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Le commerce du bétail charolais

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Dominique Fayard

Chapitre IX

S’adapter ou disparaître (fin xxe-début xxie siècle)

Texte intégral

1Alors que le commerce incarné par les foires et les marchands de bestiaux est mis à mal par les orientations agricoles qui, en imposant une organisation des transactions, favorisent les regroupements de producteurs, la population des négociants – même si elle compte de moins en moins de membres – n’a pas disparu, contrairement à ce que laissaient présager les réformes entreprises dès les années 1960. Les commerçants en bestiaux du début du xxie siècle font figure de survivants. Leurs collègues qui opéraient dans la filière porcine, particulièrement nombreux en Brionnais-Charolais, ont disparu. Le même phénomène, à peine achevé, s’observe dans la filière ovine. Les coquetiers ont été éliminés par la concentration et l’intégration des élevages avicoles. Pourquoi et comment les négociants en bovins se sont-ils maintenus ? Pour répondre à cette question et mieux cerner ces « vainqueurs », des enquêtes orales ont été menées auprès de commerçants en activité en Brionnais-Charolais et complétées par des journées d’observation sur le terrain. Ce travail, qui d’un point de vue méthodologique s’inspire de la sociologie et du journalisme, a permis de saisir le fonctionnement de l’activité, d’en comprendre les enjeux et d’appréhender les rapports entre les commerçants et le monde de l’élevage. Ainsi, j’ai choisi de faire une histoire de terrain pour laquelle les témoins sont mis à contribution. Que savent-ils du passé du négoce de bétail ? Comment se situent-ils par rapport à ce passé ? Comment l’activité a-t-elle évolué ? Voici quelques-unes des questions auxquelles ils ont apporté des réponses. S’ils accueillent favorablement l’idée qu’une personne extérieure à leur monde, mais qui n’y est pas totalement étrangère, s’intéresse à leur activité, à leur histoire, ils sont résolument tournés vers l’avenir et ne se soucient guère de ce qui est advenu avant eux.

2Le négociant en bestiaux de ce début de xxie siècle, s’il conserve quelques traits du maquignon de jadis, est un chef d’entreprise, exportateur, occupé autant par ses activités administratives, dans son bureau, que par ses actes commerciaux, parmi les bovins. En Brionnais-Charolais, il a profité de la sacro-sainte liberté revendiquée par les éleveurs et des expériences malheureuses de la coopération pour s’affirmer face aux groupements de producteurs. Mais c’était sans compter avec la Pac qui, dans un perpétuel souci d’organisation, par la loi d’orientation de juillet 1999, contraint les éleveurs à adhérer à un groupement ou à une association de producteurs.

Enquêtes orales et sorties sur le terrain : une histoire de terrain

  • 1  Degrange B., La mise à l’épreuve d’une profession…, op. cit., p. 357-360.
  • 2  Les textes des entretiens, retranscrits en intégralité, sont disponibles dans la thèse déposée au (...)
  • 3  35. 13 commerçants en activité, deux retraités, deux négociantes, trois salariés de groupements, u (...)

3Après avoir élaboré un questionnaire s’articulant autour de cinq grands thèmes – le récit de vie, la main-d’œuvre, le travail, les transformations du métier et la conception du métier – et en m’inspirant du travail de Béatrice Degrange1, j’ai mené des entretiens2 auprès de professionnels en activité ou retraités. Le nombre d’interviews réalisées3 ne permet pas d’effectuer une analyse quantitative de l’information à cause d’une faible représentativité en termes de fréquence d’apparition des réponses. Les entretiens ont donc été confrontés de manière à dégager le fonctionnement de l’activité. Les profils des commerçants sont variés. Si au premier abord tous exercent la même activité, acheter et revendre du bétail, celle-ci, vue de plus près, se révèle d’autant plus complexe que le négoce du bétail, comme toute activité commerciale, est en perpétuelle évolution. Les entretiens ont servi à reconstituer l’univers actuel des négociants.

  • 4  Ils n’appartiennent pas aux familles étudiées jusqu’ici.
  • 5  Idem.

4Parmi les 13 commerçants en bestiaux en activité interviewés, un seul, Steve Lorton, est fils du négociant Bernard Lorton. Deux sont fils d’emboucheurs, Robert Corneloup, fils de Paul, et Charles Montmessin, fils de Marcel. La plupart sont fils d’éleveurs, comme Jean-Louis Augay, Jean-Paul Bajard, Hubert Burtin4, Christian Lacroix, petit-fils de Georges, commerçant, Bernard Lorton et Stéphane Philibert. Quatre ne sont pas issus du milieu : Gilbert Chantelot, Gilles Danière, Pierre Mordant et Bernard Prévost5.

5Au sein de l’effectif plusieurs profils se dégagent. Les chefs d’entreprise sont à la tête des plus importants commerces du Brionnais-Charolais. Ils dirigent des sociétés spécialisées dans l’exportation des bovins. Robert Corneloup et Bernard Lorton font partie de ce groupe. Les acheteurs travaillent au sein des entreprises, comme Steve Lorton. Certains possèdent des parts dans les sociétés, notamment Christian Lacroix, dans l’Unec (Union des négociants en Charollais), et Stéphane Philibert, dans la SARL Corneloup-Philibert. Les vendeurs, Gilles Danière et Bernard Prévost, se consacrent à la revente du bétail. Les indépendants, Charles Montmessin et Pierre Mordant, achètent pour les sociétés commerciales tout en étant à leur propre compte. Ils sont rémunérés à la commission. Les petits négociants, Jean-Paul Bajard et Gilbert Chantelot, travaillent seuls et assument l’ensemble des tâches. Les négociants-éleveurs font du commerce et possèdent un élevage de bovins charolais, comme Jean-Louis Augay et Hubert Burtin.

6Les interviews ont été complétées par des journées d’observation sur le terrain, en compagnie de Robert Corneloup, Charles Montmessin, Bernard et Steve Lorton, dans le Brionnais, le Charolais, la Creuse et l’Indre. La diversité des lieux permet une comparaison des phénomènes observés.

La concurrence au quotidien

7Robert Corneloup, par exemple, s’approvisionne en Brionnais, où il se mesure à des éleveurs qui, comme lui, sont issus de l’embouche. Les négociations y sont difficiles, les vendeurs étant bien informés des cours notamment par la fréquentation du marché de Saint-Christophe. De plus, ils ont des prédispositions commerciales qui leur permettent de défendre leurs produits face à l’acheteur, ce qui complique le travail de ce dernier. Ils sont tous « plus ou moins commerçants » et « aiment avoir le dernier mot ». Dans le milieu du négoce, ils sont unanimement réputés pour leur dureté en affaires. Ce comportement trouverait ses origines dans l’embouche que leurs parents ou eux-mêmes pratiquaient et dont ils conservent encore aujourd’hui les aptitudes marchandes. En faisant de l’embouche, ils se sont imprégnés de la culture du commerce, du maquignonnage. Pour cette raison, certains négociants n’aiment pas acheter du bétail dans ce pays. L’expérience et une grande maîtrise du commerce semblent indispensables pour y travailler. Le fait qu’il soit issu de ce milieu a sans doute aidé Robert Corneloup à y développer son réseau de fournisseurs. Le commerçant achète aussi du bétail en Charolais, en particulier dans les cantons de Palinges, Toulon-sur-Arroux et Gueugnon.

8Avec Bernard Lorton, je suis allée dans les cantons d’Issy-l’Évêque et de Gueugnon et avec son fils, dans ceux de Saint-Léger-sous-Beuvray et Mesvres, au nord-ouest de la Saône-et-Loire, régions où les éleveurs sont d’abord des producteurs et n’ont pas le maquignonnage dans la peau comme peuvent l’avoir les Brionnais. Les échanges en sont facilités. Si les salariés d’une même entreprise se partagent le territoire, comme Bernard Lorton et son fils, le premier travaillant au sud de Toulon-sur-Arroux, le second au nord, les acheteurs des différentes structures se livrent une véritable guerre commerciale et n’ont pas d’espace réservé. Concurrence et rivalité sont le lot quotidien des commerçants pour conserver leur place dans la filière, comme le résume l’un d’eux : « On est tous concurrents, on est tous jaloux les uns des autres. On a tous besoin de plus en plus travailler tous. Il y a de moins en moins d’éleveurs. »

9Cette concurrence devrait être favorable aux éleveurs qui, bénéficiant du passage successif de plusieurs acheteurs, pourraient faire monter les prix ; or, elle ne l’est pas. En effet, les commerçants remettent les bovins aux quelques grosses sociétés d’exportation et abattoirs contrôlant le marché et les cours sont dictés par les engraisseurs italiens et les abatteurs qui font pression sur les prix. Dans ces conditions, les négociants, qui font la tournée des fermes, ont tous le même prix à proposer à l’éleveur.

S’expatrier pour s’approvisionner

10Au-delà du territoire départemental et de ses marges, certains vont s’approvisionner dans des zones plus lointaines, comme Charles Montmessin, avec lequel je suis allée en Creuse et dans l’Indre, distantes de plus de 200 kilomètres de Curbigny, où le commerçant achète la quasi-totalité de son bétail. En Creuse, il a repris les fournisseurs d’un collègue qui a cessé son activité il y a une vingtaine d’années. Le négociant achète dans trois communes voisines de la petite ville d’Aubusson, célèbre pour ses tapisseries depuis le xve siècle : Blessac, Néoux et Saint-Avit-de-Tardes. Si le paysage de bocage de ce secteur est semblable à celui du Brionnais, quoique plus sauvage, les modes d’exploitation diffèrent. Les cheptels passent l’hiver dans les pâtures, ce qui serait inconcevable en Brionnais en raison de la composition argileuse des sols. Les terrains creusois étant résistants et sains, les bovins n’abîment guère les prés. Il y a donc très peu d’étables et de stabulations. Les éleveurs distribuent quotidiennement et en abondance du foin, de la paille et des rations d’aliments à leurs animaux. Les veaux, qui naissent dans les champs, réclament une importante surveillance. Été comme hiver, les producteurs passent leur temps dans les prés et sur les routes et chemins reliant les parcelles. Sur place, Charles Montmessin recourt aux services d’un rabatteur qui l’accompagne dans les exploitations. Éleveur à Aubusson, propriétaire aisé, fils d’un négociant respecté dans la région, il n’a pas poursuivi l’activité commerciale de son père. L’effectif des négociants en bestiaux en activité en Creuse est réduit. L’annuaire édité par la Fédération régionale des commerçants en bestiaux, en 2006, recense sept négoces contre 29 en Saône-et-Loire. Deux groupements sont en place dans le département. Il n’y a pas de marché aux bestiaux. Quelques éleveurs se rendent à ceux de Châteaumeillant (77 kilomètres) ou de Sancoins (130 kilomètres), dans le Cher.

11Dans l’Indre, Charles Montmessin s’approvisionne aux alentours d’Aigurande, à Crevant, Crozon-sur-Vauvre, La Buxerette, Montchevrier, Saint-Denis-de-Jouhet, Vijon, Cluis et Gournay. Ces localités sont situées aux confins du Berry et de la Marche. Le bocage est plus dense qu’en Brionnais. Les haies sont hautes, épaisses, irrégulières et rythmées d’arbres. Le paysage est ponctué de nombreux bosquets de feuillus. Les éleveurs, qui rentrent leur bétail en hiver, ont un mode de conduite d’élevage similaire à celui des Charolais.

12L’éloignement géographique entre la Creuse, l’Indre et le Brionnais-Charolais limite les échanges de bovins entre ces départements. Rares sont les commerçants originaires du Brionnais qui vont s’y approvisionner. La concurrence y est moins rude, d’autant plus que les négociants en activité sont moins nombreux. Charles Montmessin se rend dans ces zones pour effectuer ses achats depuis plusieurs décennies. Il tient à conserver le réseau de fournisseurs qu’il a en partie repris d’autres marchands et agrandi au fil du temps. Le bétail ramené de ces pays est de bonne qualité, ce qui permet par la suite de bien le valoriser, mais son transport occasionne des frais importants.

Se battre pour rester

13Plus encore qu’à une concurrence commerciale, c’est à une véritable guerre pour leur survie que se livrent les négociants en bestiaux, guerre rarement évoquée par les acteurs dans leurs témoignages. Seules les femmes – deux ont été interviewées, Sandrine Barnaud et Paulette Dubost – racontent la dureté des conflits et les rivalités qui existent, en particulier entre les petits et les gros commerçants. Les petits ont besoin des gros pour vendre leurs bovins tandis que les gros ont besoin des petits pour leur approvisionnement. Des rapports forcés se créent. Les gros exercent une pression sur les petits qui ont de plus en plus de mal à résister face aux structures plus importantes qui se mettent en place. La plupart des négociants rencontrés passent sous silence ces rapports conflictuels et s’accordent à dire que les relations qu’ils entretiennent sont bonnes, même si la concurrence engendre inévitablement des rivalités et de la jalousie. En outre, la diminution du nombre de fermes et la baisse de la production accentuent la compétition. Dans le monde de l’élevage en perdition, les petits négociants sont condamnés à disparaître les premiers. Certains voient avec lucidité leur fin arriver, craignant de ne plus pouvoir lutter à l’avenir contre les grosses structures et faire face à la hausse des charges qui les oblige à un volume d’activité important. D’autres, moins inquiets, pensent qu’il y aura toujours une place pour eux dans la filière.

14Malgré tout, l’effectif des négociants, comme celui des éleveurs, se réduit. L’avenir de la profession semble compromis. L’un des témoins explique que

le négoce privé va aller en périclitant dans la mesure où il est uniquement un maillon de la chaîne, avec achat en fermes et revente à un chevillard ou à un exportateur. Je ne sais pas le temps que ça mettra. Il y en a encore pour un petit moment parce qu’ils s’accrochent, mais à terme on n’aura plus de ça. On n’en a plus dans le porc, pourquoi ? Parce qu’on a mis en place des machines à classer, des systèmes objectifs de paiement des carcasses aux éleveurs, et un jour on n’en aura plus en bovin.

15Le seul moyen, pour conserver sa place, semble être de se regrouper pour constituer des structures capables de peser dans la filière. C’est, par exemple, ce qu’ont fait les négociants qui ont formé l’Unec à Varennes-sous-Dun. À l’origine de cette société, il y a l’évidente volonté de Bernard Lorton et de ses collègues de poursuivre leur négoce en s’adaptant aux évolutions, comme l’explique le commerçant : « Un privé qui voudra rester seul à faire son petit commerce aura de la peine. Dans les années à venir, ce sera comme dans la volaille ou le porc, il disparaîtra, c’est pour ça que je crois que c’était indispensable de se regrouper. » Mais ces associations, qui permettent au commerce privé de se maintenir et d’échanger d’importants effectifs de bovins, ne sont peut-être qu’une transition avant la disparition définitive des commerçants en bestiaux, en raison de la diminution continuelle des marges.

16Même s’ils ne l’expriment pas ouvertement, les négociants sont inquiets et sceptiques au sujet de leur avenir. Ils craignent que le négoce, et donc leur place d’intermédiaire, ne disparaisse comme cela s’est produit dans les filières avicole et porcine où les coquetiers et les marchands de cochons ont rejoint la liste des métiers d’antan.

Une professionnalisation récente

  • 6  La Renaissance, 19 mai 1995.

