1Les fruits et légumes offrent aujourd’hui une image très contrastée dans l’espace médiatique : d’une part ils semblent jouir d’une image très positive auprès du public, en raison de leur effet supposé bénéfique pour la santé, ou encore de leur rôle dans l’animation des marchés de plein-vent des centres-villes ou le renouveau des « circuits courts », et d’autre part ce secteur est frappé de manière récurrente par des crises économiques, ou fait l’objet de dénonciations relatives à l’usage des pesticides, ou aux conditions de travail des salariés saisonniers. Les associations de consommateurs quant à elles, ne laissent pas de dénoncer la mauvaise qualité des fruits et légumes, réputés être conçus uniquement en fonction d’impératifs logistiques et commerciaux, sans tenir compte de leur saveur.

2Cet écart entre l’image des fruits et légumes en tant que biens de consommation et celle du monde professionnel associé à ces produits appelle à mettre en œuvre une sociologie du marché des fruits et légumes, qui permet de dégager les contraintes empiriques des acteurs de ce marché et les ressources dont ils disposent. En effet, l’écho de ces débats, controverses, conflits relatifs à la filière fruits et légumes ne parvient que de manière très atténuée jusqu’aux sciences sociales. Productions inessentielles à l’alimentation de base du « peuple », absentes des préoccupations du législateur modernisateur, parents pauvres de la politique agricole commune européenne, les fruits et légumes ont été marginalisés par la sociologie et l’économie rurales, longtemps focalisées sur la modernisation de l’agriculture, son entrée dans l’économie monétaire capitaliste, et ses effets sur la culture paysanne.

3 Pourtant, la France se place actuellement au troisième rang européen (derrière l’Espagne et l’Italie1), avec environ 9,5 millions de tonnes de fruits et légumes produits. Les superficies cultivées sont en diminution constante depuis de nombreuses années, et atteignaient 134 000 hectares en 20102, soit moins de 2 % de la surface agricole totale de la France. En revanche, le secteur des fruits et légumes représente environ 20 % de l’emploi agricole.

4Cet ouvrage ne vise cependant pas qu’à réparer une sorte d’oubli historiographique. En prenant pour objet le marché des fruits et légumes compris comme une filière, c’est-à-dire l’ensemble des étapes jalonnant le parcours du produit depuis la production jusqu’à la consommation, ce livre prend d’emblée un parti pris théorique. Il part de l’idée qu’on ne peut étudier séparément production, commerce et consommation, et que ces différentes scènes sociales sont intimement liées. Or, ces différentes dimensions apparaissent souvent comme séparées dans la manière dont elles sont saisies par les sciences sociales. Existe en particulier une dichotomie forte entre une sociologie de la production agricole et une sociologie des échanges et de la consommation de denrées alimentaires. Or, cette forme de disjonction entre les questions de production et d’échange pose problème pour l’objet étudié, où par quelque bout qu’on le prenne (du côté production ou du côté distribution), on est toujours rattrapé par les problématiques de l’autre versant de la filière. Cette enquête vise à saisir à la fois production et distribution des fruits et légumes : prendre en compte les problématiques propres à la production de fruits et légumes et celles liées à la distribution de fruits et légumes, et enfin appréhender comment ces deux phénomènes influent l’un sur l’autre. Mieux encore, il s’agit d’observer comment est engendrée la division du travail entre acteurs, comment s’opère la différenciation entre des fonctions économiques, pour ensuite décrire leur mise en rapport, leur action réciproque. Dès lors, le marché n’apparaît plus comme un simple « moment d’échange » de biens marchand, mais comme un processus par lequel se réalise progressivement l’utilité sociale d’un produit. Autrement dit, étudier le marché revient à étudier un double mouvement : des trajectoires suivies par des produits à travers différents espaces sociaux, et le processus par lesquels ces espaces sociaux différenciés sont engendrés. Dit encore autrement, poser la question du marché comme celle de l’appariement entre production et commerce, c’est reposer la question durkheimienne des formes de solidarité dans le cadre de la division du travail social3.

