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    Plan détaillé Texte intégral La genèse du marché par variation des produits et des marques La lutte pour la vie dans un système de plus en plus concurrentiel Le marché entre sélection et segmentation Notes de bas de page

    Le biscuit et son marché

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Conclusion. L’évolution du marché français du biscuit depuis 1850

    p. 315-331

    Texte intégral La genèse du marché par variation des produits et des marques La lutte pour la vie dans un système de plus en plus concurrentiel Le marché entre sélection et segmentation Notes de bas de page

    Texte intégral

    1L’histoire des biscuitiers français offre la possibilité d’aborder la question des structures de ce marché du point de vue de leur évolution. L’usage d’un lexique d’inspiration darwinienne1 n’est pas rare dans le monde des affaires : le directeur du service des ventes d’Olibet affirme ainsi, en 1963 que

    L’évolution dans laquelle nous sommes est une arme à double tranchant, elle élimine les faibles sans pitié, par une sorte de sélection naturelle […]. Notre société va de l’avant, elle s’accroche à ce monde sans pitié qui n’exige que des vainqueurs.2

    2Pourtant, si les relations entre les entreprises résultent effectivement d’un jeu classique de compétition, on ne peut pas réduire leurs interactions à une perspective exclusivement sélective. La présentation des mécanismes du marché sous le seul angle de l’« évolution darwinienne » ne permet pas d’expliquer les coopérations recherchées entre les acteurs et entre les catégories d’acteurs. En réalité, le système du marché répond à des logiques de coopération autant que de compétition3. Depuis longtemps, les travaux sur la formation et l’évolution des fondements de la relation marchande ont avancé l’idée d’une construction sociale de la concurrence : « À la différence de la “lutte pour l’existence” qui régit la nature, la concurrence est une construction sociale reposant sur l’action collective qui sanctionne moralement, économiquement et physiquement4. » Chaque protagoniste (producteur, distributeur, consommateur) s’insère du mieux qu’il peut dans le mécanisme du marché en vertu d’un mode de fonctionnement que certains auteurs ont abordé de manière systémique5. L’histoire du marché français du biscuit peut aider à dégager les grandes lignes de ce jeu complexe. Elle débute avec la genèse du marché du biscuit industriel et la substitution du biscuit fantaisie au biscuit de mer traditionnel. La tentative d’adaptation des entreprises dans un environnement de coopération et de compétition entre les acteurs suit la création du marché. Nous pouvons enfin tenter de fournir une explication au processus de sélection par exclusion de la première génération d’acteurs, au moment où le marché entame un processus de segmentation.

    La genèse du marché par variation des produits et des marques

    3Le véritable élan procuré à l’activité biscuitière s’inscrit au coeur de la seconde industrialisation, avec les années 1880. Avant LU et Pernot, Olibet prend son essor avec la mécanisation à vapeur du processus de fabrication et le travail en usine. Même s’il ne peut pas encore être qualifié de massif, ce changement annonce le taylorisme. Il permet d’abaisser le prix de revient des biscuits et enclenche un mouvement continu de démocratisation, après la multiplication des pâtissiers artisanaux dans la première moitié du siècle. Comme Guillout, leur prédécesseur parisien opérant à partir du Second Empire, les premières marques françaises profitent de l’émergence d’une société urbaine de consommation pour offrir à un public grandissant des produits relativement plus abordables. Sans surprise, la domination du marché repose, dès cette époque, sur l’élargissement des séries. Les progrès techniques sont tributaires d’équipements importés de l’étranger, donc directement accessibles à tous les fabricants continentaux à partir d’un petit nombre de fournisseurs britanniques. Grâce à des gains de productivité opérés au moyen des techniques importées et avec la vogue des biscuits « anglais », Olibet et LU répandent le biscuit fantaisie auprès de la classe moyenne en expansion. Le ressort de la commercialisation du produit repose sur la diffusion de la qualité. Mieux que Guillout, Olibet sait offrir ses biscuits non plus simplement aux Parisiens mais à (presque) tous les Français. L’implantation de ses usines à des nœuds de communication stratégiques du territoire national en bords de Seine à Suresnes ou près des axes ferroviaires à Talence et à Tassin-la-Demi-Lune lui permet de se présenter comme la « Première marque française ». Le slogan désigne le premier fabricant-annonceur ayant essayé d’unifier le marché national du biscuit. En bref, la réussite de la première génération d’opérateurs repose sur une démarche conjointe mais paradoxale de débanalisation du biscuit « de mer » et de démocratisation du biscuit « fantaisie ».

    4Dès l’origine, les biscuitiers industriels tournent le dos à la fabrication de produits banals pour mieux répondre à la demande croissante en produits « de luxe ». Les gens de marketing ont l’habitude d’affirmer que « le principal objectif est de créer une catégorie dans laquelle on est le premier6 ». Avant ses concurrents et mieux que Guillout, Olibet se présente comme le créateur de la nouvelle catégorie de consommation du « biscuit de luxe » en France. Dès ses débuts, il mise sur la nouveauté du produit pour s’introduire le premier dans l’esprit des consommateurs. La communication de la « Première marque française » consiste à se présenter comme étant à l’origine du marché français de la biscuiterie fine dans sa plus large expression. Nous avons déjà insisté sur la tonalité du discours de la marque, l’usage des couleurs nationales ou la reproduction des symboles français (le coq) et parisiens (la Tour Eiffel ou les armes de Paris). Une autre preuve de cette capacité à consolider son leadership provient peut-être du rachat de son devancier Guillout, parachevé avec l’annexion définitive de la vieille marque parisienne en 1933. Cette course à la légitimité passe d’autre part par une reconnaissance de la qualité supérieure du produit. En matière de biens de consommation, le xixe siècle représente l’époque fondatrice d’une vision qui va pour longtemps rester focalisée sur une définition matérielle de la qualité : les impératifs industriels sont prédominants et la qualité du produit final reste l’argument de vente par excellence. Comme les autres fabricants-annonceurs, LU et Olibet mettent en place une véritable stratégie de garantie de la qualité consistant à emballer elles-mêmes, à étiqueter sous leur propre nom et à vanter les mérites du produit. La réclame insiste sur le nombre et la distinction des médailles obtenues lors des différentes expositions. Pourtant, la domination du marché du biscuit ne peut s’expliquer par la seule propagande publicitaire.