17Autrefois, le commerçant en bestiaux, c’était le maquignon. Aujourd’hui, c’est un prestataire de services pour les sociétés d’exportation et les abattoirs. Sur la défensive face aux groupements et victime d’une image défavorable, la profession a longtemps cultivé la différence. Mais depuis les années 1990, se sentant menacés dans un monde agricole en évolution, sous l’égide de leur syndicat professionnel départemental, les commerçants se mobilisent pour être reconnus comme des acteurs à part entière de la filière6. La volonté du négoce privé de s’impliquer davantage dans la filière s’explique par la prise de conscience du poids économique qu’il représente en Saône-et-Loire et par la professionnalisation du métier. Cette dernière se traduit par une rupture avec les pratiques des maquignons et l’accession au statut de chef d’entreprise, et notamment d’entreprise d’export. Les commerçants rencontrés disent ne pas continuer les pratiques des anciens. Au contraire, ils pensent être en décalage par rapport à ce qui se faisait avant et en rupture avec leurs aïeux qui faisaient de l’embouche ou de l’élevage.

18Pour tous, la professionnalisation passe par un volume de bovins commercialisé important. Pour s’en sortir le négociant doit traiter un effectif d’animaux supérieur à celui que vendaient ses prédécesseurs : « Pour résister, il faut avoir évolué et évoluer encore. Vivre de dix vaches par semaine, c’est fini. » La réduction des marges oblige à exporter directement, en se passant d’intermédiaire. Pour Bernard Lorton,

On ne peut plus acheter des bêtes bon marché dans les fermes pour les faire gagner sur le marché. C’est fini. Aujourd’hui, vous avez votre marge pour travailler et vous êtes obligé de travailler directement sur l’Italie, l’Espagne ou le Liban. Vous ne pouvez plus passer par des intermédiaires parce que vous ne pouvez plus couper le gâteau. Il est tellement petit que vous êtes obligé d’acheter en fermes et de faire repartir direct, comme je fais depuis 15 ans déjà. C’est ce qui m’a sauvé. Quand vous voyez certains marchands qui sont obligés d’acheter en fermes et de repasser par des exportateurs, ça à l’avenir ça sera fini.

19Lorsqu’il utilise l’expression « c’est ce qui m’a sauvé », Bernard Lorton se présente comme un survivant dans le milieu du négoce. Une nouvelle approche du commerce a émergé, s’inspirant de l’organisation des coopératives et reposant sur un travail de confiance et une collaboration avec les éleveurs. Ainsi, la professionnalisation est pour les commerçants en bestiaux la condition sine qua non de leur survie.

Un milieu en marge de l’élevage

20Au terme de dix années de recherches consacrées aux intermédiaires, il me semble qu’il existe un monde du négoce différent de celui, plus vaste, de l’élevage, opinion que partagent les commerçants. Les mentalités diffèrent. Elles correspondent aux places occupées par les deux groupes dans la filière et aux tâches accomplies. Les éleveurs font naître et élèvent les bovins (fig. 94 et 95 pl. XXII) que les commerçants vendent en fonction des débouchés existants. Les premiers sont cantonnés à une tâche de production, les seconds à un acte d’échange. Ainsi, les objectifs des deux groupes divergent. Le commerçant doit vendre la bête plus cher qu’il ne l’a achetée tandis que l’agriculteur va essayer de la vendre le plus cher possible. Mais les deux activités vont de pair. Sans éleveurs, les négociants n’ont plus de raison d’être.

21Les éleveurs et les commerçants ne sont pas soumis aux mêmes contraintes. D’une manière générale, les éleveurs, à la tête d’exploitations de plus en plus grandes, consacrent tout leur temps au travail tandis que les négociants s’échappent plus facilement de leur univers professionnel. L’élevage est synonyme d’astreinte permanente pour l’exploitant qui doit assurer quotidiennement les soins aux bovins. Tout au long de l’année il est soumis à une charge de travail considérable et à une présence indispensable. À l’automne et durant l’hiver ce sont les vêlages, au printemps et à l’été, les récoltes de fourrage pour la nourriture du cheptel. L’octroi des aides à la production de la Pac a provoqué une course à l’agrandissement qui se fait trop souvent au détriment de la qualité du travail, comme l’observe un négociant dans ses tournées d’achat : « Les structures sont de plus en plus grandes et les types sont débordés. Il faut faire du volume, c’est plus ou moins bien fait mais il y a du volume. On y est et on y va de plus en plus. » Les éleveurs sont assimilés à des « chasseurs de primes ». Les aides de la Pac ont permis de maintenir l’élevage allaitant en Brionnais-Charolais mais, dans le même temps, elles ont contribué à jeter le discrédit sur la profession. Celui-ci se manifeste par la jalousie de personnes extérieures au milieu, qui dénigrent les paysans parce qu’ils touchent des aides de l’Europe.

22Éleveurs et marchands se côtoient dans leur activité professionnelle, dans les fermes ou sur les places marchandes. En dehors, les deux groupes ne se mélangent guère même si certaines différences entre les deux mondes se sont estompées. Il reste comme une barrière entre le commerçant, fier, qui considère l’agriculteur comme un « paysan », et l’éleveur, qui voit le marchand comme un « voleur ». Les éleveurs ne perçoivent que les bons côtés du négoce alors que les commerçants, qui parcourent les fermes, semblent plus au courant des problèmes de ces dernières. « Chacun voit les choses de son bord et n’essaye pas trop de savoir comment ça se passe chez l’autre. » Le témoignage suivant est révélateur de ce que j’ai observé sur le terrain :

La plupart des éleveurs ne se rendent pas compte du métier qu’on fait parce qu’ils nous voient arriver avec une voiture dans la cour, on met une blouse, on achète les bêtes. Mais il y a le reste, ceux qui sont enfermés au centre d’allotement et qui trient les bêtes, qui ont les clients italiens au téléphone, qui ne sont pas toujours faciles. Les prix sont très tirés et c’est plus dur de vendre cinq, six camions de broutards par jour que d’en vendre dix quand on est chez soi, où on n’est pas obligé de les vendre. C’est une facilité qu’ils ont, ils s’en rendent un peu compte parce qu’ils les emmènent de moins en moins à la foire. Quand on est à la foire, on est obligé de vendre, il faut aller à la bagarre. Quand on a 300 broutards dans l’écurie là, on est obligé de les vendre, bien ou mal, on ne peut pas les garder. Ils ne se rendent pas compte de ça. On devrait tous les avoir en stage huit jours.

23Un manque de solidarité apparaît dans la filière. Bien que les mentalités aient évolué des deux côtés, les clichés perdurent. Les éleveurs assimilent encore les commerçants aux maquignons, utilisant fréquemment ce terme pour les désigner lorsqu’ils sont entre eux, bien qu’ils soient satisfaits de la valorisation que ces derniers font des animaux. Ainsi, même s’ils sont obligés de s’entendre parce qu’ils travaillent ensemble, éleveurs et négociants appartiennent à deux mondes différents.

La culture du commerçant

24Il existe une culture propre aux commerçants qui cherchent à se démarquer des paysans. Malgré un emploi du temps chargé, les négociants ne sont pas soumis aux mêmes contraintes que les éleveurs. Leur activité purement commerciale les dispense de l’astreinte quotidienne des soins aux bovins. Les bêtes ne font que passer dans leur centre d’allotement (fig. 96 et 97 pl. XXIII), où elles restent généralement moins d’une journée, d’où un détachement vis-à-vis des animaux, caractéristique de la culture du groupe. Ils n’ont pas le temps de s’attacher aux bovins qui, pour la plupart d’entre eux, sont assimilés à une banale marchandise. Si les conditions de manutention et de transport diffèrent de celles des produits manufacturés par exemple, la considération portée aux animaux est identique à celle qu’ils pourraient avoir pour n’importe quel autre produit. Ils éprouvent cependant de la compassion pour les bovins dans certaines circonstances, notamment avant leur départ pour l’abattoir, mais en aucun cas de l’attachement.

25Au-delà d’un rapport à l’animal distinct, les négociants cherchent à se différencier des éleveurs qui les entourent par leur façon d’être. Le commerçant en bestiaux est fier, trait hérité du maquignon. Ce dernier, très orgueilleux, montrait des signes extérieurs de richesse qui ne reflétaient pas nécessairement sa situation financière mais qui sont encore dans les esprits et nuisent à l’image du commerçant d’aujourd’hui. Le maquignon avec sa « grosse bagnole », sa pipe et sa canne se distinguait de l’éleveur avec sa blouse, ses difficultés, son travail harassant. « Le maquignon vivait bien. Il se promenait en Mercedes alors que les paysans de base avaient tout juste de quoi vivre ! » Même si cette caricature du maquignon semble dépassée, une certaine ressemblance demeure entre le maquignon et le négociant. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer le milieu. La mise en avant de signes extérieurs de richesse en est l’une des manifestations les plus visibles. L’attrait pour les grosses et belles voitures perdure. La plupart des commerçants en bestiaux roulent en quatre-quatre. Si quelques-uns se contentent des modèles de la marque japonaise Toyota, d’autres choisissent des véhicules plus prestigieux des constructeurs allemands BMW ou Audi. La « Mercedes » est désormais utilisée pour les sorties personnelles. Néanmoins, tous les négociants ne partagent pas ce goût du luxe. Certains font la tournée des fermes en 206 Peugeot ou en C4 Citroën, par exemple. Pourtant, cet orgueil, cette prestance, ces signes extérieurs de richesse nuisent à l’image de la profession. « Il y a des gens qui font moins de bruit, dans d’autres milieux, mais qui gagnent beaucoup plus d’argent que les négociants. » Habituellement, ils le nient, mais les commerçants vivent bien, mieux que les éleveurs. L’une des caractéristiques de la culture du groupe repose donc sur ce besoin de montrer qu’ils sont riches alors qu’ils démentent l’être : « Tout le monde croit que les négociants sont riches comme Crésus, mais c’est faux ! Ils font leur métier. » Pourquoi montrer qu’ils ont de l’argent si tel n’est pas le cas ? Et s’ils en ont, pourquoi le nier ?

26Ces représentations poursuivent les commerçants qui, le plus souvent, ne font rien pour s’en démarquer mais au contraire semblent les entretenir. Il y a sans doute dans ces comportements une part de nostalgie par rapport à un passé, pas si lointain, qu’ils ont plus ou moins connu selon leur âge, ou qui leur a été raconté. À cette époque-là, le maquignon dominait le paysan, qui le craignait. Il était l’intermédiaire obligé du producteur qui n’avait d’autre choix pour vendre ses bovins que de passer par lui, alors qu’aujourd’hui le commerçant est un prestataire de services pour une société d’exportation, un abattoir ou une centrale d’achat dont il exécute les ordres. Ainsi, peut-être pour se rassurer, il roule en grosse voiture et dépense sans compter, mais la distance qui le sépare de l’éleveur n’a sans doute jamais été aussi courte. Tous deux ne sont que les premiers maillons d’une filière bovine où le pouvoir est aux mains de l’aval.

27La culture du commerçant est aussi masculine, pour ne pas dire machiste, puisque l’une des caractéristiques du milieu est la quasi-absence de femmes, sur les marchés comme dans les entreprises où, à l’exception des secrétaires, il n’y a pas de femme. Les deux que j’ai rencontrées se sentaient bien intégrées dans ce milieu « très macho » où elles avaient cependant leur place. La question de la place des femmes a parfois été abordée avec les témoins. L’un d’eux tient des propos révélateurs : « C’est un métier dur. Ce n’est pas un métier à femmes. » En parlant d’une acheteuse qui travaille chez un commerçant de l’Ain, il précise que « c’est une fille de marchand de bestiaux, elle. Elle est née au milieu. Elle tient sa place mais ce n’est pas sa place. » Il défend sa position : « L’éleveur domine, il faut lui tenir tête. » Selon les propos du commerçant, une femme ne serait pas capable de s’imposer et d’acheter des bovins chez les éleveurs ; pourtant, certaines y sont parvenues. C’est peut-être justement le fait qu’elles y parviennent qui dérange ! Aux yeux de certains, la réussite féminine dans le négoce serait vraisemblablement synonyme d’une dévalorisation de leur métier d’homme.

28D’une façon générale, les mentalités ont évolué. La culture des commerçants n’est plus celle des maquignons. Les négociants sont conscients qu’ils doivent œuvrer en partenariat avec les éleveurs, qu’ils ne sont pas là pour les exploiter et profiter de leur place d’intermédiaire comme l’ont fait les maquignons. L’éleveur du début du xxie siècle n’est pas celui de la fin du xixe ou même du milieu du xxe. Il a acquis une position lui permettant de traiter d’égal à égal avec le marchand. Il s’informe des cours par la presse spécialisée, par ses collègues, il consulte les données disponibles sur internet. Il n’est plus victime et ne se « fait plus avoir » par un négociant peu scrupuleux comme ce fut le cas autrefois. À ce niveau-là, une évolution s’est produite. Elle était nécessaire pour améliorer les rapports entre vendeurs et acheteurs. Le monde de l’élevage en se spécialisant, en devenant un maillon dans la filière et en s’ouvrant sur l’extérieur, s’est transformé. Les commerçants qui voulaient poursuivre leur activité se sont adaptés. En cela, la concurrence des groupements, à partir des années 1960, a été bénéfique. Ces derniers représentaient un véritable danger pour les négociants privés qui n’avaient d’autre choix que de s’adapter pour rester. Le maquignon qui vivait de la commercialisation de quelques bêtes par semaine, passait des heures chez un vendeur pour l’avoir à l’usure, profitait du manque d’information des paysans et s’en sortait bien appartient définitivement au passé.

29Par ailleurs, le commerçant en bestiaux d’aujourd’hui se moque éperdument du passé. Il déplore seulement que les maquignons, par leurs agissements, aient terni l’image de l’intermédiaire jusqu’à nos jours. Les témoins ne se sont pas attardés sur les questions touchant au passé de leur activité, embrayant sur l’actualité ou rétorquant qu’ils n’avaient rien à dire. Pourquoi ce désintérêt pour le passé ? Ils sont peut-être trop préoccupés par leurs problèmes pour songer à ceux de leurs prédécesseurs. Soucieux de leur avenir, ils n’éprouvent pas le besoin et ne voient sans doute pas l’utilité de réfléchir à ce qui existait avant. Leurs origines familiales, hors du milieu de l’embouche et du négoce, et l’éducation qu’ils ont reçue au cours de leurs études agricoles, destinée à faire d’eux de véritables chefs d’entreprise, expliquent peut-être aussi cette indifférence. Ils sont en revanche davantage sensibles à l’évolution des types de bêtes commercialisés ou au recul des marchés, thèmes qu’ils développent abondamment.

Les transactions, entre archaïsme et modernité

L’attachement aux commerçants en bestiaux

  • 7  Chambre d’agriculture, Étude sur le troupeau bovin et l’attitude des éleveurs face à la production (...)

30En Brionnais-Charolais, l’existence d’un maillage commercial ancien – constitué d’un dense réseau de foires et marchés au sein duquel Saint-Christophe est une plate-forme d’échange incontournable et autour de laquelle gravite une multitude d’emboucheurs, commerçants en bestiaux, éleveurs plus ou moins maquignons, pratiquant entre eux et avec des agents extérieurs de nombreux échanges – a retardé la progression des groupements de producteurs. En outre, les modes de commercialisation sont influencés par les conditions de production. Ainsi, l’implantation des coopératives est plus nette dans le nord de la Bourgogne, où les Sica écoulent surtout des bovins gras, issus du troupeau laitier, tandis qu’elle est plus diffuse dans le sud, où les producteurs de charolais maigres travaillent avec les commerçants7.