5 Cette enquête propose d’envisager le marché au-delà du simple moment d’échange, ou de rencontre d’une offre et d’une demande d’emblée constituées comme telles. L’approche du marché est ici centrée sur la circulation des produits entre différents espaces sociaux. Plus exactement, le marché est envisagé comme un espace de réalisation de produits, réalisation que l’on saisit à travers des enchaînements de transactions entre scènes sociales hétérogènes. Ces enchaînements de transactions ne donnent pas nécessairement lieu à une logique d’ensemble, d’emblée cohérente, en raison de la diversité des acteurs qui s’attachent à réaliser un produit, de leurs intérêts et de leurs attentes. Autrement dit, il s’agit de ne pas considérer le marché comme un espace de calcul homogène et stable (c’est-à-dire comme un champ, au sens de Bourdieu4), mais d’observer finement la pluralité des espaces de valorisation des produits et les discontinuités entre ces espaces. Reprenant les travaux de Barth5 sur les écarts d’évaluation entre scènes sociales, l’intérêt de cette approche est de mettre l’accent sur les tensions, les contradictions qui traversent le marché et que suscite la division du travail social, tout en conférant une attention particulière aux situations, aux interactions entre acteurs à un niveau microsocial.

6En somme, cette sociologie du marché des fruits et légumes fait tenir ensemble une sociologie de la division globale du travail social entre acteurs constitués (s’inspirant des travaux de Marx, Durkheim et Fligstein) et une sociologie pragmatique du travail des acteurs pour construire leur monde et conserver leurs capacités d’action.

7Cette appréhension du marché comme trajectoires de produits parmi différents espaces sociaux conduit à une double orientation de l’enquête : d’une part historique, pour saisir la genèse des acteurs ainsi que des catégories d’action, et d’autre part centrée sur les formes d’intermédiation marchande, afin de décrire les modes de mise en relation entre différentes scènes sociales.

Histoire d’une filière et historiographie du monde rural

8Ce livre retrace l’histoire de la filière fruits et légumes au xx^e siècle, en partant de son point d’arrivée, ou plutôt d’un point d’arrivée : le « marché de carreau » du MIN (Marché d’intérêt national) de Paris-Rungis, au début du xxi^e siècle. L’étude empirique de ce marché de gros pose un certain nombre de questions sur la place des marchés « physiques » dans l’économie, les rapports entre « petit commerce » et « grande distribution », la standardisation et la variabilité des produits. Ces questions posées à un point d’arrivée permettent d’enclencher une « histoire à rebours6 » : les traces du passé visibles aujourd’hui fournissent des appuis pour remonter dans le temps et éclairer le passé. En l’occurrence, cette lecture à rebours de l’histoire permet de se départir d’une vision téléologique de la modernisation du monde agricole et de l’économie qui verrait dans la montée en puissance de la grande distribution le « produit joint inévitable » de la politique des structures menée au niveau de l’agriculture, le volet commercial du fordisme, nécessaire à l’avènement de la consommation de masse. L’existence à notre époque des MIN donne au chercheur une prise pour explorer une autre voie qu’aurait pu prendre la modernisation, une « voie alternative » de la modernité7, et qui fut réellement expérimentée.

