Chapitre XI
Olibet face aux nouveaux commerçants
p. 237-256
Texte intégral
1Grâce à l’ancienneté de ses liens avec les détaillants, Olibet dispose après la guerre d’un réseau commercial encore très solide. Loin d’être un handicap, cette « alliance » avec le petit commerce constitue un atout car le réseau des petits détaillants reste en expansion jusqu’au début des années 1950. En réalité, le système de distribution français apparaît largement figé dans ses structures traditionnelles, à la veille de la révolution commerciale des années 1960-1970. On dénombre près de 800 000 commerces en France en 1960, dont 375 000 pour la seule alimentation. L’écrasante majorité des boutiques n’a qu’un seul salarié. En 1964 encore, parmi les 134 000 épiciers et magasins d’alimentation générale (on ne compte pas les boulangeries) 94 000 petits détaillants assurent seulement 18 % du total des ventes de biscuit1. De surcroît, les circuits commerciaux empilent un grand nombre d’intermédiaires : encore un grossiste pour six détaillants en 19602. La rente de situation induite par une marque aussi ancienne qu’Olibet paraît évidente dans des boutiques où le manque de place n’offre tout simplement pas la possibilité de s’ouvrir à de nouveaux produits ou à de nouvelles marques. Cet assortiment restreint des boutiques résume à lui seul les pesanteurs d’une forme de commerce dont la règle d’or est de vendre peu, mais cher. Dans ce paysage commercial hérité du siècle précédent, le premier supermarché ouvre en France en 1957, avant l’inauguration du premier hypermarché en 1963. Quelle a été la réaction et la stratégie adoptée par la direction d’Olibet face à l’émergence des nouvelles formes de distribution ?
L’« affaire Olibet »
2L’INSEE donne, pour 1963, le chiffre de 250 000 détaillants français vendant de la biscuiterie dans 138 000 épiceries, alimentations générales ou cafés-tabacs, sans compter les 13 500 pâtisseries, les 30 500 boulangeries, les 11 200 crèmeries-fruiteries et les 2 800 confiseries. L’institut évalue la répartition des ventes de biscuits à 45 % pour les épiciers indépendants, 19 % pour les succursalistes, 11,5 % pour les marchés, 8 % pour les grands magasins et chaînes populaires et 8 % pour les boulangers – le reste comprend notamment les coopératives d’entreprises3. Le biscuit continue de jouir de marges commerciales confortables : 20 % pour le détaillant sur le prix au consommateur, 14 % pour le grossiste, sur le prix au détaillant, les deux marges étant cumulées pour les circuits intégrés. Pourtant, les petits commerçants doivent partager le marché du détail avec des structures commerciales de plus en plus concentrées à partir des années 1950. En 1964, le commerce alimentaire se divise en trois grands secteurs4. Les commerces intégrés regroupent à la fois les fonctions de gros et de détail. Ils comprennent les maisons à succursales multiples, les coopératives, les grands magasins, les magasins populaires ou les centres distributeurs de type Leclerc. Le commerce intégré assurerait alors 40 % des ventes en biscuiterie, dont plus de 20 % pour les maisons à succursales et plus de 11 % pour les coopératives. