1965 et 1980.

Fig. 25. Évolution des surfaces plantées en pommiers.

4La superficie totale du verger de pommiers français diminue fortement entre 1965 et 1980 en raison principalement de la diminution de la part des vergers associés et des arbres isolés. Non seulement la densité de plantation des arbres évolue, mais les arbres eux-mêmes changent. On passe dans les années 1950-1970 d’un verger constitué principalement d’arbres hautes tiges, à un verger basse tige (par surgreffage notamment). La culture en basse tige présente en effet un double intérêt : d’une part, elle permet de réduire le phénomène d’alternance et améliore la prévisibilité des récoltes (et donc des résultats économiques), d’autre part, elle facilite le travail du personnel affecté à la récolte des fruits (qui sont désormais « à portée de main ») et permet de réduire les coûts de production.

5Cette transformation des vergers se caractérise aussi par un changement dans les variétés cultivées1. Cette transformation du spectre variétal est solidaire du projet de construction d’un marché européen. En effet, la normalisation commerciale des produits doit permettre une mise en concurrence en construisant des espaces d’équivalences simples au sein desquels est possible la comparaison et le jugement. Cette norme de jugement centrée sur l’apparence physique du produit fini laisse dans l’ombre la question des modes de production dans le cadre des échanges marchands. Cette norme d’échange repose implicitement sur la mise en place d’une norme de production, assise sur des traitements chimiques routinisés pour lutter contre les ravageurs des cultures et conformer le produit au standard (apparence).

6Le premier pesticide de synthèse (le DDT, famille des organochlorés) est élaboré en Suisse en 1939 et commence à être appliqué en agriculture en 1944. À cette époque, les pesticides de synthèse apparaissent comme des moyens très efficaces de lutte contre les ravageurs des cultures. L’efficacité des traitements phytosanitaires à base de pesticides de synthèse laisse entrevoir des progrès presque sans limite dans l’augmentation des rendements voire l’amélioration de la qualité des produits. Elle permet en outre d’espérer cultiver des variétés en fonction de leurs seules qualités commerciales, indépendamment de leur compatibilité avec des conditions écologiques et climatiques locales. Les pesticides de synthèse apparaissent ainsi comme un élément de la mise en place de marchés internationalisés et homogènes.

7Pourtant, des critiques fortes des pesticides issus de la chimie de synthèse apparaissent dès la fin des années 1940. Leur toxicité non sélective est accusée de provoquer des déséquilibres écologiques, les phénomènes de résistance aux pesticides se multiplient et des doutes apparaissent quant au danger des résidus de pesticides pour la santé public2. En affaiblissant les « défenses naturelles » des écosystèmes, la « lutte chimique » génère un effet pervers d’augmentation constante des traitements. Si ces débats restent d’abord cantonnés à des espaces sociaux restreints, la parution en 1962 de l’ouvrage de R. Carson, Silent Spring, va donner un retentissement beaucoup plus large à la critique des pesticides, et contribuer à l’interdiction du DDT aux États-Unis et dans de nombreux pays3.

De la lutte intégrée à la production intégrée

8Ainsi, aux États-Unis, dès le milieu des années 1950, le modèle de production « chimique » est remis en cause. Un savoir se constitue progressivement sur les modes de lutte biologique contre les ravageurs des cultures au sein de réseaux scientifiques, formels ou informels. En 1955 est créée l’OILB (Organisation internationale de lutte biologique et intégrée contre les animaux et les plantes nuisibles), organisme scientifique qui va notamment donner lieu à nombre de travaux puis à partir du milieu des années 1970 engager un programme de recherche sur la définition d’un nouveau mode de production qualifié de « production intégrée ». Les chercheurs considèrent que la lutte biologique seule, comme unique alternative à la lutte chimique, montre rapidement ses limites. Aussi, les recherches vont rapidement s’orienter (autour de la fin des années 1960 et le début des années 1970) vers la combinaison des moyens chimiques et biologiques de lutte, sous le nom de « protection ou lutte intégrée4 ». Ce programme de recherche débouche sur une réflexion sur une « qualité écologique », qui s’ajouterait à la qualité du produit fini lui-même ou aurait un impact sur elle5.

9Suite au lancement de programmes de recherche sur la production intégrée, des guides de production intégrée sont mis au point et diffusés dans la profession agricole. En France, naît en 1979 le Covapi (Comité pour la valorisation de la production intégrée). Néanmoins, ce courant de recherche sur la production intégrée tend quelque peu à s’essouffler au cours des années 1980, en particulier en France, alors que les surfaces cultivées en production intégrée ne cessent de s’étendre en Italie. Le développement de la production intégrée se heurte à un manque de soutien de la part des pouvoirs public6.

10Les producteurs de produits phytosanitaires s’efforcent de leur côté de concevoir de nouveaux produits, moins toxiques ou à la toxicité plus sélective, en mettant au point de nouvelles familles de produits pour éviter l’apparition de résistances, en encourageant un usage moins systématique des pesticides auprès des agriculteurs. Malgré cela, le nombre moyen de traitements phytosanitaires continue d’augmenter, du fait notamment de l’intensification de la production.

11Cette remise en question des modes de production se joue aussi sur une autre scène, avec une inflexion de la législation sur les pesticides en Europe au début des années 1990. En effet, la directive 91/414/CEE du Conseil du 15 juillet 1991 instaure un cadre communautaire harmonisé pour la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques. Jusqu’alors, l’homologation de ces produits était entièrement assurée par les États membres. Les divergences entre législations nationales engendraient donc des distorsions de concurrence qu’il fallait supprimer dans la perspective de l’ouverture du marché unique. La directive introduit ainsi un système d’homologation bifide, où l’autorisation des matières actives s’opère au niveau communautaire tandis que les États membres gèrent les autorisations relatives aux spécialités commerciales. Pour les produits déjà sur le marché avant l’entrée en vigueur de la directive, le texte prévoit un réexamen progressif de leurs molécules (au nombre de 834). Ce processus long et complexe a abouti grosso modo au retrait d’environ la moitié des molécules du marché.

12Du fait de la nouvelle réglementation, les coûts de mise au point de nouvelles molécules ainsi que le seuil de rentabilité des spécialités commerciales ont considérablement augmenté dans les années 1990. La rentabilité d’un produit dépend grandement de sa durée de vie commerciale, qui est elle-même tributaire de l’usage qui est fait du produit (apparition de résistances). Les industries productrices de produits phytosanitaires se montrent donc de plus en plus concernées par l’usage que les agriculteurs font des phytosanitaires. Mais de leur point de vue, s’il s’agit de faire en sorte que les agriculteurs utilisent mieux les pesticides, il ne s’agit pas de réduire cet usage, ce en quoi leur approche diffère de celle de la production intégrée.

13Les normes de qualité pour les fruits et légumes mises en place par la CEE à partir de 1962 orientent le jugement sur le produit fini et « mettent entre parenthèses7 » le processus de production et le travail de l’agriculteur. Jusque dans les années 1980, ces éléments n’entrent pas en ligne de compte, que ce soit dans la réglementation ou dans les cahiers des charges. Dans le secteur agroalimentaire, les crises sanitaires, comme par exemple celle de l’ESB, apparues à partir des années 1980 vont changer cet état de fait en incitant notamment les distributeurs à réclamer la traçabilité des produits et des pratiques de production. C’est ce que fera par exemple le groupe Carrefour au début des années 1990 lorsqu’il mettra en place les FQC (Filières Qualité Carrefour). La première d’entre elles apparaît en 1991-1992. Elle est destinée à la viande de bœuf et garantit l’origine (française) des produits et leur traçabilité. Ce modèle de filière distributeur sera par la suite généralisé aux autres produits frais (les fruits et légumes en particulier) et imité par la plupart des autres distributeurs français. Il introduit dans les cahiers des charges développés par les distributeurs un regard sur le processus de production et notamment le respect de normes sanitaires de la part de l’agriculteur.

14C’est dans ce contexte qu’est créé en février 1993 le réseau Farre (Forum de l’agriculture raisonnée respectueuse de l’environnement) qui regroupe les firmes productrices de produits phytopharmaceutiques (qui financent l’association à hauteur de 85 %8) ainsi que divers organismes et syndicats représentant les professions agricoles. Le but de l’association est explicitement de promouvoir une agriculture plus respectueuse de l’environnement, c’est-à-dire qui utilise « mieux » les pesticides. Pratiquement au même moment (en 1992), l’OILB définit un standard pour la production intégrée : elle « fixe les bases techniques de son application, son contrôle et la labellisation des produits. Ce faisant elle ouvre la possibilité de différenciation sur la base d’une “qualité écologique”9 ».

