Chapitre II
Un marché de produits singuliers
p. 79-99
Texte intégral
1Le marché du luxe alimentaire est fondé sur la quête du produit bon et rare. Il s’agit donc d’un marché de produits singuliers, caractérisé par l’incertitude sur la qualité au moment de l’achat : l’acquisition d’un grand vin, d’un millésime exceptionnel, ne garantit pas nécessairement l’excellence qualitative au moment de la dégustation. Le déficit d’information du consommateur devrait être un facteur de dysfonctionnement de ce marché.
2Pourtant, l’opacité du marché en est au contraire l’élément structurant, car elle participe à la construction de la rareté, de l’imaginaire autour du produit et à la valorisation sociale et culturelle de celui qui l’achète ou le consomme, l’amateur éclairé, grâce à l’aide de dispositifs de connaissance.
L’opacité du marché du luxe alimentaire français
3La haute cuisine française d’aujourd’hui est l’héritière d’un modèle aristocratique où la connaissance de la provenance du produit d’exception sur un marché confidentiel valorise socialement celui qui en a la jouissance exclusive :
Léonte est honneste homme, on disne bien chez luy,
Et c’est le plus friand des friands d’aujourd’huy.
C’est un homme d’honneur, un homme raisonnable
Et de qui le cœur est aussi grand que la table.
Il sçait certain moulin où l’on prend des pigeons,
Mais ce sont des pigeons, des pigeons, mais si bons
Que dans toute la France ils n’ont point de semblables,
Et qu’aux plus friands des mets je les crois préférables.
Il connoist les fermiers où sont les bons poulets,
Et s’il étoit trahy par Messieurs ses valets,
Il leur feroit passer de bien méchantes heures.
Il sçait de quel quartier les perdrix sont meilleures ;
Il vous dira d’abord, comme il a le goust fin,
Si telle est de Compiègne ou bien de Saint-Germain.1
Du marché de niche aux marques de luxe
4Jusqu’à l’Almanach des Gourmands de Grimod de La Reynière, au début du xixe siècle, la gastronomie était un « luxe sans marques2 ». En passant de l’espace privé à l’espace ouvert au public, le luxe alimentaire a dessiné une géographie des produits de qualité, dans laquelle la provenance est devenue une marque géographique. Avec l’extension du marché du luxe alimentaire, passant d’une logique artisanale et familiale à une logique industrielle et financière, le champ du luxe alimentaire français est désormais dominé par le pouvoir des « griffes », sur lesquelles repose le prestige des marques.
Luxe alimentaire et marché de niche
5Historiquement, le luxe alimentaire est fondé sur un marché de niche reposant sur la rareté de l’offre et une demande confidentielle de connaisseurs. C’est le cas notamment de deux produits de niche emblématiques : la truffe et le caviar.
6La France est le premier pays producteur (entre vingt et quarante tonnes par an3) de truffes noires (tuber melanosporum) au monde (appelées, de manière impropre4, « truffes du Périgord » en France, et « truffes françaises » à l’étranger), devant l’Espagne et l’Italie (fig. 85), d’où les négociants-conserveurs français importent une partie de la production pour répondre à la demande.
7Si la France est devenue depuis quelques années l’un des principaux pays producteurs de caviar d’élevage (autour de vingt tonnes par an), grâce à l’introduction de l’esturgeon de Sibérie (acipenser baeri) en aquaculture (Aquitaine et Sologne principalement) par le Cemagref (Institut de recherche en sciences et technologies pour l’environnement) en 1985, les espèces nobles (beluga, osciètre, sevruga) qui ont fait la réputation gastronomique des œufs d’esturgeon autour des années 1930 en France sont importées depuis les pays bordiers de la mer Caspienne (Iran, Russie et Kazakhstan notamment) qui représentent en 2009 environ 90 % de la production mondiale de caviar issu d’esturgeons sauvages. La France est le premier pays de consommation de truffes noires et compte parmi les principaux pays importateurs de caviar, avec les États-Unis et l’Allemagne.
Fig. 8. Principales zones de production de truffes noires melanosporum dans le sud de l’Europe.

8Ces deux produits de niche ont de nombreux points communs :
d’abord, Ils étaient relativement abondants au début du xxe siècle. La politique de reboisement à partir du Code Forestier de 1827 et la crise du phylloxéra ont favorisé le développement de truffières, d’où une production de truffes melanosporum qui dépasserait 2 000 tonnes par an à la fin du xixe siècle6. Celle-ci s’étendait alors sur 35 départements, alors qu’elle n’est aujourd’hui produite que dans une quinzaine de départements. En ce qui concerne le caviar, la consommation était très limitée au début du xxe siècle : « la limite n’était pas la ressource, mais le marché7 ». L’esturgeon sauvage était alors un produit abondant et bon marché, tant en Russie, qu’en Europe ou aux États-Unis. En Russie, c’est l’État qui incita au développement de la pêche (dès les années 1800-1815) de l’esturgeon dans la mer Caspienne et à son industrialisation (dans les années 1875-1900), car cela lui permettait de prélever une taxe sur les droits de pêche : la mer Caspienne était alors partagée en concessions, d’abord attribuées par l’État (1850-1900), puis mises aux enchères8 autour de 1900. La famille Petrossian s’est d’abord enrichie par l’exploitation de concessions de pêche sur la mer Caspienne (1815-1915). Si en France l’intérêt gustatif pour la chair de l’esturgeon n’est apparu que vers 1935-1940, marqué par le développement de l’alevinage en Aquitaine (rôle pionnier de la Maison Prunier), la tradition de consommation de l’esturgeon est beaucoup plus ancienne en Allemagne, en raison notamment de son abondance au début du xxe siècle dans les eaux du Danube et dans les ports de pêche comme Hambourg9. En Iran, la pêche d’esturgeons a été peu développée jusque dans les années 1950, pour des raisons principalement religieuses (interdit alimentaire de la consommation de poissons sans écailles). La consommation de caviar en France est relativement récente, et son développement est intimement liée à la révolution frigorifique dans les modes de conservation : « c’est l’invention de la congélation qui a créé le produit et sa consommation10 ». Le caviar en grains ne fait son apparition dans les épiceries fines françaises qu’à la veille de la Première Guerre mondiale (avec les premières chambres froides). C’est surtout avec l’arrivée de la famille Petrossian et de réfugiés tsaristes à Paris vers 1920 que le caviar devient connu et synonyme de luxe en France ;
ensuite, ces produits de niche ont connu un effondrement de leur production au cours des dernières décennies : la production de truffes melanosporum est passée de plusieurs centaines à quelques dizaines de tonnes en moins de cinquante ans (fig. 911), tandis que la production mondiale de caviar sauvage serait passée de plusieurs centaines de tonnes par an à quelques dizaines de tonnes par an de 1990 à 2010.