9La particularité de la politique des MIN, qui se construit à partir de 1953, tient justement à ce qu’elle ne précède pas la naissance de la grande distribution, mais qu’elle en est coextensive. Ceux qui la portent sont parfaitement conscients du développement de la distribution, et l’incarnent même en quelque sorte. Dès lors, il s’agit moins de faire la sociologie d’une erreur, d’une mauvaise anticipation de l’avenir, que d’observer comment à un même moment se sédimentent différentes trames historiques qui, en se concurrençant sans cependant conduire à l’élimination de l’une d’entre elles, permettent de dessiner différentes polarités de la modernité économique, du progressisme. L’approche d’histoire à rebours adoptée ici permet d’éclairer ce qui fait tension entre ces différentes polarités. En écho à l’opposition entre « économies d’échelle » et « économies de variété » qui guide l’interprétation construite par Berk de la constitution de l’ordre industriel américain, je montre que les voies explorées pour transformer les circuits commerciaux en France répondent à une opposition entre « économies d’échelle » et « économie de la variabilité ». En effet, plus que la variété des produits (qui constitue certes un enjeu central dans le cas des fruits et légumes – diversité des espèces et des variétés botaniques), c’est la variabilité d’un même produit, son évolutivité (périssabilité, saisonnalité) qui pose ici problème. Aussi, au modèle de la distribution fondé sur la dématérialisation des marchés, la livraison directe à partir d’entrepôts afin de réaliser des économies d’échelle, s’oppose un modèle fondé sur les marchés physiques, la coprésence des personnes et des produits, et une expertise sensorielle permettant une gestion optimale de la variabilité des produits. Toutefois, cette opposition n’existe que de manière idéal-typique et ne correspond pas à des lieux précis de l’espace qui incarneraient chacun, et de manière exclusive, ces deux logiques. Au contraire, les différents sites qui constituent le marché sont traversés par ces deux logiques, ce qui complexifie les choses et nécessite de les restituer dans leur ordre chronologique.

10Cette histoire régressive est elle-même réinscrite dans une histoire chronologique, ce qui permet de retracer la genèse des débats, des problèmes auxquels les modernisateurs ont voulu répondre. Ainsi, la construction des MIN apparaît comme un prolongement de l’histoire des halles centrales de Paris et des débats autour de la réforme de leur réglementation. De même, la standardisation, la distribution, renvoient à l’histoire de la mise en place d’échanges commerciaux au long cours, étudiés ici à partir du cas de l’Algérie coloniale. En outre, cette réinscription dans la chronologie permet d’étudier les suites des politiques de modernisation, leur complexification (avec, par exemple, la construction du marché commun), la manière dont les différentes trames évoquées continuent à interférer et la manière dont elles rencontrent de nouvelles attentes, telles que la spécification de la qualité, ou encore la montée en puissance des enjeux environnementaux. On verra ainsi que les projet de modernisation du marché des fruits et légumes ne se construisent pas que sur une opposition binaire entre économies d’échelle et économie de la variabilité, mais mettent en jeu au moins trois figures : le carreau, le cadran et la centrale.

11Ce (double) retour historique permet de relativiser ou de nuancer l’idée d’un tournant modernisateur (unique) de l’agriculture et de l’économie françaises, qui correspondrait au tournant des années 1950-1960, avec comme point de pivot les grandes lois d’orientation agricole de 1960- 1962. Cette vision d’un point de basculement unique dans la modernité a particulièrement été alimentée à l’époque par la sociologie rurale en France. La sociologie rurale, telle qu’elle s’est construite en France dans les années 1950-1960 autour de figures telles que Rambaud et Mendras, a cherché à décrire l’effondrement des sociétés paysannes sous l’effet de l’intégration de l’agriculture dans l’économie capitaliste. Elle ambitionnait donc d’expliquer comment on passe d’un type à un autre : d’une société paysanne – comme communauté autonome organisée autour du groupe domestique, dotée de sa propre culture, où l’interconnaissance fonde la solidarité et où l’agriculture est essentiellement vivrière – à un monde d’agriculteurs professionnels, marqué par l’intégration de l’agriculture dans la division du travail capitaliste, le productivisme, la dépossession des intrants, la dissolution des formes traditionnelles de solidarité, remplacées par des formes nouvelles, insufflées par l’État et les politiques (politique des structures, politique agricole commune) qu’il met en place pour faciliter l’intégration de l’agriculture dans l’économie. Mendras, par exemple, décrit l’effondrement de la civilisation rurale, la dissolution des communautés villageoises, sous les coups de boutoir de la modernisation agraire, qui dépossède les paysans de la production des intrants, les exclut de la transformation de leurs produits tout en les plaçant sous la domination du marché8. Les paysans, face à ces changements, sont condamnés soit à quitter la terre soit à s’adapter en devenant des agriculteurs professionnels. Très fortement orientée par un paradigme modernisateur, la sociologie rurale a eu tendance à majorer, d’une part l’immobilisme des sociétés paysannes, et d’autre part la portée des changements induits par le productivisme agraire.