  • 8  Béchaux E., La commercialisation des bovins…, op. cit., p. 16-29.
  • 9  Veniant J.-R., La répartition de l’élevage bovin…, op. cit., p. 53.

31En 1980, d’après le recensement agricole, les négociants réalisent, en Saône-et-Loire, 54 % des transactions, les groupements 14 %, les bouchers 3 %, les chevillards 7 %, les éleveurs et emboucheurs 9 % et les autres (essentiellement les ventes au marché) 13 %8. Les commerçants sont très présents sur le marché du maigre, notamment sur celui du broutard en pleine expansion, où ils assurent près de 80 % des transactions. Au contraire, les groupements sont plus actifs dans le gras, en particulier dans les jeunes bovins gras. Ces derniers représentent une faible part de la production, ce qui explique qu’ils aient des difficultés à étendre leur action. Un lien existe entre l’importance du troupeau de l’éleveur et son comportement commercial9. Les éleveurs disposant d’un petit troupeau vendent aux bouchers, ceux qui ont des cheptels plus importants travaillent avec les négociants et les coopératives. L’âge des paysans influe aussi sur le choix d’un mode de commercialisation. Les jeunes recourent plus fréquemment aux groupements, au détriment des bouchers, non des négociants. Les groupements progressent mais les éleveurs restent attachés aux commerçants. Pourquoi et dans quelles conditions sont conclues les transactions avec les acheteurs ?

  • 10  Chambre d’agriculture, Étude sur le troupeau bovin…, op. cit.
  • 11  Ibid., p. 69.

32Les sources livrant des informations sur les pratiques commerciales des éleveurs sont rares10. Les éleveurs du Brionnais-Charolais s’informent des cours par la presse, la fréquentation des foires et les discussions entre voisins ou avec les marchands. Ils accordent une grande attention à ce qui se passe sur la place marchande et n’hésitent pas à s’y rendre pour se tenir informés des cours, qui servent de base à la plupart des transactions. Le plus souvent, les ventes sont conclues sans que le poids précis des animaux ne soit connu11. Mais, dans ce domaine, les jeunes se différencient de leurs aînés. Plutôt que de se fonder sur des estimations imprécises, ils pèsent leurs animaux.

33Les éleveurs travaillent avec les marchands en bestiaux car ils peuvent librement discuter les prix et sont, généralement, payés comptant. La préférence pour ce mode de vente correspond à l’attachement des producteurs à l’idée de libre concurrence. Ils apprécient de pouvoir vendre n’importe quel bovin quand bon leur semble. La liberté du producteur de vendre ou de ne pas vendre est respectée par le négociant qui, souvent, vient à la demande. Les éleveurs sont satisfaits de leurs ventes, même si elles ne coïncident pas toujours avec leurs espérances. Il est difficile de savoir si la satisfaction déclarée correspond à une forme de résignation ou au sentiment d’avoir effectivement bien vendu les animaux. Les producteurs sont préoccupés par la sécurité des ventes, mais ils sont hostiles aux coopératives par crainte de perdre leur liberté. Beaucoup accueillent positivement cette forme d’organisation dans la mesure où eux-mêmes ne s’engageront pas.

  • 12  Ibid., p. 82.

34Ainsi, au début des années 1980, le comportement commercial de l’éleveur charolais relève d’une logique inadaptée aux exigences de l’économie jugée moderne12. Il est attaché à la concurrence, vend ses bovins sur les marchés ou dans sa ferme aux marchands. Il est hostile aux groupements et l’assume. Le système d’élevage charolais s’oppose aux pratiques du reste de la Bourgogne, en particulier du nord de la région, où l’absence de foire et l’intensification de la production entraînent un développement des coopératives.

Une désaffection pour la place marchande

35Des changements au niveau de la commercialisation du bétail s’amorcent dès les années 1960, mais les pratiques des vendeurs évoluent lentement, sur plusieurs générations. Devant gérer seuls des exploitations de plus en plus grandes, ils délaissent progressivement les places marchandes, invoquant un manque de temps, auquel viennent s’ajouter les coûts liés à ce mode de commercialisation. Certains éleveurs ne peuvent financer pour transporter les animaux un camion répondant aux normes en vigueur ou recourir à un transporteur. Les vendeurs doivent encore s’acquitter des droits de place à l’entrée du marché, tandis que la valorisation des produits n’est pas meilleure que celle réalisée dans l’exploitation. De nos jours, les prix à la ferme et sur le foirail évoluent de concert. Les éleveurs ne sont pas incités à vendre sur le champ de foire. Ils renoncent donc à ce mode de commercialisation. Cette désaffection s’explique aussi par l’adhésion forcée aux groupements. Les jeunes disposent d’avantages financiers – aides à l’installation, à la construction de bâtiments – s’ils s’engagent dans un groupement. Bien qu’ils n’aient pas à influencer le choix des futurs exploitants, certains professeurs prennent position en insistant sur les points forts des groupements – suivi technique, garantie de paiement, solidarité –, et en mettant en évidence les points faibles des marchés, en particulier le côté folklorique. Mais lorsque la période contractuelle prend fin, certains éleveurs n’hésitent pas à faire appel aux négociants.

36En définitive, c’est l’ensemble du système qui nuit au marché. La concentration des exploitations diminue le nombre des vendeurs potentiels. Ces derniers se déplacent en moins grand nombre sur les places marchandes et par voie de conséquence moins d’acheteurs. Un cercle vicieux se met en place, dans lequel les éleveurs ne trouvent plus d’avantages à se rendre au marché. Dans ces conditions, ils cèdent leurs bovins sur leurs exploitations, aux négociants ou aux groupements.

L’approvisionnement des commerçants en bestiaux

La tournée des fermes

37La tournée des fermes constitue pour les commerçants un mode de ravitaillement ancien mais limité et facultatif tant que les marchés ont été abondamment approvisionnés. L’achat dans les fermes se développe à partir des années 1970. S’il réduit les coûts de commercialisation pour l’éleveur, il engendre plus de frais pour le négociant. Le déclin de l’activité sur les places marchandes le rend incontournable compte tenu du volume d’animaux nécessaire à l’approvisionnement des entreprises actuelles. De plus, les bovins achetés dans les fermes sont plus frais que ceux qui ont transité par les marchés. Les commerçants rencontrés s’accordent à dire qu’ils préfèrent les animaux directement issus des fermes parce qu’ils en connaissent la provenance exacte. En outre, le passage par le marché engendre une fatigue, un stress, une perte de poids et parfois des accidents. Comme le résume un commerçant : « Un animal, le moins il est traîné, le mieux il s’en porte. »

38La réalisation de lots homogènes est plus difficile et coûteuse qu’en foires, mais l’accroissement de la taille des exploitations et des effectifs d’animaux qui en sortent tend à minimiser ce phénomène. Aujourd’hui, certaines structures chargent directement des camions d’exportation dans les exploitations. Lorsqu’un gros lot de bovins est acheté dans une ferme, l’entreprise ne collecte pas ces bestiaux mais confie cette tâche au transporteur qui assurera leur expédition en Italie. Le chargement de camions complets – une cinquantaine de têtes – dans les exploitations est une réalité quotidienne pour des structures telles que l’Unec et la SARL Corneloup-Philibert. Les bovins y gagnent en bien-être mais cette pratique permet surtout de réduire les frais de transport, d’éviter les manipulations et donc des pertes de « kilos payables ».

39Lorsqu’il fait la tournée des fermes, le commerçant parcourt la campagne en voiture à la recherche de bovins. Il se présente sur invitation de l’éleveur qui lui a préalablement téléphoné ou qu’il a rencontré à la foire, ou spontanément. Si certains ne vont que dans les exploitations où du bétail leur a été proposé, beaucoup font du porte-à-porte. Le négociant commence par « faire toutes les fermes » d’un secteur, puis élimine celles où il n’arrive pas à s’entendre avec le propriétaire. Les contacts s’établissent aussi par l’intermédiaire des fermes voisines. Une fois sa tournée établie, le commerçant passe régulièrement, tous les huit ou 15 jours, ou une fois par mois. Cette assiduité est essentielle parce que l’éleveur n’appelle pas nécessairement le marchand, mais l’attend. Il sait qu’il va venir tel ou tel jour. Après, « c’est une histoire de relation » qui se crée entre le négociant et l’agriculteur. Le commerçant se constitue ainsi un réseau de fournisseurs qu’il qualifie de « clientèle ». Les négociants utilisent indifféremment le terme de clients pour désigner tour à tour les éleveurs qui leur vendent du bétail et les individus qui le leur rachètent, ce qui dans le cas des premiers est erroné. D’où vient cette habitude ? Est-elle plus qu’une simple erreur de langage ?

40Lorsque le négociant arrive dans une ferme, l’éleveur le conduit auprès des bêtes à vendre. L’été, les bovins sont dans les pâtures. Le vendeur et l’acheteur se rendent, le plus souvent en voiture, dans le pré où se trouvent les bovins. Avec la diffusion du quatre-quatre, devenu le véhicule de fonction du commerçant en bestiaux, celui-ci peut approcher le troupeau sans avoir à se garer avant la barrière de la parcelle et à terminer le chemin à pied, ce qui se traduit par un gain de temps. L’hiver, les animaux sont dans les étables, où ils sont attachés, ou dans les stabulations, où ils sont parqués par catégories. Là encore, le véhicule tout terrain permet de stationner au plus près de la porte du bâtiment, ce qui dans certains cas, et particulièrement par temps humide, facilite la traversée des cours parfois rendue périlleuse à cause de la boue.

41Auprès des bovins s’engagent des pourparlers qui durent plus ou moins longtemps (fig. 98 pl. XXIV). Lors des journées d’observation sur le terrain, j’ai constaté qu’ils sont rapides quand l’exploitant n’a qu’un petit nombre de bêtes à céder. Ils se prolongent seulement lorsqu’il veut vendre un lot d’animaux, ce qui devient fréquent. Les éleveurs ont des cheptels de plus en plus importants. Il n’est pas rare qu’ils écoulent 25, 30 ou 50 bêtes à la fois. Les ventes de broutards, de taurillons et de laitonnes se réalisent en lots. Dans ce cas, le commerçant doit observer attentivement les bovins les uns après les autres, évaluer leur poids, s’assurer qu’ils ne présentent pas de tare. Après cet examen, le propriétaire annonce le prix auquel il veut céder ses bestiaux. Il attaque toujours plus haut que ses espérances, mais pas trop non plus pour ne pas détourner l’acheteur. À son tour, le commerçant propose un prix, plus bas que celui auquel il peut les acheter. S’en suit une discussion durant laquelle chacun fait un effort pour arriver à s’entendre. Lorsque la transaction porte sur un lot, ces débats sur le prix se font généralement auprès des animaux. En revanche, quand le marché ne concerne qu’une ou deux bêtes, la discussion a souvent lieu à proximité de la voiture du négociant déjà assis dans son véhicule, prêt à partir. Ce dernier fait semblant de s’en aller à plusieurs reprises pour laisser sous-entendre à son interlocuteur qu’il est pressé et qu’il doit décider rapidement si oui ou non il lui livre ses animaux.

42Si l’accord sur le prix intervient, le négociant donne un ticket à l’éleveur sur lequel sont inscrits le nombre de bovins et le montant de la vente. Les transactions reposent entièrement sur la confiance entre l’éleveur et le négociant et le ticket n’a aucune valeur légale, il symbolise seulement l’échange. Le respect de la parole donnée est la règle et le commerçant ne revient pas sur son achat, comme l’explique Robert Corneloup : « On achète les animaux huit jours, dix jours à l’avance, mais le prix est fait, on ne revient pas dessus, ni lui, ni nous, même si les cours chutent dans la semaine ou augmentent. »

43Avant de quitter l’exploitation, l’acheteur annonce au vendeur la date de la « ramasse » des bestiaux par ses chauffeurs, qui lui sera confirmée la veille par téléphone. Les éleveurs se plaignent parfois que la collecte des animaux est aléatoire. Quand la demande existe, le camion vient rapidement ; sinon, l’acheteur laisse traîner. Ce phénomène s’atténue en raison de la concurrence entre les acheteurs qui doivent être professionnels et respecter les délais fixés. Dans le cas contraire, l’éleveur n’hésiterait pas à se tourner vers un autre commerçant. J’ai pu sentir cette pression sur le terrain pendant les journées d’achat avec les commerçants. Il arrive qu’un marchand soit en tractation avec un éleveur lorsqu’un autre vient dans l’exploitation. Dans ce cas, le premier arrivé a la priorité. Le second fait alors demi-tour.

44La tournée des fermes constitue la principale source d’approvisionnement des commerçants, qu’ils soient à la tête d’une grosse entreprise ou d’une petite affaire. Ainsi, la SARL Corneloup-Philibert s’approvisionne à 75 % dans les fermes, à 20 % auprès de petits négociants et à 5 % sur les foires. L’Unec achète environ 80 % des animaux directement dans les exploitations et 20 % sur les marchés, principalement les cadrans de Corbigny et de Moulins-Engilbert (Nièvre). S’ils réalisent la plus grande partie de leurs achats dans les fermes, les intermédiaires fréquentent aussi les marchés.

Les marchés aux bestiaux : un moyen de compléter les achats

  • 13  Cette remarque vaut jusqu’en juin 2009, époque de la mise en service du marché au cadran.

45Les négociants rencontrés se rendent régulièrement aux marchés de la région. Tous participent à celui de Saint-Christophe-en-Brionnais. Ce rendez-vous commercial est vécu par les commerçants comme la survivance d’un système ancien de commercialisation qui s’est fortement marginalisé, mais auquel ils doivent participer pour assurer sa survie et surtout montrer qu’ils occupent le terrain13. Ils y vont « par habitude », « pour faire vivre le marché », se tenir informés des cours et maintenir des contacts. L’offre réduite d’animaux, en quantité et qualité, comparativement aux besoins d’approvisionnement des entreprises, fait de cette place marchande un lieu de réassort. Pour certains, il ne s’agit plus que d’une occasion de sortie. Cependant, tous expriment une volonté de participer au maintien du marché. L’offre n’est plus assez importante et trop incertaine pour que les négociants puissent compter fermement sur cette source d’approvisionnement. Si les apports ont augmenté depuis le changement du jour, intervenu en janvier 2005, la progression n’est pas le fait des éleveurs mais des négociants eux-mêmes qui amènent plus de bétail. « Les éleveurs n’emmènent pas plus de bêtes à Saint-Christophe. Il n’y en a pas de nouveau de toute façon. »

46Le marché de Saint-Christophe-en-Brionnais ne semble pas avoir beaucoup d’avenir aux dires des professionnels interrogés qui le regrettent et souhaiteraient que soit conservé un marché régional pour la formation et la diffusion des cours. Les responsables des groupements de producteurs assistent, quasi indifférents, à l’agonie du marché. L’un d’eux témoigne : « Ça me fait un peu de peine de voir un marché qui a été le fleuron de la Saône-et-Loire en train de tomber dans le trou aujourd’hui. Il y en a d’autres. Quand on va à Montceau-les-Mines, il y avait des mines de charbon, aujourd’hui il n’y en a plus. Il faut s’adapter. » Rares sont ceux qui, optimistes, pensent que le marché va durer, tout en restant un « marché de dépannage au lieu d’être un vrai marché d’approvisionnement de début de semaine ».