Fig. 9. Évolution de la production de truffes noires melanosporum en France au cours du xxe siècle.

[Source : Service central des enquêtes et études statistiques (SCEES), ministère de l’Agriculture]
9Cette raréfaction a été favorisée par la longueur exceptionnelle de leur cycle de production et par leur saisonnalité : une truffière produira près de dix ans après sa plantation et un esturgeon femelle beluga ne sera fécond qu’à 25 ans (pour les espèces moins nobles, entre 7 et 12 ans). La récolte de truffes et la pêche d’esturgeons sont des activités saisonnières (hiver pour la truffe, printemps et automne pour la pêche d’esturgeons), qui sont soumises à de nombreux aléas, tant climatiques (sècheresse estivale qui limite la production de truffes, gel hivernal qui affecte leur qualité) qu’humains : pollution des sols liée à l’utilisation de produits phytosanitaires ou de pesticides, pollution des eaux fluviales et maritimes, abandon des truffières suite à l’exode rural, construction de barrages sur les fleuves (Volga), prélèvements excessifs (esturgeons sauvages) et contrebande aggravant la pénurie sur le marché légal, etc.
10La vente de truffes fraîches (tuber melanosporum) est réalisée en distribution sélective, dans les épiceries fines et sur les marchés aux truffes. Les marchés de gros représenteraient en moyenne les deux tiers de la mise en marché, et c’est donc sur les principaux marchés que le cours de la truffe est fixé. Le marché de Richerenches dans le Vaucluse est le plus important, mais aussi le plus opaque de ces marchés de gros. Le marché du caviar est encore plus confidentiel. Deux acteurs bénéficient d’une position dominante dans l’importation légale de caviar issu d’esturgeons sauvages : Petrossian et Kaspia. Ces deux acteurs en vendent chacun quelques tonnes par an, car les quotas d’exportation de caviar en provenance des pays bordiers de la mer Caspienne sont très stricts (fig. 1012) : en 2006, l’exportation de caviar en provenance de la mer Caspienne avait même été interdite par le secrétariat de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites), qui régit depuis 1998 le commerce mondial du caviar dans le cadre de l’Onu.
11Malgré l’augmentation de la production de caviar issu d’esturgeons d’élevage (l’entreprise Sturgeon est leader en Europe) et de variétés moins réputées, la rareté reste le moteur du marché du caviar, dont le dynamisme est lié à l’écart de plus en plus grand entre l’offre raréfiée et la demande mondiale en constante croissance. Le résultat est une augmentation et une grande fluctuation des prix (fig. 1113).
12L’étroitesse du marché et le prix élevé de ces produits de niche favorisent l’opacité de la production et de la commercialisation. Pour ce qui concerne le marché de la truffe, on peut estimer que la majorité des truffières en France ne sont pas déclarées14. La réticence des trufficulteurs à déclarer leurs truffières s’explique d’abord pour des raisons fiscales, les truffières étant assujetties à l’impôt sur le revenu pour une assiette forfaitaire d’environ 130 euros par hectare. La crainte de devoir ensuite déclarer les recettes liées à la vente de truffes sur les marchés les incite à la discrétion. Plus simplement, certains propriétaires ne déclarent pas aux services fiscaux, car ils n’ont pas connaissance de l’existence d’une truffière naturelle sur leur terrain, alors qu’ils pourraient en tirer des revenus, plus rémunérateurs que le bois lui-même dans le cas de propriétaires forestiers. Sur les marchés aux truffes, les transactions se font en espèces et dans la plus grande discrétion (fig. 1215). Les négociations entre producteurs et courtiers se font sans aucun cours de référence ; par conséquent, le kilo de truffes vendu tel jour sur un marché n’a pas le même prix selon l’acheteur, selon le producteur, selon le moment de l’achat.
13Face à la pénurie de caviar issu d’esturgeons sauvages de la mer Caspienne16, de plus en plus d’enseignes françaises du luxe alimentaire et de chefs étoilés (Alain Dutournier avec les « huîtres de Marennes, caviar d’Aquitaine et algues marines » et Frédéric Anton avec le « bar poêlé, recouvert de sésame doré acidulé et caviar d’Aquitaine ») diversifient l’offre de caviar, en se tournant vers le caviar d’élevage d’Aquitaine17. C’est le cas par exemple de Fauchon. C’est la Maison Prunier qui a été pionnière dans ce domaine en lançant dès les années 1920 des centres de conditionnement de l’esturgeon d’élevage en Gironde (cette même maison avait été également la première à importer du caviar sauvage de la mer Caspienne avant 1914). Dans la gamme des caviars de la marque Fauchon, il y a l’osciètre d’Iran et le beluga d’Iran, mais aussi le baeri d’Aquitaine et le baeri de Sologne (Fauchon commercialise également des caviars beluga, osciètre et sevruga du Kazakhstan, de la marque Kazakh Kaviar).