12Par la suite, les disciplines engagées dans l’étude des phénomènes agraires auront à cœur de mesurer les macro-effets sur la production, les exploitations et la population des agriculteurs de l’entrée de l’agriculture dans le capitalisme, des instruments de gestion et d’organisation des marchés. Cette inclination vers le projet modernisateur de l’État porte en elle-même un double biais, qui touche à la fois à la méthode utilisée et aux objets étudiés. Concernant ceux-ci, l’attention va surtout se porter sur les secteurs agricoles visés en priorité par la politique de modernisation, à savoir les secteurs considérés comme essentiels pour les besoins alimentaires et pour la puissance économique de l’État tels que les céréales, l’élevage (et son dérivé, le lait) et éventuellement la viticulture. Cela produit simultanément un effet de loupe et un effet de myopie sur la modernisation de l’agriculture, puisque l’agriculture est étudiée à partir de ses secteurs volontairement les plus modernisés.

13Sociologie rurale et histoire agraire tendent toutes deux à faire du monde rural un monde à part, séparé de l’espace urbain. En prenant pour objet les fruits et légumes, on déplace doublement le regard : d’une part parce qu’il s’agit d’une « production inessentielle », et de ce fait marginale dans la rationalité politique orientée vers l’agriculture9, et d’autre part parce ces cultures mettent en question la séparation entre urbain et rural, en particulier dans le cas du maraîchage et des ceintures vertes (liées, par définition, à la proximité des villes). Ce faisant, on réinscrit le moment de la modernisation de l’agriculture dans un pas de temps plus long, et on retranscrit de manière plus complexe la construction et les effets de la modernisation, en l’appréhendant non seulement au niveau de la sphère agricole, mais dans les relations entre l’agriculture et le reste de l’économie.

14Secteur beaucoup plus « libéral » que les autres secteurs agricoles, moins marqué par le modèle de la « cogestion » des marchés par l’État et la profession agricole, le secteur des fruits et légumes occupe une place à part dans le monde agricole, en ce que l’agriculteur se trouve confronté de manière beaucoup plus immédiate au marché10 (notamment en raison du faible degré de transformation industrielle des produits offerts à la consommation) et fournit de ce fait un point d’appui utile pour penser les liens, les formes de couplage entre l’amont et l’aval des filières agroalimentaires, entre production agricole et marché. Secteur moins « organisé », moins « encadré », moins intégré par les industries agro-alimentaires, moins protégé par la régulation (intérieure et extérieure) des marchés, le secteur des fruits et légumes constitue peut-être pour toutes ces raisons un point d’observation adéquat pour saisir l’implicite de la modernité productive, ainsi que ses points d’achoppement.

Intermédiaires et circulation des marchandises

15Polanyi, dans un article sur l’économie comme processus institué11, critiquait l’approche de Marx comme étant trop centrée sur la production et mettant de côté les enjeux liés aux échanges et au commerce. En reprenant cette idée de Polanyi, on peut avancer que le terme de « productivisme » est peut-être mal adapté pour décrire la modernité économique, le progressisme, ou ne la décrit qu’en partie. Certes, le progressisme se fonde sur une recherche de l’abondance, ce qui passe par une augmentation de la production, mais cette recherche de l’abondance et du bien-être prend corps dans une société en voie d’urbanisation, c’est-à-dire dans une société où les personnes sont de moins en moins les producteurs de leurs denrées alimentaires. Aussi, comme le souligne Foucault, le progressisme et, plus généralement, le libéralisme engagent une capacité à échanger, à faire circuler. La modernité économique repose tout autant sur une problématique de circulation et de transports que sur une problématique d’augmentation de la production. On n’a souvent retenu que la première moitié de la maxime libérale « laisser faire, laisser passer ». Ce livre vise en quelque sorte à la remettre sur ces deux pieds, pour la faire marcher.