47Les marchés au cadran mieux approvisionnés et qui, contrairement aux marchés de gré à gré, connaissent une croissance de leurs apports ces dernières années permettent aux commerçants d’acquérir sur le même lieu un ou plusieurs camions de bovins. Ainsi, les salariés de l’Unec sont présents le lundi matin à Châteaumeillant (Cher), à Corbigny (Nièvre), et le mardi matin à Moulins-Engilbert (Nièvre). Ils y vont « par la force des choses », parce que l’offre y est abondante. Ils suivent l’évolution comme l’explique l’un des acheteurs : « Notre idée, quand on a commencé Unec, c’était de monter une organisation pour acheter dans les fermes, et on s’aperçoit qu’il y a beaucoup de marchandise aux cadrans et qu’elle ne coûte pas plus cher qu’en fermes, donc on va aux cadrans. » Cet approvisionnement permet un gain de temps et une économie : « Ce sont 120 bêtes qui sont récupérées en quatre heures sur la même place. »

48Pourtant, ces marchés ne font pas l’unanimité au sein du monde du négoce. Certains y sont fermement opposés. Le principe de mise aux enchères est mal perçu par plusieurs commerçants, qui y voient « une solution de facilité pour les éleveurs qui ne connaissent pas la valeur de leurs animaux » et qui déplorent que les liens qui se tissent sur la place marchande disparaissent. Ils contestent l’anonymat qui entoure l’éleveur présentant ses bêtes car, pour eux, la connaissance de la provenance des bêtes est essentielle. Ceux qui y sont favorables mettent en avant l’affichage, à destination des acheteurs, des éléments concernant les bovins présentés et la facilité d’achat.

49Les marchés aux bestiaux ne représentent donc qu’une faible part de l’approvisionnement des commerçants du Brionnais-Charolais, bien souvent inférieure à 20 % des effectifs commercialisés.

Le marchandage : un rite ancien modifié par les nouvelles formes de commercialisation

50La transaction est à la fois l’échange d’un animal et une compétition entre deux partenaires. L’activité du commerçant repose sur son aptitude à évaluer la valeur les bovins. Il doit être capable d’apprécier les caractéristiques physiques de l’animal, d’estimer son poids et de lui trouver la destination la plus appropriée, celle qui permettra la meilleure valorisation. Les témoins s’accordent sur le fait qu’il n’est pas indispensable d’avoir un père commerçant pour exercer le métier, mais quelques-uns reconnaissent que cela constitue un sérieux avantage. Le père transmet ses connaissances. Il fournit aussi des appuis matériels – financiers, bâtiments, réseaux de fournisseurs et de clients – qui facilitent les débuts dans l’activité. Il sert enfin de référent auprès des fournisseurs plus enclins à céder leurs bovins « au fils de » plutôt qu’à un inconnu. À l’inverse, d’autres pensent qu’aujourd’hui « le commerce c’est plutôt du relationnel que de la connaissance ». Pour eux, les connaissances auraient moins d’importance que la capacité de l’individu à s’adapter à ses fournisseurs et à ses clients. Ce point de vue se justifie par les transformations dans les méthodes d’appréciation des bovins et notamment la généralisation de la pesée.

  • 14  Girardon J., Le Charolais sous-développé…, op. cit., p. 75.

51La connaissance des bovins résulte à la fois d’un don et d’une longue pratique. En l’absence de ce don inné, il serait difficile, aux dires des témoins, d’apprendre le métier : « C’est un métier un peu spécial qui ne s’apprend pas beaucoup. »« Ce que l’on peut apprendre il faut presque le voler. » Lorsqu’ils ont à expliquer comment ils ont été formés au négoce des bovins, les commerçants évoquent le « contact avec les anciens », « les occasions » qu’ils ont pu avoir de travailler avec des « bons marchands », ou leurs origines dans le milieu de l’embouche. Selon eux, pour réussir, il faut avoir « les bases du métier », « être né un petit peu avec » et avoir « la bosse du commerce ». La compréhension de la mentalité des hommes est importante14. C’est l’aspect « relationnel » évoqué plus haut.

52Comme j’ai pu le voir lors de mes déplacements sur le terrain, l’estimation du poids des bovins se fait souvent à l’œil, même si les acteurs recourent de plus en plus à la bascule. Elle exige du négociant de l’expérience. L’achat se fait soit à la bloque, soit au kilo. Lorsqu’il achète des animaux à la bloque, le commerçant estime le poids qu’ils vont peser et, en fonction des cours à la vente et de sa marge, donne un prix ferme à l’éleveur qui accepte ou refuse. Par exemple, il achète une vache 6 000 francs ou une génisse 7 250 francs. Quand il achète des animaux au kilo, le marchand estime le poids qu’ils vont peser et, en fonction des cours à la vente et de sa marge, propose un prix au kilo à l’éleveur. Le prix global sera fixé lorsque les animaux seront pesés. Par exemple, il achète un lot de 35 broutards à 15 francs le kilo. Le poids total des 35 bovins sera multiplié par le prix au kilo. Dans ce cas, l’acheteur s’engage à payer le prix de 15 francs au kilo, même si les broutards pèsent plus ou moins lourd qu’il ne l’avait prévu et s’il ne les revendra pas le prix qu’il avait espéré en fonction de ses prévisions. De plus en plus, les achats se font au kilo. Les négociants achètent encore à la bloque les vaches maigres, souvent vendues à l’unité, ou les génisses et les autres types de bovins quand l’éleveur le demande. Les éleveurs brionnais sont adeptes de cette façon de commercialiser, de laquelle ils retirent souvent un avantage. Lorsqu’il est dans une ferme, le commerçant estime le poids des bovins qui sont à vendre. Une fois achetés et ramenés dans son centre d’allotement, les animaux sont pesés. Il doit donc être capable d’évaluer le plus précisément possible le poids qu’ils font. Il lui arrive parfois de se tromper, mais il ne revient pas sur la transaction.

53Les groupements ne procèdent pas de la même manière. Ils n’ont pas à proprement parler d’acheteurs, seulement des estimateurs. Les techniciens qui visitent les fermes évaluent le poids des animaux avec l’éleveur, lui indiquent un prix approximatif ou une fourchette de prix, et dans tous les cas les animaux sont pesés à leur arrivée dans le centre d’allotement. Ainsi, l’éleveur est informé de la somme minimale qu’il touchera. C’est ce que les professionnels appellent « mettre les bêtes à la confiance ». Les bovins sont ensuite payés au producteur en fonction de leur poids et de leur classement à l’abattoir ou à l’exportation. À un poids correspond un prix. Cette façon de faire ne requiert pas de grandes connaissances. Le développement de la vente au kilo a été initié par le secteur coopératif. Les techniciens ne possédant pas les compétences pour acheter le bétail, les animaux sont pesés, leur poids est multiplié par le prix au kilo, ce qui facilite les échanges. Cette méthode a ensuite été reprise par les négociants. Aujourd’hui, elle domine tant dans les échanges de bétail maigre que de gras. Néanmoins, les commerçants s’engagent fermement sur le prix au kilo alors que les techniciens des groupements ne fournissent à l’éleveur qu’une approximation.

54L’analyse des sorties sur le terrain avec les commerçants livre des informations sur les pratiques d’échange. Près de 200 fermes ont été visitées au cours d’une douzaine de journées, entre février 2003 et mars 2006. D’une façon générale, le commerçant se rend dans un nombre important de fermes à chaque sortie, jusque dans une vingtaine lorsqu’il est sur la route une journée complète, de neuf heures le matin à sept ou huit heures le soir, ce qui signifie qu’il passe environ une demi-heure dans chaque exploitation. Le négociant acquiert en moyenne une quarantaine de bovins à chaque tournée. Sachant qu’un professionnel doit acheter une centaine de bovins par semaine pour être rentable, il consacre à peu près trois jours aux achats. Les transactions sont rapides, le commerçant ne s’éternise pas dans l’exploitation. Il s’y attarde seulement lorsque l’éleveur vend un lot d’animaux. La tournée des fermes par les commerçants en bestiaux s’apparente encore bien souvent à « la pêche à la ligne ». Lorsqu’il commence son parcours, le négociant ne connaît pas le nombre de bovins qui vont lui être cédés. Même s’il a été invité par l’éleveur à venir voir ses animaux, le marché n’est pas pour autant conclu à l’avance. En outre, le nombre de fermes visitées n’est pas proportionnel à celui des bovins achetés.

55Pour faire face à la concurrence des groupements de producteurs et s’adapter aux nouvelles réglementations, qui insistent sur la contractualisation des transactions entre vendeurs et acheteurs, les commerçants et les éleveurs indépendants sont incités à se regrouper pour mettre en place des filières et sécuriser les débouchés.

L’association de producteurs : une alternative aux groupements

56L’ADEPV 71 (Association départementale des éleveurs et producteurs de viande de Saône-et-Loire), devenue Élvea (Éleveurs et acheteurs associés) en 2006, a vu le jour en 1999. Elle regroupe des éleveurs indépendants et des négociants en bestiaux. Les producteurs, prisonniers du système de libre concurrence auquel ils sont viscéralement attachés et de leur individualisme, incapables d’agir sur les prix, sont invités par les pouvoirs publics à s’organiser avec les négociants pour aboutir à une offre commune et structurée de la viande bovine de façon à réguler le marché et à peser davantage face aux grands groupes industriels assurant la transformation et à la grande distribution.

57La loi d’orientation agricole de juillet 1999 impose aux éleveurs indépendants d’adhérer à un groupement de producteurs ou de constituer des associations avec les commerçants. Elle autorise une seule association par département. Quelle différence y a-t-il entre un groupement et une association ? Dans un groupement, les éleveurs passent par le service de commercialisation pour vendre leurs bêtes ; dans l’association, ils choisissent entre plusieurs négociants. Dans la coopération, il est question de « contractualisation » et dans le privé, de « fidélisation ». Les deux formes d’organisation, plus complémentaires que concurrentes, contribuent à réguler le marché. Les éleveurs qui adhèrent à l’association doivent fournir régulièrement des bêtes aux acheteurs et planifier leur production. L’adhésion permet d’obtenir des aides de l’Ofival pour la construction ou la rénovation des bâtiments d’exploitation et l’acquisition d’équipements. Elle est aussi indispensable à la qualification des élevages aux normes de qualité en vigueur.

  • 15  La Renaissance, 1er octobre 2004.

58Au sein de l’association, deux niveaux d’engagement sont possibles. Au premier, l’éleveur doit vendre toute sa production aux acheteurs qui en font partie. Au second, il s’oblige à leur céder tous ses bovins, dont 70 % à trois acquéreurs privilégiés. Le premier niveau est transitoire. L’association se compose de deux collèges, éleveurs et acheteurs – négociants, abatteurs et chevillards. Gérée par un conseil d’administration, elle se finance par les cotisations de ses membres. En tant qu’organisation de producteurs reconnue par la loi d’orientation agricole du 5 janvier 2006, elle bénéficie des aides prévues par l’Ofival dans le cadre du contrat de plan État-Région, pour l’appui technique collectif, ce qui lui permet de rémunérer des techniciens15. Ces derniers proposent différents services aux adhérents : aide technique et administrative, accompagnement dans la mise en œuvre des démarches qualité, etc.

59L’association a pour objectif d’organiser la mise en marché de la production mais n’assure pas directement la commercialisation des animaux. Cette fonction est du ressort des négociants. Éleveurs et acheteurs se réunissent chaque trimestre au sein d’une commission de mise en marché pour réaliser des prévisions de ventes et orienter la production des adhérents afin de répondre aux besoins des clients. Ils s’engagent à assurer la transparence sur les prix de vente des bêtes de sorte que tous les partenaires puissent s’y référer. Les producteurs informent l’association de leurs prévisions de ventes tandis que les acheteurs présentent leurs intentions d’achat. Les éleveurs bénéficient d’une assurance contre les impayés pour les ventes réalisées aux acheteurs de l’association.

  • 16  Ibid.

60Le but de l’association va au-delà de la sécurisation et de la moralisation des transactions. Grâce à une structuration de l’offre, il s’agit de définir des politiques commerciales avec les partenaires d’aval afin de consolider les débouchés et d’assurer des prix aussi rémunérateurs que possible aux membres de l’association16. En un mot, il faut, comme dans le cadre des groupements, contractualiser. En outre, il faut produire pour vendre et non plus vendre ce qui a été produit.

  • 17  La Renaissance, 10 décembre 2002, 9 mai 2003 et 1er octobre 2004.
  • 18  Fayard D., « Les démarches qualité… », art. cit., p. 170-171.
  • 19  L’Exploitant agricole, 5 mars 2004.
  • 20  Institut d’élevage, Marché des bovins maigres français…, op. cit., p. 10.

61L’association, qui regroupait 370 éleveurs et 50 acheteurs en 2001, 514 et 98 en 2002, 631 et une centaine en 2004, a contribué à la vente de 31 000 bovins en 2002 et 48 800 en 200317. Pour assurer des débouchés à ses adhérents et mieux valoriser leur bétail, elle a mis en place certaines filières ou y participe. Elle approvisionne les filières BVP (Bœuf verte prairie) – marque collective pour le troupeau allaitant, créée en 1992 et devenue en 1996 l’un des CQC (critères qualité certifiés) mis en place par l’Interbev (Interprofession du bétail et des viandes), distribuée en GMS –, BTV (Bœuf de tradition bouchère) – équivalent pour la distribution en boucheries –, et le label rouge Charolais Terroir18. Pour le maigre, et dans le cadre de l’Acequal (Association Centre qualité) – union de 22 associations départementales –, elle écoule les bovins de ses adhérents sur le marché italien dans deux filières, le BFE (Broutard français d’exportation) et Hérédia. En 2004, par exemple, 25 330 broutards ont été exportés sous la marque Hérédia qui assure aux importateurs italiens que les animaux ont été nourris avec des aliments sans OGM à 99 %. La quasi-totalité de ces bovins a été commercialisée par trois exportateurs : Eurofrance, Parma France et l’Unec. La SARL Corneloup-Philibert, qui écoule 30 000 bêtes par an dont 65 % sont exportées en maigre principalement en Italie par l’intermédiaire de Parma France, est partie prenante de la filière Hérédia. Cette dernière est destinée à consolider les relations commerciales avec les engraisseurs italiens et à pérenniser les débouchés ainsi qu’en témoigne Stéphane Philibert : « Les éleveurs ont tout intérêt à s’engager massivement dans ces filières, par l’adhésion à l’association. Car au-delà de la plus value apportée par les animaux certifiés, c’est le maintien du marché, ça donne droit à la vente19. » Plus que la garantie d’un produit conforme aux exigences des clients, l’adhésion à l’association procure un véritable droit à vendre et donc à produire. Les initiatives viennent surtout de la grande distribution italienne qui demande aux engraisseurs et aux abatteurs de s’engager dans des contrats de filière, l’objectif étant de s’assurer un approvisionnement en viande bovine planifié à l’année, fondé sur des critères d’âge, de poids et de conformation20. Ces exigences émanant de l’aval favorisent incontestablement la concentration des opérateurs qui, si elle semble indispensable à la survivance du négoce de bestiaux, représente une menace pour les producteurs. Les cours sont fixés par les acheteurs, de moins en moins nombreux, conformément aux ordres reçus des sociétés exportatrices et au-delà des centrales d’achat de la grande distribution. Dans ces conditions, les éleveurs n’ont plus guère la possibilité de défendre leurs produits.