15Ces deux initiatives, bien qu’elles partent toutes deux d’un constat d’épuisement d’une logique purement productiviste, diffèrent assez fortement et ressortent à des origines différentes. La production intégrée provient des recherches menées dans le cadre l’OILB tandis que l’AR (agriculture raisonnée) a été développée au départ par les industries productrices de produits phytosanitaires pour promouvoir un meilleur usage de leurs produits, c’est-à-dire un usage qui permette d’augmenter leur durée de vie commerciale.

Référentiels publics et référentiels privés : environnement et marché

16Ce sont ainsi deux séries historiques qui tendent à converger à partir du début des années 1990 : d’une part, une série longue de la protection des plantes et des modes de production en agriculture et d’autre part, une série plus courte relative à l’organisation des marchés et à la qualité des produits10. Cette seconde série se caractérise notamment par un élargissement, une complexification tendant de plus en plus à mettre en avant une qualité spécifiée ou dédiée. Ce mouvement engage comme on l’a vu la spécification de qualités organoleptiques, d’usages du produit ou encore de son origine, mais tend aussi à rencontrer les enjeux sanitaires et environnementaux. De sorte que la (re)définition des modes de production tend à devenir un « concept stratégique11 » sur le marché des fruits et légumes, intéressant non plus seulement les producteurs, les scientifiques et les organismes techniques mais aussi les distributeurs ainsi que les pouvoirs publics. C’est dans ce contexte que l’Inra lance en son sein une « action transversale structurante » pour la PFI, en partenariat notamment avec le CTIFL. Le document synthétisant ce projet de recherche précise qu’« il est clair que la PFI a vocation à devenir la standard de la production arboricole de qualité en France, et plus généralement en Europe, voire au niveau international12 ».

17En même temps que la production intégrée jouit d’une visibilité nouvelle avec le renforcement de l’attention publique aux enjeux sanitaires et environnementaux, les transformations des marchés et celles des politiques publiques (réforme de l’OCM fruits et légumes en 1996), elle se trouve par la même traversée par des intérêts, des attentes, des représentations hétérogènes. Ceci entraîne notamment la question : par quel types de règles ou de normes la prise en compte de ces enjeux sanitaires et environnementaux va-t-elle être assurée ? Et, de manière connexe, quelles instances se porteront garantes de ces dispositifs ?

18On a donc dans le secteur des fruits et légumes à la fois des débats assez anciens sur la révision des modes de production et une rencontre plus tardive avec la logique de la maîtrise industrielle des risques. Toujours est-il que l’on peut voir les années 1990-2000 comme un moment de remise en cause et de mise en visibilités des modes de production alors que l’usage d’intrants chimiques (et ses conséquences) semblait jusqu’alors être à la discrétion de l’agriculteur. On assiste donc à une montée en puissance des enjeux sanitaires et environnementaux qui se traduit par l’impératif partagé, a minima, de réduction de l’usage des pesticides dans le processus productif.

L’agriculture raisonnée : une reprise en main par l’État ?

19Jusqu’à la fin des années 1990, cette prise en compte des processus de production, fortement liée au besoin de mettre en place la traçabilité dans les filières, se développe par le biais de démarches éparses, à travers les signes officiels de qualité (déposés par les producteurs), Agri Confiance (un programme porté par l’organisation des entreprises coopératives en France), des chartes ou normes définies par produit ou par des comités de bassin, mais aussi par les filières distributeurs. Par exemple, l’enseigne Carrefour dépose en 1997 un dossier de CCP (Certification de conformité produit) pour des pommes en production intégrée.

Cette intrusion d’acteurs de la distribution dans un domaine jusqu’alors réservé aux producteurs agricoles suscite, en réaction, une inflation de demandes de CCP présentées par des organisations de producteurs. Ces derniers revendiquent, pour eux-mêmes, le bénéfice de la plus-value et de l’image associées à ces qualifications qui collent aux attentes des consommateurs et des citoyens dont la grande distribution se fait le relais. […] Face à cette situation, la section « référentiels » de la Commission nationale des labels et de la certification (CNLC), institution en charge de l’instruction de ces demandes, est prise de court. Comment certifier la conformité à des pratiques ou à des modes de production qui n’ont pas de définition réglementaire en France aussi bien que dans l’Union européenne ?13

20La section « Examen des référentiels » de la CNLC rend un avis en juin 1998. Tout d’abord, l’avis assimile l’AR à la production intégrée (ce qui, étant données les origines différentes des deux termes, n’allait pas de soi).

Cette assimilation faite il propose une définition du concept. Ainsi l’agriculture raisonnée « vise à maîtriser l’impact de l’activité de production agricole sur l’environnement » et non pas l’effet de l’environnement sur la production agricole, c’est-à-dire sur le produit… En conséquence de quoi l’AR ne peut entrer dans le cadre de la certification de produit… Cette prise de position interdit dès lors de communiquer vis-à-vis du consommateur.14

21La mise en place de l’AR est prévue dans la LOA de 1999. La loi sur les NRE du 15 mai 2001 en donne une définition. Les conditions de mise en œuvre de l’AR sont définies par le décret n^o 2006-631 du 25 avril 2002 relatif à la qualification des exploitations agricoles au titre de l’AR et l’arrêté du 30 avril 2002 relatif au référentiel pour l’AR, textes complétés par le décret n^o 2004-293 du 26 mars 2004 relatif aux conditions d’utilisation de la mention « agriculture raisonnée ». Cette intervention légale clôt en principe la période ouverte dans les années 1990, qui avait vu la prolifération de mentions, cahiers des charges revendiquant une production intégrant l’environnement ou sa protection, en définissant une mention et un socle communs, appelés en principe à devenir le nouveau standard productif de l’agriculture conventionnelle en France.

22Concrètement, l’AR est une qualification globale de l’exploitation qui vise à assurer le respect d’exigences relatives à l’environnement, aux risques sanitaires, à la santé et la sécurité au travail ainsi qu’au bien-être animal. Ces exigences sont édictées dans un référentiel national qui a pour fonction d’établir une norme commune pour l’agriculture en matière de respect de l’environnement et de traçabilité, ce afin d’éviter la surenchère commerciale de la part de la grande distribution concernant les mentions relatives à l’environnement15. La rémunération de cette activité de préservation de l’environnement est déconnectée du marché et passe par des subventions. En outre, l’AR n’étant pas un mode de production et étant déconnectée du marché, la communication autour de cette mention est très fortement encadrée. Enfin, la qualification au titre de l’AR est délivrée par des organismes certificateurs privés agréés.

23Les années 1990-2000 sont ainsi l’occasion d’une confrontation entre deux modèles remettant en question les modes de production en agriculture intensive, l’un fondé sur une meilleure gestion des intrants et une logique de maîtrise des risques sanitaires, l’autre mettant en avant un impératif d’« écologisation » de l’agriculture, de dépassement des raisonnements fondés sur la parcelle cultivée pour intégrer un environnement plus vaste dans les processus productifs.

Tableau 15. Évolution du nombre d’exploitations qualifiées au titre de l’AR.

24Nous allons à présent examiner les conditions de mise en œuvre et de développement de l’AR en France, destinée à l’origine à devenir le nouveau standard productif de l’agriculture française16. Si l’on se fie au Baromètre de l’agriculture raisonnée publié par Farre, on constate que la qualification au titre de l’AR augmente sûrement mais… très lentement :

25On trouve des exploitations qualifiées en « grandes cultures » et viticulture. L’immense majorité des exploitations qualifiées à pour orientation dominante les cultures végétales. De toute évidence, l’AR tarde à devenir le standard de l’agriculture française (sachant que l’on comptait environ 545 000 exploitations agricoles en France en 2005). Pour le seul secteur des fruits et légumes (environ 45 000 exploitations), ce chiffre est très faible.

La pluralité des normes environnementales

26Les normes environnementales dans le secteur des fruits et légumes sont nombreuses et variées : elles visent soit l’exploitation, soit l’OP, soit une production donnée. Elles ont trait soit au mode de culture, soit aux pratiques « à la station » (c’est-à-dire aux opérations de conditionnement, de lavage, d’emballage, etc.). Elles sont émises soit par les producteurs ou leurs organisations, soit par des organismes interprofessionnels ou des comités de bassin, soit encore par l’aval de la filière (la grande distribution). Elles sont mises en œuvre soit au niveau régional, soit au niveau national, voire au niveau international. Le secteur des fruits et légumes compte donc des initiatives assez diverses en matière d’environnement. Comment s’est opérée l’articulation de ces différents dispositifs avec celui de l’AR destinée à devenir le nouveau standard de l’agriculture française ?

27Les enseignes de la grande distribution française avaient mis en place des cahiers des charges destinés à rationaliser le choix de leurs fournisseurs, cahiers des charges propres à chaque enseigne et fortement orientés autour des thématiques de l’AR ou de la production intégrée (Filière agriculture raisonnée Auchan, Filière Qualité Carrefour, Terre et Saveur chez Casino, etc.). Pour ces enseignes, ces cahiers des charges sont nécessaires notamment pour mettre en œuvre la traçabilité des produits (qui n’est pas encore obligatoire à l’époque, mais que les distributeurs ressentent de plus en plus comme nécessaire pour éviter de nouvelles crises sanitaires) ; ils représentent aussi un élément de différenciation, en affichant une garantie de protection de l’environnement et du consommateur, en intégrant des éléments liés à la qualité des produits.