14La mondialisation de ces marchés de niche s’est accrue ces dernières décennies. La truffe noire (melanosporum) est récoltée essentiellement dans des pays d’Europe méditerranéenne (Italie, France, Espagne) et la production de caviar issu d’esturgeons sauvages provient presque exclusivement de pays bordiers de la mer Caspienne (Iran, Russie, Kazakhstan, Azerbaïdjan) ; néanmoins les variétés et la provenance de truffes et de caviars se diversifient, afin de répondre à la croissance de la demande mondiale. Si les tentatives d’intensification de la trufficulture (notamment en Espagne, dans la région de Soria) n’ont pas eu jusque récemment les résultats escomptés, la plantation de chênes truffiers a permis l’introduction de la truffe noire en dehors de l’Europe (fig. 13), notamment en Nouvelle-Zélande et en Australie18 : dans la région de Manjimup, au sud de Perth, la plantation de truffières en 1997 a conduit aux premières récoltes de tuber melanosporum en 2003, et elles atteignent en 2008 près d’une tonne par an, dont les deux tiers sont exportés, ouvrant ainsi des perspectives pour la consommation de truffes noires fraîches aux États-Unis, en Europe et en Asie, en contre-saison. La diversification des variétés de truffes et de caviars consommées dans le monde apparaît aujourd’hui comme la solution la plus viable pour le maintien de ces marchés de niche, tout en entraînant des risques de confusion dans l’esprit des consommateurs.
15Cet exemple montre les limites du marché de niche : si la rareté est un élément fondamental du luxe alimentaire, une trop grande pénurie peut conduire à la fragilisation du marché de certains produits du luxe alimentaire. Cette pénurie est souvent causée par un prélèvement excessif des ressources : c’est le cas, par exemple, pour un certain nombre de poissons (comme le thon rouge dans la mer Méditerranée ou l’esturgeon dans la mer Caspienne), de crustacés et de mollusques (coquilles Saint-Jacques et ormeaux de la baie de Saint-Brieuc). Des mesures de régulation allant de la limitation (quotas) à l’interdiction (pour les espèces protégées les plus menacées de disparition) sont mises en place, mais leur application dépend de la capacité ou de la volonté des États de les faire respecter. Ainsi, dans la baie de Saint-Brieuc, qui est l’un des principaux viviers français de coquilles Saint-Jacques, celles-ci se raréfient en raison de la surpêche (baisse de 30 % entre 2006 et 2008). Pour faire face à cette situation de pénurie croissante, les mouvements de défense de l’environnement ont interpelé les acteurs publics pour limiter la pêche : celle-ci est désormais autorisée deux fois par semaine durant 45 minutes. De plus, les artisans-pêcheurs de la baie de Saint-Brieuc sont soumis à un quota annuel et à un calibrage minimum pour éviter l’épuisement des ressources.
16Les réglementations mises en place pour des raisons écologiques et environnementales peuvent avoir l’effet inverse que celui escompté : la protection de ces espèces en fait des produits encore plus recherchés, d’où l’essor d’un marché noir qui peut représenter plus de 50 % de la commercialisation pour certaines espèces protégées. La pénurie de ressources peut être également causée par des dégradations environnementales : ainsi, la forte baisse de la production de truffes en France au cours du xxe siècle est en partie imputable à l’utilisation de produits phytosanitaires et de pesticides dans les zones de production truffière à partir des années 196019. Elle peut être également la conséquence d’un dispositif législatif visant à protéger la notoriété du produit : ainsi, la délimitation de l’aire d’appellation d’origine contrôlée du champagne a eu pour conséquence une pénurie de raisins pour les grandes maisons de négoce, face à une demande accrue. À l’échelle internationale, nous noterons que les intérêts économiques particuliers et les enjeux géopolitiques l’emportent le plus souvent sur celui des produits ou des marques de luxe, notamment dans leur protection juridique (à l’exemple du champagne aux États-Unis) ou environnementale (à l’exemple du thon rouge et de la baleine, mets prisés par les Japonais).
Marché étendu et marques de luxe
17La marque peut être définie comme un signe distinctif20 qui permet d’identifier le produit qui la porte ou l’entreprise qui en est titulaire. Les marques alimentaires de luxe correspondent généralement à un marché étendu, caractérisé par une offre plus abondante et une demande forte que sur celui de niche. Elles appartiennent à ce que Lucien Karpik appelle le « régime Méga », caractérisé par la tension entre le maintien de la singularité et la poursuite de la rentabilité (augmentation du capital). Cela se traduit donc par une extension du domaine des marques du luxe alimentaire, à l’exemple de la marque Lenôtre, au départ associée à la pâtisserie, puis qui a investi l’activité de traiteur et de restaurateur. Ce qui différencie les marques de luxe des marques de grande consommation est, d’une part, leur légitimité – leur autorité symbolique étant fondée sur la tradition (artisanale, savoir-faire acquis dans la durée) et sur le talent créatif21 lié à l’univers de la mode – et d’autre part, leur identité, articulant une éthique et une esthétique. Ainsi, dans le champ du luxe alimentaire français, la stratégie des marques Hédiard et Fauchon pour avoir une position dominante, c’est-à-dire pour asseoir leur légitimité dans le domaine de l’épicerie fine, est radicalement opposée : Hédiard invoque la tradition dans une stratégie de conservation et d’intemporalité, Fauchon invoque le talent créatif dans une stratégie de transgression empruntée à l’univers de la mode, le « porno chic » de Dior.
18En ce qui concerne les produits alimentaires de qualité, la marque géographique22 a précédé la marque commerciale. Le prestige d’un aliment a d’abord été indiqué par sa provenance, et c’est pour mieux faire connaître les bons produits que sont apparues, à partir de 1808, des « cartes gastronomiques de la France », avec des productions alimentaires locales ou régionales réputées, les « spécialités23 ». La marque de luxe, dans le domaine alimentaire comme dans les autres domaines, porte généralement le nom du fondateur de l’entreprise, à l’exemple des marques de champagne, de cognac, de foie gras, etc. Si certaines marques commerciales sont apparues dès le xviiie siècle, c’est au xixe qu’elles se sont développées grâce à différents facteurs : la naissance de l’industrie du luxe alimentaire, l’essor de la publicité et des médias, la révolution des moyens de transport et de conservation des aliments, etc. Les marques complexes incorporant une appellation d’origine (« champagne Pommery », « cognac Rémy Martin ») ou les marques patronymiques24 liées à un grand chef (« Alain Ducasse ») ou à un grand pâtissier (« Pierre Hermé Paris ») sont notoires, car la réputation du terroir ou du nom de l’artisan est antérieure à la création de la marque. Elles relèvent à la fois du droit des marques et du droit d’auteur, l’appellation d’origine contrôlée « Champagne » et le nom « Alain Ducasse » ou « Pierre Hermé » étant inaliénables.