62Ainsi, le commerçant en bestiaux du début du xxie siècle reste un acteur économique incontournable de la filière bovine charolaise même si, plus que jamais, il doit se battre pour conserver sa place. Il demeure aussi objet de fantasme pour l’éleveur, exerçant sur ce dernier une fascination mêlée de curiosité. Le plus souvent, le vendeur connaît mal son interlocuteur dont il ne perçoit qu’une partie de l’activité. En Brionnais-Charolais, même s’ils passent leur temps à les critiquer, les éleveurs sont attachés à leurs commerçants en bestiaux, car ils sont conscients que tant qu’ils travailleront avec eux, ils auront encore, si minime soit-elle, une liberté commerciale. Ce n’est pas un hasard si le négoce privé réalise encore près des deux tiers des échanges de bovins, contre le tiers pour les groupements, alors que la tendance nationale est plutôt inversée. L’histoire explique la persistance de cette forme de commercialisation du bétail. L’avenir des négociants en bestiaux dépendra donc de la volonté des éleveurs de les maintenir à leurs côtés dans la filière, sauf si des décisions politiques étaient prises et des orientations économiques privilégiées pour les faire disparaître. Pourtant, loin d’être un « parasite extérieur », le commerçant en bestiaux est un acteur central du système charolais. Dans le contexte d’une filière bovine en profonde mutation, comment s’est-il adapté ?

L’histoire d’un « vainqueur » : comment conserver sa place dans la filière ?

63Pour étudier au plus près, dans son quotidien, le fonctionnement du négoce de bétail, il fallait aller chez un commerçant en bestiaux et tenter de saisir l’insaisissable. L’obscurité qui a longtemps régné autour des échanges, l’absence de comptabilité écrite jusqu’à un passé proche, la culture du secret semblent, de prime abord, autant d’obstacles insurmontables. Afin de pallier l’indisponibilité des sources classiques de l’histoire économique et sociale – pour des questions de délai de communicabilité notamment –, je suis partie en quête d’archives privées de négociants. J’ai mis la main sur une source inestimable : la comptabilité d’un professionnel, de 1977 à 1995. Accompagnée du témoignage oral de l’intéressé, elle permet de reconstituer l’itinéraire d’un acteur et ses réseaux. En fonction de contraintes de temps, j’ai choisi d’analyser les années 1977, 1985 et 1993. L’étude de la comptabilité commerciale de Bernard Lorton, né en 1953, négociant en bestiaux à Varennes-sous-Dun depuis 1972, permet de saisir au plus près les changements qui interviennent dans la filière. Les graphiques et les cartes, fabriquées à partir des données contenues dans les livres de comptes, attestent mieux que de longs développements l’orientation de l’élevage du Brionnais-Charolais vers la production de jeunes bovins destinés au marché italien et la spécialisation de la région vers le maigre. Le maquignon des années 1970 qui achetait des veaux issus des cheptels laitiers dans la montagne a créé avec ses associés, en 2003, une importante société exportatrice de bovins vivants charolais, l’Unec, qui a réalisé en 2008 un chiffre d’affaires de plus de 75 millions d’euros, dont 61,5 millions à l’export.

Du maquignonnage à l’export : s’adapter pour rester

Un commerce en expansion

  • 21  Sauf indication contraire, ce développement repose sur l’analyse des livres de comptes de Bernard (...)

64Entre 1977 et 1993, l’activité de Bernard Lorton a été multipliée par dix, passant de 1 489 à 14 487 bovins21. Elle s’accroît chaque année de 1977 à 1983 (fig. 99), Elle est presque multipliée par deux entre 1977 et 1978 puis augmente d’un tiers de 1978 à 1979. La progression est ensuite moins forte, le nombre de bovins commercialisés stagnant même en 1984. Le rythme s’accélère très nettement en 1986, année au cours de laquelle 1 514 bovins de plus qu’en 1985 sont échangés, soit une progression de l’effectif d’un tiers, due à l’arrivée d’un nouvel acheteur. L’accroissement est moindre en 1987 et 1988. En 1989, l’activité augmente à nouveau d’un tiers par rapport à 1988, suite au recrutement de personnel supplémentaire. En 1990, un léger recul s’opère. En 1991, le nombre de bovins augmente d’un quart par rapport à l’année précédente. La croissance se poursuit en 1992. Les transactions reculent en 1993 et 1994, se maintenant entre 14000 et 15 000 bêtes échangées annuellement. Un palier semble atteint. Pour continuer à augmenter son volume d’activité, le commerçant doit embaucher de nouveaux salariés.

Fig. 99. Évolution de l’activité commerciale de 1977 à 1994.

Fig. 99. Évolution de l’activité commerciale de 1977 à 1994.
  • 22  Béchaux E., La commercialisation des bovins…, op. cit., p. 39.

65Comment situer l’activité de Bernard Lorton par rapport à celle de ses collègues ? Si des statistiques relatives aux ventes de bovins par les groupements de producteurs sont produites, les données concernant l’activité des négociants en bestiaux, à l’échelle des entreprises, sont inexistantes. Les investigations menées auprès des organisations agricoles aux niveaux départemental, régional ou national, le confirment. Seul le solde entre le nombre d’animaux total écoulé et celui transitant par les coopératives permet de saisir l’impact global du négoce privé. Cependant, quelques informations peuvent être glanées dans les travaux sur la filière bovine. Ainsi, la consultation d’une étude réalisée sur la commercialisation des bovins en Saône-et-Loire révèle qu’en 1980, les négociants achètent en moyenne 200 animaux par an22. L’activité de 83 % d’entre eux est inférieure à ce seuil. En 1980, Bernard Lorton a écoulé 3 423 bovins, ce qui le situe donc parmi les gros commerçants. Le développement de l’activité, de 1977 à 1993, s’est accompagné d’une modification des types de bêtes échangées et d’une nouvelle répartition de l’activité au long de l’année.

D’une spécialisation à l’autre : du veau au taurillon

66En 1977, Bernard Lorton commercialise surtout des veaux – 997, 67 % des bovins achetés. Il achète aussi des broutards, dont la production se développe – 211, 14 % –, des vaches – 117, 8 % –, des taureaux – 76, 5 % –, des génisses – 65, 4 % –, des mulotes – 9, 0,6 % –, des mulots – 8, 0,5 % – et des châtrons – 6, 0,4 %.

67En 1985, le commerce des petits veaux demeure sa principale activité. Leur nombre a été multiplié par deux mais leur part a diminué de 23 points – 2 130, 44 %. Le commerçant achète des broutards – leur nombre a été multiplié par six, 1 390, 29 % –, des vaches – leur part et leur nombre ont doublé, 711, 15 % –, des génisses – leur part a doublé, 485, 10 % –, des taureaux – 90, 2 % –, des taurillons – catégorie nouvelle qui ne représente toutefois qu’une infime part des transactions, 51, 1 % –, des bœufs – 10, 0,2 % –, des châtrons – 5, 0,1 % – et une mulote.

68En 1993, la répartition par catégories est bouleversée. Bernard Lorton achète d’abord des taurillons – 4619, 32 % – et des broutards – 4426, 31 % –, puis des génisses – 2 106, 15 %. Le nombre de vaches a été multiplié par deux, mais leur part a baissé de 15 % à 10 % de l’effectif total (1 497). Les veaux, catégorie jusque-là dominante, ont connu un très net recul : leur nombre a été divisé par 1,5. Ils ne représentent plus que 10 % des échanges (1 450), devant les taureaux – 376, 3 % –, les bœufs – 9, 0,1 % –, les mulotes – 2 –, le mulot et le culard.

69Entre la fin des années 1970 et le début des années 1990, Bernard Lorton a changé d’activité. Alors qu’en 1977, il se consacre à la revente des veaux, en 1993, il écoule des jeunes bovins, broutards et taurillons. Cette réorientation s’accompagne d’une nouvelle répartition de l’activité au long de l’année, en particulier d’un étalement progressif des transactions.

Un étalement de l’activité : les prémices de la désaisonnalité

70En 1977, les entrées mensuelles varient entre un minimum de 79 en décembre et un maximum de 162 en mars, soit un écart de 105 % (fig. 100). L’activité est importante de janvier à mai, les entrées de bovins oscillant entre 100 et 150 par mois. Elle fléchit en juin et juillet, puis reprend à partir d’août, jusqu’en octobre, et décline en novembre et décembre. Deux saisons de forts mouvements apparaissent, l’une printanière, l’autre automnale.

71En 1985, les acquisitions oscillent entre un minimum de 247 en août et un maximum de 808 en octobre, soit une variation de 227 %. L’activité croît de janvier à avril, décline ensuite jusqu’en août, puis augmente fortement en septembre et octobre, avant de baisser à nouveau en novembre et décembre. Deux saisons d’intenses mouvements émergent, au printemps et en automne, mais la première semble moins marquée qu’en 1977. Les transactions se font surtout à la fin de la période d’herbage, avant la rentrée à l’étable.

Fig. 100. Entrées et sorties de bovins en 1977, 1985 et 1993.

Fig. 100. Entrées et sorties de bovins en 1977, 1985 et 1993.

72En 1993, les achats mensuels diffèrent entre un minimum de 870 en février et un maximum de 1619 en septembre, soit une amplitude de 86 %, plus faible qu’en 1977 et 1985. L’activité baisse en février, augmente fortement en mars, puis oscille entre 1 000 et 1 200 bovins par mois d’avril à août. Une hausse des transactions se produit en septembre. Elles stagnent ensuite aux alentours de 1 200 bovins d’octobre à décembre. Deux mois se distinguent, février où les échanges sont faibles, et septembre où ils sont importants. Le reste du temps, l’activité tend à se stabiliser. Les broutards, qui constituent l’essentiel des échanges à l’automne et jusqu’en février, sont relayés par les taurillons, de mars à juillet. Les transactions s’étalent progressivement tout au long de l’année et les écarts mensuels sont de moins en moins prononcés. Ce phénomène s’explique par la désaisonnalité de la production. Certains éleveurs avancent les vêlages, qui ont lieu désormais dès l’automne au pré, avant la rentrée à l’étable. Le travail du négociant perd ainsi son caractère saisonnier. Il écoule, chaque semaine, des volumes quasi constants. L’extension du bassin d’approvisionnement et la complémentarité entre les différentes zones qui le composent expliquent aussi ce rééquilibrage. Après avoir analysé les variations mensuelles des échanges, toutes catégories confondues, il convient de s’intéresser plus précisément aux différents types de bovins, en commençant par les plus importants en nombre.

Les veaux

73Les veaux constituent la principale catégorie commercialisée, en 1977 comme en 1985. Ces animaux, de race laitière pure ou croisés, sont âgés d’environ trois semaines. Ils sont dirigés vers les ateliers d’engraissement industriels, principalement en Italie. Ils sont achetés dans les petites exploitations laitières de la montagne, tout au long de l’année, les périodes de vêlage différant d’une exploitation à l’autre.

74En 1977, les échanges sont importants de janvier à mai, surtout en mars, ils ralentissent en juin et juillet, puis reprennent en août et déclinent en fin d’année (fig. 101). En septembre et octobre, les veaux plus âgés – deux à quatre mois –, encore nourris sous les mères, sont qualifiés de « demi-broutards ».

75En 1985, l’effectif est surtout composé de veaux laitiers et croisés. La courbe suit à peu près la même trajectoire que la précédente. Les vêlages, dans les petites fermes laitières, ont lieu en janvier, février, de mai à juillet et en septembre-octobre. Les sorties de fermes sont plus faibles en été.

76En 1993, les veaux laitiers dominent encore, mais la courbe a un profil différent des précédentes. L’activité est plus régulière de janvier à mai, elle ralentit en été, puis croît fortement à partir de septembre. Le maximum du mois d’octobre est dû aux sujets de race charolaise, nés de vaches retardataires ayant mis bas en juillet et août. Les veaux sont alors vendus avec leurs mères.

77Entre 1977 et 1993, les échanges de veaux se marginalisent au sein de l’activité du négociant, passant de 67 à 10 % de l’effectif. Dans le même temps, les transactions, qui s’effectuaient surtout au printemps et à l’automne, deviennent plus régulières bien que la fin d’année soit caractérisée par une amplification des mouvements.

Fig. 101. Entrées et sorties de veaux en 1977, 1985 et 1993.

Fig. 101. Entrées et sorties de veaux en 1977, 1985 et 1993.

Les broutards

78En 1977 et 1985 les courbes des entrées et des sorties de broutards suivent la même évolution (fig. 102). La spéculation est saisonnière. L’activité est nulle ou quasi nulle de janvier à août. Les échanges débutent en septembre, culminent en octobre, déclinent en novembre et décembre. En écoulant les broutards issus du troupeau allaitant, Bernard Lorton s’adapte à l’évolution du système de production, c’est-à-dire au développement des cheptels naisseurs charolais, alors que, dans le même temps, le cheptel laitier décline, et les veaux qui en sont issus sont de moins en moins nombreux.

79En 1993, l’activité est importante en janvier, décline en février et mars, puis s’interrompt d’avril à juillet. La saison des broutards débute plus tôt qu’avant, dès août. L’activité explose en septembre, ralentit mais se poursuit en octobre, reprend en novembre et décembre pour se continuer en début d’année suivante. Les échanges réalisés de janvier à mars 1993 correspondent à la fin de la campagne 1992. Un étalement des transactions sur le début de l’année suivante se produit. Ce phénomène résulte d’une nouvelle pratique : la repousse des broutards, répandue en Brionnais. Les producteurs ne les vendent plus à l’automne mais au printemps suivant : ils les sèvrent et les alourdissent à l’étable durant l’hiver grâce à un régime alimentaire riche et maîtrisé. L’objectif est d’atteindre 100 à 120 kilos de gain en 90 à 100 jours sans les engraisser. Ils seront finis comme taurillons. La Pac favorise la production de broutards repoussés, en particulier par la PSBM.

Fig. 102. Entrées et sorties de broutards et taurillons en 1977, 1985 et 1993.

Fig. 102. Entrées et sorties de broutards et taurillons en 1977, 1985 et 1993.

80Alors que les marchés à l’exportation se développent, entre 1960 et 1990, les Brionnais-Charolais se spécialisent dans la production de maigre. En étalant l’offre tout au long de l’année et en élargissant la gamme des poids et des âges, ils répondent à la demande étrangère. Vers 1990, les broutards, exportés principalement en Italie, et les laitonnes, en Espagne, représentent 60 % de la production bovine. Dans le même temps, l’engraissement recule. Les naisseurs-engraisseurs, obligés d’augmenter leur chargement, se voient refuser certaines aides de la Pac accordées aux systèmes extensifs. Ils délaissent donc l’engraissement et augmentent la taille de leurs troupeaux, ce qui les éloigne du marché de la viande. Cette orientation rend les exploitations dépendantes des marchés à l’export.