    5Dès les premières années de son activité, Lefèvre-Utile rencontre des difficultés pour répondre à la demande. Nous ne disposons pas du détail des ventes d’Olibet à ses débuts, mais il n’y a aucune raison de penser qu’elles aient été moins dynamiques que celles de son confrère. Pourtant, Olibet l’emporte par l’audace de sa politique d’extension quantitative et spatiale de « sa » catégorie. Elle est la première firme transformée en société anonyme à avoir été introduite à la bourse de Paris en vue de développer un réseau d’usines à l’échelle du pays. Dans les mêmes années 1880-1890, Louis Lefèvre-Utile reste un « pur » breton quand il décline les propositions d’implantation en région parisienne. Il ne se donne pas les moyens d’accompagner la constitution d’un marché national des biens de consommation, fondé sur une demande apparemment sans limite et la dilatation du réseau ferré français7. L’extension du marché ne se fait toutefois pas de manière systématique, en tâche d’huile. Dans le cas d’Olibet, la conquête du marché national semble s’être opérée de façon rapide et continue dans un premier temps, avant de se scinder dans un second temps. Dans le centre-est du pays par exemple, la diffusion de la « Première marque française » précède la diffusion de la marque dijonnaise Pernot. La tentative d’Olibet d’unifier le marché national dès les années 1880 ne peut donc être considérée comme un succès total, même si la marque conserve une forme de leadership jusqu’aux années 1920. Après la fermeture du site lyonnais de Tassin-la-Demi-Lune au milieu des années 1890, le leader conserve deux importantes usines en France à Suresnes et à Talence. Pernot semble avoir réussi à bouter Olibet hors de « son » marché régional, avant l’unification définitive du marché national… et le rachat de Pernot par Olibet, en 1963. La marque Olibet a ainsi pu se répandre un temps au niveau du pays, en l’absence de véritable concurrent, mais le marché national du biscuit reste pour l’essentiel une abstraction, tant il est fragmenté8. La catégorie du biscuit de luxe parvient à s’étendre à l’ensemble du territoire métropolitain mais sous une infinité de marques, en fonction des aires de diffusion fixées par la contrainte des moyens de transports et de la géographie du goût.

    6Au début du xxe siècle, les principales biscuiteries françaises sont donc fixées de manière durable. Comment déterminer ce qui a commandé leur localisation ? Est-ce l’importance du marché de consommation urbain en aval de la production ou la tradition technique associée au biscuit de mer en amont ? L’apparition d’Olibet à Bordeaux, de LU à Nantes ou de Vendroux à Calais plaide pour une logique littorale. Quand le jury de l’Exposition universelle parisienne de 1878 mentionne les usines de Talence et Calais comme étant dignes d’un grand avenir9, il paraît probable que la proximité des deux villes avec les îles britanniques a constitué une aménité décisive. Comme en Angleterre, la présence de l’activité portuaire a également pu amener les biscuitiers à « détourner » un équipement industriel utilisé jusqu’alors dans la marine vers la fourniture de biscuit fantaisie aux citadins. Dans le cas d’Olibet, nous avons également pu noter que la présence du port a constitué un débouché précoce… vers le Royaume-Uni. La piste du pouvoir d’achat reste pourtant la plus solide en matière d’implantation des usines. Après Talence, les sites industriels d’Olibet n’ont pas été établis dans des ports (maritimes) mais au plus près des concentrations parisiennes, lyonnaises ou basques-espagnoles. La situation continentale du Dijonnais Pernot ne l’empêche pas de se présenter comme un opérateur de premier plan lors de l’Exposition universelle parisienne en 1900. Nous constatons surtout le dynamisme de l’agglomération parisienne en matière de création de biscuiteries avec des acteurs aussi sérieux que Guillout, L’Alsacienne, Belin ou Gondolo. Dans l’entre-deux-guerres, Huntley & Palmers et la BN choisissent respectivement La Courneuve et Compiègne pour aménager leurs nouveaux sites de production.

    7Au moins autant que dans le nombre ou la localisation des usines, l’enjeu de la compétition réside dans la maîtrise des règles d’organisation du marché. Nous avons déjà souligné l’importance, pour ce type d’industrie, des capacités organisationnelles portant sur la maîtrise de la vente de produits emballés vendus sous marque. Alfred Chandler10 suggère que de telles capacités organisationnelles pourraient jouer un rôle similaire à celui de la technique dans l’acquisition de positions dominantes. La stratégie de marque du fabricant trouve sa première fonction dans la défense de la catégorie la plus large possible de produit : elle lui permet de vendre plus, plus cher, plus loin et plus longtemps. Dans un environnement perçu comme instable, voire hostile avec la montée en puissance de la concurrence, la marque se présente comme un artifice capable de rendre les affaires plus sûres. Elle dote le fabricant d’un moyen formel de maîtriser le marché et de diminuer les aléas de la compétition. Autour de cet artefact, la relation commerciale s’équilibre entre les principaux acteurs du marché : le producteur, le distributeur et le consommateur. Du point de vue de son bénéficiaire, la marque de fabricant constitue une interface avec les autres partenaires. En s’adressant au distributeur, elle doit faire la preuve de son aptitude à séduire et à baliser le chemin du consommateur, pour lequel elle constitue un repère vers le produit. Elle peut également éviter une trop forte dépendance vis-à-vis des grossistes. Dans le même temps, elle participe au contournement de l’entrave constituée par la présence du détaillant dans la relation du fabricant avec le consommateur. L’ambition pour le fabricant de conserver la maîtrise du lien marchand s’explique en effet par la perte du rapport direct avec le consommateur avec l’extension des affaires. Comme « vendeurs silencieux11 », la marque ou l’emballage doivent rééquilibrer le rapport de force du fabricant avec le distributeur.

    8Dans un environnement de plus en plus compétitif, le maintien de sa sécurité consiste pour l’industriel à éliminer le risque lié à une concurrence jugée trop radicale, sur les tarifs. Susan Strasser a rapporté la rhétorique de fabricants américains insistant dans les magazines professionnels sur le fait que « La réduction de prix est une sorte de débauchage commercial qui repose sur la doctrine sans scrupule de la survie du plus apte12 [en 1910]. » En s’appuyant sur un signe qui suscite la fidélité du client et du consommateur, l’industriel tente ainsi de résister à l’« horreur économique » consistant à n’avoir de considération que pour la quantité et le prix13. Dans cette optique d’inspiration colbertiste, la politique de marque se cristallise dans l’établissement d’un prix fixe de vente au consommateur. L’instauration d’une politique de marque doit permettre au fabricant de déroger à la fixation du prix par la loi du marché, mais son existence au sein de relations d’une totale ambivalence entre les différents acteurs entraîne d’incontournables tensions systémiques. Dans le cadre du jeu subtil de la marque, le distributeur et le fabricant s’engagent dans un échange de fidélité mutuelle de tonalité quasi-anthropologique. Le but de chacun des acteurs consiste à créer des liens de dépendance avec les autres protagonistes, au sein d’un jeu d’influence où la comparaison avec les notions antiques de patronage14 n’est pas injustifiée. Les cadeaux tels que les chromolithographies ou les échantillons permettaient ainsi aux fabricants d’impulser un patronage continuel, dans un assortiment complexe fait de liens d’allégeance autant que d’arrogance.

