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La table des Français

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Florent Quellier

Chapitre II

Du pain, de la soupe et un peu de lard : l’alimentation ordinaire des masses populaires rurales

Texte intégral

« … esmeu et incité de la calamité et misere des poures, tant de ceste ville de Paris, que des aultres villes et villages, mettray peine de leur alleger et rendre plus aisée à porter et endurer l’indigence et poureté qu’ilz souffrent, principalement de chauffer, et de boire, et menger ».
Jacques Dubois, dit Sylvius Régime de santé pour les poures, 1544.

« Je vais vous dire un mot de notre nourriture, c’est-à-dire de la manière de vivre du paysan aisé. Pour ceux qui ne le sont pas, du pain d’orge ou de seigle, une soupe à l’huile de noix ou même de chènevis, une mauvaise boisson. […] Mais chez notre maître, nous avions avant de partir pour la charrue une soupe au bouillon de porc salé, cuit avec des choux ou des pois ronds, jointe à un morceau de ce salé et une assiettée de pois ou de choux ; ou bien une soupe au beurre et à l’oignon, suivie d’une omelette, ou d’œufs durs, ou d’herbages, ou de fromage blanc assez bon. »
Rétif de La Bretonne La vie de mon père, 1779.

1L’alimentation des masses populaires rurales est mal connue car elle n’a laissé que peu de traces dans les archives, une partie, malheureusement insaisissable, des denrées alimentaires consommées étant autoproduite par la cellule familiale dans le cadre de ce que l’on peut appeler une économie de subsistance. Pourtant, ce régime alimentaire concerne autour de 80 % de la population française et il nous permet d’entrer au cœur de la culture alimentaire des Français d’hier dont quelques expressions, toujours usitées de nos jours, nous apportent un écho affaibli : « à la soupe », « la soupe est servie », « être trempé comme une soupe », « gagner son pain », « son gagne-pain », « long comme un jour sans pain », « avoir mangé son pain blanc », « à la fortune du pot », « mettre de l’eau dans son vin »… Et savons-nous encore apprécier, lorsque nous racontons le conte du Petit Chaperon rouge (1695) à nos enfants, ce que représentent réellement la galette et le pot de beurre dans un régime alimentaire aujourd’hui disparu ? C’est au cœur de cette culture alimentaire que ce chapitre voudrait vous plonger en dressant un état de nos connaissances actuelles mais aussi en soulignant les interrogations soulevées par les nombreuses parts d’ombre de l’alimentation paysanne de l’ancienne France propices à une dérive misérabiliste.

Les céréales, le cœur d’une culture alimentaire

Une civilisation des « bleds »

  • 1  Goubert Pierre, La vie quotidienne des paysans français au xviie siècle, 1982, p. 118.

2L’Europe est une civilisation du blé, comme l’Asie du Sud-Est est une civilisation du riz et l’Amérique centrale précolombienne, une civilisation du maïs. Le pain, base de l’alimentation occidentale et terme générique pour nourriture, est aussi un aliment symbolique fondamental dans la religion chrétienne ; l’hostie consacrée, corps du Christ, est un petit pain sans levain ; la principale prière, Le Notre Père, demande à Dieu de donner à ses enfants le pain quotidien ; et combien de mains paysannes ont tracé à la pointe du couteau une croix sur une miche de pain avant de la trancher ? « Rompre le pain demeura longtemps le geste solennel, presque sacré, dont le père de famille donnait le signal au début de chaque repas1 » (Pierre Goubert). Dans les célèbres scènes de repas paysans des frères Le Nain (première moitié du xviie siècle), le pain est toujours central sur la table. Les historiens et les historiens de l’art discutent toujours pour savoir s’il s’agit d’une représentation réaliste de la table paysanne. Certains préfèrent y voir une représentation symbolique de la Cène selon une lecture axée sur le pain, le vin et la blancheur du linge. A contrario, en Bretagne, le blé noir ou sarrasin serait une création du diable. Le père Antoine Verjus rapporte dans sa Vie de Monsieur Le Nobletz (1666) la croyance suivante :

  • 2  Nassiet Michel, « La diffusion du blé noir en France à l’époque moderne », Histoire et Sociétés Ru (...)

« Mais les offrandes que plusieurs faisoient au malin esprit estoient bien plus abominables : ces pauvres gens [des bas Bretons, vers 1625], pensant aussi bien que les Manichéens, qu’il y eust deux différens principes de bonnes choses et de mauvaises, croyoient que comme Dieu avoit fait le froment et le seigle, le diable avoit produit le bled noir ou sarrazin : de manière qu’après avoir fait la récolte de cette dernière sorte de grains, dont se nourrissent les plus pauvres de quelques provinces du royaume, ils en jettoient plusieurs poignées dans les fossez qui bornoient les champs, d’où les avoient recueillis, pour en faire présent à celuy à qui ils s’imaginoient en avoir l’obligation2. »

3Omniprésentes dans le christianisme et consubstantielles à l’alimentation, les céréales sont logiquement au cœur du système agricole de l’Ancien Régime. Elles priment sur les autres cultures et sur l’élevage, on leur réserve les meilleures terres, on réduit les surfaces en pré afin d’augmenter les superficies emblavées ; ce mouvement renforce d’ailleurs la part des céréales dans l’alimentation populaire et diminue celle de la viande. L’essentiel est de garantir la production des « bleds » ; pour les contemporains « bled » désigne tous les grains, panifiables ou non, consommés par les hommes et les animaux. De nombreuses céréales sont cultivées à l’époque moderne : le froment, la céréale noble par excellence réservée à la sole fumée, l’épeautre, une variété rustique de froment appelée également « blé vêtu », le seigle, une céréale panifiable qui supporte mieux que le froment les hivers rigoureux et les sols pauvres et acides, le millet ou mil, une céréale de printemps non panifiable, l’avoine et l’orge en principe réservées à l’alimentation animale, et le maïs, céréale au rendement élevé introduite en France au début du xviie siècle. Le sarrasin ou blé noir, bien qu’assimilé aux « bleds », n’est pas une céréale mais une polygonacée (famille de l’oseille) européenne redécouverte à la fin du Moyen Âge et introduite dans les rotations culturales de l’Ouest au xvie siècle. Le sarrasin a l’avantage de ne pas être atteint par les maladies des céréales comme l’ergot du seigle, et son rendement en farine, 75 %, est presque aussi élevé que celui du seigle, et supérieur à celui de l’orge et de l’avoine.

4En Bretagne, en Limousin et en Périgord, dans les Pyrénées, les Cévennes et le Vivarais, dans le pays de Gex et en Savoie, la châtaigne tient le rôle d’une céréale. D’un strict point de vue nutritionnel, la châtaigne, riche en glucides et en lipides, peut se substituer aux « bleds », d’ailleurs les Cévenoles appellent le châtaigner « l’arbre à pain » même si les châtaignes ne sont pas panifiables. Une prière limousine adressée à saint Martial témoigne de l’importance rurale accordée aux châtaignes dans les régions pauvres :

  • 3  Poitrineau Abel, Remues d’hommes. Les migrations montagnardes en France, 17e-18e siècles, 1983, p. (...)

« Boun sen Marsau, nostre Sauvadour
Préjas per nous nostre Segnour
Qu’o veilhe nous gardar nostras chatagnas
Nostras rabas, nostras femnas3 ! »

5Il lui est demandé de veiller sur nos châtaignes, nos raves et, enfin, sur nos femmes ! En cas de pauvreté et/ou de disette, des glands peuvent même se substituer à la consommation des céréales.

6Les céréales consommées, leurs substituts et la manière de les préparer sont fonction de la conjoncture économique et météorologique – fragile, l’agriculture ancienne est particulièrement sensible aux aléas climatiques –, de la région considérée et de la position sociale du consommateur et de son âge.

Le pain quotidien, « une prison de longue durée » (Fernand Braudel)

  • 4  Laurioux Bruno, Manger au Moyen Âge, 2002, p. 52.
  • 5  Montanari Massimo, La faim et l’abondance. Histoire de l’alimentation en Europe, 1995, p. 145-146  (...)

7Les paysans et l’immense majorité de la population urbaine s’alimentent essentiellement de pain et de soupe, autrement dit de végétaux. Pour la fin du Moyen Âge (xive-xve siècles) la ration quotidienne de céréales tourne autour d’un kilogramme et descend rarement, en temps normal, en dessous de 400-500 grammes4. À l’époque moderne, un travailleur de force pouvait en manger trois livres par jour, un peu moins d’un kilo et demi, deux livres pour une femme, une livre pour un enfant. Les pensions alimentaires prévoient des rations journalières de pain comprises entre un demi et un kilo et demi par adulte. La ration quotidienne des soldats de Louis XIV comprend une livre et demie de pain mais aussi une livre de viande et une pinte de vin (un peu moins d’un litre). Les céréales procurent ainsi l’essentiel des calories quotidiennes, elles peuvent en fournir jusqu’à 80 %5. La place du pain est donc capitale, y compris dans le budget. Ernest Labrousse estimait qu’au xviiie siècle les dépenses pour le pain absorbaient la moitié du budget populaire ; même à la campagne de nombreux paysans étaient obligés d’acheter des céréales.

8À la campagne, le pain est majoritairement bis fabriqué à partir de plusieurs céréales, essentiellement du méteil, mélange de froment et de seigle ; la proportion de froment varie entre deux tiers et un tiers, parfois le seigle est remplacé par de l’orge ou de l’avoine. L’orge et l’avoine sont des céréales principalement destinées à l’alimentation des animaux mais en cas de pauvreté et/ou de crises de subsistances les hommes les consomment comme dans les campagnes lorraines lors de la terrible guerre de Trente Ans. Le son conservé – il représente 20 à 25 % du poids du grain – et surtout la part des céréales autres que le froment donnent une couleur grise au pain, voire noire pour les plus pauvres. La paysannerie consomme donc un pain dense de couleur grise, de grosses tourtes grises. Le pain uniquement de seigle, une céréale mal panifiable, n’est réalisé que dans les régions les plus pauvres comme les montagnes et les régions « au sol froid » ; dans le Gévaudan, les paysans consomment un pain de farine de seigle souvent allongée de farine d’orge. Au xviie siècle les paysans du bas Maine consomment du pain de sarrasin, au xviiie siècle des tourtes de seigle, difficiles à digérer, restent l’ordinaire des paysans auvergnats et, à la veille de la Révolution, la plupart des cultivateurs de la moyenne Tarentaise, en Savoie, mangent encore du pain d’orge.

  • 6  Lister Martin, Voyage de Lister à Paris en 1698, 1873, p. 137.

9Plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus la part du froment est importante, plus le pain blanchit, plus la pâte est légère, bien levée et bien cuite : du lourd pain noir au léger pain blanc s’inscrit la hiérarchie sociale de l’ancienne France. Densité, couleur et céréale(s) caractérisent les qualités de pain sous l’Ancien Régime. La paysannerie aisée consomme du pain blanc réalisé à partir d’une farine de froment débarrassée du son, lequel est donné aux chevaux, aux vaches laitières et aux porcs pour les engraisser. En ville, le pain est en pur froment ; décliné en plusieurs qualités, ce pain n’est pas forcément blanc, il peut aussi être complet. Mais le pain de luxe ne saurait être que le pain blanc ; le blutage entraîne une déperdition de la moitié de la farine, il est donc plus coûteux tout en étant moins nourrissant ; réservé aux élites, il peut s’agir d’un pain de mie ou du célèbre « pain de Gonesse », le meilleur pain du monde dit-on ! Lors de son séjour à Paris en 1698 le médecin anglais Lister note que « le pain ordinaire ou pain de Gonesse, qu’on apporte deux fois par semaine d’un village ainsi nommé, est entièrement blanc, ferme, léger, et fait avec du levain6 ». Le pain blanc, mangé frais, reste un privilège de citadins et, pour les ruraux, de jours de fête ; pour ces occasions, consommé frais, il sera confectionné en petits pains. Néanmoins une plus grande fréquence du pain de froment dans les campagnes du Beau xviiie siècle est indéniable. La qualité et la résistance des meules utilisées confirment cette progression du pain blanc, au cours de Temps modernes, dans l’alimentation populaire.

10Hormis pour les professionnels de l’alimentation et les maisons aisées, la possession d’un four est loin d’être la norme contrairement à la maie, huche utilisée pour pétrir la pâte. À la campagne, en fonction de la vitalité de la seigneurie et de la communauté villageoise, le pain peut être cuit dans le four communal, dans le four banal moyennant une redevance au seigneur, ou dans un four à pain individuel jouxtant l’habitation. En ville, on peut apporter la pâte crue à un boulanger pour la faire cuire comme on peut apporter des plats à des rôtisseurs, des traiteurs et des pâtissiers pour qu’ils les cuisent moyennant une rétribution, un droit de cuisage.

11Le pain ordinaire des masses se mange rassis. L’économie de bois et de temps, donc la limitation des jours de cuisson, la recherche d’un aliment roboratif et d’un pain qui trempe mieux dans la soupe expliquent la consommation de pain rassis ; il est probable aussi que la consommation de pain rassis diminue la quantité de pain mangé quotidiennement contrairement au pain frais. Le pain est cuit au moins pour la semaine, souvent pour la quinzaine, voire, dans des cas extrêmes il est vrai, dans les Alpes dauphinoises par exemple, deux fois dans l’année. On ne cuit du pain tous les jours que dans les boulangeries urbaines. Afin d’éviter que le pain ne durcisse trop, on confectionne d’importantes miches ou de fortes roues de dix ou vingt livres, protégées par une solide croûte.

Bouillies et galettes

12Les céréales ne sont pas uniquement consommées sous la forme de pains levés cuits au four. La consommation de céréales sous forme d’une bouillie, plus ou moins épaisse, permet d’économiser le coût, en argent et en temps, de la panification et du recours au meunier ; les céréales sont concassées par la paysanne dans de rudimentaires mortiers puis cuites sur l’âtre. En plus la bouillie est consommable par tous, des enfants aux vieillards – en Lorraine, la bouillie pour les enfants s’appelle le papin – et réalisable avec toutes les céréales, dont l’orge, l’avoine, le mil et le blé noir ; divers aliments peuvent même y être incorporés comme des pois, des lentilles et des vesces à l’exemple de l’Alsace, mais aussi du beurre, voire du miel. Les paysans consomment des bouillies de sarrasin, de mil, d’avoine, de gruau (farine d’orge ou d’avoine séchée au four dont on sépare le son sans bluteau) et de maïs. En Aquitaine, les paysannes réalisent de la milhade ou millasse, bouillie de maïs qui a succédé à celle qu’elles fabriquaient antérieurement avec le mil ou le millet. Claude Masse, ingénieur parcourant les côtes aquitaines en 1688, 1690 et 1715, pour en relever la carte, note que les bergers landais

  • 7  Bercé Yves-Marie, La vie quotidienne dans l’Aquitaine du xviie siècle, 1978, p. 212.

« ne mangent communément que des miques qui est de la pâte de blé d’Espagne [maïs] qu’ils arrondissent avec la main et font cuire dans un chaudron qu’ils plantent sur deux piquets au milieu des champs7 ».

13Au début du xviie, en Gascogne, les paysans consomment une bouillie de farine de millet à l’eau ou au lait appelée armotes. En Bretagne centrale, les paysannes confectionnent une bouillie rudimentaire avec de la farine d’avoine, de l’eau et du sel, le youd ou jigoudenn en gallo.

  • 8  Goubert Pierre, La vie quotidienne des paysans français…, op. cit., p. 120 ; Le Tallec Jean, La vi (...)
  • 9  Fillon Anne, Louis Simon. Villageois de l’ancienne France, 1996, p. 135.

14Les céréales se mangent également sous forme de galettes, de nombreuses appellations locales témoignent de cette manière de les préparer : bouriols en Haute-Auvergne (galette de sarrasin au lait), galetous dans le Limousin, mestura dans les Pyrénées, les gaudes en Bresse (farine de maïs délayée dans de l’eau ou du lait). En basse Bretagne, la crêpe de sarrasin ressemble probablement peu à l’actuelle galette. Le sarrasin est moulu dans de petits moulins à bras. Sur une galettière, plaque en métal posée sur des trépieds, préalablement frottée avec un chiffon beurré, la paysanne verse une mesure de bouillie de sarrasin puis l’étale avec une rozell en un mouvement tournant de la main, puis une spanell, une large spatule, permet de retourner et de retirer la galette cuite. Le résultat devait s’apparenter « à une sorte d’omelette sans œufs, épaisse, tenant bien à l’estomac8 ». À l’image du Maine, il est probable qu’à l’échelle du royaume la consommation de bouillies et de galettes ait commencé à reculer à partir du Beau xviiie siècle amorçant, là où vont se maintenir ces préparations, un processus de régionalisation d’une cuisine qui était auparavant géographiquement plus répandue9.

  • 10  Croix Alain et Quéniart Jean, Histoire culturelle de la France – 2 De la Renaissance à l’aube des (...)
  • 11  Lettre du 11 octobre 1671, Sévigné, Correspondance, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 362.
  • 12  Meyzie Philippe, La Table du Sud-Ouest et l’émergence des cuisines régionales (1700-1850), 2007, p (...)

15Quant aux châtaignes, les paysans les consomment bouillies et écrasées avec du lait, parfois rôties directement sous la braise ou dans des « poêles à châtaignes » ; elles peuvent également être séchées afin d’en faciliter la conservation. Les châtaignes offrent un complément alimentaire loin d’être négligeable dans de nombreuses provinces comme la Bretagne, le Limousin, le Périgord, les Pyrénées, la Savoie… En octobre 1552 Félix Platter observe, dans une « méchante auberge », « une longue table où étaient assis des paysans savoyards et des mendiants en train de manger des châtaignes rôties avec du pain noir10 ». Néanmoins il ne faudrait pas abusivement résumer la consommation de châtaignes au monde de la pauvreté et aux masses paysannes, elles peuvent également accéder à la table des élites, notamment en Aquitaine et en Bretagne. Madame de Sévigné écrit en octobre 1671 « j’en fis bouillir, j’en fis rôtir […]. On en sert dans les plats, on marche dessus ; c’est la Bretagne dans son triomphe11 », et des châtaignes figurent au dessert des échevins de Bayonne au xviiie siècle12.

Le « companage »

À la soupe, matin, midi et soir

16Le « companage » désigne les aliments qui accompagnent le pain. En effet il est bon de rappeler que les masses populaires ne se nourrissent pas que de céréales. Autant de nombreuses sources évoquent les « bleds », autant les légumes accompagnant le pain, notamment ceux de la soupe, sont sous-estimés par notre documentation, notamment à cause du recours à l’autoconsommation. Cependant les semences recueillies par les carpologues attestent de la culture d’au moins une cinquantaine de plantes alimentaires en France à l’aube des Temps modernes. Végétaux que l’on retrouve dans le chaudron de soupe.

  • 13  Flandrin Jean-Louis, « Les heures des repas en France avant le xixe siècle », Aymard Maurice, Grig (...)

17La soupe constitue l’essentiel des trois principaux repas ruraux : déjeuner le matin – dans le sens de sortir du jeûne nocturne, dès cinq heures en été –, dîner à la mi-journée, souper le soir ; par contre la soupe n’est pas servie pour le goûter, quatrième repas pris entre le dîner et le souper. Les horaires, le nombre et la consistance des repas sont fonction de la saison et de la longueur de la journée de travail aux champs, du Moyen Âge au xixe siècle ils seraient donc restés remarquablement stables contrairement à ceux des élites13. Aujourd’hui encore des expressions populaires comme « à la soupe » et « la soupe est servie », des invitations à passer à table, soulignent l’assimilation culturelle entre repas et soupe. La soupe (un bouillon) cuit lentement, des heures, dans le pot, de métal ou le plus souvent de terre, suspendu à la crémaillère dans la cheminée voire, muni de pieds (pot tripode), posé sur le foyer ; des pots à cuire sans anse ni pied (pot globulaire) peuvent être mis directement dans les braises ou à proximité d’une source de chaleur, ou sur un trépied calant le récipient tout en l’éloignant d’une chaleur trop vive. Les inventaires après décès commencent toujours par le foyer, cœur nourricier de la famille, et prisent une crémaillère et de nombreux pots, même dans les intérieurs les plus pauvres ; pendre la crémaillère, au sens propre, devient le geste essentiel, à la fois concret et hautement symbolique, de la fondation de tout nouveau foyer.

  • 14  Carrache Annibale, Le mangeur de haricots, vers 1590, Rome, Galleria Colonna.
  • 15  Cité par Flandrin Jean-Louis, « L’alimentation paysanne en économie de subsistance », in Flandrin (...)

18Dans une eau trop souvent polluée par les déchets organiques, mais qui heureusement allait bouillir, sont plongés « herbes » et « racines », des carottes et des navets, des poireaux, des blettes, des épinards, des panais, des oignons et surtout du chou, il en existe une vingtaine de variétés différentes à l’époque moderne, des variétés d’été et d’hiver, et des légumineuses comme des fèves, des lentilles ou des pois (féveroles, faséoles), des pois chiches, des pois gris (bisaille) et des gesses. Marcel Lachiver a retrouvé de fortes quantités de fèves dans les inventaires après décès des vignerons des campagnes parisiennes aux xviie-xviiie siècles. À l’image du célèbre Mangeur de haricots14 peint par Annibale Carrache vers 1590, dont le croisillon de la fenêtre pourrait symboliser une prison alimentaire de longue durée pour paraphraser Fernand Braudel, les rassasiantes légumineuses sont importantes dans le régime alimentaire des humbles car elles peuvent épaissir la soupe, donner plus de corps à une bouillie, voire être réduites en farine et enrichir un pain ; en plus ces légumes secs peuvent être conservés plusieurs années et leur culture permet même une amélioration des rendements agricoles grâce à un appréciable apport azoté à la terre. Enfin on trouve parfois des châtaignes dans la soupe, comme en Savoie, et des raves. Ce légume racine appartient également au régime alimentaire des régions pauvres, au xvie siècle Bruyerin Champier, médecin de François Ier, cite le proverbe suivant : « Aux Savoyards et aux Limousins il ne reste plus que la corde pour se pendre quand les raves ont été détruites par le gel ou quelque injure du soleil ou du ciel15. » Et, deux siècles plus tard, le surnom « mâcherave » désigne les paysans limousins sous la plume de Turgot.