28Pour les enseignes de grande distribution nord-européennes, la situation est relativement différente. Contrairement aux distributeurs français qui se fournissent principalement auprès de producteurs nationaux, les distributeurs nord-européens doivent importer une part importante de leurs fruits et légumes, en provenance de pays aux législations sanitaires très différentes (et très souvent « en dessous » des exigences en vigueur dans leur pays). De surcroît, au Royaume-Uni par exemple, les responsabilités juridiques du distributeur en matière de sécurité des produits sont plus élevées qu’en France, et un distributeur peut aisément être poursuivi devant les tribunaux même s’il n’est pas le metteur en marché du produit.

29Ainsi, un ensemble d’enseignes de la grande distribution nord-européenne (hollandaise, anglaise, etc.) fonde en 1997 Eurepgap17 (Euro-Retailer Produce Working Group Good Agricultural Practices), entité destinée à assurer le respect de normes sanitaires et environnementales de la part des fournisseurs des enseignes adhérant à ce groupe. Contrairement à la logique de différenciation qui préside à la mise en place des filières distributeurs en France, les membres du groupe Eurep s’entendent pour mettre en place un référentiel commun définissant un ensemble de conditions minimales à respecter pour pouvoir fournir un distributeur adhérent d’Eurep/Globagap. À la différence aussi des « cahiers des charges distributeurs » français, Globagap ne tient pas compte de la qualité des produits mais a trait uniquement au respect de normes environnementales, sanitaires et sociales dans le processus de production. Globagap se différencie de l’approche adoptée par l’AR dans la mesure où c’est un référentiel défini par familles de produits (et non pour l’ensemble de l’exploitation), et que le producteur est libre de demander le certificat pour certaines productions et pas pour d’autres. En revanche, Globagap ressemble à l’AR dans la mesure où c’est un référentiel qui promeut des « bonnes pratiques » agricoles, fondées sur la traçabilité et l’HACCP.

30Pour les distributeurs, l’AR offre en principe un cadre assez conforme à leurs attentes du point de vue de la sécurité des produits et de la traçabilité. La mention AR est difficile à valoriser commercialement (ce qui affecte à la fois producteurs et distributeurs). Cela découle du découpage qu’entérine l’AR entre protection de l’environnement et qualité des produits, à la différence de l’AB qui permet de communiquer autour des « produits bio », tout en constituant un mode de production à part entière (et distinct des différentes formes que peut prendre l’agriculture conventionnelle, en ce qu’il garantit l’absence de recours à des produits chimiques dans le processus de production). Du coup, il est difficile de lui dédier des rayons dans les magasins, à la différence des produits issus de l’AB qui jouissent en général d’un espace propre dans les rayons fruits et légumes des supermarchés et que le consommateur peut identifier. Or, c’est bien ce que recherchait la grande distribution française face à la montée de la concurrence du hard discount notamment. : pouvoir regrouper l’ensemble des initiatives de ses fournisseurs sous une « bannière commerciale » unique afin de communiquer auprès du consommateur et segmenter le marché des produits frais.

31De plus, l’AR porte une double obligation de traçabilité (traçabilité aval) et de comptabilités spécifiques. Les exigences spécifiques à l’AR en matière de traçabilité vont au-delà des exigences de la directive n^o 178/2002, entrée en vigueur le 1^er janvier 2005, en obligeant les distributeurs à pratiquer la traçabilité vers l’aval et à tenir une comptabilité spécifique. Or, dans le cas des fruits et légumes en particulier, beaucoup de produits sont encore vendus en vrac, et cela supposerait que les produits issus de l’AR vendus ainsi le soient séparément des autres produits. Sachant que le volume de produits issus de l’AR est encore faible et que les supermarchés ont déjà très souvent des rayons spécifiques pour les fruits et légumes issus de l’AB, les distributeurs n’ont pas souhaité mettre en place les dispositifs (rayons en magasins, comptabilité propre) nécessaires à l’usage de la mention AR :

Nous on doit assurer la traçabilité, d’une part à l’amont, c’est le règlement n^o 178/2002, mais par contre on doit l’assurer aussi à l’aval, on doit être capable de dire toutes les quantités qui sont sorties. Dans l’idée c’est très bien, parce que ça doit permettre de garantir la transparence et l’absence de fraude sur la qualification « agriculture raisonnée » : qu’on ne rentre pas 50 tonnes de pommes AR puis qu’on en vende 100 sous ce label, avec 50 tonnes intermédiaires qui seraient pas des choses AR mais « rebaptisées ». Donc la transparence là-dessus, elle est tout à fait nécessaire, mais en même temps, sur les produits en vrac je suis désolé, mais je ne sais pas comment on peut faire : on ne sait pas dire ça c’est de la Golden vrac agriculture raisonnée, et ça c’est de la Golden vrac conventionnelle, et faire en sorte qu’on ait des codes sorties différents et qu’on ait des comptabilités différentes pour le prouver aux fraudes. Et dans le même temps je sais aussi que dans cette phase de montée en puissance du concept j’aurais pas assez de volumes pour faire 100 % de la Golden en agriculture raisonnée. Donc on est devant une impasse.
Entretien, responsable qualité fruits et légumes, enseigne de grande distribution française

32Ensuite, l’AR est une norme nationale encore faiblement reconnue à l’étranger. Pour beaucoup de producteurs engagés sur des marchés d’exportation, en particulier vers l’Europe du Nord, l’AR ne constitue pas une référence pertinente étant donné qu’on leur réclame très souvent le certificat Globalgap (référentiel porté par la grande distribution nord-européenne) qui lui, est reconnu en France. Ainsi, la mise en œuvre de l’AR, définie sur une base nationale, pose le problème de l’échelle spatiale pertinente de validité de la norme, dans un marché plus en plus transnational.

33En dehors du cas particulier de Monoprix (et de certaines enseignes de hard discount), Globalgap est relativement peu exigé en France dans le commerce des fruits et légumes frais. En revanche, le certificat Globalgap est très souvent exigé dans deux domaines : l’exportation (vers des pays comme la Suisse, l’Allemagne, le Royaume-Uni ou le Benelux) et l’industrie de la transformation (qui elle-même exporte beaucoup). Autrement dit, même si jusqu’ici Globalgap n’a pas réussi à s’imposer comme le standard minimal pour l’exportation vers les pays d’Europe du Nord, de plus en plus de producteurs qui veulent maintenir ou augmenter leurs débouchés à l’exportation ou vers l’industrie (salades en sachets, etc.) font la démarche pour obtenir le certificat. Ils arbitrent ainsi entre les différentes normes et notamment entre Globalgap et l’AR :

L’agriculture raisonnée c’est stupide. Ça m’intéresse pas. Je sais même pas pourquoi ils l’ont sortie. On avait comparé l’agriculture raisonnée et Eurep, et l’agriculture raisonnée ça me servait à rien. Ça ressemble à Eurep, mais c’est moins poussé, et au final tu vendras pas plus cher. Y aura aucune reconnaissance sur le marché, alors qu’avec Eurep j’ai pu gagner un client sur le marché anglais pour la courgette.18

34À la question de la concurrence entre les différentes normes environnementales (ou leur intégration) s’ajoute celle d’éventuelles nouvelles modalités de la concurrence entre acteurs du marché des fruits et légumes. Autrement dit, la question est de savoir si la concurrence entre normes affecte la concurrence entre acteurs économiques. En particulier, il importe d’observer si la mise en œuvre de ces normes exerce des effets de nouvelle standardisation du marché ou au contraire contribue à le segmenter.