    9La diffusion du « four à chaîne » entraîne une prolifération des fabricants de biscuits industriels. Comme nous l’avons vu, plusieurs contremaîtres issus de grandes biscuiteries installent de petits ateliers avec les membres de leur famille, profitant de la facilité des affaires en période de prospérité. Les nouveaux venus s’installent de préférence dans des contrées éloignées des premières biscuiteries si bien que la répartition géographique des fabriques tend à s’uniformiser. La multiplication des affaires conduit à l’émergence de nouvelles marques et à la division de la catégorie dans un nombre toujours plus grand de produits. La création de marque et la réclame sont d’autant plus nécessaires que les biscuits sont loin d’être des biens de première nécessité. D’autres facteurs favorables s’ajoutent, tels que la baisse du prix de revient du matériel publicitaire ou la hausse du pouvoir d’achat. La multiplication des fabricants est également liée à l’abaissement des barrières d’accès aux possibilités d’équipement en machines. Nous savons que les fournisseurs de matériel laissaient le temps nécessaire à leur client pour régler leur achat15. Enfin, la concurrence commerciale est d’autant plus décisive qu’aucune percée technologique ne vient rompre l’équilibre compétitif entre les firmes : toutes restent tributaires des mêmes fournisseurs de matériel.

    10Étant donné l’impossibilité de rester maître de la totalité de la catégorie du biscuit fin, les leaders doivent rechercher une sécurité durable dans la mise en marché d’un roulement continu de variétés. Toute catégorie ayant vocation à se diviser, les opérateurs doivent, s’ils veulent conserver leur avantage comparatif, rester créatifs. Or, la biscuiterie dispose dans ce domaine de possibilités de variations, donc de distinctions quasi illimitées. En l’absence de véritables études de marché, les « nouveautés » découlent d’une logique empirique d’« essais et erreurs », un processus de mutations aléatoires à l’origine d’une diversification vertigineuse de l’offre. Comme les stratégies R et K dans la nature16, les marques sont contraintes à une forte créativité afin de compenser les faibles chances de survie rencontrées durant la période de fragmentation du marché. Par la suite, avec l’augmentation des coûts d’études et de lancement, les entreprises matures sont amenées à restreindre leur fécondité pour développer un moindre nombre de produits. Avec le catalogue démesuré de ses articles, la direction d’Olibet ne veut laisser aucune possibilité à ses concurrents de transformer leurs produits en spécialités. C’est ce qui l’amène à adopter une stratégie d’« offre totale » donnant au client l’opportunité de trouver chez un même fournisseur l’intégralité des variétés françaises et même régionales ou européennes. Cette caractéristique s’explique également par la recherche de l’exclusivité du lien entre le fabricant et « ses » distributeurs. Dans ces conditions, les variations les mieux adaptées au marché survivent et sont finalement imitées par les concurrents. Les produits les plus courants deviennent alors des « classiques » quand les moins recherchés ont vocation à être éliminés ou « oublié ».

    11La dialectique entre la catégorie du produit et ses variations, entre le volume de produit classique et la qualité distinctive des spécialités constitue le moteur de la concurrence dans une course perpétuelle à la valeur ajoutée et au profit. Chaque fabricant espère créer une spécialité à laquelle il attache son nom pour la transformer en catégorie. Il cherchera par la suite à étendre cette catégorie dans l’espace et dans le temps tout en la protégeant sous un nom déposé17. Pourtant, la quête de distinction s’avère être une course sans fin dans la mesure où toute réussite commerciale a vocation à être imitée. L’histoire de LU et d’Olibet montre avec quelle rapidité le succès rencontré par un article peut inspirer les concurrents. La direction d’Olibet a cherché à défendre l’entrée de sa catégorie au moyen de codes immatériels destinés à lui conserver la domination du marché. Ainsi le procès engagé contre LU peut-il être interprété comme une réaction défensive contre un intrus devenu trop ambitieux. De son côté, LU répond à la sentence du tribunal de Bordeaux par l’ajout de l’adjectif « véritable » à Petit Beurre, après le refus par la justice de reconnaître le bien fondé de ses prétentions à l’exclusivité du nom… commun.

    12La résistance à la « loi darwinienne du marché » repose enfin sur une politique protectionniste de coopération entre industriels. Sa justification repose sur la communauté d’intérêt entre producteurs, face aux distributeurs – ou aux consommateurs. Il ne faut donc pas voir dans les relations commerciales une logique de « pure » compétition à tous les niveaux. La stratégie d’entente sur les prix des articles classiques est aussi décisive que la concurence sur le volume ou la qualité. La notion d’oligopole utilisée par Alfred Chandler ou Robert Fitzgerald est surtout valable entre membres d’une même génération d’acteurs ; elle ne semble pas être aussi pertinente quand deux générations d’opérateurs s’affrontent. C’est ainsi que l’effet de « mare aux poissons » entre acteurs d’une même génération cherchant une sécurité à court terme, peut représenter un risque à plus long terme. L’« échappée » offensive d’un concurrent sur les prix peut se révéler victorieuse là où elle donne naissance à une nouvelle génération de marques. D’autre part, les membres de l’oligopole d’une même génération ayant tendance à s’imiter au fil du temps, perdent en visibilité et en distinction. Le style, les méthodes et les réseaux de vente si typiques de la première génération de marques lui confèrent du même coup une culture qui peut s’avérer être un handicap à long terme. Inspirés par une même vision et forts de leur expérience sur un marché de vendeurs, Olibet et LU restent dominés par la croyance selon laquelle il y aura toujours un débouché pour les meilleurs produits18. Les deux confrères continuaient de croire dans les années 1920 que le succès repose sur la commercialisation des articles de la plus haute qualité qu’eux-mêmes se jugeaient capables de faire.