Les taurillons

81En 1985, Bernard Lorton achète 51 taurillons, principalement en novembre (fig. 102). Ces taureaux de 18 mois, vendus entre 500 et 550 kilos, connaissent à cette époque de l’année une forte demande de la part de l’Italie. Les cours sont élevés, les clients nombreux. Le négociant raconte avoir vu le champ de foire de Saint-Christophe-en-Brionnais garni de ce type de bovin au mois de décembre.

82En 1993, ces taureaux écoulés en fin d’année ont disparu du marché. Les sorties de taurillons des fermes s’étalent de février à août, prolongeant celles des broutards. Les Charolais se lancent dans cette production au début des années 1990. Même si une grande partie des taurillons est exportée à l’état maigre, la finition de ces jeunes bovins, qui se substitue progressivement à celle des bœufs, est encouragée par la Pac, à travers la revalorisation de la PSBM pour les animaux non castrés, et l’introduction, en 2000, de la prime à l’abattage. Les taurillons sont abattus entre 18 et 24 mois, contre 36 mois pour les bœufs.

Les vaches

  • 23  Nombre de jours de présence dans l’exploitation du commerçant (jour de départ moins jour d’arrivée (...)

83Malgré une différence importante du nombre de vaches commercialisées entre 1977 et 1985, respectivement 117 et 711, les deux courbes suivent la même trajectoire (fig. 103). Les périodes dites du maigre dans le jargon du négoce apparaissent très nettement. La première, au printemps, de mars à juin, correspond à la sortie des exploitations des vaches n’ayant pas vêlé ou ayant « loupé les veaux ». Les éleveurs sélectionnent leurs animaux au moment de la mise à l’herbe et au taureau. La seconde, à l’automne, coïncide avec un nouveau tri avant la rentrée du cheptel à l’étable. Le temps de présence moyen23, de 24 jours en 1977 et de 27 en 1985, explique les décalages observés entre la courbe des entrées et celle des sorties.

Fig. 103. Entrées et sorties de vaches et génisses en 1977, 1985 et 1993.

Fig. 103. Entrées et sorties de vaches et génisses en 1977, 1985 et 1993.

84En 1993, les sorties de vaches s’étalent tout au long de l’année. Les fluctuations sont moins importantes qu’en 1977 et 1985. Les deux saisons du maigre sont encore visibles, de mars à juillet et de septembre à décembre, mais plus longues. Les charolaises sont surtout vendues à Jean-Paul Lhommedet, commerçant dans les Deux-Sèvres, qui les remet à des emboucheurs de sa région.

85En 1977 comme en 1985 et 1993, Bernard Lorton revend principalement des vaches à l’état maigre. Bien que les éleveurs soient plus nombreux à finir eux-mêmes ce type d’animaux, certains confient ce travail à d’autres. Contrairement à ce qui se passait auparavant, les bovins quittent le Brionnais-Charolais pour rejoindre les fermes d’engraissement spécialisées de l’ouest ou du nord-est de la France. Les échanges ne se font plus dans un cadre régional, mais à l’échelle interrégionale. Ce négoce de vaches maigres, actif au début des années 1990, a connu depuis un net ralentissement. La prime à l’abattage, la mise en place de filières qualité et les crises sanitaires et économiques contribuent à faire de l’engraissement une spécialisation de moins en moins rentable.

Les génisses

86En 1977, Bernard Lorton écoule 65 génisses. La faiblesse de l’activité ne permet pas d’en faire une analyse pertinente. Les échanges de laitonnes et de génisses de 18 mois sont importants en mars (fig. 103). Ces femelles sont vendues à des emboucheurs, chez le négociant ou aux foires, et destinées à faire de la viande. En 1985, le commerce des génisses se réalise principalement de février à avril et en août. Les génisses qui sortent des fermes en août ont été mises au pré au printemps par les éleveurs qui les vendent entre 16 et 18 mois. Elles sont destinées au marché italien. En 1993, le négociant commercialise 2 106 génisses, soit 15 % de l’effectif total. Les achats ont lieu en mars, puis de mai à octobre. Les sorties sont fluctuantes. Le décalage entre les arrivées et les départs s’explique par le temps de présence relativement long pour ce type d’animaux, qui est en moyenne de 15 jours. Au printemps, les génisses sont mises à l’herbe. En été et à l’automne, les sujets de 18 mois sont envoyés en Italie.

87L’activité « génisses » s’est considérablement développée, passant de 65 têtes en 1977 à 485 en 1985 puis 2 106 en 1993, soit respectivement 4, 10 et 15 % de l’effectif global. La croissance est liée à la demande italienne pour cette catégorie. Les éleveurs adaptent leur production tandis que le négociant se place sur le marché pour l’écouler.

Les taureaux

88La catégorie « taureaux » regroupe ce que les professionnels désignent sous le terme de « vieux taureaux », c’est-à-dire les animaux réformés de la reproduction et destinés à la boucherie. Ces animaux quittent les fermes à partir du mois de mai. Le maximum des transactions a lieu en juillet, en 1977 comme en 1985 (fig. 104). C’est le moment de la réforme après les saillies. Certains exploitants les vendent en fin d’année.

89La trajectoire de la courbe de 1993 a surpris le négociant. Selon lui, le pic du mois de mars ne correspond pas à des réformes de taureaux reproducteurs. Bernard Lorton a donc avancé l’hypothèse selon laquelle une grande partie des 90 taureaux achetés en mars seraient en fait des « babys », c’est-à-dire des taureaux gras n’ayant pas été vendus à la fin de l’année précédente. Les sorties de reproducteurs des fermes se font à partir de juin. Le mois de juillet est nettement moins marqué qu’en 1977 et 1985. La désaisonnalité touche aussi cette catégorie. Les éleveurs étalent les périodes de vêlage, les avancent à l’automne, ce qui modifie le moment de la vente de leurs taureaux.

90Dans le système charolais, le négociant apparaît donc comme un intermédiaire en perpétuelle adaptation. D’un côté, il lui faut vendre la production des éleveurs, de l’autre, répondre à la demande de ses clients. Ainsi, l’activité de Bernard Lorton a d’abord consisté à écouler les petits veaux issus des cheptels laitiers de la montagne. Il s’est ensuite progressivement orienté, lorsque se sont développés les cheptels allaitants charolais, vers l’écoulement des produits de cet élevage, broutards puis taurillons, tout en élargissant son aire d’achat.

Fig. 104. Entrées et sorties de taureaux en 1977, 1985 et 1993.

Fig. 104. Entrées et sorties de taureaux en 1977, 1985 et 1993.

La constitution d’un bassin d’approvisionnement

De la montagne au Charolais

91Le Rhône est un département fournisseur important, en particulier les communes situées au nord de ce territoire, dans la « montagne ». En 1977, 21 % des bovins y sont achetés (318). Le Rhône est alors le deuxième département fournisseur. 28 communes procurent du bétail (fig. 105). Elles se répartissent en deux zones. L’une à l’extrême nord du territoire correspond au canton de Monsols et à une partie de ceux de Beaujeu et Lamure-sur-Azergues, où le commerçant fait des tournées régulières en fermes. L’autre est située au sud-ouest, autour de Saint-Laurent-de-Chamousset, où chaque lundi matin Bernard Lorton achète des veaux au marché. En 1985, 26 % des animaux (1 241) sont acquis dans le Rhône, qui reste le deuxième département fournisseur, soit une multiplication du nombre par quatre. 39 communes ont été répertoriées. Les deux secteurs précédemment décrits apparaissent. L’espace nord connaît une nette extension en direction du sud. Tout le canton de Monsols est concerné de même qu’une grande partie de ceux de Lamure-sur-Azergues, Beaujeu et Belleville. Des tournées sont effectuées par le commerçant et son acheteur chaque semaine. La zone du sud-ouest s’est très nettement rétractée. Deux localités y subsistent. Le négociant ne fréquente quasi plus le marché aux veaux de Saint-Laurent-de-Chamousset. En 1993, seulement 4 % des animaux (573) proviennent du Rhône, troisième département fournisseur. 26 communes sont recensées. La zone nord se réduit très nettement. Ne sont plus concernées que quelques localités des cantons de Monsols, Beaujeu et Lamure-sur-Azergues et un petit noyau au sud-ouest, autour de Tizy, regroupant un nombre limité de villages. Ce resserrement s’explique par le départ de Jean-Louis Augay qui tournait régulièrement dans ce secteur. En 1992, il s’installe à son compte. Son ancien patron lui laisse une grande partie des fournisseurs du Rhône. Trois communes de la zone sud se maintiennent. Lentilly apparaît, où siège un important débouché du commerçant, auquel il achète parfois des bovins.

Fig. 105. Communes fournisseuses, Rhône.

Fig. 105. Communes fournisseuses, Rhône.

© D. Fayard, 2013

92En 1977, 70 % des bovins sont achetés en Saône-et-Loire, où est installé le commerçant (1 026). 59 communes fournissent du bétail (fig. 106). Elles sont situées autour du lieu d’implantation de l’entreprise, à l’extrême sud-ouest du département, à la frontière avec le Rhône. Quelques localités éparses apparaissent en dehors de cette zone, à l’ouest. Des tournées sont effectuées par le négociant. Il achète aussi des animaux au marché de Saint-Christophe-en-Brionnais, en provenance de Saône-et-Loire. En 1985, 73 % des bêtes sont acquises dans ce département (3 540). 78 communes sont recensées. La même zone se dessine, avec une extension vers l’ouest et des localités isolées plus nombreuses et dispersées aux quatre coins du département. En 1993, 83 % des bovins proviennent de ce même département (11 975). 23 communes fournissent du bétail, leur nombre ayant été multiplié par quatre entre 1977 et 1993. Une formidable extension de la zone d’achat sur la quasi-totalité de la moitié ouest du département se dessine : le Brionnais, le Charolais, la Sologne bourbonnaise, le Toulonnais, une grande partie de l’Autunois, le sud du Morvan, une partie du Clunysois et de la Côte chalonnaise. Quelques villages éparpillés apparaissent même en Mâconnais et en Bresse. Pour ces derniers, les achats sont réalisés sur les marchés.

93L’aire d’achat s’est considérablement agrandie lorsque le commerçant s’est lancé dans l’exportation des jeunes bovins, à la fin des années 1980. Il lui fallait accroître son potentiel en élargissant son bassin d’approvisionnement. Il s’est implanté dans les régions citées en ayant parfois recours à un rabatteur. Cet intermédiaire, qui connaît bien les éleveurs de la région où il accompagne le commerçant, permet à celui-ci une entrée dans les fermes où il n’est pas connu. Par exemple, un ancien marchand, René Givry, l’a suivi à Buxy, Joncy, en direction du Chalonnais. Il y conduisait Bernard Lorton ou son acheteur dans les élevages, moyennant une rétribution à la commission par tête de bétail achetée. Un ancien des forges de Gueugnon, Guillaumin, habitant Paray-le-Monial, lui a permis de s’implanter à Chalmoux et Grury. Un ex-marchand, Pietro Maccorin, l’a introduit à Issy-l’Évêque. L’action de ces médiateurs a néanmoins été limitée à des petits secteurs bien ciblés. Lorsqu’il commençait à être connu et qu’il avait gagné la confiance des producteurs, le négociant a étendu son aire d’achat seul et progressivement à partir de ces points de départ. Les tournées sont ensuite réalisées soit par le commerçant, soit par ses acheteurs, au nombre de deux en 1993. À ce moment-là, chacun travaille sur son propre secteur : Bernard Lorton à l’ouest, Hubert Branche à l’est et Jean-Louis Augay dans la montagne.

Fig. 106. Communes fournisseuses, Saône-et-Loire.

Fig. 106. Communes fournisseuses, Saône-et-Loire.

© D. Fayard, 2013

94La Nièvre illustre parfaitement l’extension charolaise. En 1977, moins de 1 % des animaux (dix) sont achetés dans ce quatrième département fournisseur, ex aequo avec l’Allier. Six communes ont été recensées (fig. 107). Le négociant n’effectue pas de tournée d’achat dans la Nièvre. Les bovins sont acquis sur les marchés, principalement à Saint-Christophe-en-Brionnais et à Moulins-Avermes (Allier), ce qui explique la répartition éclatée des localités fournisseuses de bétail. En 1985, un seul bovin provient de la Nièvre ; en 1993, 901, soit plus de 6 % des animaux, y sont acquis. Il s’agit du deuxième département fournisseur. 39 communes ont été dénombrées. Un bassin d’approvisionnement se dessine au centre du département, de même qu’à l’extrémité sud-est en limite avec la Saône-et-Loire. Des tournées sont opérées en Nivernais par le commerçant ou ses deux acheteurs. Un rabatteur, éleveur à Charbonnat (Saône-et-Loire), a introduit le négociant dans ce département. Il accompagnait Bernard Lorton ou l’un de ses salariés dans les fermes. Le rabatteur connaissait bien le terrain pour y avoir accompagné d’autres marchands auparavant. De plus, Bernard Lorton fréquente assidûment le marché au cadran de Moulins-Engilbert.

Fig. 107. Communes fournisseuses, Nièvre.

Fig. 107. Communes fournisseuses, Nièvre.

© D. Fayard, 2013

95L’Allier, dans une moindre mesure, est aussi touché par l’extension charolaise. En 1977 comme en 1985, moins de 1 % des animaux proviennent de cette contrée (10 et 23). C’est le quatrième département fournisseur (fig. 108). Le négociant ne sillonne pas les fermes de l’Allier. Les bovins sont acquis dans les foires, principalement à Saint-Christophe-en-Brionnais et à Moulins-Avermes. En 1993, 4 % des animaux, soit 515 bovins, sont issus de ce quatrième département fournisseur. 19 communes sont recensées. 80 % des achats sont réalisés sur les marchés à des éleveurs de l’Allier, ce qui explique la présence de localités éparpillées sur le territoire. Des tournées sont effectuées par les deux acheteurs le long de la frontière avec la Saône-et-Loire.

96Observé à l’échelle départementale, le bassin d’approvisionnement englobe quatre entités : la Saône-et-Loire, le Rhône, la Nièvre et l’Allier. Là sont effectuées les principales acquisitions de bétail. Les quelques bovins issus d’autres départements transitent par les places marchandes que fréquente le commerçant. L’aire d’achat, s’étalant à une cinquantaine de kilomètres à la ronde autour de Varennes-sous-Dun où est installé Bernard Lorton, à la fin des années 1970, s’est considérablement élargie dans les deux décennies suivantes pour atteindre aujourd’hui un rayon d’environ 150 kilomètres.

Fig. 108. Communes fournisseuses, Allier.

Fig. 108. Communes fournisseuses, Allier.

© D. Fayard, 2013

Le développement d’un réseau de fournisseurs

97À l’échelle des exploitations, l’effectif des fournisseurs est passé de 481 en 1977 à 782 en 1985 (+ 63 %), puis à 1 488 en 1993 (+ 90 %). Parallèlement, le nombre moyen de bovins par éleveur a augmenté de 3 en 1977 à 6 en 1985, puis à 10 en 1993 et le nombre maximum d’animaux de 21 en 1977 à 68 en 1985, puis à 117 en 1993. La multiplication des fournisseurs s’accompagne d’une augmentation de l’effectif cédé par chaque exploitant. L’accroissement des cheptels explique ce phénomène, les éleveurs ayant plus de bêtes à vendre.