19Il semblerait que les plantes potagères – légumes, salades et herbes aromatiques – étaient rarement consommées crues mais sous forme de soupes ou de porées, une purée de légumes verts grossièrement hachés. Bien évidemment, dans une économie très marquée par les saisons, la soupe de l’été et de l’automne est plus riche et diversifiée qu’au cœur de l’hiver. Probablement salée, la soupe est également aromatisée par les herbes du jardin – cive, civette, ciboule, ciboulette, estragon, sauge, sarriette, persil, thym, basilic, échalote, queue d’oignon, ail pilé ou entier – ce qui permet de la parfumer et d’en varier les saveurs.

20Au mieux un morceau de lard jaunâtre, découpé dans la viande de porc salée, et probablement un peu rance, vient rehausser la soupe dans laquelle il peut rester quelques jours ; le même morceau donne ainsi un peu de gras à plusieurs soupes. Rare, le gras coûte cher et peuple les rêves de bonne chère de l’époque moderne : dans les « marchés de pourvoierie » du xviie siècle le prix du lard oscille entre 6 et 18 sous la livre quand la livre de viande commune de bœuf ou de porc coûte de 2 à 6 sous. L’apport de graisse peut aussi provenir d’un peu d’huile d’olive dans les provinces méridionales, d’huile de noix de la Bourgogne à l’Anjou en passant par l’Auvergne, ou du beurre pour le reste du royaume. La lenteur des transports et la faible durée de conservation des huiles expliquent la diversité régionale des matières grasses utilisées que l’on présenterait à tort comme un choix volontaire reflétant une préférence gustative initiale. On peut également y mettre de la graisse d’oie salée en Gascogne, ou, plus communément pour l’ensemble du royaume, du saindoux, dit « goutte des porcs » en Lorraine et « sain de porc » en Île-de-France.

21À l’heure du repas, chaque écuelle de bois ou de terre reçoit une tranche de pain rassis sur laquelle est versée la soupe ; de cette habitude alimentaire vient l’expression « être trempé comme une soupe ». Désignant à l’origine la tranche de pain sur laquelle était versé le bouillon, le terme « soupe » signifie le potage à l’époque moderne. Coupé en morceau, le pain peut également avoir été mis directement dans le potage l’épaississant en se gorgeant du bouillon. Les « nourris » et les « trempés » sont parfois expressément distingués dans les contrats d’apprentissage et d’embauche, les seconds ne recevant de leur employeur que la soupe pour tremper et non le pain. Au cours du repas, la soupe peut être accompagnée d’autres aliments solides ou liquides ; en 1778 Faujas de Saint-Fond décrit les paysans vivarais mangeant alternativement une cuiller de soupe et des marrons cuits à l’eau. Après la soupe, une tartine frottée d’ail ou d’oignon, parfois de beurre ou de graisse peut compléter le repas.

  • 16  Alexandre-Bidon Danièle, Une archéologie du goût…, op. cit., p. 122-170.

22L’importance du bouilli dans l’alimentation quotidienne tient principalement à des raisons d’économie, de simplicité et de goût. Cette cuisson réclame peu de préparations préalables – les légumes ne sont pas épluchés, des précuissons sont inutiles –, elle demande un équipement sommaire et n’exige pas de la ménagère des connaissances culinaires très élaborées. Non seulement, ce plat unique ne nécessite pas une présence attentive, la femme peut donc vaquer à d’autres activités pendant la cuisson, mais en plus le reste de soupe se réchauffe aisément et peut être allongé d’eau afin de donner matière à d’autres repas. Tous les légumes, tant frais que secs, peuvent être cuits comme tous les aromates autochtones, et le pain est avant tout fait et pensé pour bien tremper. En plus le bouilli permet de rendre consommable des aliments de second choix, largement invendables sur le marché, comme des légumes abîmés, trop mûrs ou gâtés par le gel, et de la matière grasse bien rance et fortement odorante. Enfin ce mode de cuisson permet d’éviter une perte de matière grasse, animale et/ou végétale, et de parfumer, même avec un petit morceau de viande ou des os, le(s) repas de toute la famille. Cette optimisation gustative, dans une société marquée par la pénurie alimentaire, est également rendue possible par la réutilisation culinaire de pots de terre non vernissés. En effet, lors de la première utilisation, les matières grasses et le sel, des odeurs et des saveurs pénètrent par capillarité dans la terre cuite poreuse prête à les redistribuer sous l’effet conjugué de la chaleur et de l’eau ; notons que le pot transmet également un léger goût de terre. Une réutilisation de ce pot ajoutera donc un goût et un supplément de graisse aux denrées cuisinées tout en enrichissant le « culottage » du récipient. Comme le dit le célèbre proverbe, « c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes » ; encore faut-il prendre soin de ne pas les brûler et d’y prévenir les moisissures16 !

Autres repas, autres cuissons

23Il serait caricatural de résumer l’alimentation paysanne uniquement à la soupe. Prenons une recette des Délices de la campagne (1654) concernant des plats de raves :

  • 17  Bonnefons Nicolas de, Les délices de la campagne, Paris, 1654, rééd. 1662, p. 107.

« De la Rhé ou Rabe »
« C’est une viande si grossière que j’ay regret d’y employer le tems, et le papier ; néantmoins, […] je diray que les Villageois Limozins en font les meilleurs plats de leurs Banquets ; quand ils la font bouillir dans le Pot, ils l’appellent cartella, quand ils ne la font cuire qu’avec l’eau et sel, c’est du rondeo, s’ils la rôtissent sous la braise, ils la nomment lon bollé ; et lorsqu’ils la fricassent dans la Poesle avec le boeure ou l’huyle, c’est la rabe fricassée, qu’ils servent au haut bout par excellence, comme le plus précieux Mets de tout le Festin17. »

24Pour un légume grossier, un légume de paysan, et pour une région précise, le Limousin, Nicolas de Bonnefons donne quatre recettes différentes, trois cuissons différentes et quatre saveurs différentes. À côté des chaudrons et des pots, les poêles présentent dans les inventaires après décès permettent de fricasser, de frire, de réaliser des omelettes.

25Goûter et repas aux champs sont probablement plus frugaux, du pain et des galettes, du fromage, des œufs durs, des fruits frais ou secs, des noix, le tout arrosé par une piquette ou du cidre. La soupe peut également être apportée aux champs, les scènes de moissons brabançonnes peintes par Bruegel au milieu du xvie siècle tout comme les souvenirs champêtres de Rétif de la Bretonne à la fin du xviiie siècle en témoignent ; elle est alors probablement consommée tiède voire froide, néanmoins l’éventuelle utilisation d’un pot tripode permet de la faire réchauffer au-dessus de n’importe quel feu.

26Enfin soulignons que la paysannerie n’ignore pas le dessert. Les paysans consomment des fruits issus du jardin – amandes, cerises, guignes, griottes, pommes, poires, prunes –, et des baies sauvages cueillies dans les bois – baies de sureau et d’églantier, fraises des bois et mûres des ronces, myrtilles et prunelles –, des noisettes et des noix. Ces fruits sont consommés crus mais aussi probablement cuits. De nombreuses recettes données par Nicolas de Bonnefons dans les Délices de la campagne (1654) peuvent être réalisées par l’ensemble des villageois sans ustensiles spécialisés ou ingrédients onéreux, les pommes sont cuites posées devant le feu ou sous une cloche, bouillies dans un pot de terre ou fricassées avec du beurre dans une poêle ; les poires sont cuites sous les cendres chaudes, dans du cidre ou du vin ; foyer, pots et poêles présents dans tous les inventaires après décès permettent de réaliser ces recettes simples et peu coûteuses. Par les fruits, les paysans connaissent le dessert, un aliment festif car sucré et superflu. Il faudrait aussi pouvoir prendre en compte le miel, surtout pour la première modernité ; ainsi, dans « la montagne » auvergnate, de nombreux rôles de tailles tarifées prévoient expressément la taxation des « ruches à miel ». Mais son histoire reste à écrire.

27En Alsace et en Lorraine, cerises, poires et prunes peuvent être séchées au four ; dans la première moitié du xviie siècle, cet usage existait encore en région parisienne pour les raisins et les pommes. Mais, contrairement aux campagnes parisiennes, les fruits séchés sont consommés comme des aliments de substitution en France de l’Est. Dans les régions pauvres en céréales, comme en Haute Alsace, les paysans consomment ces fruits séchés ; Jean-Michel Boehler y note que la progression des réserves de fruits dans le deuxième tiers du xviiie siècle révèle les difficultés rencontrées pour se nourrir, d’ailleurs ces fruits séchés seront bientôt remplacés par la pomme de terre.

Des produits laitiers et carnés difficilement saisissables par l’historien

28S’il est indéniable que volailles et œufs, fromages et beurre étaient apportés au marché afin de gagner les quelques piécettes nécessaires au paiement en argent de l’impôt royal ou réservés au paiement de quelques redevances seigneuriales en nature, il est également certain que quelques-unes de ces denrées alimentaires accédaient à la table paysanne mais, face au silence des sources, l’historien est incapable de quantifier cet apport.

29Néanmoins il semble assuré que la viande est peu présente sur les tables paysannes et, à l’exception des jours de fête, on ne consomme pas de viande fraîche mais salée ; il est possible que la consommation populaire de salaisons ait été plus importante à l’époque moderne qu’au Moyen Âge ce qui expliquerait leur quasi-exclusion des tables aristocratiques. Le peu de viande consommée est alors essentiellement préparée bouillie ce qui permet, contrairement aux grillades, de réutiliser la graisse en bouillon. La consommation régulière de viande est un privilège de la ville et de la richesse. Si la viande chevaline n’est pas consommée, bœufs, moutons et veaux sont essentiellement réservés aux ruraux aisés et aux tables urbaines et, évidemment, aristocratiques. Pourtant Alain Croix cite le cas de paroissiens effectuant des charrois pour les travaux de l’église bretonne de Bodilis en 1665, pour les nourrir on a prévu cinq veaux, du bœuf, du froment, du beurre et du vin ; la viande est présente, et il ne s’agit pas d’un repas de fête !

  • 18  Hémardinquer Jean-Jacques, « Faut-il démythifier le porc familial d’Ancien Régime ? », L’alimentat (...)
  • 19  Moriceau Jean-Marc, Histoire et géographie de l’élevage français du Moyen Âge à la Révolution, 200 (...)

