Chapitre IV
Les mutations du luxe alimentaire français
p. 155-181
Texte intégral
1Le luxe alimentaire français est confronté à d’importantes transformations en cours. Ces mutations concernent d’abord les capitaux et la production du luxe alimentaire français, avec une industrialisation croissante et une concentration économique qui s’accélère. Ces mutations touchent ensuite les circuits de distribution du luxe alimentaire qui se diversifient, aboutissant à une banalisation d’une catégorie de produits alimentaires de luxe empruntant des filières de distribution moins sélectives afin d’élargir leur cible traditionnelle et d’augmenter les ventes. Enfin, ces transformations font émerger de nouvelles logiques de localisation des commerces alimentaires de luxe, esquissant un archipel du luxe par ses réseaux de grandes villes où une élite mondialisée fonde sa distinction par une consommation de luxe et qui finalement tend à produire une uniformisation des comportements et des lieux.
2Dans ce chapitre, nous analyserons les bouleversements importants qui ont touché le secteur du luxe alimentaire français au cours des dernières décennies. Ces changements ont été favorisés par les difficultés auxquelles ce secteur a été confronté et ils se sont traduits par une industrialisation grandissante de la filière du luxe alimentaire français et une concentration économique accrue.
Les difficultés du secteur du luxe alimentaire français
3Le secteur du luxe alimentaire français a dû faire face à des difficultés à la fois structurelles et conjoncturelles qui l’ont fragilisé. En quoi ces difficultés remettent-elles en cause la singularité du luxe alimentaire français ?
Des difficultés structurelles
4Plusieurs facteurs sont à l’origine d’une crise structurelle du secteur du luxe alimentaire français. Il y a tout d’abord le processus de démocratisation du luxe alimentaire, lié en partie à l’évolution de la société. Il y a ensuite les coûts fixes élevés liés au mode de production artisanale, au prix des ingrédients de qualité et d’une main d’œuvre abondante et qualifiée, ainsi qu’au prix du foncier pour l’implantation d’un commerce de luxe à une adresse prestigieuse. Il y a enfin la nouvelle concurrence qui menace l’hégémonie des grands vins français et de la haute cuisine française dans les palmarès internationaux.
Des contrastes qui s’estompent
5Stephen Mennell résume l’évolution de la grande cuisine en France vers une simplification et une démocratisation qu’il présente comme une conséquence de la Première Guerre mondiale1 :
Le contraste entre la cuisine des très grands restaurants et la cuisine ordinaire a diminué, après une longue période où, culminant au xixe siècle, il n’avait cessé de s’accentuer.
6Ce processus s’est renforcé au cours du xxe siècle dans la société française et le raffinement culinaire est moins qu’auparavant un moyen d’exprimer la supériorité d’une classe sociale au profit d’autres signes distinctifs comme l’automobile. Cette diminution des contrastes entre les classes sociales dans les habitudes et les goûts alimentaires a donné lieu à des interprétations idéologiques contradictoires sur la culture de consommation :
pour les premiers, c’est l’essor de la « culture de masse » qui expliquerait la diminution de ces contrastes. Le déclin de la grande cuisine serait lié au pouvoir grandissant des masses, dont le goût serait porté vers les aliments-minute et la junk food. La clientèle fortunée constituée d’une élite mondialisée, moins bien éduquée au goût et moins connaisseuse, serait en partie responsable de cette régression du raffinement culinaire ;
pour les seconds, c’est « l’industrie de la culture » qui manipulerait les goûts du consommateur dans le seul objectif d’augmenter ses profits. Dans la filière du luxe alimentaire français, l’industrialisation et la concentration économique aboutiraient inéluctablement à une standardisation et une banalisation des produits alimentaires de luxe en raison d’une logique de profits à court terme, qui privilégie le marketing sur la création.
7Dans les deux cas, la transformation rapide de notre mode de vie au cours du xxe siècle a favorisé la diminution des contrastes : l’urbanisation de la société, l’augmentation globale du niveau de vie, la réduction de la durée et du coût de transport, l’essor de la civilisation industrielle puis post-industrielle, le travail des femmes, etc. sont autant d’éléments qui ont eu des répercussions sur les pratiques de consommation alimentaire, qui tendent à s’uniformiser.
Des coûts fixes élevés
8Le secteur artisanal du luxe alimentaire, constitué principalement de petites et moyennes entreprises (grands restaurants, épiceries fines, boutiques spécialisées, petites entreprises artisanales et agricoles), est en pleine restructuration. Il doit faire face à des coûts fixes élevés, liés d’une part au mode artisanal de production à l’amont de la filière et d’autre part au prix élevé de l’achat ou de la location d’un commerce situé à une adresse prestigieuse du centre-ville avec un décor soigné. Les marges sont faibles, en raison du coût des produits de qualité et du personnel qualifié et abondant : à titre d’exemple, le coût salarial représente en 2007 à lui seul 50 % du chiffre d’affaires dans le groupe Lenôtre (dans la grande distribution, il est de l’ordre de 8 %). Les capacités d’investissement sont réduites, ce qui freine le développement à l’international. De plus, ils n’ont pas les mêmes moyens de communication que les industriels du luxe alimentaire, même si le développement d’Internet et du commerce en ligne a été une nouvelle opportunité depuis la fin des années 1990.
9La distribution sélective est soumise à des difficultés structurelles : les coûts fixes élevés pour les épiceries fines et les grands restaurants (coût élevé des matières premières issues de filières d’approvisionnement sélectives, personnel abondant, coût élevé du foncier pour une adresse prestigieuse, coût élevé de l’entretien d’un cadre somptueux), les aléas climatiques pour la vente directe (à l’exploitation ou sur le marché), les aléas liés au service postal pour la vente par correspondance. À l’échelle des producteurs de grands vins, qui sont généralement classés parmi les grands crus, la principale difficulté est le problème de l’émiettement du domaine lié aux héritages : c’est le cas par exemple du Clos-Vougeot, qui ne comptait qu’un seul propriétaire jusqu’au milieu du xixe siècle, et qui est divisé aujourd’hui entre 80 propriétaires. Ces problèmes, liés aux héritages et au paiement des droits de succession, peuvent favoriser le rachat des domaines les plus prestigieux par des grands groupes. À terme, avec la montée en gamme des vignobles du nouveau monde, les grands vignobles français sont de plus en plus confrontés à une nouvelle concurrence.
Une nouvelle concurrence
10Le marché du luxe alimentaire français est confronté à une concurrence accrue, qui touche à la fois les grands vins, la haute cuisine et des produits alimentaires festifs.
11Dans le secteur des grands vins, certains domaines viticoles du Nouveau Monde font désormais concurrence aux grands vins français2. C’est le cas notamment aux États-Unis des domaines prestigieux de la Napa Valley en Californie : selon une enquête menée par l’institut Wine Intelligence en mars 2009 auprès de 2 000 consommateurs de vin américains, la région viticole de la Napa Valley est plus connue aux États-Unis que le Bordelais, la Champagne et la Bourgogne. Le palmarès des « 100 meilleurs vins du monde » établi chaque année par la revue œnologique Wine Spectator et les dégustations à l’aveugle d’experts œnologues remettent souvent en cause la suprématie des grands vins français. Dès 1976, le « Jugement de Paris », dégustation organisée par le marchand de vin britannique Steven Spurrier pour confronter les meilleurs vins de Californie aux grands crus de Bordeaux et de Bourgogne, eut un retentissement médiatique important en mettant en tête du classement des vins de la Napa Valley. Certains domaines viticoles californiens ont acquis aujourd’hui une réputation mondiale : Ridge Vineyards dans la baie de San Francisco pour ses vins Santa Cruz Mountains (chardonnay) et Monte Bello (cabernet sauvignon), Robert Mondavi Winery et Stag’s Leap Wine Cellars dans la Napa Valley, etc. Parmi les 50 vins les plus chers au monde en 2010, selon le classement du Wine-Searcher (le plus grand moteur de recherche de vins au monde), on compte essentiellement des grands crus de Bordeaux et de Bourgogne, mais aussi quelques grands vins issus de domaines viticoles du Nouveau Monde comme Screaming Eagle dans la Napa Valley (Californie), dont les prix peuvent atteindre plusieurs milliers de dollars. Le référencement de plus en plus fréquent de vins du Nouveau Monde sur les cartes des grands restaurants français3 montre bien une nouvelle concurrence qui émerge sur le marché des grands vins depuis quelques décennies.