98En fusionnant les trois listes de fournisseurs, je me suis aperçue que seuls 42 éleveurs sont présents les trois années, 121 en 1977 et 1985, 56 en 1977 et 1993 et 165 en 1985 et 1993, ce qui représente à peine 10 % des effectifs. Ces chiffres indiquent que les relations commerciales à long terme semblent difficiles à entretenir, d’autant plus que durant la période étudiée la société rurale connaît de profondes mutations. Nombre de petites fermes de la montagne où Bernard Lorton achète des animaux en 1977 et 1985 disparaissent, faute de succession. Le témoin cite souvent l’exemple de la commune de Saint-Jacques-des-Arrêts (Rhône), où quatre fermes étaient en activité dans le bourg. Aujourd’hui, il n’y en a plus. Le déplacement vers la zone charolaise entre 1985 et 1993 se justifie aussi par ce phénomène. En outre, dans les décennies 1970-1980, la contractualisation entre l’éleveur et le négociant n’existe pas. Les éleveurs vendent leurs bêtes au fur et à mesure des opportunités. L’interprétation des chiffres issus de la comptabilité commerciale exige donc de la prudence et une bonne connaissance des évolutions locales.

99Ainsi, l’analyse des livres de comptes de Bernard Lorton met en lumière la création d’une aire d’achat pour répondre à la demande dans les décennies 1980-1990. Elle atteste l’évidente volonté du commerçant de s’adapter aux évolutions de la production et de la commercialisation en développant son activité et en étendant sa zone d’action afin de se placer sur des marchés porteurs, tels que ceux du broutard et du taurillon.

La revente des bovins : la constitution d’un réseau de clientèle

L’allotement : un passage rapide et rémunérateur

100La durée du séjour des animaux chez le négociant est courte, ce qui le distingue de l’emboucheur ou de l’engraisseur (fig. 109).

101Les animaux demeurent en moyenne six jours en 1977, huit en 1985 et seulement quatre en 1993. Ce temps varie selon les catégories. Les plus nombreuses – veaux, broutards, taurillons – restent très peu de temps. Bernard Lorton achète ces bêtes en étant assuré d’avoir un débouché immédiat. Son travail se fait en confiance avec des clients réguliers qui reviennent chaque semaine. Les bovins sont collectés dans les exploitations au dernier moment pour être conduits chez les exportateurs ou les engraisseurs. De 1977 à 1993, la durée de présence est en baisse pour les broutards et les taurillons. Les animaux doivent rester très peu de temps dans le centre d’allotement du commerçant de façon à perdre le moins de poids possible. Ce critère est déterminant lorsque la vente des bêtes se fait au poids, ce qui devient progressivement la règle durant la période étudiée. Il s’agit aussi de réduire les frais résultant de l’hébergement des animaux – nourriture, eau, paille, nécessité d’avoir de la main-d’œuvre pour les soigner, etc. Pour les autres types de bovins, moins importants en nombre, la durée passée chez le négociant est plus longue. Les vaches restent environ un mois. Elles sont mises au pré pour être « rafraîchies » avant leur départ. Les catégories rares – mulots, mulotes – passent un certain temps dans les herbages du marchand où il les fait grossir avant de les revendre.

Fig. 109. Temps de présence moyen (en nombre de jours).

Catégories

1977

1985

1993

Bœufs

-

36

-

Broutards

5

5

2

Châtrons

23

8

-

Culards

-

-

15

Génisses

13

15

10

Mulots

62

-

92

Mulotes

147

49

-

Taureaux

8

5

30

Taurillons

-

12

2

Vaches

24

27

37

Veaux

3

3

6

Total

6

8

4

Une activité en expansion, des marges en baisse

102La marge brute moyenne, toutes catégories confondues, est passée de 204 francs en 1977 à 334 en 1985, puis à 254 en 1993 (fig. 110). En ramenant ces chiffres en euros constants, valeur de 2006, les résultats suivants apparaissent : 104 euros en 1977, 79 en 1985 et 48 en 1993.

103Les marges de 1977 et 1985 sont confortables. Le commerce du bétail est à cette époque une activité rémunératrice. Des volumes restreints permettent encore aux négociants de bien gagner leur vie. Mais déjà les prémices d’une mutation de fond se font sentir. Certains, tels Bernard Lorton, anticipent les évolutions futures en accroissant les volumes traités. Les restructurations et la concentration au sein des entreprises d’engraissement et d’abattage laissent entrevoir une sélection de leurs interlocuteurs qui devront, à l’avenir, être capables de les approvisionner en quantités suffisantes et régulières et en qualités homogènes.

Fig. 110. Marges par catégories de bétail.

Fig. 110. Marges par catégories de bétail.

104La marge de 1993 aurait été moins confortable si le nombre de bovins échangés n’avait pas été si important. Elle correspond à la nouvelle logique économique qui s’est imposée dans le négoce des bovins depuis le début des années 1990. Le nombre de bêtes doit être élevé, ce qui avec une marge moindre mais constante permet de couvrir les frais de fonctionnement du commerce et de dégager un bénéfice. C’est la fin du maquignonnage. Le commerçant ne recherche plus les « bons coups », c’est-à-dire l’occasion de réaliser un gain important sur une bête par-ci par-là. Il dispose d’une marge, voisine de 400 francs par tête (60 euros), qu’il doit réaliser pour faire face à ses dépenses. L’exemple des taurillons illustre ce phénomène. En 1985, 51 sont commercialisés avec une marge moyenne importante de 510 francs, ce qui correspond à 120 euros de 2006. En 1993, c’est la quantité qui prévaut. 4 619 taurillons passent chez le commerçant, mais le gain moyen n’est que de 106 francs, soit 20 euros de 2006.

105De plus, les opérations commerciales ne se soldent pas toujours de manière positive. Les pertes d’argent, entre l’achat et la vente, ne sont pas rares, elles sont même en forte augmentation. Elles représentent 8 % des transactions en 1977, 26 % en 1985 et 28 % en 1993, soit près du tiers ! Les « bonnes » bêtes – bœufs, châtrons, mulots ou mulotes – dégagent souvent des bénéfices importants. Cependant, ces animaux sont peu nombreux au sein de l’effectif total. De surcroît, il faut prendre en compte, pour ceux-ci, le temps de stockage et les charges qu’il entraîne. Les catégories dominantes – veaux, broutards et taurillons – ont les marges les plus faibles. C’est le nombre qui fait la rentabilité. Les veaux, en devenant une catégorie minoritaire, voient leur marge augmenter. Cela s’explique par le fait que les sujets de race charolaise, dont la valeur est supérieure aux laitiers, augmentent au sein de l’effectif. Les taureaux dégagent des profits non négligeables tout comme les vaches, même si pour ces dernières la marge moyenne, après avoir été multipliée par trois entre 1977 et 1985, est en recul en 1993. Enfin, les génisses, dont le nombre ne cesse de croître, passant de 65 en 1977 à 2 106 en 1993, procurent un revenu notable, en forte hausse entre 1977 et 1985 – il a été multiplié par deux –, qui se maintient à un niveau élevé en 1993. Le commerçant dispose de débouchés qui lui permettent de bien valoriser ces animaux. Finalement, il n’est pas aisé de tirer des conclusions pertinentes quant aux marges réalisées relativement aux différentes catégories de bétail. En effet, les gains sont aléatoires et dépendent de paramètres non mesurés ici, tels que la fluctuation des cours, l’importance de la demande, l’apparition ou la disparition de marchés, etc.

Les débouchés

106153 clients sont recensés en 1977, 204 en 1985 et 219 en 1993. En 1977, le principal client de Bernard Lorton est Marius Combat, de Sury-le-Comtal (Loire), exportateur spécialisé dans les petits veaux qu’il envoie en Italie. Il reçoit 564 animaux (40 % du total). Viennent ensuite Michel Jullin, de Vésines, et la SARL Pagnon, de Replonges, qui achètent respectivement 147 et 104 bovins (10 et 7 % de l’effectif). Tous deux sont exportateurs de veaux dans l’Ain. Les 150 autres clients se partagent des effectifs plus faibles, comme Charles Ravaud, engraisseur à Oyé, qui acquiert 98 bovins.

107En 1985, France veaux, de Sury-le-Comtal, est le principal débouché (1 653 bovins, 34 % du total), devant Michel Jullin, exportateur de petits veaux, déjà présent en 1977, qui achète 953 bovins (20 %), et la Coopérative jeunes bovins de Champagne située à Reims (Marne), qui reçoit 310 animaux (7 %), principalement des jeunes bovins replacés chez ses adhérents. Le cinquième client, Jean-Paul Lhommedet, commerçant dans les Deux-Sèvres, reçoit 202 bovins (6 %). Le sixième est un chevillard de Roanne (Loire), chez qui sont expédiés 132 bovins (3 %). Les 200 autres clients se partagent 1 346 bovins en petites quantités.

108En 1993, le plus gros client de Bernard Lorton est la société Eurofrance à Lentilly. Elle lui achète 6 258 bovins (43 %) exportés en Italie. Viennent ensuite la coopérative Champagne élevage, qui acquiert 3 598 animaux (25 %), principalement des broutards mis à la repousse chez ses membres et des taurillons placés dans les ateliers d’engraissement de la région, et Charolais négoce, entreprise de Saint-Didier-sur-Chalaronne (Ain), qui achète 1 373 bovins (9 %). Jean-Paul Lhommedet, commerçant dans les Deux-Sèvres, reçoit 151 animaux, principalement des vaches qu’il revend à des engraisseurs de la région. Les autres clients reçoivent chacun des petits nombres de bestiaux.

109Comme pour les fournisseurs, les débouchés changent avec le temps. Seuls 17 clients sont présents les trois années, 13 en 1977 et 1985, cinq en 1977 et 1993, 29 en 1985 et 1993. Le négoce du bétail est une activité aléatoire qui demande de la réactivité. L’exemple de Marius Combat, principal client de Bernard Lorton en 1977 et 1985, est significatif. En 1977, il achète sous son nom propre. En 1985, il est à la tête de la société France veaux, filiale de la Sicasel. Lorsque cette dernière connaît d’importantes difficultés, qui conduisent à sa chute en 1990, France veaux disparaît. Marius Combat vend son affaire au groupe l’Européenne, qui devient en 1993 le principal débouché de Bernard Lorton. La création de l’Unec atteste de la volonté de Bernard Lorton et de ses associés de s’adapter aux exigences du marché.

La création de l’Unec

S’adapter encore et toujours

110Au 1er janvier 2003, cinq négociants en bestiaux s’associent pour former une société par actions simplifiée appelée l’Unec, dont le siège social est fixé au lieu-dit Montgesson, à Varennes-sous-Dun (fig. 111 pl. XXIV), et dont le capital social s’élève à 456000 euros. Bernard Lorton est à l’initiative du projet. Ses quatre associés – Paul Pacaud, Bernard Prévost, Christian Lacroix et Gilles Danière – ont tous un passé dans le commerce du bétail. La présidence est d’abord assurée par Paul Pacaud, négociant à Volesvres, puis par Bernard Prévost, commissionnaire à l’exportation. La création de cette entreprise, dans le contexte d’un marché très concurrentiel, concrétise les relations professionnelles qui existaient auparavant entre les associés : Bernard Lorton exportait ses animaux par l’intermédiaire de Bernard Prévost.

111Pour conserver aujourd’hui sa place dans la filière, le commerçant doit traiter un volume important et sa zone de collecte s’étendre sur un vaste bassin d’approvisionnement pour qu’il puisse fournir des animaux tout au long de l’année aux clients étrangers, italiens principalement. Pour Bernard Lorton, il était « indispensable de se regrouper ». Selon lui, les évolutions qu’ont connues les filières avicoles et porcines sont en marche dans la filière bovine, ce qui sous-entend une disparition à plus ou moins brève échéance des petits intermédiaires. Dans ces conditions, il y a donc urgence à créer des structures capables de peser sur le marché.

Parcours de négociants : de la coopérative au commerce privé

112Les trois associés de Bernard Lorton ont en commun des débuts de carrières passés dans l’une des plus importantes coopératives bovines du sud-est de la France, le groupe Sicarev, à Roanne (Loire). Leur parcours est atypique. En effet, la conception de la commercialisation du bétail n’étant pas la même pour les négociants du secteur privé que pour les groupements, les transferts des uns aux autres sont rares. Après avoir fait leurs premières armes dans une coopérative, ils ont décidé de changer de camp, essentiellement parce que, selon eux, la défense du producteur n’y est plus une priorité. La philosophie qui a inspiré la création des groupements semble de moins en moins respectée. La gestion des coopératives ne permet plus de valoriser au maximum la production des éleveurs, ce qui est pourtant le principal but de la coopération. Ils invoquent les coûts de fonctionnement élevés des coopératives qui ont tellement grossi que les éleveurs des conseils d’administration ont des difficultés à les gérer. À travers les témoignages des trois salariés de l’Unec apparaissent les limites du système coopératif auxquels sont aujourd’hui confrontés les producteurs. La commercialisation des animaux, qui en principe doit être assurée par les éleveurs eux-mêmes au moyen de la structure qui les fédère, leur échappe.

113Bernard Prévost, natif de Baudemont, n’est pas issu du milieu agricole. Après des études agricoles et un BTS, à la suite duquel il se destinait à une carrière de technicien dans l’environnement, il entre en 1985 dans une coopérative de Besançon (Doubs) comme technicien agricole. C’est là qu’il commence à s’intéresser au commerce. Il travaille à Sica Doubs jusqu’en 1989. À cette date, il est embauché à la Sicarev comme responsable commercial. Il réalise des achats de bovins et effectue le tri des animaux ainsi que les expéditions vers l’Italie. Cette dernière activité lui permet d’être en contact avec les acheteurs italiens. Il se constitue ainsi peu à peu un réseau de clients qu’il conserve lorsqu’il s’installe à son compte en 1998, en tant que commissionnaire à l’exportation, c’est-à-dire qu’il met en relation les négociants français – ou les éleveurs qui veulent exporter leurs bovins en direct – et les acheteurs en Italie et en Espagne, moyennant une commission.

114Gilles Danière est issu d’une famille d’éleveurs, même si ses parents n’ont pas poursuivi cette activité. Son grand-père était cultivateur à Vougy (Loire). Après des études agricoles et son BTS, il débute sa carrière à la ferme expérimentale de Jalogny, à côté de Cluny. En 1989, la même année que Bernard Prévost, il intègre la Sicarev comme technicien. Il s’occupe des achats de jeunes bovins durant cinq ans, puis de la vente des carcasses dans les frigos pour l’Italie et la Grèce pendant quatre ans. Neuf ans plus tard, il quitte la coopérative et s’associe avec un éleveur de Vougy.

115Christian Lacroix, originaire de Montceaux-l’Étoile, est fils et petit-fils d’éleveurs sélectionneurs, petit-neveu d’un commerçant en bestiaux d’Anzy-le-Duc. Titulaire d’un BTS agricole, il débute sa carrière en 1993 dans une coopérative du Cantal, Celvia. Pendant quatre ans, il achète des petits veaux et des vaches laitières. En 1998, il est embauché à la Sicarev avant d’aller travailler chez Paul Pacaud, à Volesvres, à côté de Paray-le-Monial, à la tête d’une entreprise de trois salariés qui commercialise environ 15 000 bêtes par an. Ce dernier, fils d’un éleveur emboucheur de Poisson, a pris sa retraite en 2009.