30Et le providentiel porc ? Où sont les jambons, les saucisses, les boudins, les pâtés, les rillettes…? Largement dans les travaux des folkloristes et des ethnologues de l’époque contemporaine, moins dans les maisons paysannes des Temps modernes. L’étude du porc est en effet brouillée pour l’époque moderne par deux points : son élevage domestique et le sacrifice rituel du cochon largement commenté au xixe siècle par les folkloristes et les ethnologues. N’en déplaise à Vauban, même s’il est certain que la viande de porc est la seule à être ordinairement consommée par la paysannerie, les historiens ont tenté de démythifier le porc familial de l’Ancien Régime dès les années 196018 ; mais le mythe demeure tenace. Tous les paysans du royaume n’élèvent pas au moins un porc nourri par les déchets domestiques, des châtaignes et des glands. L’élevage porcin reste présent en pays bocager, forestier et montagnard mais il est résiduel, voire absent, dans les riches plaines céréalières et les pays de vignobles. Au xviie siècle, en Aquitaine, les cochons sont élevés dans les pays de forêts de chênes et de châtaigniers du Périgord et du Limousin, et les sacs de glands sont côtés dans les mercuriales. En 1730 dans les trente petites communautés de la Cerdagne française, tout chef de ménage élève au moins un porc, souvent trois ou quatre engraissés par la forêt de chênes. Par contre, en Boulonnais, en Poitou et en Bresse, seuls les ruraux les plus aisés tuent leur cochon annuel. Dans les régions les plus pauvres, comme en Savoie, le peu de viande consommée est fournie par la chèvre et la vache de réforme. La chèvre est par excellence l’animal du pauvre, elle lui fournit lait, fromage et viande de chevreau ; dans le pays de Murat (Auvergne), on met au saloir des chèvres ce qui vaut aux habitants le surnom de « manzatsabres19 ».

31Quant aux lapins, les historiens ruralistes ont longtemps cru qu’ils étaient absents de la basse-cour car les inventaires après décès ne prisent ni clapier ni lapin. Néanmoins, Boileau, dans le Repas ridicule (Satire III, 1666), évoque sa domestication urbaine :

« Sur un Lièvre flanqué de six Poulets éthiques/s’élevoient trois Lapins, animaux domestiques/qui dès leur tendre enfance élevez dans Paris, /Sentoient encor le chou dont ils furent nourris. »

  • 20  Callou Cécile, De la garenne au clapier : étude archéozoologique du Lapin en Europe occidentale, 2 (...)

32Et le demi-courtisan Nicodeme, un des héros du Roman bourgeois (1666), tente également de duper un hôte en lui offrant deux lapins prétendument de sa garenne mais en réalité de clapier achetés à la vallée de misère, marché parisien à la volaille et au gibier installé sur le quai des Augustins à proximité du Pont-Neuf. Les récents travaux des archéozoologues permettent de reprendre le dossier. L’analyse des restes osseux atteste d’une domestication de l’animal dès le xe siècle, d’un essor du lapin domestique à partir des xiiie-xive siècles et d’une présence du lapin de clapier à partir du xve siècle. Néanmoins, les os de lapins retrouvés pour l’époque moderne en France sont moins nombreux que ceux de lièvres. Il est probable que les paysans aient également consommé lièvres et lapins sauvages pullulant alors à travers champs et bois20.

33En effet le braconnage – la « chasse journalière » des affaires de justice – est un mal endémique à l’époque moderne perceptible lors de la reprise en main du milieu forestier dans les années 1660 et dans les dernières décennies de l’Ancien Régime. Loin de n’être que le fait de vagabonds sans feu ni loi, le délit de braconnage, une occupation surtout masculine, est avant tout celui de Monsieur Tout-le-monde ou de son voisin, qu’il soit paysan ou citadin, manouvrier, berger ou laboureur, artisan ou bourgeois. Nous en connaissons la pratique grâce aux rapports des gardes-chasse(s) et aux règlements de police des champs, à l’interdiction d’entretenir des trous dans les haies et aux opérations de désarmement pour cause de braconnage. Et en 1771, les Ruses du braconnage de Labruyerre sont présentées comme les révélations d’un ancien braconnier devenu garde-chasse. Les gardes verbalisent essentiellement la chasse au fusil mais les braconniers utilisent également des collets en crin de cheval ou de fil d’archal et d’autres pièges, de l’élaborée trappe à la simple pierre plate posée sur un morceau de bois fiché en terre voire des pièges mécaniques aux dents de fer. En Lorraine ducale, le duc Léopold tente de lutter énergiquement contre ces habitants qui en

  • 21  Cabourdin Guy, La vie quotidienne en Lorraine aux xviie et xviiie siècles, 1984, p. 214.

« une chasse cachée plus meurtrière […] tendent des filets, bricols, lacs, colliers, notamment les bûcherons, charbonniers, cercleurs, faucheurs et moissonneurs » ; il réitère la traditionnelle interdiction « d’enlever et détruire les nids de gélinottes, perdrix et cailles et de prendre les petits levreaux21 » (17/04/1698).

  • 22  Salvadori Philippe, La chasse sous l’Ancien Régime, 1996, p. 277-305.

34Rétif de la Bretonne, dans ses souvenirs de jeunesse, évoque avec gourmandise les grives tuées aux champs et cuites enveloppées dans des feuilles de vigne alors que la capitainerie du Louvre veille aux nids de perdrix autour de Paris. Les perquisitions menées par la capitainerie de Chambord chez des particuliers suspectés de braconner, entre 1724 et 1754, révèlent des morceaux de sanglier salés dans des pots, des biches dépecées, de la viande de cerf et des canards sauvages cuits au four, des perdrix rouges salées, des pâtés de gibier… Nul doute que des lièvres, des oiseaux et du gibier plus important aient apporté illicitement des protéines animales. Organisée, la contrebande de gibier nourrit même un lucratif marché, à l’abri des regards, dans de discrètes arrière-boutiques et dans les cuisines de certaines auberges ; ainsi le domaine de Chambord alimente-t-il un trafic illégal de gibiers à destination des marchés de Bracieux et de Blois22. Mais là encore, l’historien est incapable de quantifier cet apport.

  • 23  Bercé Yves-Marie, La vie quotidienne dans l’Aquitaine…, op. cit., p. 235.
  • 24  Croix Alain, L’âge d’or de la Bretagne, 1993, rééd. 1996, p. 183 ; Ferrières Madeleine, Nourriture (...)

35Nous sommes également très mal renseignés sur la consommation de poisson en milieu rural, probablement une consommation du poisson du pauvre, la morue verte qui tend à remplacer le hareng à l’époque moderne ; cependant son nécessaire achat en réduit très certainement la consommation. Il est certain que la paysannerie pêche dans les mares, les étangs, les rivières – elle y prend aussi des grenouilles –, et sur le littoral. D’ailleurs les rivières françaises sont alors beaucoup plus poissonneuses que de nos jours : au xviie siècle la Garonne et la Dordogne recèlent d’aloses, d’anguilles, de lamproies et de saumons, de carpes, de mulets et de goujons, d’esturgeons, de brochets et de barbeaux. Le saumon serait tellement présent dans les rivières françaises jusqu’au xviie siècle que des domestiques du bord de la Vienne mettraient pour condition dans leur contrat de travail de n’en manger que trois fois par semaine pendant la saison23 ! L’exemple est connu, également cité pour d’autres provinces françaises (Alsace, Bretagne, Touraine…), mais totalement imaginaire ; on aimerait voir ces fameux contrats24 !

36En principe le seigneur se réserve la pêche, mais il en loue le droit. Cependant, là encore, le braconnage en rivière et dans les étangs a dû enrichir la soupe ; une déclaration du duc Léopold en fait l’amer constat pour la Lorraine :

  • 25  Cabourdin Guy, La vie quotidienne en Lorraine…, op. cit., p. 215.

« On pêche en tous temps et en toutes saisons, avec toutes sortes d’engins, instruments et harnais ; souffrant qu’on coupe et on barre les rivières, détournant le cours des eaux par des rabaissées et autres moyens préjudiciables25 » (23/06/1708).

  • 26  Croix Alain, L’âge d’or de la Bretagne…, op. cit., p. 142.

37À proximité des rivières et du littoral, poissons, coquillages et mollusques finissent aussi dans la soupe, formant une variante locale de la soupe paysanne à l’image des bourrides, mouclades, pochouses et autres bouillabaisses. Cependant ne nous y trompons pas, il s’agit d’une soupe de pauvres, et il faut « la disette pour que le petit peuple de Saint-Brieuc mange des ragoûts de grosses huîtres et de coquilles Saint-Jacques selon un témoignage du xviiie siècle26 ». Le ramassage des coquillages, comme la cueillette des baies dans la forêt, est la marque de la pauvreté et le crabe a la réputation d’être un aliment grossier consommé par les populations pauvres du littoral.

38Et les produits laitiers ? Dans les régions d’élevage, de nombreuses variétés de fromage sont fabriquées à partir du lait de vache, de brebis et de chèvre mais elles sont de piètre qualité et essentiellement consommées localement contrairement au déjà réputé fromage de Hollande. Le lait de chèvre caille facilement, on le transforme donc en fromage de consommation locale comme le « chichiboux » de Cubjac, en Périgord, ou le « cabreton » du Velay. En Savoie, les paysans fabriquent, pour leur consommation domestique, des tommes à pâte non cuite, et, dans les milieux les plus pauvres, du sérac, fromage maigre fabriqué « avec la caillé du lait, quand on l’a parfaitement écrémé » (Jacques Peletier du Mans, La Savoye, 1572). En Franche-Comté, les bergers réalisent de petits fromages pour la consommation familiale. La Bourgogne de Rétif de la Bretonne se régale de fromage blanc salé, poivré et aillé. Et en Lorraine, le fromage est un aliment de base en milieu rural présent dans la plupart des rations des manouvriers salariés et des corvéables.

  • 27  Lettre du 19 février 1690, Sévigné, Correspondance, Bibl. de la Pléiade, 1978, t. III, p. 840.
  • 28  Croix Alain, La Bretagne aux 16e et 17e siècles. La vie – la mort – la foi, Paris, t. II, p. 828-8 (...)

39Loin d’être totalement destiné à la vente, le beurre est présent dans l’alimentation paysanne. Bien plus qu’une simple matière grasse, le beurre est alors perçu comme un aliment à part entière. Fidèle à la perception médiévale du beurre comme graisse populaire, Nicot, dans l’article « burrier » de son Thrésor de la langue française, écrit en 1605 : « En France l’usage en est commun, et plus du pauvre que du riche. » Et le Petit Chaperon rouge apporte à sa mère-grand une galette et un pot de beurre, or ce conte a été mis par écrit au xviie siècle. En Bretagne, le beurre salé est un aliment de base grâce à une exemption fiscale. Échappant à la gabelle, les Bretons ont pu conserver sous cette forme, plutôt que par des fromages, le lait d’un élevage important. La transformation du lait en beurre est un travail féminin ; la femme bât la crème du lait au bâton dans une baratte. Madame de Sévigné « aime le beurre charmant de la Prévalaie […] ; (elle) l’aime et (elle) le mange comme si (elle) étoi (t) bretonne », sur des tartines de pain ou, « à la mode du pays », ajouté au dernier moment dans le potage27. Notons aussi que la moitié des paroisses léonardes au xviie siècle achète, chaque année, la permission de l’évêque de « manger beurre en carême », beurre qui sans nul doute finit dans la bouillie ou la soupe. Le beurre est aussi consommé sur du pain, ou dans l’accompagnement d’un morceau de viande ou de poisson. « Le Breton est donc bien un mangeur de beurre, plus qu’un simple consommateur de matière grasse. » En Bretagne, le beurre peut être présenté comme un « aliment de civilisation » (Alain Croix), sa présence sur la table est signe de bon accueil, il sert d’offrande religieuse et de cadeau de mariage28.

Faut-il reconsidérer le dossier de l’alimentation paysanne ?

  • 29  Le Roy Ladurie Emmanuel, Les paysans de Languedoc, 1966, t. I, p. 263-268.
  • 30  Garnot Benoît, La culture matérielle…, op. cit., 1995, p. 23.
  • 31  Laurioux Bruno, Manger au Moyen Âge…, op. cit., p. 72.

