Conclusion
p. 315-319
Texte intégral
1La prééminence française affirmée et reconnue en matière de luxe alimentaire est une construction culturelle, bâtie autour d’un discours sur l’originalité, la rareté et l’excellence de produits qui sont le fruit de l’œuvre combinée de la nature et de l’homme.
2Ce discours a des racines qui sont à rechercher dans l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de la France. Il est né avec l’émergence d’une culture alimentaire hédoniste et distinctive dans un pays où le catholicisme et la centralisation monarchique ont favorisé sa diffusion auprès des élites. Son rayonnement en Europe puis dans le monde s’est opéré par le biais de réseaux multiples. Celui-ci s’est d’abord propagé au travers des relations diplomatiques à l’occasion des banquets officiels, puis des dîners d’État et des réceptions dans les ambassades françaises dans le monde. Il s’est aussi appuyé sur le réseau des cuisiniers français, des écoles de cuisine française, des critiques gastronomiques et des médias qui tant en France qu’à l’étranger ont permis de diffuser et d’affirmer un savoir-faire et une réputation. L’histoire de sa diffusion est faite de réactions contradictoires, mêlant rejet et admiration, adaptation et imitation, le plus souvent dans un contexte d’affrontement politique, économique et culturel. Elle témoigne de la capacité de la France à promouvoir sa culture en dehors de ses frontières, tendant ainsi à l’universalité. Aujourd’hui, l’importance de la filière du luxe alimentaire français, en termes d’emplois et d’excédents commerciaux, rend compte de cette aptitude à faire reconnaître à l’étranger au cours de l’Histoire son excellence dans le domaine alimentaire. La quête de l’originalité, de la rareté et de l’excellence fait du luxe alimentaire français un marché de produits singuliers dont l’opacité de la production a été l’élément structurant, participant à la construction de l’imaginaire (part de rêve et de mystère) autour du produit et à la valorisation sociale et culturelle (distinction) de l’amateur éclairé. Les lieux de commerce et de consommation que sont les boutiques alimentaires de luxe et les grands restaurants mettent en scène la singularité du luxe alimentaire français à travers leur localisation et le scénario qui s’y déroule, ritualisant et théâtralisant l’expérience émotionnelle et distinctive de sa consommation.
3Cette construction culturelle a été remise en cause au cours du xxe siècle, sous l’effet de transformations importantes toujours en cours dans le secteur du luxe alimentaire français. Ces mutations sont d’abord liées à l’évolution de la société, la valeur symbolique des produits alimentaires de luxe s’étant estompée avec l’essor de la culture de masse et de la société de consommation. L’industrialisation d’une partie de ce secteur remet en cause les principes d’originalité et de rareté du travail artisanal, fait sur mesure pour satisfaire une demande personnalisée. L’industrialisation dans le secteur du luxe alimentaire français comme dans les autres branches du luxe est difficilement compatible avec l’éthique du luxe, mêlant tradition artisanale et créativité artistique. La diversification des circuits de distribution du luxe alimentaire français et les nouvelles logiques de localisation des commerces alimentaires de luxe accélèrent la démocratisation d’une catégorie de produits alimentaires de luxe, qui se banalisent. L’internationalisation accrue du marché du luxe alimentaire français forme un archipel du luxe constitué d’un réseau de grandes villes entre lesquelles circule une élite mondialisée : celle-ci fonde sa distinction sur une consommation de luxe, qui s’uniformise du fait de l’homogénéisation des comportements et des lieux. La mondialisation du luxe alimentaire français l’expose à de nouveaux défis, qui font peser des menaces spécifiques sur la qualité et l’authenticité des produits qui lui sont associés. L’extension du marché du luxe alimentaire implique la circulation des produits sur des distances considérables et la multiplication des intermédiaires, ce qui accroît d’autant le prix, à moins de rogner sur le coût de revient et au final sur la qualité. La notoriété et le prix élevé des produits alimentaires de luxe suscitent des convoitises et des attitudes opportunistes : l’essor de réseaux parallèles et d’un marché noir, la fraude sur la qualité et les imitations, sont des éléments qui portent atteinte à la singularité du luxe alimentaire français.
4La mise en valeur patrimoniale et touristique des lieux de production du luxe alimentaire français apparaît comme une réponse intelligente à la banalisation et à l’uniformisation de certains produits alimentaires de luxe : elle fait rejaillir le luxe par l’émotion géographique suscitée par la découverte in situ de ses terroirs et de ses paysages. L’ancrage territorial dans la durée d’un savoir-faire transmis de génération en génération est la meilleure garantie de qualité et d’originalité du produit alimentaire d’exception. Cette inscription du produit de luxe dans la durée est le fruit de l’ancienneté des relations entre des producteurs ou des artisans passionnés et exigeants d’une part, et des clients amateurs et parfois fortunés d’autre part. Le cas extrême du domaine de la Romanée-Conti en Bourgogne qui produit l’un des meilleurs vins du monde, et aussi l’un des plus chers, illustre parfaitement bien cette idée :
Certes, les crus qu’il produit proviennent de la partie du versant de Vosne-Romanée la plus propice à produire des grands vins et les micro-nuances du sol et du climat expliquent les différences de personnalité entre eux, mais Aubert de Villaine1 n’omet pas de rappeler que des siècles d’expérience et de perfectionnements ont précédé l’actuelle viti-viniculture pratiquée au domaine. La sélection massale des greffons est encore aujourd’hui matière à recherche, la culture est biodynamique depuis des années, avec engrais au seul compost des sarments de taille et des marcs, les rendements sont compris entre 20 et 30 hl/ha, soit deux fois moins qu’ailleurs. Rien n’est négligé et aucune dépense n’est épargnée pour améliorer la qualité du raisin, bien entendu parce qu’il y a des amateurs qui consentent à débourser les sommes nécessaires pour produire de telles merveilles.2
5La beauté et l’harmonie des paysages de production du luxe alimentaire façonnés par des siècles de culture et de morcellement d’une part, la complexité aromatique et les infinies nuances tirées de la diversité des terroirs alimentaires d’autre part, donnent à chaque produit alimentaire qui en est issu une personnalité qui lui est propre. La singularité de ces paysages et de ces terroirs d’exception, réputés mondialement, en fait des icônes3 du territoire qui sont un outil pour la promotion de l’image de marque de la France dans la mondialisation concurrentielle. La mise en valeur patrimoniale et touristique des lieux de production du luxe alimentaire français devient aujourd’hui un outil de marketing spatial et de développement territorial : l’authenticité, l’originalité, la qualité et la rareté des produits sont mises en scène culturellement et touristiquement pour faire de ces lieux de production des marqueurs territoriaux. Cette valorisation patrimoniale et touristique est enfin la meilleure garantie pour l’entretien et la préservation de ce qui constitue aujourd’hui un patrimoine tant paysager qu’architectural. L’association du « bon » produit au « beau » paysage est aujourd’hui une source d’émerveillement pour des consommateurs qui sont de plus en plus nombreux dans le monde à vouloir concilier le plaisir gustatif à l’émotion géographique.