    La lutte pour la vie dans un système de plus en plus concurrentiel

    13Alors que la tendance favorable de la demande continuait de soutenir les ventes, le système du marché semblait s’être stabilisé autour de la relation privilégiée établie entre un oligopole de producteurs et le réseau des petits détaillants. Mais un premier tournant dans l’évolution du marché du biscuit intervient dans l’entre-deux-guerres. Avec les premières graves perturbations infligées par la dépression des années 1930 à l’ancien système de commercialisation des biens de consommation, le changement de modèle économique s’opère de façon beaucoup plus nette. Les différentes sécurités mises en place au cours des années montrent leurs limites. Plus que jamais, le concept de lutte pour la vie et même la survie s’impose entre deux générations d’acteurs en lice. La vision du marché ayant donné naissance à la première génération d’acteur est de plus en plus qualifiée de « malthusienne » face à la montée en puissance d’une conception fordienne des affaires. Les nouveaux venus ne sont certes pas les premiers à jouer sur les prix. La première percée de LU reposait sur une tactique de réduction de ses prix de vente, en vue de forcer les positions d’un adversaire considéré comme hégémonique. Mais l’argument du prix trouve ses limites chez LU dans la participation du Nantais aux négociations tarifaires entre professionnels. La tonalité culturelle de la réclame et le positionnement haut de gamme de la marque n’ont, comme on l’a vu, rien de très différent entre LU et Olibet. Au contraire de la première, la deuxième génération d’acteurs associe la stratégie de marque à un positionnement plus populaire. La démarche de LU consistant à copier le leader en se présentant comme meilleur n’a jamais connu le succès espéré, la domination du marché. En effet, le déclin d’Olibet ne profite pas à son « meilleur concurrent » mais à de nouveaux venus. L’alternative à la Demi-Lune ne réside pas dans le Petit Beurre de LU mais dans le Petit Extra de Brun (le Petit Brun Extra), éventuellement dans le Casse-Croûte de la Biscuiterie nantaise ou le Balto de Gondolo. Nous avons montré que Brun respectait les codes imposés par la première génération, en ce qui concerne le Petit Brun Extra. Pourtant, loin de s’acharner à imiter leurs prédécesseurs, les représentants de cette deuxième génération de marques viennent se poser en « prédateurs » dotés de produits à bas coût. De manière offensive, leur objectif consiste à « donner plus » d’un produit déjà reconnu (le « faux Petit Beurre ») pour le même prix. Après l’approvisionnement des classes moyennes par Olibet, LU ou Pernot, les BN, Brun ou Gondolo étendent la consommation de biscuit aux catégories populaires. En débordant la première sur le champ social, la deuxième génération d’acteur parvient à ravir le leadership de la catégorie. Elle réussit le tour de force de construire des marques populaires de biscuits alors que le biscuit populaire n’existait pas ou du moins ne bénéficiait pas jusqu’alors de marque reconnue.

    14La réponse de la première génération d’acteurs au changement de paradigme aurait pu consister dans des investissements productifs et immatériels de nature à convertir leurs marques à la logique productiviste. Cette réaction se profile chez LU, Pernot ou Olibet mais elle est tardive et imparfaite. Dans un premier temps, nous assistons avec les années 1920 à une dispersion d’investissements à l’efficacité opérationnelle décevante. En 1919, l’ancienne maison Pernot rachète la non moins ancienne usine des biscuits Georges à Courbevoie, mais ce qui aurait pu constituer le fer de lance d’une percée au cœur du principal marché français est transféré avant 1933 à Dijon. Après avoir décliné l’offre qui lui est faite dans les années 1890 de s’implanter en région parisienne, LU rachète en 1926 une laiterie-beurrerie près de Rennes, ainsi qu’une forêt pour le bois de ses caisses. Louis Lefèvre-Utile souhaite ainsi conforter la qualité des ingrédients et du produit fini. Enfin, avec l’annexion définitive de Guillout par Olibet en 1933, la première génération d’opérateurs finit tout simplement par se « cannibaliser », sans que cela ne débouche sur un véritable essor des ventes.

    15Il faut attendre les années 1940 pour voir les principaux fabricants de biscuits s’engager définitivement dans des logiques d’investissement industriel. Même si certains fabricants n’ont pas attendu la fin du conflit pour se moderniser, la course aux équipements s’accélère vers 1947 avec le déblocage des fonds de reconstruction. Dans le cadre du contrôle des prix par l’administration, les gains de productivité apparaissent être la seule voie possible d’une restauration de la rentabilité de l’activité industrielle. La recherche des économies d’échelle passe d’abord par la mise en place d’un processus taylorien de profit par le volume. Il s’appuie depuis l’avant-guerre sur une nouvelle génération de matériel : le four en continu. Comme ses confrères, le nouveau leader L’Alsacienne (à partir de 1954) profite d’une politique d’investissements soutenus, mais cela ne l’empêche pas de connaître des problèmes de délais jusqu’à l’inauguration de son usine de Calais, en 1959. Belin s’agrandit et se modernise à Château-Thierry en 1961, avant que la BN ne quitte définitivement le centre de Nantes en 1965. Menacée de faillite, Olibet aurait sans doute disparu sans le nouvel élan fourni par les commandes de guerre et sa conversion aux logiques tayloriennes. Les investissements productifs opérés au cours de la Seconde Guerre mondiale à Talence manifestent toute leur ampleur avec le retour graduel à « la normale », dans les années de la reconstruction (au sens large, 1945-1954). Avec le retour de la prospérité, la relance d’Olibet permet au vieux biscuitier bordelais de profiter à plein de l’adaptation de l’affaire au nouveau modèle économique. Presque quarante ans après la mise en place des premières démarches productivistes de la biscuiterie française, Jean Barjolle exprime sa perception de l’avenir de la profession : « ceux qui gagneront seront ceux qui auront les meilleurs prix de revient par le jeu des séries : qu’il s’agisse du plan industriel, du plan commercial, du plan administratif19… »

    16Comme Alfred Sauvy l’avait prédit, l’engagement de l’industrie dans la production de masse ne peut s’effectuer sans une transformation en profondeur des structures et des méthodes du commerce : on ne peut plus « vendre au compte-gouttes » ce que l’on produit en série20. Pourtant, si toute la profession a compris l’avantage de la production de masse, tous les biscuitiers n’ont pas anticipé la mutation opérée par la grande distribution. Les difficultés rencontrées tiennent aux blocages engendrés par des synergies depuis trop longtemps développées avec le petit commerce. Michael Porter21 a expliqué que le premier entrant dans un réseau de distribution a la possibilité d’« accéder à un canal de distribution privilégié ». Fort de cette prime au premier accédant, la première génération d’opérateurs bénéficie de positions fortes auprès des détaillants de la petite et moyenne distribution. Par-delà l’aide mutuelle consistant dans l’association régulière de deux partenaires, nous pouvons nous risquer à évoquer un problème de symbiose entre les deux types d’acteurs. La symbiose représente la forme la plus intime de solidarité puisqu’aucun des protagonistes bénéficiant des avantages réciproques ne pourraient subsister sans cette union. Nous pouvons en effet constater une proximité d’intérêt mais également de destin entre la première génération de fabricants et les petits détaillants. Certains auteurs22 ont d’abord voulu voir dans la marque un instrument de pression du fabricant sur le commerçant, mais une démarche construite de manière hostile au distributeur était pour le moins délicate à mettre en œuvre. Pour ce que nous avons pu constater, la marque a surtout servi les intérêts conjoints du fabricant et du (petit) distributeur. Sans doute l’entente entre les fabricants de la première génération et les petits détaillants a-t-elle été perçue comme une sécurité supplémentaire dans le cadre de la concurrence horizontale entre producteurs.