40Sans prendre en compte l’économie domestique, les viandes et les poissons braconnés, et l’apport de la cueillette, puisque l’histoire quantitative n’a pas prise sur ces pratiques, de nombreuses études soulignent une dégradation qualitative de l’alimentation populaire de la fin du Moyen Âge au xixe siècle. L’historien Emmanuel Le Roy Ladurie a étudié les salaires versés en nature par les propriétaires de la Bastide-Redonde en Languedoc : entre 1480 et 1590 la part de la viande dans la ration alimentaire du travailleur agricole a chuté des deux tiers, celle de l’huile, d’un tiers29. La tendance est similaire dans la Bresse où jusqu’à la fin du xvie siècle, une veuve de laboureur disposait à titre de pension d’un cochon entier par an, mais seulement de 3 kilos de lard salé après 163030. Il est vrai qu’aux xivexve siècles, les Européens n’avaient jamais mangé autant de viande31. Au milieu du xviie siècle, en Alsace, la plupart des paysans aurait eu au moins un porc, au xviiie siècle, cet élevage ne concerne plus que la moitié des ménages paysans. Une baisse de l’apport de viande et de matière grasse quantitativement compensée par l’augmentation de la part des céréales caractériserait l’évolution de l’alimentation populaire sous l’Ancien Régime ; la principale raison de cette dégradation réside dans l’accroissement démographique du royaume auquel ne répondent pas de notables progrès agricoles. La vulgate historiographique insiste également sur la monotonie et la fadeur du régime alimentaire paysan, sur le règne du bouilli et l’omniprésence de la faim.

41Lire des chapitres consacrés à l’alimentation paysanne des Temps modernes revient à rencontrer systématiquement la faim, une faim obsédante qui laisse parfois la place à de rares moments de bombances, de ripailles et de kermesses vite oubliés si ce n’est dans les tableaux d’un Bruegel et, probablement, dans l’imaginaire paysan. Soit une histoire de l’alimentation paysanne qui se résume bien souvent à la faim (surtout) et à l’abondance pour paraphraser le titre d’une stimulante synthèse consacrée à l’histoire de l’alimentation européenne par Massimo Montanari. Mais nous connaissons très mal la normalité de ce régime, l’alimentation quotidienne entre la faim – au sens physiologique – et l’abondance. Il est vrai que la vulgate historiographique française sur l’alimentation paysanne est fortement marquée par les études d’histoire économique et démographique des années 1950-1960 qui ne se préoccupaient ni de l’existence d’une cuisine paysanne, ni de la part du goût et de la nécessité dans un régime alimentaire, mais recherchaient à expliquer la fréquence et l’ampleur des crises de mortalité de l’ancien régime démographique. Cette approche a été solidement renforcée par le concours involontaire de sources manuscrites qui, par nature, abordent la faim – registres paroissiaux, correspondances administratives, livres de raison, archives judiciaires – mais taisent la satiété.

42La dérive misérabiliste de cette histoire réside dans l’amalgame entre la faim physiologique, qui est ponctuelle, et la culture de la faim qui, elle, est pérenne. Mon propos n’est évidemment pas de nier le retour des disettes et des mauvaises récoltes, les morts de faim et de misère et les liens effectifs entre les crises de mortalité et la sous-alimentation mais de critiquer une alimentation paysanne pensée et présentée comme un état permanent de disette.

  • 32  Nicolas Jean et Renée, La vie quotidienne en Savoie aux xviie et xviiie siècles, 1979, p. 180.

« On vivait tête levée, à scruter le ciel, dans la crainte permanente du trop de pluie, du trop sec, des neiges précoces, des gels tardifs, des grêles d’été dont dépendait la nourriture de l’année. Survivre, faire durer jusqu’à la moisson suivante : pour le plus grand nombre, manger à sa faim restait une grâce, constamment menacée par les disettes en grains32. »

  • 33  Revel Jean-François, Un festin en paroles, 1995, p. 19-22.

43Ce passage extrait de La vie quotidienne en Savoie aux xviie et xviiie siècles exprime parfaitement la culture de la faim, un cadre mental essentiel pour qui veut comprendre l’univers paysan et plus largement celui de l’immense majorité de la population de l’Ancien Régime ; soit une hantise de la disette liée à l’absence d’un approvisionnement alimentaire garanti pour le plus grand nombre, si vous préférez l’incertitude alimentaire du lendemain. L’obsession de la nourriture et les ogres dévoreurs d’enfants des contes de fées populaires recueillis par écrit au xviie siècle présentent le versant littéraire de cette forte culture de la faim33. Reprenons la lecture du chapitre consacré à l’alimentation des Savoyards, sautons quelques paragraphes et approchons-nous des « bonnes tables » :

  • 34  Nicolas Jean et Renée, La vie quotidienne en Savoie…, op. cit., p. 184.

« Face à ce monde de crève-la-faim, prêts à mâcher n’importe quoi – les herbes des près, les fruits verts aux arbres –, la consommation des familles à leur aise donne l’image d’une surabondance goulue34. »

44Les tragiques périodes de disette sont devenues un état permanent et le lecteur de ces lignes pense inconsciemment aux passages les plus épouvantables, abondamment cités dans nos manuels d’histoire, des chroniques médiévales et modernes évoquant les famines. La présentation et la perception de l’alimentation paysanne ont basculé dans le misérabilisme.

  • 35  Ferrieres Madeleine, Nourritures…, op. cit., 2007, p. 31-41 et 198-204 ; pour un exemple de consom (...)

45Sans sombrer dans le mythe de l’âge d’or ou dans la reconstitution d’un monde rural de pastorale, sans nier la dégradation du régime alimentaire populaire mais en évitant le misérabilisme, ne faut-il pas reconsidérer la monotonie du régime alimentaire paysan ? Nos sources ne renforcent-elles pas l’aspect céréalier et monotone de l’alimentation paysanne en sous-estimant la production familiale de menues denrées, en ignorant superbement les produits de la cueillette (baies, champignons, herbes et fruits sauvages35) et, pour les populations littorales, le ramassage des coquillages et des crustacés ? Et que dire du braconnage pourtant aperçu au détour d’un règlement de police des champs ou de quelques rapports de gardes-chasse(s) ? Par ailleurs ce sont les légumes, les fruits et les herbes aromatiques qui marquent l’aspect saisonnier de cette alimentation et son goût, or ce sont justement les aliments qui apparaissent peu dans notre documentation. L’impossibilité de chiffrer ces apports n’est pas une raison acceptable pour ignorer le biais qu’ils introduisent dans notre analyse de la diète paysanne des Temps modernes. Et combien d’étudiants sérieux lisant un chapitre consacré à la vie quotidienne des paysans français des Temps modernes retiennent que les paysannes plongent des « racines » et des « herbes » dans l’eau bouillante du chaudron ? Il est vrai que les textes contemporains parlent de « racines » et d’« herbes » et que l’historien ruraliste se plaît à utiliser ces expressions en oubliant la précaution des guillemets ou de l’italique. Cependant l’historien pourrait (devrait ?) directement écrire : les paysans plongent dans l’eau bouillante des carottes, des panais, des raves… de la ciboule, du thym, du romarin… de la salade, de l’oseille, des blettes… et nombre d’herbes sauvages sont effectivement comestibles comme la « ravenelle » (radis sauvage), la « sauve » (moutarde sauvage), les « dents-de-lion » (les pissenlits), les « langues-de-bœuf » (la buglosse et la bourrache), les chicorées sauvages, les orties… Je viens simplement de traduire ce que l’on entend au xviie siècle par les termes génériques « racines » et « herbes ». L’imaginaire évoqué pour un lecteur du xxie siècle n’est pas le même d’une phrase à l’autre. L’usage de « racines » et d’« herbes » ne peut que renforcer, en une phrase choc, une vision misérabiliste et animale de la paysannerie d’autant plus que les mêmes ouvrages évoquent l’image contemporaine fortement dépréciée des paysans, « mulets de l’état » pour Richelieu, « sauvages » pour Madame de Sévigné, « animaux farouches » pour La Bruyère… Que des « animaux farouches » mangent des « racines » et des « herbes », vous ne pouvez que souligner une remarquable cohérence. En réalité, celle-ci n’est qu’un leurre né du télescopage entre deux représentations mentales, celle des élites du xviie siècle sur la sauvagerie du paysan, celle des Occidentaux du xxie siècle sur l’animalité des « herbes » et des « racines ». Ce travers lexical est d’autant plus surprenant qu’aux « racines » et aux « herbes » de l’alimentation correspondent les « hardes » de l’habillement que l’historien moderniste sait depuis longtemps remplacer immédiatement par vêtements.

  • 36  Goubert Pierre, La vie quotidienne des paysans français…, op. cit., p. 121.
  • 37  Audisio Gabriel, Les Français d’hier. t. I, Des paysans. xve-xixe siècle, 1993, rééd. 1998, p. 93.
  • 38  Rousseau Vanessa, Le goût du sang, 2005, p. 254-255.

46De même, écrire que les paysans plongent dans le chaudron les « racines » et les « herbes » qu’ils ont pu récolter36 ou, pire, trouver37 dénie, sans preuve, l’existence d’une cuisine paysanne. Rien n’interdit de penser qu’il y ait eu une sélection de « racines » et « d’herbes », soit l’existence d’une vraie cuisine avec des associations d’aliments et des exclusions. Lorsque Nicolas de Bonnefons rapporte dans Les délices de la campagne (1654) les différentes manières de préparer les raves par les « villageois Limozins » il décrit bien une cuisine paysanne et l’existence de recettes clairement identifiées et nommées par les paysans – cartella, rondeo, lon bollé ; il évoque même une préférence gustative des Limousins pour des raves fricassées à la poêle dans de la graisse. Lorsque le médecin Laurent Joubert dans ses Erreurs et propos vulgaires (1579) aborde la fabrication du boudin noir, il nous indique involontairement l’existence de cuisines paysannes en indiquant plusieurs variantes culinaires associant ou excluant des aliments : « On met parmy le sang […] du thym, et serpoulet. Aucuns y adjoustent du fenoil, les autres usent de marjolaine, persil, hysop, et autres herbes menues, de bon odeur, excepté la sarriete38. » Les poêles à crêpes, les pots à jigoudenn et autres ustensiles à (lait) ribot nommément prisés dans les inventaires paysans hauts bretons du xviiie siècle portent également témoignage de techniques culinaires individualisées, autrement dit d’une cuisine rurale identifiée. De même, il est très probable qu’une des raisons de la réticence paysanne à accueillir la pomme de terre ait tout simplement tenu à une question de goût.

47À quoi servent les fréquentes poêles, voire parfois le gril et la lèchefrite, voisinant à côté des pots dans des inventaires après décès de paysans, si ce n’est à permettre d’autres modes de cuisson que le bouilli ? A contrario, l’absence d’ustensiles de cuisine spécialisés n’est pas la preuve d’une alimentation monotone ; on recherchera naturellement en vain une poissonnière dans un inventaire après décès paysan, pourtant la paysannerie consomme du poisson. Des cuissons directement sous la cendre, attestées pour des fruits, des légumes et des œufs, ne nécessitent aucun ustensile particulier susceptible d’être noté dans un inventaire après décès. Et même si l’alimentation paysanne est effectivement marquée par la forte présence du pot, cet ustensile de cuisine n’est pas synonyme de monotonie culinaire. Jouer sur la hauteur de la crémaillère, utiliser un trépied, approcher ou reculer un pot du feu permet de contrôler la cuisson, de mijoter, de bouillir voire de frire.