16C’est pourquoi ce livre accorde une importance particulière aux intermédiaires du marché ou, plus exactement, aux formes d’intermédiation marchande. On compte de nombreux travaux sur l’intermédiation marchande en sociologie économique aujourd’hui12. Pour ouvrir la boîte noire que sont « l’offre » et la « demande » dans certaines théories économiques, ces travaux partent du principe que celles-ci ne sont pas données d’emblée comme telles, mais qu’au contraire, étudier les formes de concurrence économique suppose de décrire les « traductions13 » que font subir des acteurs professionnels au produit offert. Ces travaux étudient alors les intermédiaires du marché, comme opérateurs des relations entre production et consommation, de leur mise en forme et de leur transformation. De ce point de vue, décrire le marché revient moins à décrire la rencontre entre une offre et une demande que des enchaînements de transactions depuis le producteur jusqu’au consommateur, transactions qui, tout en transformant le produit, mettent en relation et transforment différents mondes sociaux14.

17Mais ces traductions qu’opèrent les intermédiaires du marché ne visent pas qu’une mise en forme du produit lui-même. La traduction consiste aussi, en son sens premier, en une opération de « trans-duction », c’est-à-dire en un acte de transport. Les intermédiaires du marché ne mettent pas en relation des espaces sociaux hétérogènes d’un seul point de vue symbolique, mais aussi d’un point de vue physique : cette mise en relation implique aussi une capacité à faire circuler des biens. Étudier les intermédiaires du marché engage donc une étude de la circulation des marchandises.

18En particulier, ce livre examine l’opposition entre commerce et distribution. Cette opposition apparaît souvent sous la forme dichotomique « petit commerce »/ « grande distribution », laissant à penser que c’est la surface ou le statut du lieu de vente au détail qui les différencie. Mais l’opposition n’est pas seulement celle des qualificatifs, mais aussi celle des substantifs : le commerce s’oppose à la distribution et cette opposition n’est pas qu’une affaire de taille, mais également de nature. Aussi, l’opposition que nous établissons de manière courante entre deux formes d’activité économique recèle en réalité une double opposition. C’est le sens de la polarité commerce/distribution qu’il s’agit ici d’interroger, afin de comprendre les transformations contemporaines de tout ce qui a trait à la circulation et à la vente des marchandises. On verra en particulier dans le chapitre 3, sur la standardisation et l’exportation d’agrumes dans l’Algérie coloniale, comment la distribution apparaît comme une critique du commerce, comme activité inscrite sur une place et qui, pour cette raison, est incapable de concevoir une rationalité des débouchés dans leur globalité. Le commerçant se contente « d’attendre le client », et c’est bien ce qu’on lui reproche : comme le commerçant ne fait que réceptionner les marchandises qu’on lui envoie pour les revendre sans se soucier de ce qu’elles deviennent, il s’ensuit que son activité suit les tendances, et ne fait qu’amplifier les phénomènes de spéculation et les déséquilibres entre les différents lieux de consommation. La distribution s’oppose alors au commerce comme rationalité englobant l’ensemble des opérations qui jalonnent le parcours du produit du producteur jusqu’au consommateur (i), et fondée non sur un opérateur individuel mais sur la répartition des produits entre l’ensemble des opérateurs situés à un même stade de la filière (ii). C’est pourquoi l’idée de distribution s’accompagne immédiatement de l’idée de réseau. Mais ce réseau n’est pas qu’une réalité immanente, un produit objectif de la division du travail, il est pensé et organisé comme tel : il n’y a de réseau (c’est-à-dire de coopération – plutôt que seulement de la concurrence – entre des entités distinctes) que parce qu’il existe une entité centralisatrice et régulatrice, apte à concevoir le réseau comme tel. C’est pourquoi les modernisateurs coloniaux sont si attachés à la formation de coopératives par les producteurs : ces coopératives doivent être tournées non seulement vers l’amont (définition de techniques et de pratiques agricoles collectives), mais aussi vers l’aval, pour se constituer en groupements de vente. La constitution d’un réseau de distribution n’est possible que si les ventes sont organisées de manière centralisée. Par la suite, après la guerre, cette idée de distribution est reprise par d’autres acteurs en métropole, aussi bien à l’intérieur de l’appareil d’État, en particulier le Plan et la SNCF qui jouent un rôle moteur dans la mise en place des MIN (chapitre 4), que par des acteurs privés, notamment des détaillants, qui construisent ce que l’on appellera plus tard la « grande distribution » (chapitre 5). Ainsi, l’idée de distribution se retrouve aussi bien chez ceux qui veulent moderniser les marchés de gros, en les mettant en réseau, que chez les détaillants qui veulent les contourner pour organiser leurs propres circuits d’approvisionnement, débarrassés des intermédiaires que sont les grossistes. Outre le fait que ces deux projets de transformation de l’appareil commercial sont portés par des acteurs différents, ils se différencient aussi par les technologies sociales sur lesquelles ils s’appuient : en effet, le projet des MIN est inspiré par la SNCF et correspond à une organisation des transports par le train, tandis que la grande distribution naissante s’appuie sur l’automobile. Ainsi, l’histoire des transformations des marchés agroalimentaires peut s’interpréter comme une lutte entre le rail et la route15.