    17À terme, la symbiose entre producteurs et petits distributeurs s’avère constituer un handicap, à partir du moment où se développent de nouvelles formes de distribution, à la fin des années 1950. Jean Barjolle connaît mieux que quiconque le sort réservé par les épiciers aux fabricants ayant cédé à la grande distribution : le boycott. Dans ces conditions, l’arbitrage opéré par Olibet en faveur du refus de vente contre Leclerc va dans le sens de la défense des intérêts partagés avec la clientèle traditionnelle. Mais les effets artificiellement favorables de cette position ne sont que la traduction éphémère d’un combat d’arrière-garde. L’action de Barjolle en 1960 n’est pas sans rappeler celle de son prédécesseur américain Kellogg’s pour la défense des prix fixes… en 191523. Cette tactique s’avère payante pendant un temps, mais ses retombées financières positives ne s’étendent pas au-delà du milieu des années 1960. Aux commandes de biscuits de guerre durant le conflit en Algérie, succède l’afflux d’une masse d’ordres contractés par des petits détaillants effrayés par l’émergence de la grande distribution. Pourtant, l’embellie des comptes liée aux faveurs du petit commerce envers la vieille biscuiterie conduit à une impasse. Le sursaut opéré entre 1954 et 1965 peut ainsi être interprété comme le chant du cygne d’Olibet. Quant au consommateur, il paraît avoir été « oublié24 » dans cette relation puisque l’essentiel des gains de productivité se partage entre le fabricant et le distributeur. Dans un certain sens, Olibet ne survit pas à la montée en puissance du consommateur, dans le cadre de l’émergence d’une société de consommation à l’anglo-saxonne où, du moins en théorie, « le client est roi ». Malgré la réussite de son entrée en hypermarchés au tournant des années 1970, la maison bordelaise ne parvient pas à redresser ses comptes, alourdis par les conséquences financières de sa croissance externe. Sa tentative de sortie de crise tourne court du fait de son incapacité à répondre simultanément aux exigences tarifaires de la grande distribution et aux traites de ses créanciers. La « Belle Époque » d’Olibet s’est bel et bien achevée dans les années 1920.

    Le marché entre sélection et segmentation

    18Le renversement de situation ayant finalement eu raison de toute une génération d’acteurs se situe au moment de la circulaire Fontanet, en 1960. Destinée à spécifier les conditions d’applications de la loi de 1958 qui interdit le refus de vente et les prix imposés, la circulaire gouvernementale a une incidence déterminante sur l’évolution des relations entre distributeurs et producteurs. Les industriels n’ont désormais plus aucun moyen de faire face au « démon de la substitution ». Pour survivre, ils sont contraints de s’entendre et éventuellement de se regrouper. Le PDG d’Olibet ne dissocie pas le jeu de l’évolution du souci de sécurité quand il affirme rechercher de « la puissance et de la dimension à n’importe quel prix car nous n’avons pas encore atteint la zone de sécurité25 ». Sa tentative de regroupement industriel autonome constitue une stratégie orgueilleuse. La vieille maison bordelaise cède sans doute à son inclination à l’immodestie quand elle annonce que : « La concentration industrielle n’est pas le fait des faibles pour ceux qui la provoquent26. » Effectivement, Olibet a sans doute été la plus rapide à réagir au « défi américain ». Les achats successifs du Lorrain Bislor et du Bourguignon Pernot, en 1962 et 1963, ont pour objectif de s’imposer de nouveau comme leader, avant que les Américains aient eu le temps de s’organiser ou que les biscuitiers locaux aient pu se regrouper. L’expansion commerciale du tournant des années 1960 a sans doute redonné de l’assurance à la direction, confiante dans des « possibilités nouvelles qu’aucun d’entre nous n’imaginait il y a trois ou quatre ans27 ». Avec le succès, Jean Barjolle gaspille cependant ses disponibilités financières en achetant Bislor et Pernot, en un dysfonctionnement stratégique classique en histoire d’entreprise, quand la fièvre de la croissance externe et du gain immédiat de parts de marché empêche de se concentrer sur une croissance organique plus durablement rentable en termes de productivité et de marges de production.

    19Parallèlement à sa tentative de regroupement autonome, la direction d’Olibet veut organiser la riposte du secteur de l’alimentation face à la distribution intégrée. Lancé de manière conjointe par Olibet, Milliat Frères et Gervais, le CERPAC (Centre d’études et de recherches sur les produits alimentaires conditionnés) constitue l’un des premiers jalons d’une politique de concentration dans le secteur de l’agro-alimentaire français28. Cette association devait servir de cadre de discussion et de diffusion des méthodes du marketing entre fabricants de l’agroalimentaire français. Elle a aussi pu servir de forum pour des rencontres entre dirigeants d’entreprises amenées par la suite à se regrouper29. Des acteurs de premier plan devaient rejoindre le CERPAC : Danone, Morey, Saupiquet et St Mamet. Avec la fusion de Gervais et Danone en 1967, apparaît le noyau d’un futur groupe agroalimentaire français de dimension européenne et mondiale. Cependant, Olibet reste isolée et sa taille s’avère être un handicap de plus en plus problématique. En effet, la taille critique n’est pas seulement la mesure du succès mais un facteur clé du succès. Grâce à sa taille, une entreprise industrielle peut plus aisément s’adapter à l’évolution des conditions d’exercice du marché. Elle peut consacrer ses gains de productivité à la mise en place d’études de marché et à la création de nouvelles variétés adaptées à la demande des consommateurs. La taille confère un avantage concurrentiel aux marques dominantes, expliquant à son tour leur meilleure rentabilité. Seul le rachat de la biscuiterie fondée par Georges Brossard à Saint-Jean-d’Angély par Pillsbury en 1968 peut expliquer l’introduction de « Papy » Brossard à la télévision. La BN fait de la réclame télévisée à partir de 1972, après son rachat par les Américains. En clair, seule la taille permet aux industriels de résister à la montée en puissance de la distribution intégrée et à l’interdiction qui leur est faite d’imposer leurs prix aux consommateurs. Seule la concentration leur permet de résister à la politique anti-inflationniste du gouvernement et à la hausse des salaires – donc à la réduction de leurs marges. La massification des fabrications devient inéluctable. Le relatif enclavement du territoire, qui préservait de nombreuses usines ayant pour seule vocation la desserte de réseaux régionaux de grossistes et de détaillants, disparaît au profit de l’unification d’un vaste marché, organisé à l’échelle du pays, voire de régions européennes.

    20Cette stratégie généralisée de concentration capitalistique ne se traduit pas par la recherche exclusive des économies d’échelles, car l’offre s’avère de plus en plus diversifiée avec l’élargissement des linéaires en grandes surfaces. Comme au temps de la fragmentation du marché, le but du fabricant consiste à créer une variété qu’il transformera en catégorie pour en exploiter toutes les possibilités financières avant qu’elle ne se banalise. En effet, avec la saturation du marché en produits classiques de plus en plus banalisés (pensons au Casse-Croûte, devenu synonyme de « biscuit pour chien »), la reconquête de l’avantage commercial passe par la segmentation du marché. Le principe de la segmentation repose sur le fait de s’adresser aux consommateurs en tenant compte avant tout de leur identité, et non plus de celle du produit. Les professionnels de la commercialisation se préoccuperont désormais de considérations d’ordre démographique (âge, revenus, éducation) et socioculturelles (styles de vie) pour diviser le marché en segments susceptibles de procurer un avantage concurrentiel. Ces segments doivent être suffisamment étendus pour rendre possible des économies d’échelles, mais l’effort de l’industriel en direction des consommateurs ne se concentre plus prioritairement sur la masse. Contrairement à l’ère fordiste, le but recherché n’est pas de réaliser des économies d’échelle, mais de s’assurer la liberté de moduler les tarifs : le prix de chaque produit n’est plus fixé en fonction des coûts de production mais de la valeur particulière que tel segment du marché lui confère. Au cours de la phase d’unification, les produits universels mis en marché par la seconde génération de marques étaient en quelque sorte immuables. Comme le Coca-Cola, le Petit Extra peut être considéré comme une référence universelle. À partir de la phase de segmentation dans les années 1960 et surtout 1970, ces produits sont attaqués par de nouveaux articles issus d’une démarche de débanalisation et de valorisation, comme l’illustre l’exemple du « BILObill, Le biscuit Jeune pour les Jeunes » d’Olibet.

    21L’observation du marché montre que seules les plus grandes entreprises sont capables d’offrir à la fois la variété et le prix réclamés par la grande distribution. Elles seules ont les moyens de créer des marques de troisième génération. Il ne faut pas voir dans ce processus créatif autre chose que l’application de la « dialectique du conformisme et de l’originalité. […] La logique fondamentale, c’est celle de la différenciation/personnalisation30 », de la catégorie et de la variation. Les produits et les marques ayant tendance à se banaliser sous l’action du temps, l’industriel doit, s’il veut contrecarrer ce processus de « vieillissement » immatériel, constamment investir dans un mécanisme inverse de « distinction ». Pour reprendre les termes du sociologue Pierre Bourdieu, une marque doit pour exister ne pas oublier qu’« Exister […], c’est différer, être différent31. » Comme l’aurait exprimé en d’autres termes le psychologue du développement, Jean Piaget, la marque-produit « se pose en s’opposant ». La troisième génération de marques présente des points communs avec les nombreuses variétés de l’époque de la fragmentation du marché – jusqu’aux années 1920. Cependant, le nom de la variété du produit (la spécialité) n’est plus interchangeable, comme ce fut le cas aux débuts de la biscuiterie industrielle32. Avec la nouvelle phase de segmentation, les variétés deviennent de véritables marque-produits dont les noms concentrent l’investissement en communication. Tel est par exemple le cas de Pépito, lancé par Belin en 1963. Les investissements nécessaires pour « exister » sont cependant de plus en plus lourds et de moins en moins tangibles, à mesure que le marché se sature d’articles non-essentiels. À force de distinction, certains « biscuits » s’éloignent de leur catégorie originelle pour se rapprocher de la pâtisserie ou de la chocolaterie. D’un point de vue immatériel, les « créatifs » développent une tendance à la personnalisation croissante de la marque-produit, aboutissant à ce que le publicitaire Jacques Séguéla nomme la « star-stratégie33 ». En 1983, LU n’hésite pas à ressusciter le fils de Firmin Bouisset pour créer le Petit Écolier, une tablette de chocolat posée sur un Petit Beurre. La nouvelle marque-produit de LU bénéficie d’une publicité à la télévision dès 1985. Nous ne revenons pas sur les créations des années 1980 en matière de marques-produits, par exemple issus du centre de recherche et de formation ouvert par Belin à Château-Thierry en 1973, baptisé International Training and Research Center.

    22Au final, l’unification du marché ne profite qu’à un nombre limité d’entreprises qui entrent en compétition pour la maîtrise du fonctionnement du marché. Les autres opérateurs sont conduits à développer des stratégies dominées s’inscrivant dans les espaces délaissés par les maîtres du jeu. Ces acteurs anonymes sont soumis à la concurrence tarifaire et à la pression que peut exercer sur eux la grande distribution, en raison de leur interchangeabilité. Pour ces derniers, il ne reste pas d’autre option que fournir en masse du produit, par exemple sous marque de distributeur. Une politique de communication s’avère désormais inutile, comme la direction d’Olibet le constate à ses dépens avec la dernière campagne publicitaire associée à l’image de Tintin, en 1976. En réalité, c’est toute une génération de biscuitiers qui s’effondre avec la crise de mutation des années 1970. Comment ne pas constater en effet la simultanéité de la fermeture d’Olibet avec celle de Pernot en 1974 ou la fin de Huntley & Palmers en 1976 ? Chez LU, le dernier dirigeant familial assiste, après avoir perdu la majorité en 1968, puis le pouvoir vers 1973, au transfert du siège de Nantes à Athis-Mons en région parisienne en 1978. Les marques survivent cependant : la marque LU est étendue pour s’appliquer aux produits de ses anciens concurrents, comme L’Alsacienne. La marque Olibet disparaît à la fin des années 2000, après avoir signé la production du site de France-Olibet à Terrasson pendant près de 30 ans.