35Du point de vue de leur conception, l’AR ou Globalgap ne visait rien d’autre que créer un nouveau standard, sur de nouvelles bases intégrant non plus seulement les qualités sensibles du produit mais aussi des qualités immatérielles telles que le respect de normes sanitaires, environnementales, voire sociales. Les enseignes de la distribution ayant mis au point Globalgap et exigeant ce certificat de la part de leur fournisseur ont clairement fait savoir qu’il n’était pas question pour elles de payer plus cher les fournisseurs. Elles avaient d’ailleurs annoncé qu’au 1^er janvier 2006, le certificat Eurepgap serait obligatoire pour tous leurs fournisseurs. On avait donc là a priori un nouveau standard, qui exclurait automatiquement du marché tous les fournisseurs ayant échoué dans le processus de certification. La « menace » Eurepgap a été ressentie très durement dans la filière fruits et légumes et a suscité la crainte de voir s’accentuer le mouvement de réduction du nombre d’exploitations :

D’ici 10 ans, si Eurep s’est imposé, il y a au moins la moitié des exploitations du département qui vont disparaître. Parce que, le paysan d’ici, c’est pas son truc. Et, pour lui, c’est l’enregistrement qui va bloquer. (A)

36Pour autant, la certification Eurepgap ne s’était pas suffisamment développée en 2006 pour pouvoir être exigée chez l’ensemble des fournisseurs. Plus largement, les marchés de fruits et légumes frais restant largement soumis à certains aléas (climatiques notamment), il est difficile d’exiger en permanence le certificat Eurepgap :

La question des pesticides non-homologués c’est une grosse non-conformité, donc on n’a pas pu avoir le certificat Eurepgap, alors que pour tout le reste on était ok. Mais en fait tout le monde s’en fout qu’on n’ait pas eu le certificat19. Tout ce qu’ils veulent c’est de la belle marchandise. En ce moment le problème, c’est l’approvisionnement : ils veulent une belle marchandise et tant pis pour Eurepgap ! Eurepgap ils peuvent l’exiger quand il y a un trop plein de marchandise.20

De nouvelles compétences en agriculture ?

37Le cycle ouvert au début des années 1990 avec la multiplication des cahiers des charges déposés par les producteurs, organisations de producteurs, la mise en place en France des filières distributeurs, provisoirement clos par l’apparition de l’AR et d’Eurepgap traduit la difficulté dans laquelle se trouve actuellement la filière fruits et légumes (voire l’agriculture en général) à mettre en place des modèles productifs intégrant une dimension environnementale et à les articuler avec des modèles marchands. Certes, ce cycle s’est déroulé dans un contexte difficile, lié notamment à la réforme de l’OCM fruits et légumes en 1996 qui a abouti à la disparition progressive des outils institutionnels de gestion de crise des marchés. La mise en place de normes sanitaires et environnementales a généré des surcoûts (coût de la démarche de certification, embauche parfois d’un « responsable qualité » au sein de l’organisation de producteurs, « mise aux normes » des installations et du matériel, etc.) dont le bénéfice en contrepartie n’est parfois pas évident pour le consommateur. L’implémentation d’un référentiel de bonnes pratiques agricoles tel que le référentiel Eurepgap/Globalgap constitue un « moment » intéressant. En effet, le référentiel Eurepgap a été conçu pour régler les rapports entre l’aval et l’amont de la filière. Mais les nombreuses exigences qu’il porte interrogent aussi les modes de production, les « façons de faire », de travailler des agriculteurs. À ce titre, il constitue un terrain particulièrement propice pour saisir les apprentissages que les agriculteurs sont – peut-être – en train de réaliser. En effet, si le décret de 2002 relatif à l’usage de la mention « agriculture raisonnée » a, au niveau national, fortement polarisé les perceptions des acteurs, au niveau international le certificat Globalgap tend à devenir une condition d’accès à certains marchés (nord européens en particulier) qui représentent un débouché vital pour nombre d’agriculteurs français. Ce certificat devient donc de plus en plus une « règle valide21 » pour les producteurs. C’est pourquoi les développements ci-dessous explorent la question des compétences véhiculées par le certificat Globalgap : son obtention modifie-t-elle les pratiques des agriculteurs ? Si oui, lesquelles ? Le référentiel Globalgap possède-t-il des « affinités électives » avec certains systèmes productifs plutôt qu’avec d’autres ? Permet-il de faire reconnaître différentes formes de compétences ou bien tend-il à sélectionner une forme d’agriculture particulière ?

Globalgap et la production de preuves écrites

38Sont présentés ici les résultats d’une enquête par entretiens réalisée en 2005- 2006 auprès de producteurs de légumes ayant choisi d’adopter la certification Eurepgap/Globalgap. La plupart sont producteurs de salades et courgettes, ainsi que de fraises et de melons voire de tomates pour certains. Ils cultivent des exploitations de cinq à quelques dizaines d’hectares, partagées entre les cultures sous serre et de plein champ. La plupart se sont décidés à se lancer dans la procédure (coûteuse) d’obtention du certificat un an ou deux auparavant, en général à la demande d’un client étranger (très souvent suisse), ou bien à la demande d’un client français dans l’industrie de la transformation (salades de 4^e gamme, etc.) ayant lui-même une activité d’exportation. La majorité ne fait pas partie d’une organisation de producteurs et fait commercialiser ses produits par des expéditeurs. C’est pourquoi ils ont eu recours à un consultant privé en agriculture pour les aider dans leur démarche de certification. Ce consultant a été mon point d’entrée sur ce terrain. Certains des agriculteurs enquêtés ont été rencontrés à nouveau trois ans après le premier entretien, ce qui a permis d’observer l’évolution de leur point de vue, ainsi que les motifs de l’arrêt ou du maintien de la démarche Globalgap.

39Quand on leur demande si le passage à Eurepgap a changé quelque chose dans leurs itinéraires techniques, ces agriculteurs répondent invariablement :

Ça a pas changé grand-chose. Je travaillais déjà comme ça22 avant. Tout ce que ça a changé, c’est les enregistrements. (A)

40Ainsi, au-delà de plusieurs investissements matériels pour quelques points particuliers (un nouveau local pour les produits phytosanitaires, une dalle dans le hangar pour éviter que les travailleurs glissent et se blessent, de nouveaux néons pour empêcher que des bris de verre se retrouvent dans les colis expédiés, des trousses de secours, etc.), les agriculteurs affirment que le seul changement réside non pas dans leur façon de travailler en elle-même, mais dans la façon de montrer, d’afficher leur travail. Le référentiel Globalgap exige du producteur qu’il déclare et décrive très précisément sur un support contrôlable par la suite toute une série d’activités, du simple usage du tracteur à l’application de traitements phytosanitaires. Le référentiel a ainsi pour effet premier non pas de transformer les pratiques culturales mais de les rendre « auditables », vérifiables par un tiers grâce à la production de traces écrites23. En général, ces agriculteurs procédaient déjà à l’enregistrement d’un certain nombre de pratiques, grâce à des cahiers de culture ou des fiches de parcelle et avaient déjà mis en place des dispositifs de traçabilité. En revanche les exigences de Globalgap en matière d’enregistrements vont le plus souvent bien au-delà de ce qu’ils faisaient eux-mêmes avant :

Les enregistrements je le faisais déjà avant, à ma façon. Mais maintenant, il faut tout noter. Avant, c’était plus flou, on nous demandait souvent telle ou telle chose, mais c’était au coup par coup, maintenant c’est systématique.24

41De plus, il faut aussi être en mesure de prouver ses compétences, ce qui implique de suivre une formation si l’on n’a pas de diplôme agricole, et de faire suivre des formations à l’hygiène à la main-d’œuvre qui doit ensuite signer une déclaration individuelle attestant qu’elle a bien assimilé ces principes d’hygiène sur le lieu de travail. Cette question des compétences individuelles est souvent source de « non-conformités » aisément corrigibles mais qui favorisent une inflation de documents à fournir et alimentent, chez les agriculteurs, un discours critique envers les « contraintes inutiles » de la certification et la « paperasse » qu’il faut gérer en permanence.

42Au-delà d’une contrainte et d’une homogénéisation de l’enregistrement des pratiques que fait peser Globalgap et qui participe de la construction d’un marché anonyme, indépendant des personnes, lorsqu’on questionne les agriculteurs sur tel ou tel point du référentiel (le système d’irrigation, le système de lavage, ou encore la démonstration qu’on a utilisé tous les moyens possibles pour éviter les traitements phytosanitaires) ou si on leur demande en quoi ils travaillaient déjà « comme ça » avant, ils sont amenés à décrire leurs itinéraires techniques et culturaux (en somme, la « logique » de leur exploitation), et on constate alors une grande diversité de situations productives et de façons de s’approprier le référentiel.