  • 39  Lottin Alain, Chavatte, ouvrier Lillois. Un contemporain de Louis XIV, 1979, p. 328.
  • 40  Témoignage du curé de Légna (1734) cité par Delsalle Paul, Boire et manger en Franche-Comté. Histo (...)

48Et derrière le fréquent jugement dépréciatif unissant l’ail et l’oignon au « rustique François » se dissimulent le goût et la saveur d’une cuisine paysanne qui ne dit pas son nom. Il faut en effet se méfier des préjugés de l’époque moderne, parfois renforcés par ceux du xxe siècle. Si la hiérarchie du pain noir au pain blanc est hautement culturelle et économique, elle n’est aucunement nutritionnelle. De même, l’image négative de la bouillie ne répond pas à des raisons diététiques objectives mais à un tenace préjugé occidental liant la civilisation, l’urbanité et la vitalité au pain blanc levé, alors que la bouillie renvoie à la pauvreté, à l’archaïsme et à la faiblesse physiologique – il est vrai qu’elle est partout servie aux jeunes enfants, si fragiles, et aux vieillards édentés en fin de vie. En 1689 est exhibé à Lille un homme sauvage naturellement dénudé et enchaîné et, devant la foule de curieux, il est nourri de chair crue qu’on lui lance ; derrière ce parfait sauvage une femme de la bonne société lilloise suppute une supercherie, elle lui donne alors un morceau de pain blanc aussitôt mangé avec gourmandise : l’imposture est démasquée aux yeux de tous, le « sauvage » se révèle avoir été volé, encore enfant, à ses parents dans le Boulonnais ! Cette anecdote, rapportée par Chavatte dans son livre de raison, porte témoignage de la commune assimilation culturelle entre civilisation et pain blanc39. La lourde insistance des médecins des Lumières dans leur topographie médicale sur le pain noir et les bouillies de farine non fermentées jugés, à tort, responsables d’une malnutrition, rend compte surtout d’un préjugé culturel de citadins : le pain sain ne saurait être que blanc et bien levé ; pourtant galettes et bouillies, souvent enrichies d’un peu de beurre ou de lait, nourrissent davantage qu’un morceau de pain blanc. Et le regard dépréciatif porté par les élites « civilisées » sur la cueillette et la consommation d’herbes sauvages ne doit pas masquer l’apport gustatif et vitaminique qu’elles peuvent constituer dans la diète paysanne, notamment au sortir de l’hiver. « Quand les herbes du printemps commencent à croître, ils courent la plupart en cueillir, par les prés et par les champs, et les font bouillir avec une poignée de cette farine de turquis (maïs) et les mangent sans sel40 », combien de paysans imitent ces Franc-comtois ?

49Ces préjugés contemporains ont été confortés par les privations de la génération d’historiens ayant vécu les rationnements de la Seconde Guerre mondiale et par le discours diététique occidental d’après guerre, lesquels ont transformé les rations journalières de pain blanc et de viande en mètre étalon de l’alimentation. (Re) découvrant les bienfaits des soupes végétales et du pain complet, des légumes secs voire le goût des herbes « sauvages », mais condamnant la surconsommation de viande et de graisse, l’actuel discours diététique occidental contribue à nuancer le regard porté sur l’alimentation paysanne ordinaire d’hier. Et si la pâte de nombreux pots de terre est jugée « grossière » par les archéologues du second xxe siècle, gardons nous de la connotation négative et d’une sentence économique en soulignant que techniquement elle répond à des impératifs culinaires et gustatifs inatteignables avec une belle pâte fine joliment glaçurée.

  • 41  Poitrineau Abel, « L’alimentation populaire en Auvergne au xviiie siècle », Annales E.S.C., 17, 19 (...)
  • 42  Bouchard Gérard, Le village immobile. Sennely-en-Sologne au xviiie siècle, 1972, p. 101 et 103-105

50Bien évidemment, dans une « France qui se nomme diversité », il convient de prendre en compte les particularismes régionaux, voire locaux, des régimes alimentaires. Le cas de l’Auvergne est exemplaire. Une enquête entreprise en 1774, sur l’ordre de l’abbé Terray, dernier contrôleur général des finances de Louis XV, constate la faiblesse physiologique des habitants du pays de vignoble et de la plaine céréalière de Limagne : taille médiocre, malformations, apathie et faible résistance aux fréquentes épidémies. Au contraire les Auvergnats de la montagne sont crédités d’une meilleure santé et d’une longévité supérieure à ceux du vignoble et de la plaine ; pourtant le climat y est plus rude et le sol plus ingrat. Ce paradoxe tient à des régimes alimentaires différents conditionnés par l’économie rurale et par de médiocres moyens de communication. Dans un vignoble et une plaine céréalière peu favorables à l’élevage porcin et bovin, le régime alimentaire est peu diversifié : essentiellement des protéines végétales (seigle, fèves noires et blanches) et de graves carences en lait, en viande et en poisson ; en 1763, un rapport de médecin indique que les habitants d’Yronde font leur ordinaire de soupe à l’huile de noix, de pain noir « fait avec des grains les plus grossiers », seuls les plus aisés ajoutent parfois à leur repas du lard, du vieux fromage ou des légumes. Au contraire, le régime des montagnards est beaucoup plus varié, seigle, sarrasin, raves et châtaignes sont accompagnés de nombreuses protéines animales : du lait, du fromage, du beurre, de la viande de porc, parfois de vache et de chèvre, et des poissons de rivière41. Les topographies médicales adressées entre 1774 et 1794 à la Société (Royale) de Médecine dressent le même tableau en demi-teinte de l’alimentation paysanne, les mêmes contrastes alimentaires pour l’ensemble du pays. Loin de n’être que sociale, la diversité des régimes alimentaires sous l’Ancien Régime est également régionale voire locale. La proximité de la côte ou d’une rivière, une polyculture vivrière ou la royauté des blés, la présence du vignoble ou d’herbages jouent sur la diversité du régime alimentaire paysan et sur sa capacité de résistance ou d’adaptation à une mauvaise conjoncture. Il est possible que l’image misérabiliste de l’alimentation paysanne des Temps modernes tienne en partie à la généralisation abusive d’un modèle régional lié à la grande culture tant il est vrai que l’impact des crises de subsistances est plus violent dans les régions de quasi-monoculture céréalière ; à l’instar de la dualité Beauce/Sologne42, le régime alimentaire des régions réputées pauvres apparaît plus diversifié que celui, plus monotone et, par conséquent, plus fragile, des contrées réputées riches.

51En définitive, je souscris totalement au constat conclusif de Guy Cabourdin dans sa Vie quotidienne en Lorraine aux xviie et xviiie siècles :

  • 43  Cabourdin Guy, La vie quotidienne en Lorraine…, op. cit., p. 230.

« On a probablement donné à l’alimentation populaire un caractère excessif de “céréalisation”, en méconnaissant les facultés d’adaptation du paysan. Il est impossible de fournir des chiffres précis, encore moins de cerner les rations caloriques autres que celles absorbées par des prisonniers, collégiens ou autres personnes placées dans des situations exceptionnelles et éphémères. Mais le sentiment domine que l’alimentation d’autrefois fut assez diversifiée et que la part “invisible” de la consommation en fruits et en produits de la basse-cour, du jardin et même du braconnage apportait un relatif équilibre nutritif, que remettait en cause la défaillance brutale ou larvée de l’ensemble des récoltes43. »

52Il n’en demeure pas moins vrai que la situation sanitaire et physiologique de la population française, les crises cycliques de surmortalité et la forte mortalité puérile – le quart des enfants décède avant son premier anniversaire, un autre quart n’atteindra jamais l’âge adulte – ne disent que trop que le régime alimentaire de la majorité de la population est déséquilibré et débilitant.

Un régime alimentaire déséquilibré et débilitant

Un apport quantitatif globalement suffisant

53Issues des préoccupations de la diététique et du discours tiers-mondiste d’après guerre, les questions de la quantité et de la qualité des rations alimentaires ont été posées dès les années 1960 par l’école des Annales. D’un point de vue quantitatif, un enfant, une femme n’accomplissant pas un travail de force et un vieillard ont besoin de 2 000 à 2 500 calories par jour, et un travailleur de force adulte, de 3 000 à 3 500 calories quotidiennes. Il n’est pas aisé de répondre à cette question, pourtant essentielle, de l’histoire de l’alimentation car non seulement nous ignorons souvent les aliments qui accompagnent le pain, mais en plus il est difficile d’estimer le nombre de calories d’un aliment des Temps modernes. Néanmoins les rations alimentaires prévues par les actes notariés des Temps modernes tiennent compte du sexe du bénéficiaire, les hommes bénéficiant d’une ration supérieure à celle des femmes. Et lorsque les historiens ont tenté de calculer des rations alimentaires journalières complètes, ils ont obtenu des résultats se rapprochant du seuil rassurant des 3000 calories.

  • 44  Lachiver Marcel, Les années de misère. La famine au temps du Grand Roi, 1991, p. 37.

54Si on tente à grands traits de comparer les surfaces cultivées, les rendements et le nombre d’habitants, les rations alimentaires céréalières sont quantitativement suffisantes. En année normale, l’apport quantitatif est globalement suffisant ; l’agriculture française parvient à nourrir le royaume le plus peuplé d’Europe : probablement plus de 15 millions d’habitants vers 1500, une vingtaine de millions au xviie siècle et 28 millions à la veille de la Révolution. Dans ses frontières actuelles, la France disposerait, au xviie siècle, de 9 750 000 hectares de terres emblavées. En prenant un rendement moyen de 8,5 hectolitres par hectare et un peuplement de 22 millions d’habitants, Marcel Lachiver estime qu’une récolte moyenne du Grand Siècle permettait de confectionner 250 kilos de pain par personne (nourrissons compris) et par an, soit une ration journalière suffisante de 700 grammes par individu d’autant plus que ce calcul ne prend en compte ni les châtaignes, ni les céréales de printemps44.

55Saluons le remarquable sens de la mesure, nourri d’une excellente connaissance du monde rural, qui a conduit l’historien Marcel Lachiver à ouvrir de manière pertinente son histoire des grandes crises de la fin du règne de Louis XIV en repoussant vigoureusement l’écueil du misérabilisme :

  • 45  Ibid., p. 39.

« Les Français de la fin du xviie siècle ne sont pas des crève-la faim. La plupart des travailleurs mangent suffisamment, même si leur alimentation est déséquilibrée, ce qui est un autre aspect de la question. L’existence de mendiants, de vieux totalement démunis, de malheureux dont l’estomac crie toujours plus ou moins famine, est liée aux structures économiques et sociales de l’époque, non à une pénurie endémique. La France de cette époque n’est pas le tiers monde ; c’est un pays qui, dans des conditions normales, nourrit sa population, même si cette nourriture ne nous satisfait plus aujourd’hui45. »

56En effet, quantitativement suffisant, le régime alimentaire des Français n’en est pas moins qualitativement trop déséquilibré.