19Aujourd’hui, les marques de luxe, notamment dans le domaine des vins et spiritueux français, sont de plus en plus souvent détenues par des grands groupes25, qui ont un portefeuille de plusieurs dizaines de marques. Cette concentration économique s’accompagne d’une stratégie de recentrage : dès 2004, Pernod Ricard a cédé des marques qui n’étaient pas son cœur de métier, comme Marmande ou Orangina, pour renforcer le segment « vins et spiritueux ». Cette concentration économique s’explique, d’abord par les coûts et les investissements importants qu’impliquent la production et la commercialisation de ces produits sur un marché étendu, ensuite par l’importance du budget de marketing et de communication pour distinguer et rendre désirable le produit de marque. L’identité de celui-ci repose davantage sur les valeurs de la marque que sur l’origine du produit et de ses ingrédients : l’image « a-géographique » des grandes marques de champagne, déconnectées de leur terroir, en est une illustration.
Du mystère de la production au secret de fabrication
20La valeur symbolique du produit de luxe alimentaire est fondée sur l’occultation de sa production ou de sa fabrication : « La consommation ostentatoire, en l’occurrence gastronomique, suppose autant qu’exige l’invisibilité culturelle de la production des biens en question26 ».
L’occultation de la production
21Le caractère distinctif et désirable du produit alimentaire de luxe s’appuie notamment sur l’occultation de la production.
22Le produit du alimentaire de luxe est conçu comme un signe elliptique, dont le sens n’est accessible qu’à ceux qui ont le code pour le déchiffrer. Cette logique distinctive est illustrée par les étiquettes des grands crus de Bourgogne et de Bordeaux : « celui qui ne connaît pas bien les grands vins de la Côte-d’Or ne saura lire les vides de cette étiquette. En effet, il ignore que l’absence de l’appellation “Bourgogne” ou “Hautes Côte de Nuits” est un signe d’excellence et que serait encore plus prestigieux un vin qui ne porterait pas l’appellation communale, dans un système où l’effacement est la marque paradoxale de la distinction27 ». On observe une logique comparable sur les étiquettes des grands vins de Bordeaux où la référence au classement de 1855 prime sur l’appellation d’origine contrôlée.
23L’origine mystérieuse est un leitmotiv des récits mythiques, les « légendes », qui fondent la désirabilité des produits alimentaires de luxe. Ce mystère peut être créé par l’origine lointaine dans l’espace ou dans le temps du produit, c’est-à-dire par l’exotisme alimentaire, mais aussi par son origine tellurique, à l’instar de la truffe. L’imaginaire tellurique est loin d’être absent dans l’affinage du roquefort dans les caves naturelles, ventilées par les « fleurines », ou le vieillissement du champagne dans les crayères. La construction d’un discours scientifique pour expliquer le mystère lié à la terre et au terroir est fort ancien : déjà dans l’Antiquité, Pline l’Ancien écrivait dans son Histoire naturelle que la truffe était une « callosité de la terre » et la qualifiait de « miracle de la nature ». Ce mystère de l’origine, produit par le discours scientifique, fonde le mythe de l’origine, géographique ou historique, repris et véhiculé dans les écrits littéraires, créant ainsi la légende fondatrice du produit du luxe alimentaire et de sa rareté. Comme l’écrit Brillat-Savarin dans la Physiologie du goût (1825) :
L’origine de la truffe est inconnue ; on la trouve, mais on ne sait ni comment elle naît, ni comment elle végète. […] Jamais la plantation n’a été suivie de la récolte, et ce n’est peut-être pas un grand malheur ; car, comme le prix des truffes tient un peu du caprice, peut-être les estimerait-on moins si on les avait en quantité et à bon marché.
Les lieux secrets de fabrication
24Les lieux de fabrication des produits du luxe alimentaire sont conçus, à l’image de l’atelier de l’artiste ou du couturier, comme des espaces de création qui sont sanctuarisés. Lors de nos diverses enquêtes et entretiens, nous avons pu mesurer combien les informations sur la provenance des matières premières, sur les fournisseurs, sur l’agencement spatial de la cuisine d’un restaurant gastronomique ou d’un « laboratoire » d’une griffe gourmande, sont difficiles à obtenir, et les lieux de production difficiles à pénétrer.
25Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette occultation de la production. Le travail créatif opéré dans le « bureau de style » de Dalloyau ou le « laboratoire » de La Maison du Chocolat nécessite des investissements importants, avec une prise de risque conséquente liée à la saisonnalité des ventes : La Maison du Chocolat réalise sur le marché français (60 % de son chiffre d’affaires) 30 % des ventes durant la période de Noël et 20 % durant la période de Pâques. Pour faire face au risque qu’implique cette consommation saisonnière, elle développe des créations éphémères (un tiers des ventes), les « chocolats de tendance », durant l’année et s’implante sur des marchés où les habitudes de consommation sont différentes : 45 % des ventes de La Maison du Chocolat à Tokyo sont réalisées pour la Saint-Valentin28. Pour conserver le secret de fabrication de ses produits phares (la ganache29 et les autres confiseries à base de chocolat) et garantir la qualité des matières premières30 et du savoir-faire, La Maison du Chocolat a maintenu l’intégralité de leur fabrication dans son laboratoire francilien pour les 20 boutiques de l’enseigne dans le monde. Cela permet également d’utiliser l’image du « chocolat français », qui constitue un avantage concurrentiel par rapport à d’autres marques étrangères. Cela explique en partie la différence de prix entre Paris et Tokyo, où les ganaches de La Maison du Chocolat sont vendues 50 % plus chères. Étant donné la rapidité de son développement (8 boutiques dont 5 à Paris en 2000, 20 boutiques dont 9 en France en 2010), La Maison du Chocolat a dû agrandir son laboratoire, où travaillent aujourd’hui une trentaine de chocolatiers et une quinzaine de pâtissiers), ce qui a conduit à son déménagement de Colombes à Nanterre en 2001.