    23La disparition de cette première génération de biscuitiers conduit à s’interroger sur la capacité à desserrer l’étau de la concurrence et à surmonter les épreuves imposées par la modification incessante des structures du marché. L’histoire de l’économie de marché est brutale, car la rationalisation de la production et de la distribution au nom des économies d’échelle et de l’économie de capitaux (« l’affectation des ressources ») impose des regroupements continuels. Au vu de la sanction infligée par l’histoire aux ambitions d’Olibet, on peut également se poser la question du bilan de la réaction française aux appétits anglo-saxons. En Europe continentale, Claude-Noël Martin réussit dans les années 1970 à constituer un groupe susceptible de résister à l’ascension des nouveaux distributeurs et des fabricants étrangers. Céraliment acquiert les biscuits LU-Brun & Associés, avant de prendre le contrôle de la société belge Général Biscuit en 1977. Au terme de l’agrégation d’une quarantaine de sociétés, surgit le groupe Générale Biscuit, au premier rang en Europe (devant l’Allemand Bahlsen) et au troisième mondial. Or, même Générale Biscuit ne parvient pas à résister au phénomène de concentration puisque, en 1987, le groupe agroalimentaire BSN (qui avait commencé à s’intéresser à la biscuiterie avec Vandamme et Cracotte) réussit à l’absorber… L’entreprise biscuitière devient l’une des divisions de BSN-Danone. Avec le rachat de l’activité biscuits de Danone par l’Américain Kraft Foods en 2007, le système des marques françaises bascule finalement dans un mode de gestion mondialisé des sites industriels et des marques. Fort de sa puissance industrielle et créative, le leader mondial du biscuit peut poursuivre les stratégies entamées un siècle et demi plus tôt par ses prédécesseurs britanniques et français. Au sein d’un marché mondial demeuré très fragmenté, Kraft semble avoir les moyens des ambitions de ses prédécesseurs Huntley & Palmers ou Olibet, qui avait tenté de développer un produit universel avec ses biscuits Le Mondial et Universel. Cent ans après la création de ce biscuit par Nabisco en 1912, Kraft perpétue le jeu de la catégorie avec Oreo, la marque-produit actuellement la plus diffusée dans le monde – près de 500 millions d’unités vendues annuellement. Restés jusqu’à présent hermétiques à sa diffusion, les consommateurs européens et français finiront-ils par s’associer à la création de la plus vaste catégorie de biscuit jamais bâtie dans le monde ?

    Notes de bas de page

    1 Cf. Nelson Richard & Winter Sidney, An Evolutionary Theory of Economic Change, Cambridge, Harvard University Press, 1982.

    2 Robert Duriez, janvier 1963, archives Grazilhon.

    3 La théorie de la coopétition (mot inventé en 1996 par deux économistes américains) est présenté comme un modèle de stratégie industrielle : elle consiste pour les entreprises à associer coopération et compétition.

    4 Commons John, Institutional Economics, Londres, Macmillan, 1954, p. 713.

    5 De Rosnay Joël, Le macroscope, Vers une vision globale, Paris, Seuil, 1975, coll. « Points », p. 60 ; Sicard Marie-Claude, La métamorphose des marques, Le roc, l’étoile et le nuage, Paris, Éditions d’Organisation, 1997, p. 85.

    6 Riest Al & Trout Jack, Les 22 lois du marketing, Paris, Dunod, 1994, p. 14.

    7 Burguière André & Revel Jacques (dir.), Histoire de la France, L’espace français, Paris, Le Seuil, 2000, p. 438.

    8 La multiplication des noms de lieux associés au mot biscuiterie en témoigne : Biscuiterie alsacienne, Biscuiterie lorraine, Biscuiterie nantaise, Biscuiterie normande, lyonnaise…

    9 Rapport sur les produits de la boulangerie et de la pâtisserie, groupe VII, classe 70, Paris, Imprimerie nationale, 1880 – CNAM 8o, Xae 227-12.2, p. 21.

    10 Chandler Alfred, La main visible des managers. Une analyse historique, Paris, Economica, 1988 ; Stratégies et structures de l’entreprise, Paris, Éditions d’Organisation, 1989.

    11 Comme l’indiquera plus tard Vance Packard, 1958.

    12 Cf. Strasser Susan, Satisfaction Guaranteed. The Making of the American Mass Market, New-York, Pantheon Books, 1989.

    13 Cette vision n’est peut-être pas sans lien avec la méfiance des Français et particulièrement de la bourgeoisie envers l’argent, telle qu’évoquée in Burguiere André & Revel Jacques (dir.), Histoire de la France, Héritages, Paris, Le Seuil, 2000, p. 293.

    14 Traduction littérale de l’anglais « patronize » – avoir comme client, pris dans un sens commercial ou politique.

    15 Verley Patrick, Entreprises et entrepreneurs du xviiie siècle au début du xxe siècle, Paris, Hachette, 1994, p. 114.

    16 La stratégie R définit le mode de développement adopté par les êtres vivants dont l’approvisionnement en ressources est imprévisible et les risques élevés. Les espèces misent sur une forte fécondité pour compenser les faibles chances de survie. Les espèces à stratégie R sont le plus souvent supplantées par les espèces à stratégie K. Celle-ci définit le développement des populations aux conditions de vie plus prévisibles. Leur fécondité est donc plus restreinte.

    17 C’est ce à quoi sont parvenus Asa Candler avec Coca-Cola, Cadbury avec Cadbury Dairy Milk, Procter & Gamble avec Ivory, avant l’intervention du taylorisme.

    18 D’après Fitzgerald Robert, Rowntree and the Marketing Revolution 1862-1969, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.

    19 Jean Barjolle, lors de la réunion des chefs de secteurs, le 29 août 1963, archives Grazilhon.

    20 Thil Étienne, Combats pour la distribution, d’Edouard Leclerc aux supermarchés, Paris, Arthaud, 1964, p. 8.

    21 Porter Michael, Competitive Advantage, Creating and Sustaining Superior Performance, New-York, Free Press, 1985, trad. L’avantage concurrentiel, Paris, Dunod, 1999.

    22 De Francis Elvinger (1924) à Andrea Semprini (1995).

    23 Strasser Susan, Satisfaction Guaranteed. The Making of the American Mass Market, New-York, Pantheon Books, 1989.

    24 Cf. Dessaux Pierre-Antoine, « Le consommateur oublié : industrie et commerce alimentaire en France », in Chatriot Alain, Chessel Marie-Emmanuelle & Hilton Matthiew (dir.), Au nom du consommateur. Consommation et politique en Europe et aux États-Unis au xxe siècle, Paris, La Découverte, 2004, p. 329-343.

    25 Jean Barjolle, lors de la réunion des chefs de secteurs, le 29 août 1963, archives Grazilhon.

    26 Robert Duriez, janvier 1963, archives Grazilhon.

    27 Ibid.

    28 Même si Raymond Sachot et Lucien Brochet lancent la Générale alimentaire autour d’Amora et de Brochet Frères, en 1963.

    29 On pense aux rachats successifs de Gondolo et de Belin par Nabisco, de Gringoire et de Brossard par Pillsbury Mills ou de la Biscuiterie Nantaise par Général Mills.

    30 Baudrillard Jean, La société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Denoël, Folio Essai, 1986, (1re éd. 1970), p. 133.

    31 Bourdieu Pierre, Raisons pratiques, Sur la théorie de l’action, Seuil, 1994.

    32 En 1891, la direction de LU explique avoir modifié le nom de son biscuit Mascotte en Rosière à partir du moment où elle a été prévenue par assignation que ce biscuit avait déjà été déposé par Olibet. De la direction générale à Mrs Vendroux à Calais, le 2 juillet 1891, ADLA – 118 J 2.

    33 Cf. Séguela Jacques, Hollywood lave plus blanc, Paris, Flammarion, 1982.

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    1 Cf. Nelson Richard & Winter Sidney, An Evolutionary Theory of Economic Change, Cambridge, Harvard University Press, 1982.