43Ce travail d’« enregistrement », de production de preuves écrites est non seulement ce qui marque le plus les agriculteurs interrogés, mais aussi ce qui les divise le plus. Si certains y voient une reconnaissance voire une valorisation de leur manière de travailler, d’autres opposent ce travail d’enregistrement (des traitements phytosanitaires en particulier) à ce qu’ils considèrent comme leur travail :

Le plus difficile [dans Eurepgap], c’est tout ce qui est écrire. Tout l’administratif. C’est pas du temps productif. On appliquait déjà la législation. Maintenant on a des classeurs énormes. C’est moi qui m’en occupe.25

44Les « enregistrements » correspondent de ce point de vue à du temps de travail supplémentaire, que ces agriculteurs voient surtout comme du temps perdu. On demande donc aux agriculteurs de fournir des traces écrites de ce qu’ils font, de ce que leurs pratiques sont conformes à certaines exigences, ou tout simplement de ce qu’ils respectent la loi. Ils perçoivent souvent cet aspect comme une contrainte exogène, qui ne trouve pas d’ancrage dans l’activité productive (ils ne voient pas en quoi cela leur permettrait d’améliorer celle-ci), comme une forme d’hyperformalisme contraignant26, mais peu exigeant en ce qui concerne les pratiques « réelles » :

De toute façon, Eurepgap c’est pas trop exigeant. Ça a été fait pour les [producteurs] espagnols, et les Espagnols ils sont loin de [la production intégrée] ! Tout ce qu’on vous demande, c’est de montrer ce que vous faites, et que ce soit légal. Après, vous pouvez traiter 50 fois, du moment que c’est conforme à la réglementation, c’est bon, ils s’en foutent ! (C)

45Ce constat est mis en opposition avec des efforts de transformation des itinéraires techniques ou une logique de conduite de l’exploitation toute entière déjà ancienne :

On est passé en lutte intégrée il y a dix ans. L’occasion ça a été la tomate (qu’on ne fait plus maintenant). On traitait deux fois par semaine, et les tomates étaient noires. Alors on a fait des essais en lutte raisonnée, et on s’est rendu compte que ça marchait bien : les produits étaient beaux, et en plus, on s’y retrouvait en termes d’équilibre. Avec les prédateurs on traitait moins, et du coup les cultures étaient plus résistantes aux attaques extérieures. On avait beaucoup moins d’infections. Quand on traite beaucoup, la moindre attaque contre laquelle les phytos ne protègent pas fait des dégâts. En plus maintenant il ne faut pas trop traiter pour ne pas faire de mal aux prédateurs, pour qu’ils puissent se développer. (C)

46Certains exploitants sont donc en lutte intégrée/raisonnée : ils effectuent des rotations de cultures pour économiser la fumure et limiter les infections, introduisent des auxiliaires sur des plantes relais, voire deviennent eux-mêmes producteurs de plantes relais. La production de sorgho sous les serres pendant l’été peut permettre en outre de limiter la réverbération de la lumière à l’intérieur du tunnel, dont le plastique se trouve un peu moins attaqué par la lumière et dure par conséquent plus longtemps. Le producteur économise donc sur ces coûts de production et utilise moins de plastique. Certains adhèrent aussi à une association de traitement de déchets phytosanitaires et conservent leurs emballages de pesticides pour les remettre à l’association. Pour ces producteurs, le constat d’une évolution – vécue positivement – du métier est sans appel :

Ce n’est plus le même travail. Avant le travail c’était : lundi, jeudi, je traite. Maintenant c’est : lundi, mercredi, je regarde. Et puis j’agis. (C)

En général, les bêtes on les installe sur les plantes auxiliaires, et elles se développent à partir de là. Les coccinelles, elles volent et elles attaquent les pucerons. Mais là on utilise une nouvelle génération de coccinelles voraces, qui peuvent manger jusqu’à 100 pucerons par jour, mais elles ne volent pas. Donc il faut les installer directement là où il y a des pucerons : mais vu le temps qu’on passe dans nos serres, c’est pas un problème pour nous.27

47C’est une autre approche du métier qui est dessinée, qui se caractérise par des mesures prophylactiques et l’observation régulière et fine de l’évolution des cultures, pour ne traiter que si le besoin s’en fait sentir, et le cas échéant, agir le plus tôt possible, le tout pour obtenir une réduction globale du nombre de traitements.

48D’autres producteurs, sans être passés à l’introduction de prédateurs sur leurs parcelles, cherchent à limiter le nombre de traitements phytosanitaires et pratiquent, comme on dit, la « lutte chimique conseillée ». Ces agriculteurs utilisent des calendriers de traitements établis par des associations professionnelles pour éviter de traiter « à l’aveugle », et tiennent compte des conditions météorologiques avant d’administrer des produits phytosanitaires. S’ajoute à cela la prise en compte des conditions « naturelles » particulières à l’exploitation propices à la réduction du nombre de traitement phytosanitaires :

Avant chaque saison je fais un calendrier avec tous les traitements, pour les salades. L’idée c’est de pas traiter huit fois. Et puis je prends en compte un peu tous les éléments… Ici il y a un microclimat, et avec le vent qu’il y a on n’a pas de champignons. Donc j’ai pas besoin de traitements contre les champignons. (A)

49Il est frappant de constater qu’en fonction de ces configurations productives, le « coût » (en argent, mais aussi en temps et en modification de l’exploitation) d’obtention du certificat de même que les appréciations portées sur le référentiel Eurepgap ne sont pas du tout les mêmes. De toute évidence, ceux qui sont en lutte intégrée où qui « raisonnent » de manière avancée leurs interventions phytosanitaires manifestent une certaine aisance vis-à-vis du référentiel parce qu’il leur est facile d’inscrire les différentes exigences du référentiel dans la logique de leur exploitation. Du coup, ils parviennent aussi à se distancer de l’aspect contraignant de l’obtention du référentiel :

Normalement, avec Eurepgap, t’es censé signaler chaque fois que tu prends ton tracteur. Moi, le tracteur, je l’utilise tous les jours, et je vais pas l’écrire à chaque fois. Alors je leur ai dit que je le signalerais que quand je ferais quelque chose d’inhabituel avec. (A)

On travaille depuis 97 avec Migros, en Suisse, sur la salade. Avant on avait un cahier des charges particulier (sur les traitements, les nitrates, les pesticides). Ça s’est toujours bien passé avec eux. Ils nous font confiance et maintenant ils sont de moins en moins exigeants sur les nitrates, parce qu’ils savent que c’est un peu lié aux hasards de la météo, et qu’avec les niveaux qu’on a, on va empoisonner personne. (C)

50À l’inverse, pour ceux chez qui Globalgap ne fait pas réellement écho à une logique d’exploitation, l’obtention du certificat est vécue essentiellement comme une contrainte, les 240 exigences du référentiel étant examinées une à une, sans pouvoir trouver réellement de « prise » dans les routines de l’exploitation, et donc d’« économies d’échelle » par l’intégration dans un projet productif.

L’an dernier, en melon, on vendait en dessous du prix de revient et ils venaient quand même nous contrôler. Ils avaient pas honte ! […] Les contrôleurs quand ils viennent, c’est pour te baiser ! Moi j’aurais voulu qu’on nous aide, mais ils nous mettent des bâtons dans les roues. Il y avait [dans le référentiel] un point de contrôle : « Est-ce que le personnel conduit les tracteurs ? » J’avais répondu non, le type il est venu 5 fois, et il m’a posé 5 fois la question !28

51Ces agriculteurs portent forcément un jugement négatif sur le référentiel, insistant sur le déséquilibre des relations entre fournisseurs et distributeurs (ceux-ci reportant tous les risques sur ceux-là), déséquilibre qui ne se traduit même pas par une amélioration des ventes, le certificat devenant une simple condition d’accès au marché :

On nous demande toujours de dépenser plus, mais on gagne pas plus. Pour nous, Eurepgap, c’est juste une contrainte, ça nous a pas permis de mieux vendre quoi que ce soit. (B)

52Ce sont aussi eux qui voient l’adoption des normes Globalgap comme une évolution négative du métier, comme en témoigne l’exemple de cet agriculteur, qui avait d’abord obtenu le certificat mais renonça ensuite lors de la publication de la deuxième version, beaucoup plus orientée « hygiène » :

Quand c’est passé de la première à la deuxième version, j’ai quand même voulu faire l’effort : mais stocker tous les emballages de phytos à l’intérieur c’est impossible quand vous avez tous vos champs qui sont éparpillés. Pareil, ils voulaient qu’on rentre toutes les caisses. Ou bien, il fallait laver toutes les caisses sinon [les clients] refusaient la commande. Mais ça, c’est pas notre boulot ! Si tout ce qu’on doit faire c’est laver, il faut changer de travail alors ?! (E)

53La mise en œuvre de la norme chez les agriculteurs ne va pas sans susciter certaines tensions. Elle s’avère particulièrement difficile pour les agriculteurs pour qui ce type de démarche est entièrement nouveau, tandis qu’elle apparaît plus aisée chez ceux qui d’une part ont l’habitude des cahiers des charges et d’autre part ont transformé de longue date leur exploitation en référence à des enjeux sanitaires et environnementaux. Plus que la structure de l’exploitation (petite/grande surface, mono/polyculture), c’est sa trajectoire qui apparaît comme l’élément clé pour l’adoption du référentiel. Globalgap est ou était souvent attendue par les agriculteurs comme une manière de valoriser sur le marché des pratiques culturales, des modes de cultures. L’importance prise par les pratiques formelles d’écriture entre alors en tension avec l’attente d’outils de transformation des pratiques productives. Ce qui est perçu comme une absence d’ancrage du référentiel dans les pratiques productives laisse certains envisager une disjonction entre les pratiques d’enregistrement et les pratiques « réelles ». Néanmoins, on peut relativiser ce constat en considérant que la centralité de l’écrit dans la mise en œuvre de Globalgap révèle que cette norme ne vise pas tant la transformation des pratiques culturales que la diffusion de bonnes pratiques gestionnaires, du management au sein des exploitations agricoles. L’approche du référentiel par les OP, les organismes ou entreprises de conseil est à cet égard révélatrice (cf. infra « Organisation, management et compétences professionnelles »).