Les dispositifs de connaissance des produits alimentaires de luxe
26Les dispositifs de jugement visent à dissiper l’opacité du marché et à rendre visible pour le consommateur connaisseur ou occasionnel la qualité des produits et des établissements gastronomiques.
Marché restreint et réseaux personnels
27Sur un marché restreint, à l’exemple du marché de niche, la réputation d’un producteur ou d’un commerce alimentaire indépendant est produite par le bouche à oreille. Ces réseaux personnels, reposant sur la circulation personnalisée de la connaissance et sur la confiance, sont particulièrement efficaces à l’échelle locale ou régionale pour des produits de niche, à l’exemple de la truffe.
Réseaux cognitifs et bouche à oreille
28Le marché de la truffe noire melanosporum repose sur la confiance entre le client, le producteur, le courtier et le professionnel (restaurateur, conserveur, etc.). La filière truffière, de par l’étroitesse du marché, s’appuie sur un réseau de connaissances (fig. 14) : il n’y a qu’une petite vingtaine de courtiers (pour lesquels il s’agit une activité saisonnière) et de conserveurs sur tout le territoire et quelques milliers de producteurs de truffes melanosporum.
29Comme le montre ce schéma, ce qui caractérise les circuits de commercialisation, c’est l’importance de la vente directe, qui s’effectue non seulement à l’échelle locale par le biais de réseaux familiaux ou de voisinage et des marchés locaux, mais aussi à l’échelle régionale ou nationale par le biais des réseaux professionnels, voire internationale (vente directe par Internet). En raison de la faiblesse de la production moyenne par trufficulteur (quelques kilos de truffes par an), des courtiers (une quinzaine en France) ont un rôle d’intermédiaire entre les producteurs (quinze à vingt milles trufficulteurs) d’une part et les négociants-conserveurs (une vingtaine en France) d’autre part.
30Un courtier achète à des producteurs qu’il connaît et revend les truffes à des professionnels (restaurateurs, grossistes, conserveurs) qui le connaissent. Peu de trufficulteurs en font leur profession. Différents facteurs peuvent être avancés : d’une part la plantation d’une truffière est un investissement sur le long terme, d’autre part la forte variabilité de la production d’une année à l’autre, rend la rentabilité de cet investissement très aléatoire. Enfin, il s’agirait d’une activité saisonnière. Ce sont donc essentiellement des amateurs, pour qui la trufficulture est d’abord une passion ou une tradition familiale, même si quelques agriculteurs, dans les régions productrices, développent l’agritourisme truffier en hiver pour diversifier leurs activités et leurs revenus. Les quelques acteurs qui commercialisent les truffes en conserves sont dans une situation de quasi-monopole (famille Pébeyre).
Fig. 14. Le circuit de distribution de la truffe noire melanosporum.

Réseaux corporatifs et reconnaissance de l’excellence du savoir-faire
31Les relations entre les acteurs du luxe alimentaire participent aussi à l’élaboration d’une connaissance et d’une reconnaissance du talent et du savoir-faire d’un chef, d’un artisan ou d’une entreprise sur le marché du luxe alimentaire. Être lauréat d’un concours tel que celui des Meilleurs Ouvriers de France ou celui du Bocuse d’Or, obtenir la médaille du mérite agricole, ou encore être membre d’une association professionnelle comme l’Académie culinaire de France, la Chambre syndicale de la haute cuisine française, ou le comité Colbert (comme récemment le pâtissier Pierre Hermé) permet une reconnaissance. Les itinéraires de formation, caractérisés par un apprentissage dans les brigades des chefs les plus renommés, en France et de plus en plus souvent au-delà, créent des relations interpersonnelles qui contribuent à fonder la réputation de chacun dans la profession. Le réseau corporatif favorise également l’émulation et la créativité des acteurs du luxe alimentaire, notamment dans les lieux de concentration des commerces de bouche, renforçant ainsi leur positionnement sur le marché des singularités. On peut parler à ce titre de grappe artisanale.
Marché étendu et dispositifs impersonnels
32La définition d’un grand restaurant ou d’un grand vin à l’échelle nationale ou internationale relève de l’opinion experte, élaborée par les guides. Ce sont les établissements ou les vins qui sont les mieux classés dans les guides les plus influents, bénéficiant d’une position distinctive sur le marché de la qualité, leur permettant ainsi d’affirmer leur « excellence qualitative ».
Les guides dans l’expertise de la qualité
33L’expertise de la qualité d’un grand vin ou d’une prestation gastronomique dans un grand restaurant ne fournit pas une information objective, pouvant donner lieu à une certification, mais à un point de vue, une « convention de la qualité31 ». Cela explique l’existence et la concurrence de plusieurs guides, qui peuvent évaluer de manière sensiblement divergente un grand vin ou un grand restaurant.
34Au sein du champ gastronomique, certains guides ont une position dominante dans la production de l’information gastronomique, en raison du capital de confiance accumulé auprès des consommateurs. C’est le cas en France du Guide Michelin pour les grands restaurants et du Guide Parker pour les grands vins. Ils participent à la dissipation de l’opacité de leur marché respectif et réduisent l’incertitude sur la qualité.
35La position dominante de ces guides repose d’abord sur la sélectivité : entre 5 et 10 % des établissements de restauration commerciale en France sont jugés dignes de figurer sur le guide rouge (dont à peine 10 % sont « étoilés »), tandis que le guide Parker ne sélectionne que 2 000 vins sur les 15 000 évalués. Ces guides se distinguent de leurs principaux concurrents par une différence de point de vue esthétique liée à l’histoire du guide et à la ligne éditoriale et par des systèmes de notation différents de ceux de leurs principaux concurrents. Ainsi, le Guide Michelin établit une hiérarchie sur trois niveaux (un, deux ou trois macarons32) tandis que son principal concurrent, le Gault-Millau, l’établit sur dix niveaux (notes allant de 10/20 à 20/20) auquel s’ajoute un système d’évaluation de la « cuisine créative » (de une à quatre toques) et un palmarès des cuisiniers de l’année (un seul par an depuis 1994). Par son dispositif de notation plus restrictif, le Gault-Millau s’adresse à des lecteurs moins connaisseurs que le Guide Michelin, dont le dispositif de notation est plus extensif. Il en est de même dans l’expertise œnologique du Guide Hachette et du Guide Parker. Le premier s’adresse davantage à une clientèle d’amateurs, car son système de notation est moins restrictif (5 notes) que le Guide Parker (98 notes) : il laisse donc davantage d’autonomie au client dans son choix pour l’achat d’un vin. Comme les guides gastronomiques, les guides des vins prétendent à l’objectivité, en posant comme principe de notation la « dégustation à l’aveugle ». Mais le point de vue esthétique des deux guides diffère : le Guide Hachette met en avant la diversité des terroirs, tandis que le Guide Parker se base principalement sur des critères gustatifs et aromatiques, gommant ainsi l’épaisseur historique et culturelle du terroir. La position dominante du Guide Parker tient d’une part à son système de notation, qui en fait un dispositif plus adapté à une clientèle occasionnelle (dont la part ne cesse d’augmenter), et à son influence internationale (les grands vins sont destinés principalement à l’exportation).