19Le fait que l’État soit partie prenante des transformations de l’appareil commercial et du développement de la distribution doit attirer l’attention sur un autre point : les transformations de l’intermédiation marchande sont inséparables d’une sociologie politique des institutions et du pouvoir. En effet, une critique que l’on peut adresser aux travaux étudiant l’intermédiation marchande est qu’ils tendent souvent à présenter les dispositifs d’intermédiation comme étant produits de manière endogène par les professionnels du marché. La puissance publique vise toujours à organiser l’intermédiation marchande et celle-ci fait référence à des institutions. Ces formes d’intermédiation marchande n’ont pas trait qu’au calcul, à l’intérêt, mais aussi à une dimension institutionnelle et politique. La mise en place de dispositifs engage une activité délibérative et interprétative, un « écart de la société par rapport à elle-même16 », qui correspond à autre chose que la dynamique endogène des acteurs privés. Les activités économiques ne procèdent pas uniquement d’outils de calcul mais aussi de systèmes de garantie de droits et d’attribution de responsabilités17. Ces catégories juridiques renvoient elles-mêmes à des normes de justice et des valeurs collectives. En somme, il s’agit de saisir d’un même mouvement des activités économiques et des formes de droit, d’étudier des « business and regulatory experiments18 » où sont construits à la fois des marchés et des formes de normativité.

20C’est pourquoi on étudiera une succession d’expériences régulatrices du marché des fruits et légumes, afin de saisir les enjeux qui les ont suscitées, les attentes cristallisées dans les règles de droit adoptées et les effets de leur mise en œuvre. Le problème pratique qui se pose au législateur est celui de la représentation et de l’équilibre des intérêts. En effet, à moins de pouvoir compter sur une rencontre directe entre producteurs et consommateurs – et des projets d’organisation du marché dans cette direction réapparaissent régulièrement –, il faut s’en remettre à des intermédiaires. L’enjeu de la régulation de l’activité des intermédiaires est de garantir que soient respectés les intérêts d’une partie qui est absente de l’échange (tantôt le producteur, tantôt le consommateur), mais directement concernée par celui-ci. Autrement dit, le recours aux intermédiaires est considéré comme un pis-aller. L’intermédiaire se voit ainsi confier une stricte fonction de représentation, c’est-à-dire d’expression par délégation, de parties et d’intérêts qui (pour une raison ou pour une autre) ne peuvent intervenir directement dans la transaction. À la limite, l’intermédiaire est transparent. Mais simultanément, si certains acteurs ne sont pas capables d’accomplir des actes de commerce, des transactions permettant d’acheminer et transformer un produit depuis le producteur initial jusqu’au consommateur final, c’est bien que ces opérations ont une spécificité. Un intermédiaire, pour prétendre à une rémunération, doit bien se prévaloir d’une certaine utilité sociale. En empruntant aux travaux de Callon, on peut dire que l’intermédiaire effectue des opérations de traduction19, qui permettent de mettre en relation des scènes sociales hétérogènes20. Ainsi, le travail d’intermédiaire est systématiquement pris dans cette tension entre représentation et traduction, d’où la crainte constante que l’intermédiaire finisse par pervertir sa fonction et ne serve plus que ses propres intérêts au détriment de ceux qu’il est censé représenter.