6 Face à l’essor de l’agro-industrie, synonyme d’uniformisation alimentaire et d’ennui, la culture alimentaire hédoniste a reculé au cours des dernières décennies, au point d’être devenue une niche réservée à quelques amateurs éclairés et fortunés. Néanmoins, nous avons toutes les raisons d’être optimistes : il y a dans le monde de plus en plus de connaisseurs prêts à s’offrir et à découvrir des produits alimentaires singuliers, un luxe de « sensations et de plaisirs » qui procure un grand bonheur à l’amateur au palais éduqué. La niche du luxe alimentaire est extensible et la France n’a pas le monopole de l’excellence alimentaire4. Cette étude sur le luxe alimentaire français est une invitation à la recherche de la diversité, du plaisir et de l’émotion dans l’acte alimentaire : ce luxe est accessible au plus grand nombre, pour peu que les papilles soient averties.
7Cette thèse est une première étude géographique sur le luxe. Une réflexion sur le rapport à un espace créé, rêvé ou fantasmé où s’opère une distanciation entre l’objet de luxe et le client amateur apporte un éclairage nouveau sur la dimension symbolique et émotionnelle de l’objet de luxe. Les lieux de consommation, de distribution et de production mettent en scène l’originalité et la rareté de l’objet de luxe et contribuent à le définir comme un produit distinctif socialement et désirable culturellement. L’approche géographique du luxe met en évidence la diversité des cultures du luxe et leur diffusion, impliquant des influences et des confrontations à travers des réseaux multiples. L’affirmation d’un luxe français au cours de l’Histoire est indissociable de l’idée qu’elle se fait de son rayonnement dans le monde et de son identité. Une analyse géographique du marché du luxe permet d’opposer des centres (grandes métropoles des pays riches et des pays émergents) et des périphéries, un monde visible et un monde invisible. Le prestige et le prix élevé associés aux produits de luxe suscitent bien des convoitises, d’où le développement de réseaux parallèles et de trafics multiples. Plus fondamentalement, ce travail amène à réfléchir sur les rapports entre distance, délocalisation et relocalisation dans la fabrication et la consommation du luxe : alors que la distance géographique parcourue par les denrées alimentaires a été historiquement un élément de construction de leur rareté et de leur prix élevé, aujourd’hui de plus en plus de consommateurs sont prêts à parcourir de longues distances pour découvrir des produits d’exception sur leur lieu de production. L’exigence de relocaliser la production, la distribution et la consommation du luxe est à la fois environnementale, économique, sociale et surtout qualitative.
8Au-delà de la communauté scientifique, nous souhaitons que cette thèse soit utile pour faire prendre conscience aux pouvoirs publics et à la société civile de l’impérieuse nécessité de revaloriser les filières d’excellence de l’artisanat alimentaire français. Il s’agit en premier lieu d’agir au niveau de la formation, afin que ces métiers ne soient plus choisis par défaut, mais par vocation. L’excellence, dans le domaine alimentaire comme dans d’autres secteurs, est le fruit de la passion pour son métier et son produit. Il s’agit ensuite d’agir au niveau de l’éducation tant à l’école qu’à l’université pour former des citoyens gourmets en développant l’apprentissage du goût et l’acquisition de connaissances sur ce qui fait la richesse gastronomique de notre pays – et que le monde entier nous envie. C’est l’engagement pris par la France à l’occasion de l’inscription du « repas gastronomique des Français » sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco en novembre 2010. conclusion
Notes de bas de page
1 Co-gérant du domaine de la Romanée-Conti.
2 Pitte J.-R., Le désir du vin à la conquête du monde, Paris, Fayard, 2009, p. 289.
3 Gottmann J., La politique des États et leur géographie, Paris, CTHS, 2007 (1re édition en 1952).
4 Le 23 février 2008, le Président de la République (Nicolas Sarkozy) avait déclaré au Salon de l’agriculture, en annonçant la candidature pour faire reconnaître le patrimoine gastronomique français auprès de l’Unesco : « Nous avons la meilleure gastronomie du monde ». C’est une idée très répandue mais fausse, qui montre néanmoins les liens étroits et historiques entre les enjeux de la gastronomie et ceux du rayonnement de la France et de son identité.
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