Certification et débouchés commerciaux

54Les agriculteurs enquêtés ont tous adopté la certification Globalgap en réponse à une demande soit de la grande distribution étrangère (suisse ou anglaise), soit de l’industrie de la transformation (salades en sachets par exemple), elle-même exportatrice. C’est donc au minimum pour maintenir un débouché à l’exportation qu’ils ont fait la démarche de certification. La première enquête (hiver 2005-printemps 2006) s’est déroulée exactement au moment fixé par les membres d’Eurepgap à partir duquel le certificat serait exigé pour l’ensemble des fournisseurs du groupe. À l’époque, l’un des enquêtés voit Eurepgap devenir incontournable à l’avenir :

L’avenir est dans Eurepgap. La grande distribution française va y venir. Quand on compare avec les lois sanitaires belges, on voit qu’on va suivre les Belges. Par rapport à Eurepgap, y a beaucoup d’agriculteurs qui ont baissé les bras. Ils se disent : « Tant qu’il y a le marché français, on continue comme ça. » Faire une démarche qualité comme l’agriculture raisonnée ça sert à rien. C’est pas reconnu à l’étranger. Il faut pas raisonner sur le marché français. Les Hollandais, les Belges sont très en avance sur nous. Par exemple, y a des produits [phytosanitaires] qui ne sont pas homologués chez eux, mais qui sont homologués chez nous. (A)

55Pour autant, la plupart des enquêtés sont déçus par Eurepgap/Globalgap grâce auquel ils espéraient pouvoir obtenir, sinon une meilleure rémunération (ce qui n’était absolument pas le sens de la démarche entreprise par les groupes de distribution à l’origine d’Eurepgap) en tout cas une priorité d’achat, une forme de garantie de débouchés.

On voulait conserver le marché suisse. On a travaillé toute l’année 2004 sur Eurepgap. Au départ, la Suisse c’était plus rémunérateur. Aujourd’hui, c’est plus ou moins pareil que le reste, mais c’est toujours important sur les quantités. (C)

56Les clients c’est exactement les mêmes qu’avant. Rien n’a changé. On n’est pas payé plus, on perd du temps pour rien. (E)

57Au-delà de ces points de vue contrastés, on peut constater qu’il n’a pas été possible – à court terme en tout cas – pour les membres de Globalgap d’atteindre les 100 % de fournisseurs certifiés et donc de faire du référentiel le standard effectif du marché29. Ceci a eu pour conséquence que la certification Globalgap finit paradoxalement par exercer des effets de signal sur le marché, voire par le segmenter.

Finalement ils ont pas pu faire 100 % de fournisseurs Eurepgap. Du coup, les boîtes30 elles communiquent là-dessus : « Moi j’ai 30 % », « moi j’ai 40 % de fournisseurs Eurepgap. » Aujourd’hui, Eurepgap ça reste réservé à une élite de producteurs. De toute façon, il ne peut pas y avoir 100 % de fournisseurs Eurepgap. Parce que pour exiger Eurepgap, il faut pouvoir acheter ensuite. Ça, ça joue dans la décrédibilisation d’Eurepgap. Comme ça a joué dans la décrédibilisation de l’agriculture raisonnée. Le producteur il veut bien adopter une certification, mais il faut que ça entraîne une meilleure vente, que ce soit une priorité d’achat ou une plus-value.
Consultant – 2006

58Dans la citation ci-dessus, ce ne sont pas les producteurs directement qui profitent de cet effet de signal, mais les intermédiaires marchands qui commercialisent les produits de plusieurs agriculteurs. Ceci ne va pas sans poser un problème classique de « passager clandestin » qui tend à décourager ceux qui ont fait l’effort d’adopter Globalgap :

Là je vois que j’ai fait [Globalgap] en melon et salade, mais à partir de 2010 y aura plus que la salade parce que… parce que je m’aperçois qu’on n’est pas beaucoup sur le melon. Vous savez sur le secteur on est 3 à être Globalgap, et sur ces 3 on sert de… notre nom sert à beaucoup de monde ! […] Si vous voulez, dans une grande structure, OP ou distributeur, il y a un producteur qui est Globalgap, mais qui vous dit que la structure n’en fait pas partir sous votre nom d’autres qui ne sont pas conventionnés ? De toute façon je vais vous dire une chose : si ça rapportait beaucoup on serait tous Globalgap, et je vois qu’il y en a plus qui partent que d’autres qui rentrent. Moi je vois j’avais deux cultures, j’en enlève une… (C – 2009)

59Plus largement, le marché reste d’abord guidé par la logique du prix et la spécificité du produit, périssable et saisonnier, dont l’offre est marquée par des à-coups difficilement anticipables et qui font que la priorité est souvent à l’approvisionnement (en quantités) :

Eurepgap, c’est pour arriver soi-disant à mieux vendre, mais en fait non c’est pas pour ça, c’est l’offre et la demande qui gère tout, donc pourquoi tant de contraintes quand au final… Au début j’étais convaincu que si tu ne passais pas par là personne n’arriverait à vendre sa marchandise. Mais ça ne s’est pas passé comme ça ; j’ai eu des discussions avec des vieux paysans, des gars qui sont impliqués syndicalement et tout, ils me disaient : « Tu verras petit… », et moi je maintenais je disais « non, non », et ben ils avaient raison. ils ont toujours raison… parce que j’avais envie de passer à Eurepgap ! C’est l’offre et la demande qui gèrent tout, point. (A – 2009)

Il y a des moments c’est usant, toujours sur les mêmes qu’on tire, et on nous demande toujours plus : traçabilité, certificat Eurepgap, et après ils font venir des trucs des quatre coins du monde sur le sol européen, tout le monde ferme les yeux… c’est ça aussi qui est quand même… parce que nous on a une traçabilité et un cahier des charges qui est bien établi, on fait tout ce qu’il faut et après des fois on voit des choses… (F – 2009)

60Globalgap sert à gérer les approvisionnements des groupes de distribution nord-européens dans un marché de plus en plus internationalisé. En conséquence, le référentiel affecte non seulement la concurrence verticale entre producteurs et distributeurs mais aussi la concurrence horizontale entre producteurs, entre les différents pays producteurs. C’est ici que s’affirme la nature hybride du référentiel : pris dans une double tension entre bonnes pratiques et norme d’une part, et entre norme (voire standard) et règle de droit d’autre part, sa portée (sa signification pratique) n’est a priori pas définissable. Si, avec le temps, ses propres concepteurs l’ont de plus en plus présenté comme un nouveau standard, imposant à l’ensemble des fournisseurs des exigences identiques, on pourrait à la limite le voir comme un simple outil contractuel, opposable en cas de procès, permettant au distributeur de se dégager de toute responsabilité en cas de défaut sur la sécurité sanitaire des produits. Dans cette dernière perspective, la dimension de standardisation est beaucoup moins nécessaire, et c’est surtout les aspects liés à la traçabilité qui vont être privilégiés.

61L’ambiguïté pour le producteur français tient à ce qu’il pouvait voir Globalgap comme une forme de partenariat privilégié avec la grande distribution étrangère (un peu à la manière de certains cahiers des charges de distributeurs français) alors que pour elle, il s’agissait essentiellement de pouvoir prouver les efforts accomplis en matière de sécurité sanitaire des aliments en cas de défaut sur celle-ci. En effet, le certificat Globalgap est opposable en cas de procès. Il peut donc permettre au distributeur d’attester en cas de contentieux des efforts fournis pour garantir la sécurité sanitaire des aliments31. En aucun cas, cela ne constituait un partenariat ou à un engagement en termes de priorité d’achat. Globalgap est conçu pour gérer l’approvisionnement sur des marchés internationaux de produits provenant de pays aux législations (sanitaires, sociales et environnementales) hétérogènes. Mais si Globalgap vise à harmoniser les pratiques d’évaluation des producteurs, il ne vise pas nécessairement – même si c’est une évolution possible – à harmoniser le niveau d’exigences qui leur est imposé. Voici un exemple, tiré de la liste des « points de contrôle » du référentiel Eurepgap :

8.2.2. Point de contrôle. Le producteur utilise-t-il uniquement des produits chimiques homologués dans le pays où le produit est cultivé ? Critère de conformité. Tous les produits phytosanitaires appliqués sont officiellement homologués ou autorisés par l’organisme officiel dans le pays d’utilisation.32