116Le passage dans le secteur coopératif a permis aux trois négociants de découvrir le commerce du bétail et de se former à cette activité dans laquelle ils sont arrivés un peu par hasard. Aujourd’hui, aucun ne dénigre les groupements. Ce fut pour eux une étape de leur vie professionnelle. Mais le temps était venu de passer à autre chose. L’Unec fonctionne avec une organisation du travail s’inspirant de celle des groupements, en termes d’organisation et de clientèle, avec une gestion privée et selon une philosophie à la croisée des deux.

Organisation et activité de l’entreprise

117Au 1er janvier 2005, l’Unec regroupe 16 salariés : un vendeur – le président, Bernard Prévost –, quatre acheteurs – Bernard Lorton, Christian Lacroix, Steve Lorton et Hubert Branche –, six chauffeurs – quatre pour la collecte des animaux dans les fermes et les livraisons de proximité, notamment aux abattoirs, et deux internationaux pour les transports vers l’Italie principalement –, un chef de centre – Gilles Danière –, un bouvier, deux secrétaires et une femme de ménage à temps partiel. Chaque associé a des tâches précises. Bernard Prévost gère l’entreprise et vend les bovins d’exportation (environ 50000 par an), essentiellement vers l’Italie. Les ventes sont réalisées par téléphone, le samedi. Le lundi, il organise les chargements qui se font du mardi au vendredi. Ses clients l’appellent pour passer commande ou il leur propose des produits spécifiques. Gilles Danière est responsable de la collecte et du transport des animaux. Il organise le ramassage des bovins dans les fermes en répartissant le travail entre les chauffeurs. Présent une grande partie du temps au centre d’allotement, il participe aux expéditions – tri des animaux, embarquement. Il s’occupe enfin de la vente des bovins gras destinés aux abattoirs du groupe Bigard. Bernard Lorton et Christian Lacroix achètent les bovins dans les fermes. Bernard Lorton assure en plus les ventes en France de vaches maigres, qui partent chez un client principal, Jean-Paul Lhommedet, avec lequel il est en relation depuis les années 1980.

118Autour des salariés de l’Unec gravitent des commissionnaires, dont Pierre Mordant. Il a débuté dans le commerce du bétail en 1989, à Scav 42, coopérative située à Montrond-les-Bains, commercialisant des bovins issus des troupeaux laitiers. Lorsque cette dernière a été reprise par la Sicarev, il a rejoint le groupe de Roanne pour lequel il a travaillé jusqu’en 1999. Il s’est ensuite installé à son compte en tant que commissionnaire acheteur indépendant. Il achète des bovins à la commission pour l’Unec, à la ferme, et pour l’abattoir de Montluçon (Allier), sur les marchés de Saint-Étienne, Sancoins et Saint-Christophe. Sa zone d’achat s’étend sur le nord de la Loire et du Rhône, l’ouest de la Saône-et-Loire et la Nièvre. Il se rend aussi dans le Cher, l’Allier et l’Aube.

119L’approvisionnement de l’Unec s’effectue dans un rayon d’environ 150 kilomètres autour de Varennes-sous-Dun, principalement en Saône-et-Loire et dans l’Allier, la Loire, la Nièvre et dans une moindre mesure le Rhône, la Côte-d’Or, l’Yonne et la Haute-Saône. Le bassin d’approvisionnement, même s’il s’est encore agrandi, correspond à celui où Bernard Lorton achetait ses animaux en 1993. En 2004, l’Unec a commercialisé une moyenne de 1 000 bêtes par semaine. L’activité est orientée à 80 % vers l’export et à 20 % vers le marché français – abattoirs et engraisseurs.

Une entreprise vouée à l’export

120L’Italie est le principal débouché. L’Unec dispose dans ce pays d’environ 50 clients – des engraisseurs. Les livraisons d’animaux sont effectuées chez eux et les factures leur sont adressées directement. Parmi cette cinquantaine de clients, une dizaine achète des bovins chaque semaine, une vingtaine une fois par mois, et une vingtaine trois ou quatre fois par an. Les clients hebdomadaires sont des structures qui engraissent 30000 bovins annuellement. Ils en achètent donc environ 600 chaque semaine en France, auprès de l’Unec et chez d’autres fournisseurs de charolais, de limousins ou de croisés. Pour les charolais, ils mettent en compétition l’Unec avec ses concurrents privés ou groupements. Les engraisseurs italiens s’approvisionnent aussi en Irlande et dans les pays de l’Est. Les grosses structures ont des employés, les plus petites fonctionnent avec de la main-d’œuvre familiale. Les engraisseurs italiens ont besoin de jeunes bovins lourds pour remplir leurs ateliers et répondre à la demande de leurs clients, les centrales d’achat de la grande distribution. Le produit commercialisé par l’Unec, des jeunes bovins, mâles et femelles, de neuf à 16 mois, de 300 à 500 kilos, répond parfaitement à cette demande. L’Unec exporte aussi des bovins en Espagne, où la société a deux clients qui en achètent 2 000 chaque année.

121J’ai eu la possibilité d’interviewer l’un des collaborateurs italiens en déplacement au centre d’allotement à Varennes-sous-Dun, en août 2005, grâce au concours de Bernard Prévost. Fulvio Fortunati, responsable d’Incontra (International Consulting Trade), est consultant pour des sociétés d’exportation. Résidant à Montova, entre Milan et Venise, il est issu d’un milieu commercial. Ses parents avaient un petit supermarché, un abattoir, deux boucheries et faisaient du commerce. Le rôle de la société de consultation pour les sociétés d’exportation est de placer les animaux de ses clients sur les marchés italien, français et grec. En 2004, 48 000 bovins ont ainsi été orientés par Incontra, dont 16 000 charolais. L’approvisionnement se fait en France (charolais, limousins, croisés), en Irlande, en Pologne et en Allemagne. La collaboration avec l’Unec, seul fournisseur de charolais, a débuté en 2004. Même si l’exportation se fait directement, c’est-à-dire que les bovins quittent le centre d’allotement de Varennes-sous-Dun pour rejoindre, quelques heures plus tard, les ateliers d’engraissement italiens, les négociations passent par des intermédiaires, mettant en relation vendeurs et acheteurs, comme Fulvio Fortunati. Capables de fournir aux clients toutes les catégories dans toutes les races tout au long de l’année, ils font correspondre l’offre à la demande en accompagnant les négociants français dans les démarches administratives indispensables au transit des animaux. Incontra dispose d’un réseau d’une centaine de clients à travers l’Europe. La société fait uniquement du démarchage ; elle place les bovins des fournisseurs chez les clients sans les réalotter pour des raisons sanitaires et économiques. La diminution des marges ne permet plus de couvrir les frais d’une structure commerciale en Italie.

122Si l’activité principale de l’Unec est l’exportation de jeunes charolais vers l’Italie, l’entreprise commercialise chaque semaine des bovins finis qui prennent le chemin de l’abattoir. Le groupe Bigard, le plus gros abatteur privé français, possède des parts dans l’Unec. Presque toutes les bêtes grasses sont dirigées chez ce client, sur les sites de Cuiseaux (Saône-et-Loire), Grenoble (Isère) et Castres (Tarn). Le site de Varennes-sous-Dun n’ayant pas une capacité d’accueil suffisante, la société loue un bâtiment à Saint-Martin-du-Lac qui sert de centre d’allotement pour les bovins gras. Les bêtes sont collectées dans les fermes et arrivent à Saint-Martin-du-Lac le lundi. Gilles Danière en assure le tri en fonction des besoins de chaque abattoir. Les animaux sont ensuite acheminés vers leur destination par les chauffeurs de l’Unec. Quelques jours après, une fois les bovins abattus, le commerçant « fait les prix » par téléphone avec les commerciaux des différents sites, en fonction du poids de viande et du classement selon la qualité.

123En créant l’Unec en 2003, Bernard Lorton et ses associés ont donné naissance à une entreprise qui compte, au moins à l’échelle du Brionnais-Charolais. En s’affranchissant des intermédiaires et en assurant directement l’approvisionnement des ateliers d’engraissement italiens, ils se sont adaptés à un environnement économique où les marges des opérateurs ne font que se réduire. Depuis le milieu des années 1970, dans le monde de l’élevage comme dans celui du négoce, la spécialisation et la concentration ont fait de nombreuses victimes. Pourtant, dans certains cas, le négoce a su s’adapter comme en témoignent les archives de Bernard Lorton, qui donnent aussi à voir un vrai changement du métier. Au-delà de la restitution de l’activité d’un négociant, à la tête d’une entreprise purement commerciale, apparaissent la spécialisation du Brionnais-Charolais vers la production de jeunes bovins, la réduction du nombre de fermes, la course à l’agrandissement et la concurrence entre les opérateurs commerciaux pour conserver leurs débouchés. Au total, beaucoup de « vaincus » et peu de « vainqueurs » qui se battent aujourd’hui pour leur survie. Dans le commerce du bétail, Bernard Lorton fait partie de cette seconde catégorie. Son acharnement, son travail, son expérience prouvent qu’il a été possible de résister en s’adaptant. Mais les places étaient limitées.

124À travers l’histoire d’un « vainqueur » se dessine celle de la filière toute entière. La capacité de Bernard Lorton, de ses collègues et de ses concurrents à trouver des marchés rémunérateurs au-delà des limites régionales a contribué à l’extension du système d’élevage charolais. Les commerçants ont été des acteurs essentiels du développement agricole local par leur rôle de rassembleur de bétail, indispensable à l’approvisionnement des structures d’engraissement et d’abattage, françaises ou étrangères. En collectant dans les fermes des animaux dispersés et disparates, en les regroupant en lots homogènes, ils se sont imposés comme des interlocuteurs incontournables face à des clients de plus en plus gros et exigeants.

125Durant les deux dernières décennies, le commerce du bétail a subi une mutation d’une ampleur telle qu’il n’en avait sans doute jamais connue dans le passé. Le temps des maquignons est révolu. Le négociant actuel est un commercial, un exportateur qui s’est constitué un réseau de clients à l’échelle européenne, un prestataire de services qui fait se rencontrer l’offre des éleveurs et la demande des engraisseurs étrangers. L’entreprise qu’il dirige écoule en une semaine plus de bovins qu’un maquignon en une année. Le commerce a changé d’échelle, de dimension, mais il n’a pas tout à fait perdu son âme. La tournée des fermes, les transactions, les comportements conservent quelques traits d’archaïsme, même si l’empirisme et le maquignonnage ont laissé place à la contractualisation.

126De profondes ruptures sociales se sont produites, bien qu’une continuité s’observe entre certaines familles de l’embouche et les commerçants actuels. Cependant, la plupart d’entre eux sont étrangers au milieu du négoce. Les plus nombreux viennent du monde de l’élevage, quelques-uns du monde ouvrier. Le parcours de Bernard Lorton – fils d’un petit éleveur, aujourd’hui à la tête de l’une des plus grosses entreprises commerciales privées –, comme celui des cofondateurs de l’Unec, est caractéristique des ruptures qui s’opèrent dans ce milieu au cours des deux dernières décennies, avec l’éducation reçue au sein de la famille, les études agricoles, les bouleversements de la société et de la filière ou tout simplement les circonstances de la vie.

127La création de l’Unec a avivé la concurrence que se livrent les intermédiaires sur le terrain, au quotidien. Les négociants sont aussi en compétition avec les groupements et le marché au cadran du Brionnais. Si, depuis quelques années, la coopération semble avoir atteint son rythme de croisière et ne constitue plus une menace pour le secteur privé – sauf si les éleveurs sont incités par des aides financières à rejoindre les coopératives –, l’incertitude plane sur le marché au cadran. Opposés à sa mise en place, les opérateurs commerciaux peuvent en faire les frais si les acheteurs étrangers viennent s’y approvisionner directement. S’adapter encore et toujours… c’est ce que devront continuer à faire les commerçants en bestiaux.

Notes

1  Degrange B., La mise à l’épreuve d’une profession…, op. cit., p. 357-360.

2  Les textes des entretiens, retranscrits en intégralité, sont disponibles dans la thèse déposée au LER.

3  35. 13 commerçants en activité, deux retraités, deux négociantes, trois salariés de groupements, un éleveur, un éleveur engraisseur, un courtier italien et six emboucheurs retraités ont été interrogés.

4  Ils n’appartiennent pas aux familles étudiées jusqu’ici.

5  Idem.

6  La Renaissance, 19 mai 1995.

7  Chambre d’agriculture, Étude sur le troupeau bovin et l’attitude des éleveurs face à la production et à la commercialisation de leurs produits, enquête au 1er janvier 1969, étude no 10, avril 1970, p. 59-60.

8  Béchaux E., La commercialisation des bovins…, op. cit., p. 16-29.

9  Veniant J.-R., La répartition de l’élevage bovin…, op. cit., p. 53.

10  Chambre d’agriculture, Étude sur le troupeau bovin…, op. cit.

11  Ibid., p. 69.

12  Ibid., p. 82.

13  Cette remarque vaut jusqu’en juin 2009, époque de la mise en service du marché au cadran.

14  Girardon J., Le Charolais sous-développé…, op. cit., p. 75.

15  La Renaissance, 1er octobre 2004.

16  Ibid.

17  La Renaissance, 10 décembre 2002, 9 mai 2003 et 1er octobre 2004.

18  Fayard D., « Les démarches qualité… », art. cit., p. 170-171.

19  L’Exploitant agricole, 5 mars 2004.

20  Institut d’élevage, Marché des bovins maigres français…, op. cit., p. 10.

21  Sauf indication contraire, ce développement repose sur l’analyse des livres de comptes de Bernard Lorton et son témoignage. Ce travail a donné lieu à une publication : Fayard D., « Comptabilité commerciale et système de commercialisation : le négoce du bétail en Charolais-Brionnais dans la seconde moitié du xxe siècle », Ruralia, nos 18-19, 2006, p. 143-173.

22  Béchaux E., La commercialisation des bovins…, op. cit., p. 39.

23  Nombre de jours de présence dans l’exploitation du commerçant (jour de départ moins jour d’arrivée). Ce temps a été calculé pour chaque animal de même que la moyenne pour chaque catégorie de bovin.

Table des illustrations

Titre Fig. 99. Évolution de l’activité commerciale de 1977 à 1994.
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Titre Fig. 100. Entrées et sorties de bovins en 1977, 1985 et 1993.
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Titre Fig. 101. Entrées et sorties de veaux en 1977, 1985 et 1993.
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Titre Fig. 102. Entrées et sorties de broutards et taurillons en 1977, 1985 et 1993.
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Titre Fig. 103. Entrées et sorties de vaches et génisses en 1977, 1985 et 1993.
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Titre Fig. 104. Entrées et sorties de taureaux en 1977, 1985 et 1993.
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Titre Fig. 105. Communes fournisseuses, Rhône.
Crédits © D. Fayard, 2013
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Titre Fig. 106. Communes fournisseuses, Saône-et-Loire.
Crédits © D. Fayard, 2013
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Titre Fig. 107. Communes fournisseuses, Nièvre.
Crédits © D. Fayard, 2013
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Titre Fig. 108. Communes fournisseuses, Allier.
Crédits © D. Fayard, 2013
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Titre Fig. 110. Marges par catégories de bétail.
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