12Si la concurrence s’est accrue sur le marché des grands vins, c’est surtout dans le domaine de la haute cuisine que l’hégémonie française a été la plus contestée au cours des dernières décennies. De plus en plus de chefs étrangers acquièrent une réputation mondiale, dont la presse et la critique gastronomique se font l’écho : c’est le cas de Ferran Adrià, Heston Blumenthal, Gordon Ramsay, Thomas Keller, etc. qui sont considérés comme étant parmi les chefs les plus créatifs et les plus talentueux aujourd’hui. A contrario, la presse anglo-saxonne alerte sur la crise que traverserait la haute cuisine française. Dès 1997, l’essayiste et chroniqueur Adam Gopnik s’interroge dans le magazine The New Yorker : « la cuisine française est-elle en crise ? ». En 2003, dans le contexte du déclenchement de la guerre en Irak qui avait engendré des tensions diplomatiques entre les États-Unis et la France, le New York Times écrit : « quelque chose s’est passé en France. Ils sont en panne sèche. […] C’est Barcelone et non Paris qui est désormais la capitale de l’avant-garde, ne serait-ce qu’en raison de sa cuisine totalement expérimentale ». Le déclin de la haute cuisine française serait donc lié à son manque de créativité4. Le palmarès des « 50 meilleures restaurants du monde », établi depuis 2002 par le magazine professionnel britannique Restaurant, semble confirmer la crise de la haute cuisine française, en n’ayant jamais placé un chef français en tête de son classement. Il y a donc bien une contestation de la singularité française dans la haute cuisine qui est liée, d’une part à une crise de la critique française et une crise de la créativité culinaire5, et d’autre part au leadership exercé par des chefs étrangers, notamment espagnols et anglo-saxons, sur les tendances culinaires contemporaines. Le fait qu’un nombre accru de jeunes chefs français se détourne des grands restaurants pour ouvrir des « bistrots gastronomiques » où l’on sert des plats de la cuisine traditionnelle française est bien la marque d’une crise de la haute cuisine française.
13Les événements géopolitiques comme la chute du bloc soviétique en 1991 et l’intégration des pays de l’Europe de l’Est dans l’Union Européenne en 2004 font également émerger une nouvelle concurrence pour un produit festif comme le foie gras, dont l’importation en provenance de Hongrie ou de Bulgarie6 a fortement progressé depuis les années 1990, en raison de leurs prix très compétitifs (liés notamment au faible coût salarial et à la suppression des taxes douanières), ce qui a renforcé la crise de la filière française du foie gras, déjà fragilisée par une concurrence entre les régions françaises de production du Sud-Ouest et les régions du Grand Ouest7, entraînant une surproduction, une baisse des prix et une transformation des méthodes de travail pour rationaliser et augmenter la productivité. Les événements géopolitiques peuvent également avoir comme conséquence la désorganisation de certains marchés alimentaires de luxe, comme celui du caviar russe après la chute de l’URSS, conduisant de manière conjoncturelle à une perte de confiance du consommateur.
Des difficultés conjoncturelles
14À ces difficultés structurelles, s’ajoutent des crises conjoncturelles. Plus que d’autres activités, le luxe alimentaire est particulièrement exposé aux risques liés aux crises économiques et aux effets de mode.
Un secteur particulièrement exposé aux crises économiques
15La crise récente, qui a débuté à l’automne 2008, a particulièrement touché le secteur du luxe alimentaire car les particuliers font prioritairement des économies sur le budget de l’alimentation et de la restauration hors-domicile, et les entreprises sur les budgets des réceptions et des cadeaux d’affaires en période de récession. L’exemple du champagne est éclairant : alors que les exportations avaient battu tous les records en 2007, la mévente en 2009 s’est traduite par l’accumulation des stocks et une chute des prix pour les écouler en fin d’année (avec des bouteilles de champagne vendues moins de dix euros dans la grande distribution en décembre 2009). Cette baisse des ventes de champagne a mis certaines marques en difficulté : c’est le cas de Piper-Heidsieck, dont la direction a annoncé en 2010 des mesures de suppressions de postes à Reims, correspondant à plus de 25 % des effectifs de l’entreprise. L’entreprise Dalloyau a connu quant à elle des difficultés importantes en 2009 en raison notamment de la forte baisse des réceptions d’entreprises (45 % du chiffre d’affaires), ce qui a poussé la famille Bernadé à céder 50 % du capital à la société d’investissement Perceva au début de l’année 2010. L’une des conséquences de la crise économique débutée en 2008 a été la baisse du tourisme mondial, qui a pénalisé le secteur du luxe alimentaire français.
16D’autres facteurs économiques et financiers peuvent impacter le secteur du luxe alimentaire français. C’est le cas notamment du taux de change de l’euro en dollar, en raison de la part importante des produits du luxe alimentaire français exportés à l’étranger. Ainsi, pour comprendre la baisse du cours de la truffe en décembre 2008 par rapport aux années précédentes, Claude Damiani8, producteur de truffes dans la Drôme, l’explique en partie par le taux de change très élevé euro/dollar : « le gros du marché de la truffe est international, payable en dollar ; le change augmente sérieusement le prix et diminue la marge des metteurs en marché finaux qui répercutent sur les producteurs ». De même que les variations du yen avaient pénalisé les exportations des produits alimentaires de luxe vers le Japon dans les années 1990, l’appréciation de l’euro au cours des années 2000 est un frein pour les achats de produits alimentaires de luxe par les clients étrangers, américains et asiatiques.
Luxe alimentaire et effet de mode
17La valeur symbolique du produit alimentaire de luxe est fragile. Des produits alimentaires autrefois rares et chers sont aujourd’hui accessibles à une part croissante de la population du fait de l’élévation globale du niveau de vie, de la baisse des prix causée par le passage à des modes industriels de production, de l’élargissement de leur distribution et de la généralisation de pratiques promotionnelles. Cette démocratisation aboutit à une banalisation et une « démystification9 » de certains produits alimentaires de luxe, dont le capital symbolique baisse, en raison de la perte de leur caractère élitiste et de la part de rêve et de magie qu’ils véhiculent.
18L’essor de la société de consommation fait évoluer les valeurs du luxe : la tradition tend à être supplantée par la nouveauté, notamment pour les marques alimentaires de luxe. L’univers du « luxe éternel » se rapproche de celui de la mode éphémère. Le cas du cognac illustre bien l’importance de la mode dans la consommation d’un produit de luxe : alors qu’en France sa consommation baisse depuis plusieurs décennies en raison de l’image stéréotypée du cinquantenaire fumant le cigare et buvant un cognac en digestif dans son fauteuil en cuir près de la cheminée, sa consommation aux États-Unis (premier rang dans les exportations de cognac) n’a cessé d’augmenter depuis les années 1990 en raison de l’effet de mode auprès des jeunes de la communauté afro-américaine en devenant l’un des symboles du mouvement culturel hip-hop.
19Cet exemple montre aussi l’importance croissante des budgets de marketing et de communication pour les marques alimentaires de luxe. La marque Hennessy (groupe LVMH) s’est dotée d’un département de marketing qu’au cours des années 1990, afin de transformer l’image du cognac, en lançant des nouveaux modes de consommation en cocktails auprès d’une cible communautaire, les jeunes afro-américains. Aujourd’hui encore plus qu’hier, le choix des médias (pour s’adresser à une cible sélectionnée) et de l’emballage soigné (packaging) est important pour maintenir le pouvoir symbolique d’une marque alimentaire de luxe. Dans ce secteur, comme dans les autres branches du luxe, les budgets de marketing et de communication sont devenus en une décennie absolument colossaux, pouvant représenter pour des groupes comme Rémy Cointreau plus de 20 % du chiffre d’affaires annuel.
20Malgré ces efforts de marketing et de communication, la sortie d’une nouvelle collection pour des marques alimentaires de luxe n’est pas toujours un succès, car elle implique d’innover tout en gardant l’identité de la marque et en se différenciant des concurrents. Le risque économique est ici aggravé par la très forte saisonnalité de la consommation alimentaire de luxe : il s’agit d’un marché festif où les entreprises font une part très importante de leur chiffre d’affaires durant les fêtes de fin d’année. Une collection qui ne plaît pas ou des difficultés d’approvisionnement liées à une grève10 ou des aléas météorologiques peuvent être fortement préjudiciables à la filière du luxe alimentaire français. L’effet de mode influence également la haute cuisine française, où l’évolution des valeurs de la société (recherche de la minceur, retour au naturel, etc.), les changements de modes de vie, ainsi que les nouvelles tendances nées de la collaboration de cuisiniers et de scientifiques (la « cuisine moléculaire ») ont parfois dérouté la clientèle traditionnelle des grands restaurants français. Plutôt que de renouveler la haute cuisine française, ces tendances successives n’ont souvent pas eu le succès escompté auprès de la clientèle, aggravant les difficultés du secteur de la grande restauration et conduisant une partie des jeunes chefs talentueux à prendre d’autres voies.
L’industrialisation de la filière du luxe alimentaire français
21La notion d’« industrie du luxe » qui s’est développée depuis 1945 est paradoxale car elle « suppose l’alliance de deux idées antinomiques. Le luxe, c’est la tradition, les savoir-faire, les matières précieuses, c’est aussi la rareté et la cherté. L’industrie, […] c’est la série la plus longue possible, la diffusion la plus large, le bas prix11 ». Alors que le marché du luxe repose, comme celui de l’œuvre d’art, sur la création artistique, sur la recherche de l’unicité et de l’authenticité d’un article fabriqué selon la tradition d’un travail artisanal de qualité, les produits industriels sont fabriqués en grande quantité (en « quantités industrielles ») et selon un mode de production mécanisé pour être diffusés dans des circuits de distribution de masse. Le processus d’industrialisation conduirait donc inévitablement à « la mort du luxe12», du fait même de sa démocratisation.
22Le luxe alimentaire, plus accessible que d’autres catégories de luxe, a été particulièrement bouleversé par ce processus d’industrialisation qui aboutit à la banalisation de produits auparavant considérés comme luxueux.
De la mécanisation de la production
23La commercialisation de certains produits alimentaires de luxe dans des circuits de distribution moins sélectifs, afin d’élargir leur clientèle, a nécessité de modifier le mode de production afin de s’adapter à leurs exigences de volumes et de prix.
La mécanisation de la production
24L’industrialisation du luxe alimentaire français s’appuie sur la mécanisation partielle ou totale de l’outil de production.
25Dès la seconde moitié du xixe siècle, le machinisme fait son apparition dans les grandes maisons de champagne, avec la mécanisation puis la motorisation du matériel pour les différentes étapes de la production (tireuses, machines pour boucher, doser, rincer ou ficeler les bouteilles, chaîne de remontée des caves, etc.). Si la mécanisation a permis d’améliorer les conditions de production et de rendre le travail des vignerons moins pénible, le machinisme est difficilement compatible avec le soin à apporter à la vendange sur un terroir viticole de prestige : « il est bien hasardeux de confier la vendange d’un futur grand cru à une machine, aussi perfectionnée soit-elle13 ». C’est ce qui explique que les machines à vendanger soient interdites sur l’aire d’appellation d’origine contrôlée « Champagne ». Pourtant elles ont connu au cours des dernières décennies un succès croissant dans les vignobles de Bordeaux et de Cognac, où la taille des parcelles et la pente le permettent davantage qu’en Bourgogne. Bien entendu, cette évolution ne concerne pas les meilleurs crus de Bordeaux et de Bourgogne, même s’il existe quelques iconoclastes modernistes, à l’image de Jean de Surrel, l’un des propriétaires du Clos-Vougeot, qui utilise la machine à vendanger depuis 1994.
26Pour d’autres produits alimentaires de luxe, comme le foie gras, la mécanisation de la production a été un facteur de détérioration de l’image de ce produit festif depuis le début de la controverse sur le gavage des oies et des canards à la fin des années 1980. L’usage de gaveuses plus ou moins automatisées a fait ainsi l’objet de vives critiques de la part d’associations de protection animale, dénonçant notamment la souffrance infligée aux palmipèdes. Ces machines ont néanmoins permis d’accélérer le rythme de la production et ainsi d’augmenter les volumes.
Une augmentation des volumes
27Pour faire face à l’accroissement de la demande et aux exigences des circuits de la grande distribution, les producteurs du secteur de l’agro-alimentaire de luxe augmentent les quantités produites, à l’exemple des vins de Champagne dont les expéditions ont été multipliées par dix en soixante ans (fig. 30).
28Cet essor des volumes de champagne repose d’une part sur une extension de l’aire d’appellation d’origine contrôlée et d’autre part sur l’augmentation des rendements autorisés, qui atteignent aujourd’hui entre 70 et 100 hectolitres par hectare, car la demande à nouveau en hausse nécessite d’augmenter la production pour éviter une flambée des prix.
Fig. 30. Évolution des expéditions de champagne de 1950 à 2010 (en millions de bouteilles).

[Source : CIVC]
29On observe pour la production de foie gras une augmentation comparable, passant d’environ 5 000 tonnes en 1990 à 15 000 en 2000 et près de 20 000 en 2010. Mais à la différence du champagne, pour lequel le cahier des charges de l’AOC limite les rendements pour maintenir une viticulture de qualité, l’augmentation de la production de foie gras s’est faite principalement par une intensification de la production : l’élevage en batterie et le gavage avec de la farine de maïs14 deux fois par jour dès la dixième semaine remplacent les méthodes artisanales de production afin notamment d’augmenter les ventes de ce produit festif en le rendant plus accessible.
30De même, la production norvégienne de saumon, qui représente 50 % de la production mondiale15 et 70 % du saumon consommé en France, a plus que doublé entre 1997 et 2007 (fig. 3116), se traduisant parallèlement par une baisse des prix.[Source : Centre des produits de la mer de Norvège, 2008]
Une baisse des prix
31La mécanisation de la production et l’augmentation des volumes permettent de faire diminuer le coût de production, et ainsi de baisser les prix et d’élargir la clientèle. La logique de rentabilité est au cœur du mode de production industrielle qui domine aujourd’hui dans la filière du foie gras. Ainsi, l’augmentation constante au cours des dernières décennies de la part du foie gras de canard (plus de 90 % du foie gras produit en France) par rapport au foie gras d’oie dans la production française de foie gras s’explique davantage par le coût du gavage que par le choix du consommateur17. C’est cette même logique de rentabilité qui amène aujourd’hui à commercialiser en France du foie gras de canard d’origine bulgare, sous l’étiquette « transformé en France » : plusieurs milliers de tonnes par an sont ainsi vendues dans la grande distribution à des prix inférieurs de 30 à 50 % à la filière artisanale française, en raison de la réduction du prix de revient du gavage liée au salaire modique du gaveur bulgare et au mode industriel de production.
Fig. 31. Évolution de la production norvégienne de saumon de 1997 à 2007 (en milliers de tonnes).

[Source : Centre des produits de la mer de Norvège, 2008]
L’industrialisation dans les grands vignobles français
32Si les grands crus de Bordeaux et de Bourgogne, qui correspondent à des marchés de niche, ne sont pas concernés par ce processus d’industrialisation, ce n’est pas le cas des vignobles de Cognac et de Champagne où le processus d’industrialisation pour l’élaboration de produits de marque est ancien.
33La culture industrielle et technologique progresse dans les grands vignobles français, aboutissant à une plus grande uniformité.
Le champagne et le cognac : des réussites industrielles
34Comment vendre de la série au prix du luxe ? C’est en trouvant la réponse à cette question que le succès des grandes maisons de négoce de champagne et de cognac s’est bâti au cours du xixe siècle. L’industrialisation de la production a été ici un moyen de perfectionner le produit, en garantissant au client la régularité de la qualité et du style du champagne ou du cognac de la maison de négoce à laquelle est associée une marque, et ainsi de favoriser l’essor commercial et l’internationalisation de ces boissons de luxe.
35Ces maisons de négoce sont ainsi devenues de véritables établissements industriels18, avec une rationalisation de l’espace de production. La localisation des maisons de champagne, situées historiquement en centre-ville à Reims et Épernay, a évolué à la fin du xixe siècle pour des raisons stratégiques : de nouvelles maisons de négoce sont apparues à proximité de la gare d’Épernay (à l’exemple de De Castellane) pour faciliter les expéditions ou sur la butte Saint-Nicaise à Reims (à l’exemple de Pommery) pour disposer de plus d’espace pour la production et bénéficier de l’existence d’anciennes crayères, où les conditions de température et d’hydrométrie sont favorables à l’élaboration du vin mousseux de Champagne.
Vers une remise en cause de la singularité des grands vignobles français ?
36L’unicité et l’originalité d’un terroir viticole prestigieux sont aujourd’hui parfois remises en cause au profit de l’élaboration d’un vin technologique, notamment pour les vins d’assemblage. Les grandes maisons de champagne ont ainsi dès le xixe siècle cherché à associer leur marque à un style, gommant ainsi la diversité spatiale et temporelle liée au terroir ou au millésime. Ainsi, la maison Clicquot, fondée en 1772, a introduit la notion de marque pour les vins mousseux19 au cours de la première moitié du xixe siècle. Avant même l’apparition des étiquettes, les premières marques à feu de la maison Clicquot datent de 1798-1799 et portent l’emblème de l’ancre marine avec les initiales « CM & F » (Clicquot-Muiront & Fils), sans référence au millésime. Les premières étiquettes pour les bouteilles de vin mousseux de la maison Clicquot n’apparaissent que dans les années 1830-1840 et portent la mention « Veuve Clicquot & Cie Reims ». Celles-ci ne furent collées systématiquement sur les bouteilles qu’à partir de 1858, avec la mention « Veuve Clicquot Ponsardin à Reims ». Cet exemple montre bien comment les grandes maisons de champagne ont construit leur notoriété en l’associant à une marque, qui garantit au client la continuité de la qualité et du goût du champagne de la marque. Un autre facteur d’uniformisation est l’essor à la fin du xixe siècle du champagne « brut » qui est aujourd’hui la gamme de champagne la moins chère et la plus consommée (plus de 90 % des bouteilles vendues d’après le CIVC). Enfin, la perte d’autonomie des grandes maisons de champagne qui ont été concentrées dans de grands groupes renforce le risque d’une remise en cause de leur singularité : par exemple lors de la cession des marques Henriot et Pommery, LVMH a conservé les parcelles viticoles de ces maisons remettant fondamentalement en cause leur identité.
37La conception des vins de cépages, que l’on trouve dans les wineries californiennes ou australiennes, a aujourd’hui gagné du terrain dans le vignoble bordelais. Comme le souligne Jean-Robert Pitte, « il existe des vins de cépages de luxe. Certains grands négociants en produisent20 ». C’est le cas de Philippe de Rosthschild (propriétaire du Château Mouton-Rothschild) qui s’était associé dans les années 1980 à Robert Mondavi pour créer un grand vin californien, l’Opus One, dont les prix ont atteint certaines années ceux des grands crus bordelais. En raison de l’importance du marché américain dans les exportations de vins de Bordeaux, nombre de producteurs et de négociants ont adapté leurs vins au goût du consommateur américain : l’influence du critique américain Robert Parker sur le marché depuis les années 1980 est si forte que son goût pour les vins charpentés et boisés a conduit nombre de domaines viticoles à céder à la mode pour avoir ses faveurs dans son célèbre guide. On a parlé à ce titre de « parkerisation » et de « vins parkerisés21».
38Cette conception du vin, dont la qualité gustative serait reproductible en séries, remet en cause l’idée même de diversité, d’unicité et d’originalité des grands vins français. Leur rachat par des grands groupes favorise cette évolution vers une certaine uniformisation, comme le montre l’utilisation du nom d’un grand cru bordelais ou d’une marque prestigieuse de champagne pour désigner des domaines viticoles du Nouveau Monde (les domaines « Chandon » en Californie et en Australie, les « bodegas Chandon » en Argentine, le domaine « Cheval des Andes » en Argentine en référence au Château Cheval Blanc, etc.).
La grande cuisine, une nouvelle industrie du luxe ?
39En quelques décennies, le grand chef, reconnu pour sa créativité artistique, est devenu un homme d’affaires avisé, qui adopte de plus en plus une logique industrielle, tant dans le fonctionnement de son entreprise, en développant sa propre marque et en diversifiant ses activités, que dans la collaboration avec l’agro-industrie pour le développement de produits dérivés.
Les produits dérivés de la grande cuisine
40Depuis les années 1970, de plus en plus de chefs renommés ont vendu leur image à l’agro-industrie en développant les activités de conseil et de consultant pour la conception de produits et de recettes portant leur nom (exploitées à travers des licences). Le chef Michel Guérard est l’un des pionniers avec la marque Findus en 1976, bientôt imité par d’autres chefs étoilés comme Paul Bocuse (pour William Saurin), Alain Senderens (pour Carrefour), Joël Robuchon (pour Fleury Michon et Reflets de France) ou Bernard Loiseau (pour la société Agis, spécialiste des plats cuisinés pour la grande distribution). Dans les années 2000, d’autres grands chefs ont suivi leur exemple, comme Michel Bras (pour une gamme de desserts surgelés de la marque Boncolac), Michel Troisgros (pour des sauces de la marque Casino) ou encore Cyril Lignac (pour Findus). Certains collaborent avec les entreprises de transport, comme Air France : ainsi, Guy Martin, chef du Grand Véfour, élabore la carte pour l’« espace première » des vols au départ de Paris. Georges Blanc conseille Carnival, le géant des croisières maritimes, et Singapore Airlines.
41Outre l’industrie agro-alimentaire et les compagnies aériennes ou maritimes, les produits dérivés de la grande cuisine peuvent concerner d’autres secteurs industriels, comme celui des arts de la table, de l’électroménager ou encore des ustensiles de cuisine. C’est le cas par exemple des couteaux signés « Michel Bras » fabriqués par l’entreprise japonaise Kai et le couteau à fromage « André et Michel Bras » fabriqué par la société Forge de Laguiole. Déjà dans les années 1980, le chef Paul Bocuse avait développé des produits dérivés variés dans les domaines des arts de la table (couteau « Paul Bocuse », planche à découper « Paul Bocuse », décanteur « Paul Bocuse », moulin à poivre « Paul Bocuse », etc.), de l’électroménager (la cuisinière Rosières signée « Paul Bocuse »), et des ustensiles de cuisine (la cocotte « Paul Bocuse »).
42Enfin, les produits dérivés les plus appréciés du grand public sont les livres culinaires signés par des grands chefs. C’est un secteur de l’industrie du livre qui est extrêmement dynamique, à contre-courant de la crise qui touche le secteur de l’édition. Ce succès, qui contribue à entretenir la notoriété du chef, conduit certains d’entre eux à développer leur propre maison d’édition au sein de leur entreprise.
D’une logique artisanale à une logique industrielle
43La figure idéalisée du grand chef étoilé présent dans la cuisine de son établissement gastronomique pour mettre son tour de main sur chaque plat servi aux clients ne correspond pas, sauf exception, à la réalité. Les chefs passent d’une logique artisanale à une logique industrielle, voire financière (à l’exemple de Bernard Loiseau, dont la société a été cotée en bourse dès 1998) : d’une part ils créent leur propre marque pour laquelle le grand restaurant n’est qu’une vitrine prestigieuse pour un ensemble de produits et de services ; d’autre part leur cuisine, à l’instar d’un produit industriel, est dupliquée en série dans les différents établissements auxquels ils associent leur nom, à l’exemple d’Alain Ducasse et de Joël Robuchon.
44Outre la présidence d’une chaîne d’hôtels (« Châteaux et Hôtels de France », avec plus de 500 adhérents) et la possession d’auberges-hôtels en Provence et en Toscane, d’une maison d’édition et de centres de formation culinaire, Alain Ducasse dirige une vingtaine d’établissements de restauration (fig. 32) dans le monde et développe de nouveaux concepts, comme Spoon, Mix, Bistrot Benoît, et dernièrement Trattoria (à Monaco et en Toscane) et Adour Alain Ducasse at the St Regis (aux États-Unis). En France, outre ses neuf restaurants parisiens, il gère également des établissements dans le Sud-Est, à Saint-Tropez (le Spoon-Byblos), à la Celle-en-Provence (Hostellerie de l’Abbaye), à Moustiers-Sainte-Marie (La Bastide de Moustiers). Après Paris, Monaco est le deuxième pôle du système d’Alain Ducasse (qui a pris la nationalité monégasque en 2008) : il y dirige trois établissements de restauration (dont le Louis XV, qui est l’un des trois restaurants triplement étoilés d’Alain Ducasse). Londres devient ces dernières années le troisième pôle de la « galaxie Ducasse », où son restaurant Alain Ducasse au Dorchester (palace situé à proximité de Hyde Park, appartenant comme le Plaza Athénée au groupe Dorchester) a obtenu trois étoiles au Guide Michelin en 2010. Depuis le début des années 2000, Alain Ducasse a ouvert plusieurs restaurants aux États-Unis, à New York et à Las Vegas. Plus récemment, il a développé plusieurs établissements au Japon (Tokyo depuis 2004, Osaka depuis 2008) et à Hong Kong, ainsi que dans des destinations touristiques comme l’Île Maurice et Porto Rico. Les cuisines de ses restaurants à l’étranger sont confiées à des chefs qui ont fait leurs preuves dans ses restaurants parisiens ou monégasques, qui constituent les centres de la « galaxie Ducasse ». Au total, son groupe totalise environ 2 000 salariés.
Fig. 32. Les restaurants d’Alain Ducasse dans le monde : la « galaxie » Ducasse » en 2010.

[Source : Groupe Alain Ducasse, 2010]
Fig. 33. Le « monde » de Joël Robuchon en 2010.

[Source : www.joel-robuchon.net/2010]
45De même, les restaurants de Joël Robuchon ont essaimé dans le monde entier (fig. 33), totalisant 17 restaurants et 25 étoiles au Guide Michelin : depuis 2003, les Ateliers de Joël Robuchon ont d’abord ouvert à Tokyo (2003) et à Paris (2003), puis à Las Vegas (2004), New York (2004), Londres (2006), Hong Kong (2006) et Taipei (2009). À cela s’ajoutent un autre restaurant à Macao (Joël Robuchon à Galera), à Paris (La Table de Joël Robuchon), à Londres (La Cuisine de Joël Robuchon), à Las Vegas (Joël Robuchon Restaurant), à Nagoya (La Table de Joël Robuchon), à Hong Kong (Le Jardin de Joël Robuchon), et deux autres restaurants à Tokyo (Château Restaurant de Joël Robuchon et La Table de Joël Robuchon), ainsi qu’à Monaco (Restaurant Joël Robuchon et Yoshi). Aux restaurants, s’ajoutent Le bar de Joël Robuchon à Londres et à Tokyo (Rouge Bar Joël Robuchon), Le Café de Joël Robuchon à Tokyo, Le Salon de thé de Joël Robuchon à Hong Kong et à Taipei, la boulangerie-pâtisserie (La Boutique de Joël Robuchon) à Tokyo et Nagoya.
46D’autres chefs français, en France et à l’étranger, suivent ces exemples, en créant notamment leur propre groupe : c’est le cas par exemple de Yannick Alléno, le chef du Meurice à Paris, qui a créé en 2009 le groupe Alléno (appelé aussi Yuzu, en référence à un agrume d’Asie), dont les cinq salariés développent les activités de consulting auprès des restaurants gastronomiques et de l’industrie agro-alimentaire, ainsi que la publication d’ouvrages culinaires avec les éditions Laymon (créées en partenariat avec Glénat en 2010) et le magazine Yam à destination des professionnels de la restauration22.
Le luxe alimentaire français, fleuron de grands groupes mondiaux ?
47La concentration économique du secteur du luxe alimentaire français progresse rapidement : ce processus s’est amorcé dans les dernières décennies du xxe siècle, avec des rachats emblématiques comme le traiteur de luxe Lenôtre intégré au groupe hôtelier Accor en 1985 avant d’être racheté en 2011 par le groupe de restauration collective Sodexo, ou encore la fusion en 1987 du groupe Moët-Hennessy et du groupe Louis Vuitton. Aujourd’hui, ce sont aussi des groupes à capitaux étrangers qui investissent dans le secteur du luxe alimentaire français, à l’exemple du groupe hôtelier britannique Dorchester Collection (appartenant au sultan de Brunei) ou de la société d’investissement Starwood Capital qui a racheté en 2005 le groupe Taittinger.
48Cette intégration de « maisons » de luxe alimentaire dans de grands groupes mondiaux est souvent perçue comme une menace. Trois grandes critiques sont formulées :
les logiques commerciales et financières de profits à court terme des grands groupes mondiaux seraient difficilement compatibles avec celles de « maisons » de luxe ou de domaines viticoles prestigieux, qui inscrivent leur démarche dans la durée, à l’exemple de la production d’un grand vin millésimé qui atteint sa maturité plusieurs années, voire plusieurs décennies après avoir vieilli en cave ;
la logique de rentabilité élevée des grands groupes mondiaux ne correspondrait pas à la réalité du marché du luxe alimentaire français, à l’exemple du grand restaurant ou de l’enseigne d’épicerie fine dont la rentabilité est incertaine et hasardeuse. Cette logique de rentabilité pousse à élargir la clientèle et à augmenter la production, ce qui se traduit par une déqualification du produit alimentaire de luxe (ou de la marque alimentaire de luxe) qui se banalise ;
la structure capitalistique internationalisée des grands mondiaux favoriserait une « déconnexion » du terroir du produit alimentaire de luxe, à l’exemple du champagne Pommery que le groupe LVMH a revendu en 2002 tout en gardant la propriété des vignes.
49Dans quelle mesure l’intégration d’une partie croissante du luxe alimentaire français dans de grands groupes mondiaux se traduit-elle par une « désingularisation » du luxe alimentaire français en réduisant la composante « française » qu’à un élément de marketing ? N’est-ce pas au contraire un atout pour valoriser sur un marché étendu la singularité du luxe alimentaire ?
Des grands groupes français
50Les grands groupes français présents dans le secteur du luxe alimentaire français sont spécialisés dans différents types d’activités : si les groupes spécialisés dans les activités en lien avec l’alimentation (vins et spiritueux, hôtellerie-restauration, agro-alimentaire) investissent dans le secteur du luxe alimentaire comme une vitrine prestigieuse et parfois très rentable (notamment pour le segment des vins et des spiritueux), on observe la part grandissante de grands groupes (banques, assurances, sociétés de gestion et de portefeuille, etc.) pour lesquels les investissements dans le luxe alimentaire français constituent avant tout un placement financier.
Un groupe français : le cas LVMH (Louis Vuitton Moët Hennessy)
51LVMH est le premier groupe de luxe au monde, avec un chiffre d’affaires de 20 milliards d’euros en 2010 (dont 3,2 pour la branche des vins et des spiritueux). Fondé en 1987, il résulte de la fusion de la marque de maroquinerie de luxe Louis Vuitton et du groupe Moët-Hennessy, créé en 1971 par le rapprochement de la marque de champagne Moët & Chandon et de la marque de cognac Hennessy.
52À partir des deux segments initiaux d’activités, le groupe LVMH a développé différents pôles du secteur du luxe : la mode et la maroquinerie (avec une quinzaine de marques dont Louis Vuitton et Givenchy), les parfums et les cosmétiques (avec une dizaine de marques, dont Parfums Christian Dior, Parfums Givenchy et Guerlain), les montres et la joaillerie (avec sept marques, dont Chaumet et De Beers), la distribution sélective (Le Bon Marché et La Samaritaine, Sephora, DFS, Miami Cruiseline Services), les navires de luxe (Royal Van Lent) et les vins et spiritueux : six marques de champagne (Moët & Chandon, Dom Pérignon, Veuve Clicquot, Krug, Mercier et Ruinart), une marque de cognac (Hennessy), un grand cru bordelais (Château d’Yquem), ainsi qu’une marque de whisky (Glenmorangie), une marque de vodka (Belvedere), une marque de rhum (10 Cane) et une marque d’alcool blanc chinois (Wenjun Spirit). Outre ses acquisitions dans ces différents secteurs du luxe, LVMH a aussi une branche spécialisée dans les médias et l’édition, le groupe Les Échos.
53Dans les années 1990, la stratégie de la branche des vins et des spiritueux de LVMH, Moët-Hennessy, repose sur la croissance externe avec l’acquisition de vignobles en Nouvelle-Zélande (Cloudy Bay en 1990), en Australie (Cape Mentelle en 1990), en Californie (Newton et Domaine Chandon California en 1999), en Argentine (Terrazas de los Andes et Cheval des Andes en 1999) et en Espagne (Numanthia en 2008). Ses investissements dans les grands vignobles français ont une évolution contrastée : très présent en Champagne où ses six marques totalisent en 2010 environ 55 millions de bouteilles sur les 320 vendues dans le monde, Moët-Hennessy a néanmoins cédé au cours des années 2000 les marques Pommery (en 2002) et Canard Duchêne (en 2003) ; dans le Bordelais, sa stratégie d’acquisition de grands crus a été mise en place en 1999 avec le rachat du grand cru de sauternes, Château d’Yquem (fig. 34), et s’est poursuivie dans les années 2000 avec le rachat de 50 % du grand cru de Saint-Émilion au groupe Arnault (le financier belge Albert Frère étant propriétaire de 50 % du domaine), Château Cheval Blanc. Ces acquisitions ont éveillé quelques craintes : à Yquem, l’ancien propriétaire, le comte Alexandre de Lur Saluces ne travaillait qu’avec quatorze négociants et ne vendait qu’une partie de sa production annuelle ; avec le rachat par LVMH, des critiques sont apparues dénonçant l’augmentation de la production (qui serait passée de 95 000 bouteilles à 125 000 par an), l’augmentation du nombre de négociants travaillant avec le domaine et le développement de la vente de vin primeur certaines années23. D’autres dénoncent la victoire du marketing (à l’exemple de la sortie d’une série de cent flacons du millésime 2005 en format nabucho-donosor de quinze litres au prix de 12 850 euros pièce) et de la communication (avec les fêtes somptueuses données par Bernard Arnault depuis 2000) sur le vieillissement et la sélection (au cours du xxe siècle, il est arrivé lors de mauvaises années que le raisin ne soit pas récolté) nécessaires à un vin de garde exceptionnel. Il semble pourtant que l’acquisition de 64 % de Château d’Yquem (pour plus de 80 millions d’euros) par le groupe LVMH ait permis de donner un nouvel élan aux vins liquoreux de Sauternes : en augmentant leurs tarifs et en revalorisant l’image des vins blancs liquoreux (dont les excès de la chaptalisation avaient terni l’image au cours de la seconde moitié du xxe siècle), ils ont favorisé la montée des prix des autres producteurs de l’appellation24.
54À partir des années 1990, l’arrivée de gros investisseurs issus du monde de l’industrie et de la finance dans les grands crus bordelais, comme François Pinault25 qui a acquis en 1993 Château Latour pour plus de cent millions d’euros (fig. 35), les frères Alain et Gérard Wertheimer (propriétaires de Chanel, ils ont investi dans le Bordelais dès 1994, en acquérant le Château Rauzan-Segla à Margaux, puis en 1996 le Château Canon à Saint-Émilion, agrandi en 2011 par le rachat du Château Matras dans la même appellation), la famille Dassault (le Château Dassault à Saint-Émilion, acquis en 1955, a été agrandi en 2002 par le rachat du Château La Fleur dans la même appellation), la famille Bouygues (Martin et Olivier Bouygues, propriétaires depuis 2006 du Château Montrose, à Saint-Estèphe) ou encore la famille Peugeot (d’abord en Champagne, en entrant en 2002 dans le capital de Taittinger, puis à partir de 2006 dans le Bordelais, en devenant co-propriétaire du Château Guiraud à Sauternes) montre une présence accrue de grands groupes français ou de leurs familles dirigeantes dans le secteur du luxe alimentaire.
Les autres grands groupes français présents dans les grands vignobles français
55Dans le secteur des vins et spiritueux, deux grands groupes sont très présents dans les grands vignobles français : le groupe Pernod Ricard et le groupe Rémy Cointreau.
56Le groupe Pernod Ricard, créé en 1975 à partir du rapprochement opéré par Paul Ricard (fondateur de l’entreprise Ricard) et Jean Hémard (fondateur de l’entreprise Pernod), est devenu entre 2005 et 2010 le deuxième acteur mondial (derrière le groupe Diageo) sur le marché des vins et des spiritueux, avec un chiffre d’affaires en 2010 de sept milliards d’euros. Si au départ le groupe Pernod-Ricard a bâti sa réputation sur les marques éponymes d’apéritifs anisés, il diversifie son offre à partir des années 1980 en rachetant des marques de whisky (dont Jameson), des vins du Nouveau Monde, des marques de rhums dans les années 1990. Au cours des années 2000, le groupe Pernod Ricard est devenu le deuxième fabricant et distributeur sur le marché du whisky (avec le rachat des marques Chivas Regal et Glen Grant en 2001, des marques Ballantine’s et Long John en 2005) et sur le marché de la vodka grâce à une stratégie d’extension du portefeuille de marques (acquisition en 2008 de la marque Absolut) derrière le groupe Diageo. Le groupe Pernod Ricard est aussi devenu un acteur important sur le marché du cognac, en acquérant en 2001 l’une des marques les plus prestigieuses, Martell, et sur le marché du champagne, en rachetant les marques Mumm et Perrier-Jouët en 2005. En trente ans, le groupe Pernod Ricard est donc passé de la fabrication et de la distribution de l’apéritif anisé, principalement commercialisé en France en 1975, à un groupe mondial qui possède près d’une quarantaine de marques et qui réalise presque 90 % de ses ventes à l’étranger.
57En 1991, les marques de cognac Rémy Martin et de liqueur Cointreau fusionnent pour donner naissance au groupe Rémy Cointreau. Avec un chiffre d’affaires de 900 millions d’euros en 2011 (sur la période du 1er avril 2010 au 31 mars 2011), c’est le troisième groupe français dans le segment des vins et des spiritueux, après Pernod Ricard et Moët-Hennessy (LVMH). Il compte 1 600 salariés, dont 50 % en France. Le cognac représente plus de 50 % de son chiffre d’affaires (486 millions d’euros, dont plus de 50 % en Asie), ce qui fait de Rémy Martin la deuxième marque de cognac (13,2 % de part de marché en 2011), derrière Hennessy, et devant Martell et Courvoisier. En 2011, le groupe Rémy Cointreau cède ses deux marques de champagne, Piper-Heidsieck et Charles Heidsieck, pour se recentrer sur les activités des spiritueux et des liqueurs.
58D’autres groupes spécialisés, de taille plus réduite, ont acquis plusieurs dizaines de domaines dans les grands vignobles français, à l’exemple du groupe Bernard Magrez. Avec un chiffre d’affaires de plusieurs dizaines de millions d’euros et plusieurs centaines de salariés, ce groupe s’est principalement développé dans le Bordelais (mais aussi dans le Languedoc, ainsi que dans quelques domaines viticoles à l’étranger26), où il compte une vingtaine de domaines, dont le Château Pape-Clément dans les Graves, considéré par Robert Parker comme l’un des meilleurs vins de Bordeaux.
59Dans le secteur des banques et des assurances françaises, les investissements dans les grands vignobles de Bordeaux et de Bourgogne se sont développés au cours des dernières décennies. Les liens de la banque Crédit Agricole avec la grande viticulture française sont anciens27 dans le soutien financier des viticulteurs, notamment dans les grands vignobles français. Mais c’est essentiellement au cours des années 1990 et 2000 que la banque Crédit Agricole a investi massivement dans le vignoble bordelais à travers la société Crédit Agricole Grands Crus (propriétaire de quatre châteaux viticoles : Château de Rayne Vigneau à Sauternes, Château Grand Puy-Ducasse à Pauillac, Château Meyney à Saint-Estèphe, Château Blaignan dans le Médoc) créée en 2004, et secondairement dans le vignoble bourguignon (fig. 3628) ainsi qu’à Madiran (domaines Montus et Bouscassé) à travers la société Grands Crus Investissements créée en 1990, présente également dans le Bordelais (Tour de Mons et Marsac Séguineau à Margaux). Dans le secteur des assurances, c’est la compagnie AXA qui a été la plus active dans les investissements viticoles, en développant depuis les années 1980 sa propre filiale, « Axa Millésimes », qui possède des domaines viticoles (fig. 3729) en France (notamment dans le Bordelais, mais aussi en Bourgogne et dans le Languedoc) et à l’étranger (Portugal et Hongrie). À la différence des grands groupes spécialisés dans les vins et les spiritueux, les banques et les assurances qui investissent dans les grands vignobles français ne sont pas soumises à la logique commerciale de rentabilité à court terme : les placements dans les grands vignobles français pour les banques et les assurances françaises sont avant tout des investissements à long terme dont l’objectif est de consolider le capital financier de ces entreprises.
Les grands groupes français dans la grande restauration et dans l’agro-alimentaire de luxe
60La grande restauration et l’agro-alimentaire de luxe apparaissent souvent comme des activités qui sont une vitrine prestigieuse pour des grands groupes français, bien qu’elles soient moins lucratives que les placements dans les grands vignobles français. La puissance financière de ces groupes se traduit par une concentration économique accrue.
61C’est le cas notamment de l’enseigne Lenôtre, spécialisée dans les activités de pâtissier/traiteur et de restauration (avec son restaurant triplement étoilé Le Pré Catelan), qui a appartenu au groupe hôtelier Accor jusqu’en 2011. Le groupe hôtelier français Lucien Barrière, propriétaire de plusieurs dizaines d’hôtels de luxe et de casinos, a également investi dans le secteur du luxe alimentaire, à travers son restaurant parisien mondialement connu, le Fouquet’s, ses deux restaurants étoilés à Deauville (L’Étrier) et à La Baule (le Castel Marie-Louise) et son service traiteur. Pour le groupe Holder, spécialisé dans la boulangerie-pâtisserie et la restauration, la maison Ladurée30 est avant tout un fleuron pour l’image de marque du groupe. Grâce à la puissance financière du groupe, sa filiale Ladurée, synonyme de pâtisserie de luxe, a pu amorcer une internationalisation depuis 2005. Dans le Sud-Ouest de la France, les groupes coopératifs agricoles et agro-alimentaire Maïsadour (propriétaire des marques Delpeyrat et Comtesse du Barry31), Euralis (propriétaire des marques Montfort et Rougié) et Lur Berri (propriétaire de la marque Labeyrie32) sont les principaux acteurs français pour les produits festifs que sont le foie gras et le saumon fumé : ces dernières années ont été caractérisées par une concentration économique accrue et une internationalisation de leurs capitaux.
Des grands groupes étrangers
62Les investissements de grands groupes étrangers, d’abord européens et américains, puis asiatiques (Moyen-Orient, Chine) sont à la fois un élément de prestige, mais aussi une « valeur refuge », au même titre que l’or. C’est notamment le cas pour les grands crus viticoles, à l’image de Château-Lafite dans le Bordelais, dont la demande croissante en Asie a provoqué une flambée des prix depuis 2008. Dans les branches de l’hôtellerie-restauration de luxe, de l’épicerie fine et de l’activité traiteur, les difficultés financières rencontrées par des entreprises françaises emblématiques du luxe alimentaire se traduisent de plus en plus par leur rachat total ou partiel par des grands groupes étrangers.
La convoitise de grands groupes étrangers sur les grands vignobles français
63Les investissements de grands groupes étrangers dans le secteur du luxe alimentaire français portent principalement sur les grands vignobles, notamment dans le Bordelais et à Cognac.
64Cette situation n’est pas totalement nouvelle : déjà en 1963, le groupe britannique Pearson prenait le contrôle du premier grand cru classé Château Latour, avant que François Pinault ne rachète le domaine en 1993. En 1988, le groupe japonais Suntory, spécialisé dans les boissons alcoolisées, s’associe à la compagnie d’assurances GMF (qui a revendu ses parts au groupe Castel en 2011) pour créer la société Grands Millésimes de France, propriétaire notamment du Château Beychevelle33, appelé en raison de sa majestuosité le « Versailles du Médoc » : ces dernières années, le vin de ce château viticole connaît un vif succès en Chine, en raison de la ressemblance de l’emblème du domaine (navire baissant les voiles) avec le dragon, représentant l’Empereur. Suntory est par ailleurs propriétaire d’un domaine viticole renommé, Château Lagrange (troisième cru classé), depuis 1983.
65Dans les années 2000, la convoitise de grands groupes étrangers sur les domaines prestigieux du Bordelais s’est accentuée. Ainsi, en 2001, le fonds d’investissement américain Colony Capital faisait l’acquisition du domaine Château Lascombes34, second cru classé de Margaux. Depuis 2008, de grands groupes chinois ont investi massivement dans des châteaux viticoles bordelais et le rythme de ces investissements s’accélère (trois entre 2008 et 2010 ; trois entre janvier et juillet 2011) : en janvier 2008, le Château Latour-Laguens est acquis par la société immobilière Longhai International ; en juin 2009, le Château Richelieu à Fronsac dans le Libournais est racheté par la société hongkongaise A and A International holding ; la compagnie maritime de Chine et un milliardaire chinois rachètent le Château Chenu Lafitte en 2010 ; le groupe immobilier Zhongai fait l’acquisition du Château de la Salle (Côte de Blaye) en janvier 2011 ; le Château de Viaud (Lalande-Pomerol) est racheté par COFCO (le plus gros groupe agro-alimentaire chinois) ; en mars 2011 le groupe de joaillerie Tesiro fait l’acquisition du Château Laulan Ducos dans le Médoc. Le vignoble de Cognac a fait aussi l’objet d’investissements étrangers, notamment du groupe américain Fortune Brands, qui a acquis en 2005 l’une des principales maisons de négoce, Courvoisier.