    2 Robert Duriez, janvier 1963, archives Grazilhon.

    3 La théorie de la coopétition (mot inventé en 1996 par deux économistes américains) est présenté comme un modèle de stratégie industrielle : elle consiste pour les entreprises à associer coopération et compétition.

    4 Commons John, Institutional Economics, Londres, Macmillan, 1954, p. 713.

    5 De Rosnay Joël, Le macroscope, Vers une vision globale, Paris, Seuil, 1975, coll. « Points », p. 60 ; Sicard Marie-Claude, La métamorphose des marques, Le roc, l’étoile et le nuage, Paris, Éditions d’Organisation, 1997, p. 85.

    6 Riest Al & Trout Jack, Les 22 lois du marketing, Paris, Dunod, 1994, p. 14.

    7 Burguière André & Revel Jacques (dir.), Histoire de la France, L’espace français, Paris, Le Seuil, 2000, p. 438.

    8 La multiplication des noms de lieux associés au mot biscuiterie en témoigne : Biscuiterie alsacienne, Biscuiterie lorraine, Biscuiterie nantaise, Biscuiterie normande, lyonnaise…

    9 Rapport sur les produits de la boulangerie et de la pâtisserie, groupe VII, classe 70, Paris, Imprimerie nationale, 1880 – CNAM 8o, Xae 227-12.2, p. 21.

    10 Chandler Alfred, La main visible des managers. Une analyse historique, Paris, Economica, 1988 ; Stratégies et structures de l’entreprise, Paris, Éditions d’Organisation, 1989.

    11 Comme l’indiquera plus tard Vance Packard, 1958.

    12 Cf. Strasser Susan, Satisfaction Guaranteed. The Making of the American Mass Market, New-York, Pantheon Books, 1989.

    13 Cette vision n’est peut-être pas sans lien avec la méfiance des Français et particulièrement de la bourgeoisie envers l’argent, telle qu’évoquée in Burguiere André & Revel Jacques (dir.), Histoire de la France, Héritages, Paris, Le Seuil, 2000, p. 293.

    14 Traduction littérale de l’anglais « patronize » – avoir comme client, pris dans un sens commercial ou politique.

    15 Verley Patrick, Entreprises et entrepreneurs du xviiie siècle au début du xxe siècle, Paris, Hachette, 1994, p. 114.

    16 La stratégie R définit le mode de développement adopté par les êtres vivants dont l’approvisionnement en ressources est imprévisible et les risques élevés. Les espèces misent sur une forte fécondité pour compenser les faibles chances de survie. Les espèces à stratégie R sont le plus souvent supplantées par les espèces à stratégie K. Celle-ci définit le développement des populations aux conditions de vie plus prévisibles. Leur fécondité est donc plus restreinte.

    17 C’est ce à quoi sont parvenus Asa Candler avec Coca-Cola, Cadbury avec Cadbury Dairy Milk, Procter & Gamble avec Ivory, avant l’intervention du taylorisme.

    18 D’après Fitzgerald Robert, Rowntree and the Marketing Revolution 1862-1969, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.

    19 Jean Barjolle, lors de la réunion des chefs de secteurs, le 29 août 1963, archives Grazilhon.

    20 Thil Étienne, Combats pour la distribution, d’Edouard Leclerc aux supermarchés, Paris, Arthaud, 1964, p. 8.

    21 Porter Michael, Competitive Advantage, Creating and Sustaining Superior Performance, New-York, Free Press, 1985, trad. L’avantage concurrentiel, Paris, Dunod, 1999.

    22 De Francis Elvinger (1924) à Andrea Semprini (1995).

    23 Strasser Susan, Satisfaction Guaranteed. The Making of the American Mass Market, New-York, Pantheon Books, 1989.

    24 Cf. Dessaux Pierre-Antoine, « Le consommateur oublié : industrie et commerce alimentaire en France », in Chatriot Alain, Chessel Marie-Emmanuelle & Hilton Matthiew (dir.), Au nom du consommateur. Consommation et politique en Europe et aux États-Unis au xxe siècle, Paris, La Découverte, 2004, p. 329-343.

    25 Jean Barjolle, lors de la réunion des chefs de secteurs, le 29 août 1963, archives Grazilhon.

    26 Robert Duriez, janvier 1963, archives Grazilhon.

    27 Ibid.

    28 Même si Raymond Sachot et Lucien Brochet lancent la Générale alimentaire autour d’Amora et de Brochet Frères, en 1963.

    29 On pense aux rachats successifs de Gondolo et de Belin par Nabisco, de Gringoire et de Brossard par Pillsbury Mills ou de la Biscuiterie Nantaise par Général Mills.

    30 Baudrillard Jean, La société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Denoël, Folio Essai, 1986, (1re éd. 1970), p. 133.

    31 Bourdieu Pierre, Raisons pratiques, Sur la théorie de l’action, Seuil, 1994.

    32 En 1891, la direction de LU explique avoir modifié le nom de son biscuit Mascotte en Rosière à partir du moment où elle a été prévenue par assignation que ce biscuit avait déjà été déposé par Olibet. De la direction générale à Mrs Vendroux à Calais, le 2 juillet 1891, ADLA – 118 J 2.

    33 Cf. Séguela Jacques, Hollywood lave plus blanc, Paris, Flammarion, 1982.

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    • Dessaux, Pierre-Antoine. (2015) L'alimentation à découvert. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.10327

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    Le biscuit et son marché

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    Londeix, O. (2012). Conclusion. L’évolution du marché français du biscuit depuis 1850. In Le biscuit et son marché (1‑). Presses universitaires François-Rabelais. https://doi.org/10.4000/books.pufr.22602
    Londeix, Olivier. « Conclusion. L’évolution du marché français du biscuit depuis 1850 ». In Le biscuit et son marché. Tours: Presses universitaires François-Rabelais, 2012. https://doi.org/10.4000/books.pufr.22602.
    Londeix, Olivier. « Conclusion. L’évolution du marché français du biscuit depuis 1850 ». Le biscuit et son marché, Presses universitaires François-Rabelais, 2012, https://doi.org/10.4000/books.pufr.22602.

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    Format

    Londeix, O. (2012). Le biscuit et son marché (1‑). Presses universitaires François-Rabelais, Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/books.pufr.22407
    Londeix, Olivier. Le biscuit et son marché. Tours: Presses universitaires François-Rabelais, Presses universitaires de Rennes, 2012. https://doi.org/10.4000/books.pufr.22407.
    Londeix, Olivier. Le biscuit et son marché. Presses universitaires François-Rabelais, Presses universitaires de Rennes, 2012, https://doi.org/10.4000/books.pufr.22407.
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