21Le fait d’étudier des expériences régulatrices permet d’étudier des transformations de l’action publique. Le point de départ (chronologique) de cette enquête est le processus législatif qui, des tribunaux au parlement, mène à l’adoption de la loi du 11 juin 1896, c’est-à-dire la première loi organisant le grand marché parisien des Halles. À ce stade, le principal outil de la puissance publique est la loi, avec les organes chargés de contrôler sa mise en œuvre (corps de police, tribunaux). Le point d’arrivée chronologique du livre est la diffusion d’Eurepgap, un référentiel de « bonnes pratiques agricoles » mis au point par la grande distribution nord-européenne pour régler les enjeux sanitaires et environnementaux. En même temps que la diffusion de ce référentiel permet d’analyser les transformations de l’agriculture et l’internationalisation des marchés, elle offre un point d’appui pour observer le modèle de la « co-régulation21 » public-privé qui se développe avec la construction européenne. Entre ces deux points historiques, les formes de normativité à l’œuvre se sont transformées, complexifiées et diversifiées. À l’outil de la loi, qui se maintient tout au long de la période étudiée et reste en général le socle des outils juridiques en vigueur, se sont ajoutées la normalisation ou la standardisation des produits. Aux normes commerciales de qualité des produits sont progressivement venus s’ajouter des signes d’identification de la qualité et de l’origine, eux-mêmes confrontés à la multiplication des cahiers des charges privés et au développement de la certification par tiers et des guides de bonnes pratiques. Il s’agit alors d’analyser dans un double mouvement les transformations des pratiques et des outils normatifs qui les équipent, l’interaction entre des dispositifs et des dispositions à agir22.

Produits et modes de production, saisonnalité et périssabilité

22Depuis une dizaine d’années, de nombreux travaux en sociologie ont souligné que le produit échangé n’est pas seulement un support des activités économiques mais une variable stratégique dans la construction de la concurrence23. En conséquence, il importe d’étudier les processus de construction et de qualification des produits dans une sociologie du marché. On étudiera ces qualifications d’un double point de vue : (i) comment ces qualifications se construisent, se transforment, font l’objet de mobilisations, de critiques, à l’intérieur et hors de la sphère marchande, (ii) comment le produit constitue une contrainte pour les acteurs, aussi bien dans la sphère de la production que de l’échange. Autrement dit, il s’agit, à travers l’étude des formes de qualification, d’étudier les acteurs en prise avec des contraintes qu’ils considèrent comme ontologiques, soient qu’il essaient de s’y adapter, soit qu’ils s’efforcent de les contourner ou de les dépasser en transformant les produits.

23De nombreux travaux sur la qualité des produits alimentaires se sont focalisés sur les productions offrant une marge importante de différenciation et objets de pratiques de distinction sociale, telle que le vin ou le fromage, pour mettre en exergue une économie de la qualité, de l’excellence ou des singularités24. Le cas des fruits et légumes présente l’intérêt inverse que les classifications qui y sont en vigueur reposent sur l’hypothèse implicite d’une faible marge de différenciation du produit. En effet, et ce de manière structurelle, les acteurs modalisent les fruits et légumes selon une double contrainte, celle de la périssabilité et celle de la saisonnalité25. La périssabilité renvoie à une dimension temporelle : une fois récolté, on a très peu de temps pour vendre le produit et le consommer. Elle renvoie aussi à la fragilité du produit. Partant de ce constat de fragilité, les solutions adoptées par les acteurs sont multiples. Ils peuvent aussi bien chercher les moyens de s’adapter au mieux à cette contrainte, qu’essayer de la dépasser en stabilisant et en industrialisant le produit. La saisonnalité interagit avec la contrainte de périssabilité. Elle renvoie à l’idée que production et consommation de fruits et légumes sont intrinsèquement liées à des facteurs climatiques et météorologiques. Comme ces facteurs peuvent présenter de brusques variations à court terme (« coup de chaud » ou au contraire « coup de froid »), cette contrainte de saisonnalité induit une dimension d’aléa dans l’économie de la filière. Le fait que périssabilité et saisonnalité soient considérées comme des contraintes ne signifie pas qu’elles agissent purement et simplement comme des facteurs externes. C’est pourquoi on s’intéresse à la façon dont les acteurs qualifient ces contraintes et les efforts qu’ils déploient pour s’adapter ou dépasser ces contraintes. Autrement dit, on observe comment les acteurs qualifient leur environnement, qu’ils contribuent par-là à constituer comme tel. À cet égard, on peut distinguer deux manières de gérer cet environnement : soit s’y adapter pour « coller au plus près » à cette saisonnalité et cette périssabilité, soit le dépasser en transformant le produit pour le stabiliser et l’industrialiser.