36L’expertise des guides repose à la fois sur une collecte d’informations auprès des producteurs/restaurateurs (envoi de questionnaires, etc.) et des visites d’inspecteurs33. Les guides mettent en avant leur objectivité garantie par l’anonymat des inspecteurs, le règlement des additions et la fréquence régulière des visites34. Les informations ainsi collectées sont ensuite recoupées avec le « courrier des lecteurs ». Nous voyons donc que la distinction entre les dispositifs personnels et les dispositifs impersonnels est relative, car le bouche-à-oreille intervient dans l’évaluation finale du guide.
Fig. 15. Répartition par pays des restaurants triplement étoilés au Guide Michelin en 2010.

Fig. 16. Répartition des 50 meilleurs restaurants du monde en 2010 par pays selon le magazine Restaurant.

37S’ils ont largement contribué à asseoir la renommée gastronomique de la France depuis l’Almanach des Gourmands, ils sont aujourd’hui confrontés à de nouveaux défis : depuis les années 1970, le Guide Michelin a élargi sa critique gastronomique à d’autres pays (fig. 15), d’abord européens, et depuis 2005 à quelques villes d’Amérique du Nord et d’Asie (notamment au Japon et en Chine). Force est de constater que sa crédibilité, en tant que dispositif de jugement, est moindre à l’échelle internationale35, car sa viabilité économique est incertaine (la suspension du guide rouge en Autriche et à Los Angeles et Las Vegas en 2010 l’a montré récemment) et son expertise est limitée à quelques pays : l’une des limites des guides gastronomiques est la taille du marché au-delà de laquelle l’expertise devient problématique.
38Pour pallier la difficulté liée au recours à un dispositif de connaissance impersonnel fondé sur l’opinion experte, le magazine britannique Restaurant a mis en place depuis 2002 un dispositif impersonnel fondé sur l’opinion commune : le palmarès annuel des « 50 meilleurs restaurants du monde » (fig. 1636). Le jury est composé de 800 membres, avec en théorie 31 votants par pays (composé de chroniqueurs gastronomiques, de chefs, de restaurateurs et d’amateurs éclairés) qui désignent cinq restaurants (dont trois au maximum dans leur pays). L’établissement de ce palmarès pose un certain nombre de problèmes : d’une part il est trop récent (2002) pour que sa légitimité ne soit pas discutée, d’autre part les modalités et les critères d’évaluation sont flous.
39Si les lacunes de ces classements sont évidentes, ils contribuent cependant à faire parler de ces restaurants, et donc à en construire la notoriété. D’autre part, la comparaison des cartes élaborées à partir des classements de 2010 fait apparaître quelques similitudes : dans les deux classements, c’est en Europe que l’on dénombre le plus de restaurants distingués. Si dans les deux classements la haute cuisine est d’abord associée à des établissements français, elle l’est aussi de plus en plus à des restaurants japonais, espagnols ou américains. Si ces chiffres sont à prendre avec des précautions, ils montrent bien le rôle de la critique dans l’affirmation et la reconnaissance d’une singularité française dans la haute cuisine.
La prédominance du marketing
40Les marques du luxe alimentaire s’adressent à une clientèle de plus en étendue dans l’espace social. Elles s’orientent vers une production de masse : dès lors, il s’agit pour elles de créer de l’offre plutôt que de répondre à la demande, tout en maintenant leur puissance symbolique, c’est-à-dire leur image de marque. La création d’une image associée au luxe et à la gastronomie nécessite de lourds investissements, un travail créatif et une prise de risque. Cette prédominance du marketing se traduit par une augmentation du budget consacré à la communication, dépassant toujours 10 % du chiffre d’affaires pour des marques de produits du luxe alimentaire (champagne, foie gras, chocolat, etc.).
41Dans un contexte de concurrence internationale accrue, tant sur le marché des grands vins que celui de la gastronomie, la gestion de l’image est devenue un enjeu majeur dans la lutte entre les marques pour avoir la meilleure visibilité sur le marché et pour imposer leurs codes, signifiant un monde désirable, raffiné et prestigieux. Pour concilier la notion de volume avec celle de rareté, le marketing vise à permettre la diffusion du produit du luxe alimentaire, tout en maintenant sa sélectivité, par exemple en développant des collections ou des séries limitées, ou en choisissant des moyens de communication sélectifs, comme le mécénat, la publicité sur des supports spécialisés (guides gastronomiques, revues œnologiques sur papier glacé, etc.) destinés à une clientèle ciblée.
42Cette prédominance du marketing se traduit donc par le remplacement de la tradition par l’innovation, de l’intemporel par l’éphémère. Tout est fait pour valoriser la créativité des marques. À la fin des années 1990, la mise en place d’un département de marketing chez Hennessy a eu pour but de renouveler l’image du cognac, en sortant du stéréotype du cinquantenaire dégustant son cognac dans un fauteuil en cuir tout en fumant un cigare au coin du feu. Hennessy a alors accompagné l’engouement suscité par le cognac au début des années 2000 auprès des rappeurs américains pour « rajeunir » l’image du cognac, son packaging et son mode de consommation (en apéritif et en cocktail plutôt qu’en digestif) sur ce marché. Le cognac Rémy Martin a adopté une stratégie similaire en développant de nouveaux usages du cognac, en apéritif : le Frozen, un cocktail givré à base de cognac, et le Rémy Red, une liqueur de fruit au cognac. Depuis 2004, Isabelle Capron, directrice générale de Fauchon, a aussi choisi une logique de transgression pour renouveler l’image de la marque : « nous avons voulu renouer avec l’esprit d’avant-garde de la marque, dans le design, l’architecture, le packaging. En étant à l’opposé de la tradition37 ».