62Dans cette perspective, la diffusion du référentiel Globalgap tend moins à créer un grand marché homogène qu’à optimiser et jouer des écarts (de réglementation, et donc de coûts) entre pays producteurs, alors que l’un des espoirs des producteurs vis-à-vis d’Eurepgap/Globalgap était justement qu’un tel référentiel, en créant un espace d’équivalence, permette de hiérarchiser les produits ainsi que les pratiques productives et de favoriser les agriculteurs les plus avancés33. Beaucoup de producteurs se plaignent au contraire que des référentiels comme Globalgap créent une fausse équivalence entre des situations hétérogènes, marquées par des conditions de production très différentes34. À noter qu’une récrimination adressée de manière récurrente par les syndicats de producteurs français ou des parlementaires représentant des régions productrices à l’égard du marché « unique » dans l’UE vise justement les « distorsions de concurrence » résultant des écarts de législations sanitaires et sociales :

M. Jacques Le Guen attire l’attention de M^me la Ministre déléguée aux affaires européennes sur les distorsions de concurrence qui peuvent exister entre les États membres de l’Union européenne dans les domaines de l’agriculture et de l’élevage. Selon l’audit réalisé en 2003 par un cabinet spécialisé, le coût horaire de la main-d’oeuvre varie de 5,43 euros à 6,32 euros en Espagne, contre 10,28 euros en France. Ce phénomène amplifié par l’adhésion des pays d’Europe orientale est par ailleurs conjugué avec le recours aux travailleurs immigrés par des pays comme l’Espagne, l’Allemagne ou la Pologne. En ce qui concerne le traitement des cultures, des pesticides interdits en France sont homologués en Espagne, aux Pays-Bas ou encore en Angleterre.35

63Mais ces tendances ne sont pas univoques. Autant les logiques d’imputation de responsabilité en cas de contentieux et d’extension de la concurrence internationale permettent de jouer sur les écarts en matière de législation sanitaire et sociale entre différents pays, autant certains aspects du référentiel (surtout lorsqu’ils sont couplés avec des cahiers des charges spécifiques à une enseigne ou un groupe de distribution) exercent des effets exactement inverses et tendent à élever vers le haut les attentes exprimées par les distributeurs en matière de sécurité sanitaire.

Organisation, management et compétences professionnelles

64Bien qu’il se revendique comme un référentiel de bonnes pratiques agricoles, les effets de Globalgap sont peut-être avant tout organisationnels. La diffusion de normes environnementales, sanitaires et sociales sont telles que Globalgap s’accompagne du développement ou du renforcement de professions, soit internes aux organisations (les « responsables qualité » au sein des OP) soit externes (les consultants, dans le cas de la production hors OP).

65De ce point de vue, l’enjeu de la diffusion de référentiels tels que Globalgap en agriculture est peut-être moins le respect de l’environnement et de la santé que le développement de compétences managériales par les agriculteurs. Lorsque je le rencontre, en 2006 et en 2009, le consultant qui a conseillé les agriculteurs enquêtés au cours du passage à la certification Globalgap se montre assez critique sur la façon dont les choses se sont déroulées. Il regrette en particulier que le monde agricole n’ait pas su saisir des opportunités comme Globalgap pour améliorer ses systèmes de production et sa connaissance de ces systèmes :

L’agriculteur moyen, avant de remettre en question sa façon de produire, il veut remettre en question les prix. Le producteur il dit : « Le prix qu’on me donne ne me permet pas de travailler différemment. » Mais quand il dit ça, il n’a pas une analyse financière, économique pour savoir ce qui lui permettrait de diminuer ses coûts de revient. Les producteurs, ils ne sont pas gestionnaires de leur outil. C’est facile de dire : « les prix sont trop bas ! » Ils n’ont aucune piste pour diminuer leurs coûts de production. Qu’est-ce qu’ils pourraient sous-traiter ? Ils n’en savent rien ! Alors qu’on ne vienne pas me dire que c’est la faute du marché !
Les agriculteurs ont du mal à simuler, à faire du prévisionnel. C’est notre boulot de les initier à ça. Parce qu’on focalise trop sur le marché, on ne pense qu’au prix. […]
Prenons l’exemple de la traçabilité. La traçabilité ça apporte une connaissance de l’exploitation, donc potentiellement, c’est un outil de gestion des coûts de production, mais ça les producteurs ne l’ont pas pris en compte. Eurepgap c’est emblématique : « Je remplis les exigences, et je limite au maximum les transformations de mon outil de production. » Ils voient Eurepgap surtout comme une entrave. Avec Eurep, il va y avoir une scission entre deux types d’exploitations : celles qui vont parvenir à un certain niveau de management des ressources, des salariés, des intrants, etc., et celles qui ne pourront pas. […]
Aujourd’hui le producteur doit être un manager. Il doit savoir tout ce qui se passe sur son exploitation. Il a besoin de tableaux de bord, mais il ne les a pas. Il n’a pas la maîtrise de ses processus. Il n’a pas identifié les secteurs où il doit engager des actions prioritaires. Moi, si je dois moderniser l’agriculture, je fais des producteurs des managers. C’est tout ! S’il connaît bien son exploitation, le producteur peut implanter n’importe quel référentiel. (Consultant)

66Si l’on suit cette interprétation, ce qui est en jeu dans la diffusion des référentiels de bonnes pratiques agricoles est en quelque sorte un tournant managérial de l’agriculture : l’agriculteur doit être capable d’être un manager, d’optimiser l’usage des ressources sur son exploitation et d’utiliser à cette fin les dispositifs de traçabilité et autres comme outils de connaissance de son entreprise. Cette analyse va dans le même sens que la déclaration suivante, du directeur d’un grand groupe de production-expédition de fruits français (Blue Whale), à propos d’Eurepgap : « Nous voulons également que les démarches qualité deviennent de véritables outils de gestion interne. Quand Eurepgap exige qu’un piquet informatif soit installé sur chaque parcelle pour bien l’identifier, on s’interroge au départ sur le bien-fondé, de la démarche. Et à l’usage, on se rend compte qu’une désignation claire peut éliminer des risques d’erreur ou d’incompréhension entre donneur d’ordre et exécutant, ou dans la saisie des données36. » À noter que cette dernière citation s’inscrit dans le contexte d’une organisation comptant une cinquantaine de salariés et commercialisant les apports de plus de 200 producteurs, multi-située et marquée par une importante division du travail ainsi que la délégation par l’agriculteur de toute une série de tâches à l’OP. La population enquêtée ici se caractérise à l’inverse par la dimension strictement personnelle ou familiale des exploitations, et la concentration de toutes les tâches jugées décisives sur une même personne.

67Le consultant qui a suivi ces agriculteurs dans le processus de certification Eurepgap/Globalgap souligne lui aussi cette tension entre une logique d’entreprise, de délégation, de division du travail par le développement du salariat et une logique de contrôle personnel : c’est ainsi qu’il a essayé de développer, en plus de ses activités de conseil, une offre de services destinés aux agriculteurs. Cette plateforme de services devait permettre aux agriculteurs d’externaliser un certain nombre de tâches et donc de les déléguer à des tiers. Par exemple, le consultant souhaitait développer un service d’offre de main d’œuvre, qui aurait libéré l’agriculteur de la contrainte de gestion de ses équipes. Mais l’affaire n’a pu se mettre en place :

J’avais tout imaginé, je m’étais dit : « Ce qui manque c’est du management, il manque beaucoup de management, c’est la carence principale. Apportons-leur le management mais de l’extérieur… » Et ça, ça ne fonctionne pas parce qu’ils ont peur de perdre le contrôle. Deuxièmement, j’ai été idiot dans le sens où je pensais que la promotion de personnes cadres de l’entreprise était un bienfait : quelqu’un qui avait des potentialités, le faire monter un peu plus haut pour qu’il prenne des responsabilités à la place des producteurs, qu’il les seconde mieux, ça aurait été mieux pour le résultat.
Le technicien sur l’exploitation ?
Voilà, et ça n’a pas fonctionné. Pourquoi ? Parce que le producteur lambda il ne veut pas monter les salaires de ses subalternes, parce qu’il […] a peur de ne pas s’en sortir au niveau de sa masse salariale. Et ça je ne l’avais pas compris… Donc j’ai été naïf en pensant que monter les individus dans l’entreprise comme théoriquement ça devrait être, dans les industries c’est comme ça, dans plein de choses c’est comme ça… Donc ils restent sur une attitude d’artisan où le chef d’exploitation n’a pas les compétences mais ne veut pas que les subalternes prennent les compétences à sa place. Et là je me suis planté. C’est une attitude qui malheureusement fait qu’aujourd’hui l’agriculture ne s’en sort pas.

68Ces quelques remarques permettent de souligner que le développement de référentiels privés mis au point par les distributeurs pour régler les enjeux de sécurité sanitaire n’engagent pas que des schémas institutionnels et économiques, mais aussi, et tout aussi fondamentalement, la tension entre différents modèles professionnels en agriculture, les compétences et les dispositions nécessaires au métier d’agriculteur.