Des grands restaurants parisiens, des traiteurs et des épiceries fines françaises rachetés par des investisseurs étrangers
66Au cours des dernières décennies, les investissements de groupes étrangers dans le secteur du luxe alimentaire français ont également concerné des grands restaurants parisiens, des traiteurs et des épiceries fines françaises. Ainsi, le restaurant étoilé le Bristol est détenu par le groupe agro-alimentaire allemand Dr Oetker depuis 1979, tandis que les deux grands restaurants parisiens Le Grand Véfour et Les Ambassadeurs (propriétés de la Société du Louvre, filiale du groupe Taittinger) ont été repris en 2005 par la société américaine Starwood Capital avant d’être cédés en 2009 au groupe JJWHotel & Resorts du milliardaire saoudien Mohamed Al-Jaber. Le prince saoudien Al Walid et le sultan de Brunei sont devenus propriétaires respectivement du Cinq (grand restaurant de l’hôtel de luxe Georges V à Paris), du Meurice et du Plaza Athénée dont le sultan de Brunei Hassanal Bolkiah a confié la gestion au groupe d’hôtellerie de luxe Dorchester Collection. En 2007, l’organisateur de réceptions gastronomique Potel et Chabot et l’épicerie fine Hédiard, deux maisons françaises du Comité Colbert, sont rachetés par des capitaux principalement ou exclusivement étrangers : la société franco-italienne d’investissement 21 Centrale Partners contrôlée par Alessandro Benetton (héritier du groupe de textile italien) pour Potel et Chabot ; le groupe OPK (via sa filiale luxembourgeoise Luxadvor) de l’homme d’affaires russe Serguei Pugachev. Au terme de ce chapitre, on peut se demander dans quelle mesure l’intégration de marques alimentaires de luxe, de grands restaurants et de domaines viticoles prestigieux dans des grands groupes se traduit par une « désingularisation ». C’est une crainte qui est souvent exprimée et qui repose sur l’idée que le capitalisme mondialisé aboutit à une uniformisation culturelle, à une déconnexion du terroir et à une baisse de qualité des produits en cherchant uniquement à augmenter les profits. Au sujet du rachat du Château d’Yquem par LVMH en 1999, voici les craintes qu’exprime Marc de Ferrière Le Vayer :
Une société de cette taille peut-elle accepter que l’on détruise la récolte une année si la qualité n’est pas au rendez-vous, comme l’avait fait sept fois dans le siècle la maison de Lur-Saluces ? […] En Champagne, en moins de vingt ans, pratiquement toutes les maisons ont perdu leur indépendance. […] Il en découle une lutte pour les approvisionnements, le vignoble n’étant pas extensible, et on assiste ainsi à des achats tes qui déconnectent le vin du terroir.35
67On peut opposer à ces craintes que les marques alimentaires de luxe, les grands restaurants ou les domaines viticoles prestigieux détenus par des grands groupes participent à la notoriété de ces sociétés, et qu’à ce titre l’impératif de rentabilité est secondaire36, à l’exemple du restaurant étoilé Le Pré Catelan pour Lenôtre. Mieux, ils constituent pour ces sociétés aux capitaux mondialisés des rentes de monopole dont la singularité du nom, du lieu et de l’histoire constituent un « capital symbolique collectif37 ». L’appartenance d’un nombre croissant d’entreprises du luxe alimentaire français à de grands groupes internationaux a des conséquences sur la diffusion des produits alimentaires de luxe, la recherche de profits entraînant le plus souvent une diversification des circuits de distribution. les mutations du luxe alimentaire français
Notes de bas de page
1 Mennell S., Français et Anglais à table…, op. cit., p. 454.
2 Garcia-Parpet M.-F., Le marché de l’excellence, Paris, Le Seuil, 2009.
3 Voir chapitre 3.
4 Steinberger M., La cuisine française, un chef-d’œuvre en péril, Paris, Fayard, 2011.
5 Poulain J.-P. et Neirinck E., Histoire de la cuisine et des cuisiniers, Paris, Delagrave, 2004, p. 146-157.
6 En 2009, les importations françaises de foie gras de canard proviennent pour 76 % de Bulgarie, et celles de foie gras de canard pour 74 % de Hongrie (Cifog, 2010).
7 Jean-Paul Besset, « La guerre du foie gras a éclaté entre le Grand Ouest et le Sud-Ouest », Le Monde, 25 décembre 1998.
8 Entretien personnel avec Claude Damiani, décembre 2008.
9 Allérès D. (dir.), Marques de luxe. Significations et contenus, Paris, Economica, 2005.
10 Le spécialiste du foie gras, Comtesse du Barry, avait été fortement pénalisé par la grève de la poste en 1974 et en 1995, car ses ventes concentrées sur la fin de l’année s’effectuaient essentiellement par correspondance. Cela a conduit cette entreprise à diversifier son offre et à développer son propre réseau de boutiques.
11 Daumas J.-C. et De Ferrière Le Vayer M. (dir.), « Le Luxe », Entreprises et histoire, no 46, avril 2007, p. 166.
12 Heilbrunn B., « Le luxe est mort, vive le luxe ! Le marché du luxe à l’aune de la démocratisation », dans O. Assouly (dir.), Le luxe…, op. cit., p. 353-369.
13 Pitte J.-R., Bordeaux-Bourgogne. Les passions rivales, Paris, Fayard, 2005.
14 Comme le souligne Guillemette Barthouil : « l’introduction du gavage à la pâtée en 1990 et l’invention de la gaveuse pneumatique à pâtée (1997), font tomber deux barrières à l’industrialisation, que sont le temps et la pénibilité du travail » (Barthouil G., Le rôle du maïs dans la diffusion du foie gras dans le Sud-Ouest de la France. Étude de cas sur le bassin de l’Adour, mémoire de master 2 GAELE spécialité « Alimentation et cultures alimentaires » sous la direction du professeur Guy Chemla, université Paris-Sorbonne, juillet 2012, p. 31).
15 Les deux autres grands pays producteurs sont le Chili et l’Écosse (îles Shetland).
16 En 2007, 113 000 tonnes de saumon de Norvège (15 % de la production) ont été exportées en France.
17 Eurostaf, Le luxe alimentaire, Paris, Eurostaf, 1996.
18 Voir pour le champagne le chapitre de Claire Desbois-Thibault intitulé « Le xixe siècle ou l’âge d’or du champagne : une aventure industrielle et commerciale réussie », in S. Wolikow (dir.), Champagne ! De la vigne au vin, Tours, Hazan, 2011, p. 61-79. Pour le cognac, voir Kyle Jarrard (Cognac, la saga d’un esprit, op. cit.).
19 La maison Clicquot produisait également du vin rouge de Bouzy, pour lequel fut imprimée en 1814 la première étiquette faisant référence au « vin de Bouzy de 1811 ».
20 Pitte J.-R., « La nouvelle planète des vins », Annales de Géographie, no 614-615, 2000, p. 340-344.
21 Feiring A., La bataille du vin et de l’amour : comment j’ai sauvé le monde de la parkerisation, Paris, Jean-Paul Rocher Éditeur, 2010.
22 Le magazine a été lancé en janvier 2011 et le groupe Alléno a racheté les parts de Glénat aux éditions Laymon en mai 2011.
23 Belleville R., « Yquem : cure de jouvence pour une icône du vin », Les Échos, 11 octobre 2006, p. 16.
24 Saverot D., « grands liquoreux du Bordelais : le nouvel élan », RVF, no 57, décembre 2007, p. 44-56.
25 Via sa filiale Artémis, François Pinault a développé au cours des années 2000 ses investissements viticoles avec le rachat en 2006 du domaine d’Eugénie en Bourgogne (Vosne-Romanée) et en 2010 du domaine Château-Grillet sur l’appellation Condrieu.
26 En Californie, au Chili, en Argentine, en Uruguay, au Maroc et en Espagne.
27 Roudié P., Vignobles et vignerons du Bordelais (1850-1980), Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1995.
28 Situé sur l’appellation Pauillac, le Château Pichon-Longueville est ouvert aux visiteurs comme une vitrine prestigieuse d’Axa Millésimes.
29 La banque Crédit Agricole dispose de moyens importants pour moderniser les équipements de son domaine viticole bourguignon.
30 Qui représente en 2008 autour de 10 % de son chiffre d’affaires (de plusieurs centaines de millions d’euros), loin derrière les boulangeries Paul.
31 La marque Comtesse du Barry a été acquise par Maïsadour via sa filiale Delpeyrat en juin 2011.
32 Après le rachat en mai 2011 du groupe islandais Alfesca.
33 Ce domaine viticole, détenu à 50 % par le groupe japonais de boissons alcoolisées Suntory, connaît depuis 2008 un vif succès auprès de la clientèle chinoise, en raison notamment de son emblème que les Chinois associent au dragon, symbole de l’Empereur.
34 Revendu en juillet 2011 à une mutuelle française d’assurances (MACSF).
35 De Ferrière Le Vayer M. (dir.), Entreprises et histoire, op. cit.
36 Jean-Robert Pitte écrit au sujet du rachat du Château d’Yquem par LVMH : « la rentabilisation de cet investissement collosal est très hypothétique, mais ce type d’entreprises a besoin de vitrines. Le grand vin rejoint ici la haute couture et la restauration étoilée » (« La nouvelle planète des vins », art. cit., p. 344).
37 Harvey D., Géographie de la domination, op. cit.
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