Griffes et croyances collectives
43« L’imposition de la griffe représente un cas exemplaire d’alchimie sociale, opération de transsubstantiation qui, sans rien changer de la nature physique du produit, en modifie radicalement la qualité sociale38 » : le pouvoir de la griffe est donc magique, car il donne une valeur symbolique au produit, en développant une croyance collective dans la qualité et en assurant la reconnaissance et le prestige de la marque, par la présence de sa signature sur le produit. Elle donne une autorité symbolique à la marque de luxe. Pour des produits de niche importés, dont la filière d’approvisionnement est particulièrement opaque, la marque apparaît comme une promesse de qualité et d’authenticité, qui justifie la différence de prix : ainsi, le kilo de caviar Petrossian coûte en moyenne 45 % plus cher qu’en grande surface39. Ainsi, sur le marché très confidentiel du caviar sauvage, la crédibilité des marques « Petrossian » et « Kaspia » garantit la fidélité des clients. Mais cette crédibilité repose uniquement sur la confiance des clients car ces marques ne communiquent pas sur l’origine géographique du caviar, mais sur la variété.
44Néanmoins, dans la majorité des cas, la « griffe » de luxe correspond davantage à une logique industrielle et financière, liée à un marché étendu, qu’à une logique familiale et artisanale correspondant à un marché restreint : « c’est la marque qui est désormais la réalité tandis que le produit est devenu signe40 ». Dès lors, la concurrence se fait entre Martell et Hennessy, entre Ruinart et Veuve-Clicquot, et non pas entre leurs produits. D’ailleurs, les grandes maisons de cognac et de champagne ne sont propriétaires que d’une petite partie des vignobles servant à l’élaboration des vins et des spiritueux de leur marque (à l’exception notable de la maison Bollinger en Champagne) : à titre d’exemple, les 180 hectares de la Maison Hennessy représentent moins de 1 % des quantités de raisins achetés aux 1 800 vignerons sous contrat avec eux41. Les producteurs qui approvisionnent les grandes marques de champagne et de cognac sont ainsi dans une position de force. Paradoxalement, pour ces marques complexes incorporant une appellation d’origine prestigieuse (« Champagne Veuve Clicquot », « Champagne Mumm », etc.), c’est le produit qui doit être rattaché au terroir, et non la marque, qui n’est pas nécessairement propriétaire des vignes servant à élaborer le produit de luxe.
45La signature d’une marque de luxe apparaît comme une promesse de qualité pour le produit alimentaire « griffé » et de distinction pour celui qui le consomme. Cette croyance collective est légitimée par la célébration de la tradition, par l’ancienneté de la marque de luxe dont les produits alimentaires s’inscrivent dans la continuité de son style et de son identité fondée sur le récit des origines, et par l’ancienneté d’un lien privilégié avec les puissants de ce monde.
46Nous avons vu dans ce chapitre que le luxe alimentaire français correspond à un marché fondé sur la recherche du produit bon et rare, dont l’opacité ne le rend accessible qu’à une clientèle « choisie » d’amateurs, prêts à payer le prix pour un supplément de plaisir et de distinction. Ces produits singuliers, caractérisés par leur valeur symbolique et par l’incertitude sur la qualité, conservent tout leur mystère quant à leur production ou leur fabrication, ce qui nécessite l’utilisation de dispositifs de connaissance personnels (sur un marché restreint comme celui des produits de niche) ou impersonnels (sur un marché étendu comme celui des produits de marque) pour que l’échange puisse s’effectuer. Le mystère de la production est un moyen de préserver l’authenticité et l’originalité du produit alimentaire de luxe ainsi que d’augmenter sa valeur symbolique et la part de plaisir et de rêve à laquelle sa consommation est associée. L’opacité de la production est enfin un élément de construction de la rareté du produit alimentaire de luxe. Mais cette opacité peut aussi être une menace pour ce marché en raison de l’ignorance de certains consommateurs d’une part, de l’attitude opportuniste de certains producteurs d’autre part.
47L’opacité de la production apparaît à la fois comme un élément de fabrication de la rareté et de l’originalité du produit alimentaire de luxe, mais aussi comme un élément structurant de ce marché qui repose sur la recherche de l’excellence qualitative. Celle-ci est mise en scène dans les lieux de commerce du luxe alimentaire français. un marché de produits singuliers
Notes de bas de page
1 De Villiers, Les costeaux ou les marquis friands, Paris, Gabriel Quinet, 1665.
2 Capatti A., « Le luxe sans marques dans la gastronomie », dans O. Assouly (dir.), Le luxe…, op. cit., p. 339-352.
3 Selon la Fédération française des trufficulteurs.
4 Le Sud-Est représente aujourd’hui près de 90 % de la production, le Vaucluse étant le premier département producteur.
5 La France, l’Espagne et l’Italie concentrent plus de 95 % de la production mondiale de truffes noires melanosporum. La production française représenterait autour de 50 % de la production mondiale.
6 Chatin A., La truffe, Paris, Baillère et Fils, 1892.
7 Armen Petrossian, entretien, mars 2008.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Dès la première moitié du xxe siècle, l’exode rural s’est traduit par un abandon de l’entretien des chênaies trufficoles. Dans la seconde moitié du xxe siècle, l’usage des produits phytosanitaires et des pesticides dans l’agriculture a été un facteur aggravant.
12 La pénurie de ressources est à l’origine de tensions géopolitiques entre les pays riverains : en 2009, l’absence d’accord entre eux a conduit à la suspension par la Cites de l’exportation de caviar d’origine sauvage. La convoitise des États riverains est motivée principalement par les gisements pétroliers, dont l’exploitation industrielle est à l’origine de pollutions. Néanmoins, la pénurie est davantage liée au braconnage, qui représente plus de 80 % du commerce de caviar d’origine sauvage.