69Cette tension, les agriculteurs rencontrés sont amenés à l’éprouver directement, dans la mesure où – pour certains d’entre eux – ils reconvertissent une partie de leurs débouchés (voire la totalité, pour l’un d’entre eux) en « vente directe à la ferme » et/ou vente sur les marchés de plein-vent37. Dans ce cadre-là, chose nouvelle pour eux, ils font la rencontre de leurs consommateurs, ce qui suscite une nouvelle contrainte pour eux, « justifier » leur mode de culture par rapport à l’AB38 qui est devenue la référence principale de ces consommateurs :

[…] il faudra peut-être développer autre chose, style Amap comme cela se fait maintenant.
Ce sont des choses que vous suivez ?
Je le suis un peu, de loin, mais je le suis. Mais bon, maintenant c’est mon avis personnel on parle beaucoup du bio, je ne sais pas l’opinion que vous avez dessus mais je préfère manger un produit raisonné que bio. Parce que ?
Parce que déjà il y a des produits bio contre le puceron ; c’est de la roténone que vous utilisez, il faut se dire que la roténone c’est cancérigène. Donc on dit que c’est bio…
C’est pas forcément bien ?
Voilà, et puis bon c’est des traitements répétitifs, c’est beaucoup de soufre, beaucoup de bouillie bordelaise. […] Moi je préfère manger un produit raisonné que bio. (C – 2009)

70Ils opposent les méthodes qu’ils utilisent, et notamment les procédures d’analyse des risques (qu’ils ont apprises et développées en passant à Eurepgap/Globalgap) à l’AB qui échappe selon eux à ces contraintes. Par exemple, la version 2.1 du référentiel Eurepgap comportait une exigence qui obligeait à une analyse de sols avant de démarrer une culture sur une nouvelle terre (4.1.1.). Le critère de conformité précisait notamment : « Lorsque l’évaluation fait apparaître un risque non maîtrisable critique pour la santé humaine et/ou pour l’environnement, le site ne doit pas être utilisé pour une activité agricole. » Ceci permet d’éclairer le passage suivant, où l’agriculteur, partant de ses échanges avec ses clients en vente directe, en vient à opposer son propre mode de fonctionnement à certaines pratiques en AB :

Moi je vois mes clients, je leur explique comment je travaille… et puis tu as des clients qui ne voient que par le bio, donc t’essaies de leur expliquer concrètement ce que le bio c’est. Parce que les vrais bio il sont très très peu, après c’est tout et n’importe quoi : c’est profiter de la médiatisation pour se foutre de la gueule des gens et ça, je ne supporte pas. Notamment, je te cite un exemple concret, j’ai eu une fille au « stage 40 heures » qui donc était acheteuse chez *** qui est l’une des deux filiales bio… Elle a voulu s’installer là avec son concubin pour faire du bio sur une exploitation ; ils ont racheté l’exploitation, je connaissais le paysan qui était sur cette exploitation-là et je savais ce qu’il avait fait dans ces terres, donc je l’ai mise en garde. Il faut savoir que tu as deux ans en reconversion, mais on ne t’impose pas une analyse de sol au niveau du cahier des charges bio…

Mais toi, tu savais qu’ils étaient pollués ?
Ah oui, oui, et avec des produits qui restent des générations dans le sol, tu vois. Et ça quand j’ai tapé du poing sur la table après en réunion, la réponse que j’ai eue, c’est que si on faisait faire des analyse de sol à tous ceux qui sont dans le bio, y en a la moitié qui disparaîtraient… Voilà, et ça, ça m’a fait bondir ! […]
Enfin, tu vois, il y a beaucoup de désinformation dans le bio. Mais je pense qu’un jour ça va éclater, un jour y en aura un qui s’en occupera et qui dira concrètement comment ça se passe. Mais c’est vrai que nous, en faisant du raisonné ou du conventionnel, bah tu es pratiquement, tu empoisonnes les gens quoi, alors que le bio n’empoisonne pas les gens… Enfin dans la tête des gens grosso modo c’est ce qui ressort, alors que c’est complètement faux. (A – 2009)

71Simultanément, le fait d’échanger directement avec des consommateurs les amène à développer une forme d’éthique de la transparence par le dialogue et la démonstration, inspirée des circuits courts, qui diffère de la logique de transparence par la traçabilité et les preuves écrites véhiculée par Globalgap :

Par contre, ce dont je suis en train de m’apercevoir, en faisant de la vente directe, c’est que la culture du consommateur a changé. Je vois les gens, je pense qu’ils ont tellement bouffé de la merde, pour parler vulgairement. […] Et puis les gens on les a aussi trop pris pour des Anglais, pour des vaches à lait. On a voulu les faire payer. Le gars, il préfère venir carrément sur une exploitation, quitte à payer un petit peu plus mais il sait ce qu’il mange, il connaît la provenance. Et je pense que le mode des gens est en train de changer.
Oui, et du coup ça pour vous, c’est une source de réflexion sur des réorientations que seriez amené à suivre ?
Bien sûr. […] Oui les gens viennent se servir, et après c’est de la fidélisation, je pense que les gens reviennent. Ce qu’il aime bien, le consommateur, c’est de voir comment vous travaillez. Moi ça me prend du temps mais, à la limite, on peut le revaloriser : quand les gens viennent ils voient comment vous produisez, ils aiment bien voir la culture, voir comment on coupe. C’est pas grand-chose, mais des fois une discussion de 10 minutes-un quart d’heure, bon on perd un quart d’heure mais on passe du temps avec le consommateur et on discute, et ça plaît. (C – 2009)

72Ce texte a permis de souligner le caractère pluriel des nouvelles normes sanitaires et environnementales, telles que le référentiel Globalgap, prises dans une tension entre guide de bonnes pratiques, standard sanitaire international, support de la relation contractuelle bilatérale entre le fournisseur et le distributeur, outil d’arbitrage économique entre des espaces productifs et réglementaires hétérogènes, et enfin support marketing, même si ce dernier point n’était pas abordé ici. Ceci a une première conséquence : il ne faut probablement pas surinterpréter le caractère stratégique de l’action des distributeurs. Si, a posteriori, on peut constater une volonté d’imposer (aux agriculteurs tout comme aux États) ce référentiel comme standard international de sécurité sanitaire des aliments, peut-on pour autant supposer que c’était l’intention de ses concepteurs dès 1997 ? La pluralité des dimensions du référentiel peut être explorée différemment selon les membres de Globalgap, ou tout simplement en fonction des situations.

73Deuxième conséquence : on ne peut pas réduire les enjeux relatifs à la critique de l’agriculture intensive (organisée autour de la chimie de synthèse) à une seule question de niveau de sécurité sanitaire souhaitable (même si, bien sûr, cela engage cet aspect), sous contrainte de coût39. À ce compte-là, les choix collectifs seront effectivement compris entre deux modalités polaires : d’un côté, un standard hyper exigeant qui exclura nécessairement un grand nombre d’agriculteurs qui, soit disparaîtront, soit se réorienteront vers d’autres circuits commerciaux40 ; de l’autre, un outil formel de calcul qui favorisera toujours l’alignement vers le bas sur le moins disant en matière de sécurité. Mais est-ce que voir les choses de cette manière, ce n’est pas prendre au pied de la lettre le discours actuel des distributeurs, qui prétendent que Globalgap n’est qu’une réponse aux demandes des consommateurs, qui ont « besoin d’être rassurés » ? Or, non seulement le référentiel Globalgap se constitue selon une dynamique d’hybridation entre différentes logiques (diffusion de bonnes pratiques, normalisation, production de preuves par anticipation de contentieux, outil de gestion interne, etc.) qui peuvent parfois entrer en contradiction, mais en plus ce type de référentiel privé peut entrer en tension avec les logiques de l’action publiques. En outre, si Globalgap (ou l’AR, destinée à « éviter la surenchère commerciale » de la grande distribution) se présente comme un outil d’organisation des filières et semble exclure du marché les producteurs qui ne parviendront pas à se positionner sur les circuits intégrés d’exportation, on voit que les contraintes qu’il fait peser sur les acteurs sont finalement assez lâches, et que la logique de fabrication de preuves objectivées, écrites, circulant sur de vastes marchés internationaux, n’est pas forcément contradictoire avec la logique de la transparence par la démonstration in situ des processus et la co-présence des personnes.

74Enfin, il apparaît que les « bonnes pratiques » dont sont porteurs aussi bien Globalgap que l’AR sont d’abord des bonnes pratiques gestionnaires, et tendent à laisser hors de leur giron la question de l’« écologisation41 » des politiques et des pratiques agricoles. Ceci ne signifie pas que les injonctions managériales que portent ces dispositifs sont contradictoires avec la question de la transformation des modes de production, mais que ces enjeux tendent à être pris en charge par d’autres instances.