Une alimentation qualitativement déséquilibrée

  • 46  Garnot Benoît, La culture matérielle en France…, op. cit., p. 21, et pour un exemple de la vulgate (...)

57D’un point de vue qualitatif, les prises alimentaires doivent fournir quotidiennement à l’organisme des protéines, des lipides, des glucides et des vitamines ; évidemment ces connaissances nutritionnelles sont inconnues des Français de l’Ancien Régime. Or leur alimentation est indéniablement déséquilibrée et fortement carencée. Ce régime alimentaire ordinaire à base de pain ou de bouillie comporte trop de glucides et de protéines végétales, les glucides représenteraient 80 % des calories quotidiennes, soit deux fois plus que les besoins théoriques de l’organisme, mais il manque fortement de lipides et de protéines animales, ce qui diminue les défenses immunitaires de l’organisme. Cette diète connaîtrait une carence en vitamine A – vitamine fournie exclusivement par les aliments d’origine animale – qui peut conduire à des lésions de la cornée de l’œil, à une diminution de l’acuité visuelle. De même une consommation généralement insuffisante de poissons gras et de laitages entraîne un déficit en vitamine D, nécessaire à la minéralisation osseuse, responsable du rachitisme des enfants et de malformations osseuses et de fractures. Localement, un régime alimentaire non diversifié et trop marqué par le maïs a pu développer des cas de pellagre liés à une carence en vitamine PP responsable de troubles digestifs, nerveux et dermatologiques et le mal des ardents, empoisonnement lié à l’ergot du seigle, sévit encore à l’époque moderne, notamment en période de disette lorsque la population est moins regardante sur la qualité des grains. Pour l’ensemble du royaume, les quantités de vitamines B2 et C seraient insuffisantes, cependant la consommation de fruits du jardin et de salades, largement absente de nos sources, apporte quelques vitamines, d’autant plus que ces aliments peuvent être consommés crus ; il convient alors d’être prudent et de ne pas généraliser les avitaminoses. Non seulement les légumes, largement sous-estimés par notre documentation, représentent un apport essentiel en vitamines mais également en sels minéraux et en oligo-éléments… Seule l’anthropologie physique serait en mesure, à partir de l’analyse des restes osseux humains, de reprendre ce dossier. Néanmoins l’alimentation « populaire rurale se caractérise […] par ses carences, sources de morbidité et de mortalité46 ». A contrario un des facteurs explicatifs de la sous-mortalité bretonne aux xvie et xviie siècles réside probablement dans une alimentation « mieux équilibrée » consommant moins de pain qu’ailleurs mais plus de viande, de poisson et de beurre.

58Ces déséquilibres alimentaires jouent sur l’apparence physique des Français d’Ancien Régime et leur résistance aux épidémies mais aussi au froid. Naturellement peu de gens en surpoids, derrière l’évidence notons que la graisse permet de mieux résister au froid, et pensons aux conséquences aussi sur la morphologie féminine stockant les graisses pour les maternités à venir.

L’apparence physique des Solognots d’après le prieur
Christophe Sauvageon, vers 1700 :

« […] et comme si la nature en ce pays-ci étoit affaiblie dans ses opérations les personnes y sont pareillement de basse stature, tout courbez, ventrus, jaunes et saffranez, infirmes et de petite complexion, ne vieillissant point, sujets aux ulcères aux jambes, au catharre et mal caduc, n’ayant ni poitrine ni poûmons, en un mot, homme d’une espèce toute différente des autres hommes […]. Les Solognots sont en toutes choses (ainsi qu’ils le disent eux-mêmes) un chétif peuple. Ils naissent tous beaux enfants, presque tous blonds et bien formez : mais ils n’ons pas plu tot atteint l’age de dix ou douze ans qu’ils deviennent bruns et plombez, ont tous de grandes et larges dents claires et mal rangeez, qui leur font souvent mal et leurs tombent tant aux hommes qu’aux femmes avant la vieillesse. Leur taille est courte et courbée, leurs voix fresle et mal propre au chant ».
Cité par Bouchard, Gérard, Le village immobile. Sennely-en-Sologne au xviiie siècle, 1972, p. 92.

  • 47  Audisio Gabriel, Les Français d’hier…, op. cit., p. 102.
  • 48  Aron Jean-Paul, Dumont Paul, Le Roy Ladurie Emmanuel, Anthropologie du conscrit français d’après l (...)

59Les sources militaires nous renseignent sur l’apparence physique des jeunes hommes et nourrissent les travaux d’anthropométrie historique. Sous la toise martiale, la taille moyenne d’une classe d’âge pondère le potentiel génétique de croissance propre à chaque individu et rend compte du niveau de vie biologique – biological standard of living – c’est-à-dire des conditions hygiéniques, sanitaires et nutritionnelles des périodes où le corps humain grandit le plus vite, la petite enfance de 0 à 3 ans et l’adolescence ; autrement dit plus une population est bien nourrie, en quantité et en qualité, et vit dans un environnement sain, plus sa stature moyenne augmente. En 1701, la taille minimale pour être incorporé dans la milice est fixée à 5 pieds, soit 1,62 m ; cette taille nous donne déjà une indication sur l’aspect anthropologique des Français. Or en 1757, le subdélégué de La Chaise-Dieu fait tirer au sort les garçons d’Agnat : tous étaient présents mais deux seulement atteignaient la taille minimale de 5 pieds47. Des adultes de petites tailles, nous en avons la confirmation grâce aux conseils de révision du xixe siècle. À partir de l’étude sérielle des données médicales des conseils de révision de 1819 à 1826, il est possible d’avoir une idée de la stature de jeunes Français, majoritairement issus du monde rural, nés à l’extrême fin du xviiie siècle et au tout début du siècle suivant. Dans dix-huit départements plus de 20 % de ces jeunes hommes sont exemptés par défaut de taille, sous la toise ils mesurent donc moins de 1,57 m, taille minimale requise par la loi du 10 mars 1818. Vraisemblablement, la taille moyenne des Français au début du xixe siècle est au-dessous de 1,60 m, et ceux qui mesurent plus de 1,68 m sont rangés dans la classe des « hommes grands ». Les grandes tailles se concentrent essentiellement dans le nord de la France, tandis que les petites tailles concernent surtout l’Ouest, le Centre et le Sud-Ouest : hommes plus grands au nord-est de la mythique ligne Saint-Malo/Genève, plus petits au sud et à l’ouest. L’explication tient à des facteurs génétiques, probablement, et aux régimes alimentaires notamment pour les terres pauvres de Bretagne intérieure et du Massif central ; si la stature moyenne des conscrits du Limousin est constamment inférieure à la moyenne nationale au cours du xixe siècle, un régime alimentaire essentiellement végétarien, singulièrement marqué par les châtaignes, y est pour beaucoup48.

60Les registres du recrutement délivrent aussi des renseignements sur l’état physique de la population masculine dont l’origine peut être en partie imputée à un régime alimentaire déséquilibré, et bien évidemment à l’incurie de la médecine. Ainsi note-t-on une concentration de la perte de dents dans le nord de la Normandie, la Picardie et une grande partie de l’Île-de-France révélatrice d’un trouble du métabolisme calcique probablement lié à l’avitaminose D, à un manque de fluor dans les eaux potables et à la consommation de cidre en Normandie. Le goitre, hypertrophie de la glande thyroïde liée à une carence en iode, concerne les régions montagneuses telles que les Pyrénées, les Alpes, le Massif central, les Vosges. Au contraire les régions proches du littoral, baignées par l’iode et/ou consommatrices de poissons et de coquillages développent peu cette pathologie.

Un régime alimentaire fragile

  • 49  Lachiver Marcel, Les années de misère…, op. cit., p. 129-154.

61Ce régime alimentaire est particulièrement fragile car une récolte médiocre suffit pour voir réapparaître le spectre lancinant de la disette. Le régime alimentaire des Français reposant essentiellement sur les céréales, une mauvaise récolte peut provoquer une surmortalité au sein des couches populaires. Soldatesque et météorologie se disputent la responsabilité de ces années de misère. Les combats, le passage des troupes, voire la politique de la terre brûlée réduisent à néant la promesse de récolte des terres emblavées ; les campagnes du royaume de France souffrent de ces affrontements armés jusque vers le milieu du xviie siècle, la seconde modernité bénéficie d’un meilleur contrôle de l’armée et surtout de conflits se déroulant essentiellement à l’étranger et dans les zones frontalières du Nord-Est. Incontrôlable, le climat peut également réduire les espoirs d’une bonne récolte. Un terrible hiver, comme celui de 1709, un printemps et un été pluvieux et froids, surtout, compromettent le mûrissement des « bleds », pourrissent ou rouillent les épis, un violent orage estival, parfois accompagné de grêle, verse les céréales ; la fin du xviie siècle payera un lourd tribut aux dérèglements climatiques du « petit âge glaciaire » (E. Le Roy Ladurie). Dès la soudure (mai-juin), si la récolte à venir s’annonce mauvaise, le prix des céréales augmente d’autant plus que les aisés font des provisions et que les vendeurs habituels (nobles, chapitres, couvents, gros fermiers) spéculent, – les textes les appellent d’ailleurs « monopoleurs », « accapareurs » – en retardant la vente de leurs grains afin de faire monter les prix et obtenir le plus gros profit possible. Suivons le cours du setier de froment aux Halles de Paris entre 1691 et 1694 : en juillet 1691 le blé abondant fixe le prix du setier à 10 livres tournois, après un printemps humide et frais défavorable aux céréales, il augmente à 15 lt en juillet 1692 puis 20 lt en novembre pour se stabiliser à 20-21 lt au cours de l’hiver ; la récolte de 1693 s’annonçant également mauvaise, le prix du setier augmente encore lors de la soudure pour atteindre 25 lt en mai 1693, puis 28 lt en juillet, 35 lt fin août, 42 lt fin septembre pour culminer à 45 lt en novembre ; la précoce tension de la soudure en 1694 et un début de printemps sec augurant mal de la récolte à venir, le setier de blé froment atteint le prix exorbitant de 52 lt le 19 mai 1694 – 5 fois plus qu’en juillet 1691 –, heureusement une pluviométrie modérée et un bon ensoleillement de la fin du printemps à l’été rendent possible une belle récolte en 1694 ; au fur et à mesure de l’arrivée des grains sur le marché, les prix baissent : 40 lt le setier à la mi-juillet, 30 lt à la fin du mois et 19 lt début décembre49

62Ces hausses de prix ne concernent pas uniquement le peuple urbain, de très nombreux paysans ne produisent pas suffisamment de céréales pour subvenir à leur consommation annuelle, ils doivent donc en acheter sans pouvoir bénéficier des secours essentiellement destinés aux villes. Non seulement le prix des grains augmente fortement, surtout pour les céréales de second choix par report des consommateurs sur les qualités inférieures, mais en plus les ressources paysannes liées à une activité annexe et/ou à la location de leurs bras se réduisent car en cas de cherté, donc de mauvaise récolte, les gros fermiers utilisent moins de main-d’œuvre et les achats non alimentaires diminuent. Pour des populations souvent à la limite de l’indigence, sans réserves de nourriture et touchées par le chômage, la situation devient catastrophique si deux mauvaises années récoltes se suivent. Les plus pauvres consomment alors de mauvaises farines gâtées par la moisissure, et surtout on mélange l’orge, le seigle et l’avoine à toutes sortes de végétaux : du son, des graines déterrées, des fèves écrasées, des vesces, des glands, des trognons de choux, des racines de fougère, des feuilles, des herbes sauvages, des coquilles de noix, des rafles… La nécessité physiologique peut également conduire à la consommation de viandes réputées infectes pour les Français des Temps modernes : des chevaux, des chiens, des chats, des rats… « Donne nous notre pain quotidien », dans ce contexte se comprend toute la force du Notre Père et du plantureux épi de blé dessiné par l’ouvrier lillois Chavatte le 19 juillet 1662, en marge de son livre de raison, pour saluer le retour d’une belle récolte mettant un terme à la famine de l’avènement (1661-1662) ; témoignage d’autant plus émouvant que Chavatte ne survivra pas à la terrible crise de subsistances de 1693. Ces périodes de malnutrition provoquent de nombreuses maladies digestives et la sous-nutrition liée à la disette entretient un terrain propice à la diffusion des épidémies. En définitive on meurt probablement moins de faim que des maladies attaquant des organismes usés par la sous-alimentation et fragilisés par le manque d’hygiène et la promiscuité. En quelques mois le nombre de décès peut être localement multiplié par cinq et les errants faméliques se jettent sur les routes pour quémander du pain et tenter de fuir leur funeste destin. La situation devient catastrophique lorsque la crise touche l’ensemble du pays. Ainsi, en 1693-1694, 1 300 000 morts peuvent-ils être imputés aux effets conjugués de la faim, du froid et de la maladie.