24En ce qui concerne les formes de classification, les fruits et légumes se distinguent d’autres productions telles que le vin, le fromage ou la viande en ce que les produits sont classés selon le principe de la division verticale en espèces et variétés. Ce principe de division n’induit aucune hiérarchie a priori sur le marché, à la différence du classement des grands crus par exemple. Ceci a pour conséquence que la segmentation du marché est essentiellement tributaire des compétences incorporées par les personnes.

25Le livre opère un retour sur la genèse de ses classifications et les différents horizons d’attente qui s’y cristallisent. Sont analysées ensuite les enjeux des tentatives pour segmenter le marché des fruits et légumes (i.e. pour hiérarchiser les produits) à partir des années 1990, autour de la production de repère collectifs, objectivés et stables permettant de signaler des différences.

Structure de l’ouvrage

26Le livre se compose de 9 chapitres, organisés selon une double structure linéaire et problématique. Le premier chapitre correspond à un point d’arrivée, le marché de carreau du MIN de Rungis au début du xxi^e siècle. Depuis ce point d’arrivée, le livre redécrit l’histoire du marché des fruits et légumes en France au xx^e siècle, en partant des débats parlementaires autour de la loi de 1896 sur les halles centrales de Paris (chapitre 2), puis en examinant tour à tour la mise en place de circuits d’échange à distance et l’invention de la distribution et de la standardisation dans l’Algérie coloniale (chapitre 3), la construction d’un espace marchand national à travers la mise en réseau des places de marché (les MIN, chapitre 4), l’émergence de la grande distribution et ses effets sur le marché des fruits et légumes (chapitre 5), la diversification et la complexification des modes de garantie de la qualité des produits dans les années 1990 (chapitre 6), le processus d’européanisation du marché (chapitre 7), les crises du marché (chapitre 8), et enfin la mise en œuvre de référentiels de bonnes pratiques agricoles (chapitre 9).

27Cet agencement linéaire correspond aussi à un ensemble de problématiques :

• Les chapitres 1, 2 et 4 examinent ce qu’est une place de marché, un marché physique, et montrent comment sa réglementation se trouve systématiquement confrontée à la question de la définition des frontières du marché, le jeu sur les différents espaces (simultanément matériels et institutionnels) devenant un ressort de l’activité économique.
• Les chapitres 3, 4, 5 et 9 posent au contraire la question de la distribution ainsi que de la dématérialisation du marché, de l’élimination des intermédiaires liés aux marchés physiques et des modes de garantie que l’échange à distance implique.
• Les chapitres 1, 6, 7 et 8 abordent la question des produits, de leur définition, des systèmes de garanties et de leur transformation, et de leur ontologie. En particulier, partant de l’idéal-type de l’économie de la variabilité que le marché de carreau permet d’appréhender, ces chapitres posent la question de la tension entre un projet de stabilisation – d’uniformisation et d’homogénéisation – des produits, et des formes de variations (périssabilité, saisonnalité) qui offrent une résistance à l’intégration dans des espaces de calcul stables dans le temps. Cette tension permet à la fois de poser la question de la qualité des produits et des transformations des circuits commerciaux.