13 L’augmentation globale du prix du caviar Petrossian est liée à la raréfaction de l’offre. On note également l’influence de la variation du taux de change (dollar) et de la conjoncture économique.
14 En 2006, Claude Damiani, secrétaire du syndicat des producteurs de truffes noires de Peyrins-Nord Drôme, nous a rapporté que l’administration fiscale ne connaissait en 2002 que 115 hectares de truffières dans son département alors qu’il estime cette surface à plus de 3 000 hectares.
15 Sur le premier marché aux truffes fraîches en France, les négociations entre producteurs et courtiers se font à l’arrière des voitures, où la balance du producteur est installée. La même opacité caractérise le marché aux truffes de Carpentras, alors que les transactions sont plus transparentes sur le marché aux truffes de Lalbenque.
16 Ardillier-Carras F., « Le caviar, perles noires d’Orient », La Géographie, no 1534, 2010, p. 26-29.
17 Ce n’est pas le cas de tous les grands chefs. Nombre d’entre eux restent attachés à l’utilisation du caviar osciètre, pour des raisons gustatives mais aussi pour la fonction sociale de ce produit de luxe. Bernard Pacaud, à l’Ambroisie, est sans doute l’un des chefs français les plus attachés à l’usage de cet ingrédient dans sa cuisine, avec des plats emblématiques comme son « escalopine de bar de ligne à l’émincé d’artichaut, caviar osciètre gold » ou encore son « aiguillette de bar au caviar osciètre gold », sans doute l’un des plats les plus riches en caviar osciètre de l’histoire de la grande restauration française.
18 « Un diamant noir, made in Australia », Le Figaro, 19 novembre 2008, p. 10.
19 L’exode rural, qui s’est traduit par l’abandon de l’entretien de chênaies trufficoles dès la première moitié du xxe siècle est un autre facteur d’explication important.
20 Code de la Propriété Intellectuelle, art. L. 711-2.
21 Lipovetsky G. et Roux E., « Marque de luxe : légitimité et identité », Le luxe éternel, op. cit., p. 158-177.
22 Au sens usuel, et non au sens juridique. La provenance d’un aliment est en soi une marque géographique, avant même l’apparition des appellations d’origine contrôlée, qui relèvent non pas du droit des marques, mais du droit de la propriété intellectuelle.
23 Csergo J., « L’émergence des cuisines régionales », dans J.-L. Flandrin et M. Montanari (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, p. 823-841.
24 L’arrêt Ducasse du 6 mai 2003 fait jurisprudence : Alain Ducasse n’a pas eu à céder à ses anciens associés ses droits patrimoniaux sur son nom, dont la notoriété est antérieure à la création de la société Alain Ducasse Diffusion.
25 Voir chapitre 4.
26 Ferguson P., « L’ostentation culinaire. Naissance d’un champ gastronomique », dans J. Dubois, P. Durand et Y. Winkin (dir.), Le symbolique et le social. La réception internationale de la pensée de Pierre Bourdieu, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Liège, Les Éditions de l’Université de Liège, 2005, p. 92-102.
27 Jeanneret Y., « Étiquette de vin et étiquette de table. Pouvoirs de l’écriture et figures de sociabilité », dans J.-J. Boutaud (dir.), L’imaginaire de la table…, op. cit., p. 79-106.
28 Entretien avec Gilles Marchal, directeur de la création de La Maison du Chocolat, février 2010.
29 Jean-Paul Aron a surnommé Robert Linxe, fondateur de La Maison du Chocolat, le « sorcier de la ganache » (chocolat fondu avec de la crème fleurette, avec un enrobage très fin).
30 Par exemple, la crème servant à la fabrication des ganaches vient exclusivement de l’entreprise L’Or des Près en Normandie.
31 Chossat V., « L’expertise de la qualité dans la grande cuisine : le rôle du guide gastronomique », Économie rurale, no 276, 2003, p. 25-36.
32 Cette hiérarchie vaut pour les restaurants les plus élitistes, représentant à peine 10 % des établissements référencés.
33 « Les coulisses du Michelin 2010 », Étoile, no 12, avril-mai 2010. Aux visites « officielles », qui ont lieu tous les deux ans, s’ajoutent les visites anonymes.
34 Gault-Millau 2008, p. 5.
35 À titre d’exemple, le Guide Michelin de New York était vendu à un peu plus de 100 000 exemplaires en 2006 (plus de 600 000 exemplaires vendus du célèbre guide rouge de la France), alors que le Guide Zagat de New York était vendu la même année à 650 000 exemplaires (Ferguson, 2008).
36 Cette carte montre une vision occidentalo-centrée de la grande restauration : 80 % des établissements classés dans ce palmarès parmi les 50 meilleurs restaurants du monde sont situés en Europe ou en Amérique du Nord. La prééminence de la France en matière de haute cuisine est contestée : elle totalise moins d’établissements classés que les États-Unis et à peine plus que l’Espagne et l’Italie, le monde anglo-saxon et l’Europe du Nord étant particulièrement bien représentés. Néanmoins, parmi les restaurants classés aux États-Unis, en Angleterre, en Finlande, en Afrique du Sud, à Singapour et au Japon, environ 50 % sont des restaurants de cuisine française ou d’inspiration française, avec des chefs français expatriés (Daniel Boulud, Éric Ripert, Claude Bosi, etc.) et des chefs étrangers (Yoshihiro Narisawa au Japon, Philippe Rochat en Suisse, Hans Välimäki en Finlande, etc.) revendiquant l’inspiration française de leur cuisine.
37 « Fauchon doit être l’ambassadeur de la culture culinaire française », Le Monde, 22 décembre 2009, p. 6.
38 Bourdieu P., « Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, no 1, 1975, p. 7-36.
39 Information fournie par la Maison Petrossian, mars 2008.
40 Karpik L., L’économie des singularités, op. cit., p. 198.
41 Jarrard K., Cognac, la saga d’un esprit, Paris, Le Croît Vif, 2007.
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