63La majorité de la population a personnellement vécu au moins une crise de subsistances, plus ou moins aiguë, au cours de son existence. Ce retour cyclique de la mauvaise récolte nourrit une véritable culture de la faim, les Français de l’Ancien Régime connaissent le prix humain et psychologique d’une cherté. Néanmoins, la situation s’améliore à partir des années 1720-1730. Après 1740, le temps des grandes famines est bien révolu et remplacé par celui des disettes larvées. Le climat est plus clément, les récoltes sont plus abondantes et, en cas de cherté, l’intervention des pouvoirs publics est un peu plus efficace. L’augmentation de la population française au xviiie siècle, de 20 à 28 millions d’habitants à la veille de la Révolution, témoigne de cette amélioration. En effet, en absence de progrès médicaux, il faut aller en rechercher les raisons dans le net progrès des conditions de vie, notamment une meilleure alimentation, au moins d’un point de vue quantitatif… D’ailleurs, la Révolution française est bien enfant de la prospérité et la fameuse phrase attribuée à Marie Antoinette, inconcevable un siècle plus tôt – « s’ils n’ont pas de pain, ils n’ont qu’à manger de la brioche » – témoigne aussi de l’amélioration du régime alimentaire des masses populaires au cours du Beau xviiie siècle.

*

64Force est de constater une indéniable continuité dans le régime alimentaire des masses populaires rurales de la fin du Moyen Âge au début du xixe siècle : une diète écrasée par le poids des céréales et marquée par une tenace culture de la faim mais qui, en temps normal, permet aux habitants du pays le plus peuplé d’Europe de vivre et de fonder une famille. Cependant, l’histoire de l’alimentation paysanne est loin d’être immobile. Moins carnée à l’époque moderne qu’aux xive-xve siècles, la diète paysanne redécouvre le sarrasin, adopte des plantes nouvelles comme le maïs mais plus difficilement la pomme de terre, nous ne sommes pas encore au xixe siècle, et tend à délaisser les céréales secondaires pour le pain de pur froment au cours du xviiie siècle. À la veille de la Révolution, le café gagne même les alpages où on le cuit dans des chaudrons à fromage (Anne Radeff) ! Notons que dans cette présentation de l’alimentation populaire paysanne nous n’avons pas rencontré les plats que nous qualifions aujourd’hui de « traditionnels », pour espérer les rencontrer il faut attendre les jours de fête ou pénétrer dans les intérieurs de la paysannerie aisée à moins qu’ils ne soient d’une création plus récente…

Notes

1  Goubert Pierre, La vie quotidienne des paysans français au xviie siècle, 1982, p. 118.

2  Nassiet Michel, « La diffusion du blé noir en France à l’époque moderne », Histoire et Sociétés Rurales, n° 9, 1er semestre 1998, p. 63.

3  Poitrineau Abel, Remues d’hommes. Les migrations montagnardes en France, 17e-18e siècles, 1983, p. 9.

4  Laurioux Bruno, Manger au Moyen Âge, 2002, p. 52.

5  Montanari Massimo, La faim et l’abondance. Histoire de l’alimentation en Europe, 1995, p. 145-146 ; Flandrin Jean-Louis, « L’alimentation paysanne en économie de subsistance », in Flandrin Jean-Louis, Montanari Massimo (dir.), Histoire de l’alimentation…, op. cit., p. 603.

6  Lister Martin, Voyage de Lister à Paris en 1698, 1873, p. 137.

7  Bercé Yves-Marie, La vie quotidienne dans l’Aquitaine du xviie siècle, 1978, p. 212.

8  Goubert Pierre, La vie quotidienne des paysans français…, op. cit., p. 120 ; Le Tallec Jean, La vie paysanne en Bretagne centrale sous l’Ancien Régime, 1996, p. 82-83.

9  Fillon Anne, Louis Simon. Villageois de l’ancienne France, 1996, p. 135.

10  Croix Alain et Quéniart Jean, Histoire culturelle de la France – 2 De la Renaissance à l’aube des Lumières, 1997, rééd. 2005, p. 38.

11  Lettre du 11 octobre 1671, Sévigné, Correspondance, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 362.

12  Meyzie Philippe, La Table du Sud-Ouest et l’émergence des cuisines régionales (1700-1850), 2007, p. 308.

13  Flandrin Jean-Louis, « Les heures des repas en France avant le xixe siècle », Aymard Maurice, Grignon Claude et Sabban Françoise (dir.), Le Temps de manger. Alimentation, emploi du temps et rythmes sociaux, 1993, p. 197-226.

14  Carrache Annibale, Le mangeur de haricots, vers 1590, Rome, Galleria Colonna.

15  Cité par Flandrin Jean-Louis, « L’alimentation paysanne en économie de subsistance », in Flandrin Jean-Louis, Montanari Massimo (dir.), Histoire de l’alimentation…, op. cit., p. 608.

16  Alexandre-Bidon Danièle, Une archéologie du goût…, op. cit., p. 122-170.

17  Bonnefons Nicolas de, Les délices de la campagne, Paris, 1654, rééd. 1662, p. 107.

18  Hémardinquer Jean-Jacques, « Faut-il démythifier le porc familial d’Ancien Régime ? », L’alimentation et ses problèmes. Actes du quatre-vingt-treizième congrès national des sociétés savantes, Tours 1968, 1971, p. 9-37.

19  Moriceau Jean-Marc, Histoire et géographie de l’élevage français du Moyen Âge à la Révolution, 2005, p. 164-167.

20  Callou Cécile, De la garenne au clapier : étude archéozoologique du Lapin en Europe occidentale, 2003.

21  Cabourdin Guy, La vie quotidienne en Lorraine aux xviie et xviiie siècles, 1984, p. 214.

22  Salvadori Philippe, La chasse sous l’Ancien Régime, 1996, p. 277-305.

23  Bercé Yves-Marie, La vie quotidienne dans l’Aquitaine…, op. cit., p. 235.

24  Croix Alain, L’âge d’or de la Bretagne, 1993, rééd. 1996, p. 183 ; Ferrières Madeleine, Nourritures canailles, 2007, p. 54-55.

25  Cabourdin Guy, La vie quotidienne en Lorraine…, op. cit., p. 215.

26  Croix Alain, L’âge d’or de la Bretagne…, op. cit., p. 142.

27  Lettre du 19 février 1690, Sévigné, Correspondance, Bibl. de la Pléiade, 1978, t. III, p. 840.

28  Croix Alain, La Bretagne aux 16e et 17e siècles. La vie – la mort – la foi, Paris, t. II, p. 828-831 ; Croix Alain, L’âge d’or…, op. cit., p. 142-144.

29  Le Roy Ladurie Emmanuel, Les paysans de Languedoc, 1966, t. I, p. 263-268.

30  Garnot Benoît, La culture matérielle…, op. cit., 1995, p. 23.

31  Laurioux Bruno, Manger au Moyen Âge…, op. cit., p. 72.

32  Nicolas Jean et Renée, La vie quotidienne en Savoie aux xviie et xviiie siècles, 1979, p. 180.

33  Revel Jean-François, Un festin en paroles, 1995, p. 19-22.

34  Nicolas Jean et Renée, La vie quotidienne en Savoie…, op. cit., p. 184.

35  Ferrieres Madeleine, Nourritures…, op. cit., 2007, p. 31-41 et 198-204 ; pour un exemple de consommation de champignons par la paysannerie voir Meyzie, Philippe, La Table du Sud-Ouest…, op. cit., p. 207 et 310.

36  Goubert Pierre, La vie quotidienne des paysans français…, op. cit., p. 121.

37  Audisio Gabriel, Les Français d’hier. t. I, Des paysans. xve-xixe siècle, 1993, rééd. 1998, p. 93.

38  Rousseau Vanessa, Le goût du sang, 2005, p. 254-255.

39  Lottin Alain, Chavatte, ouvrier Lillois. Un contemporain de Louis XIV, 1979, p. 328.

40  Témoignage du curé de Légna (1734) cité par Delsalle Paul, Boire et manger en Franche-Comté. Histoire de l’alimentation, 2002, p. 29.

41  Poitrineau Abel, « L’alimentation populaire en Auvergne au xviiie siècle », Annales E.S.C., 17, 1962, p. 323-331, repris dans Hémardinquer Jean-Jacques, Pour une histoire de l’alimentation, 1970, p. 146-153.

42  Bouchard Gérard, Le village immobile. Sennely-en-Sologne au xviiie siècle, 1972, p. 101 et 103-105.

43  Cabourdin Guy, La vie quotidienne en Lorraine…, op. cit., p. 230.

44  Lachiver Marcel, Les années de misère. La famine au temps du Grand Roi, 1991, p. 37.

45  Ibid., p. 39.

46  Garnot Benoît, La culture matérielle en France…, op. cit., p. 21, et pour un exemple de la vulgate historiographique sur une alimentation paysanne déséquilibrée, monotone et fragile, voir p. 11-21.

47  Audisio Gabriel, Les Français d’hier…, op. cit., p. 102.

48  Aron Jean-Paul, Dumont Paul, Le Roy Ladurie Emmanuel, Anthropologie du conscrit français d’après les comptes numériques et sommaires du recrutement de l’armée (1819-1826). Présentation cartographique, 1972 ; Heyberger Laurent, « Stature et niveau de vie biologique des conscrits du Limousin (1782-1940). Un indice de développement socio-économique », Histoire et Sociétés Rurales, n° 24, 2e semestre 2005, p. 84-104 ; Heyberger Laurent, La révolution des corps : décroissance et croissance staturale des habitants de villes et des campagnes en France, 1780-1940, 2005.

49  Lachiver Marcel, Les années de misère…, op. cit., p. 129-154.

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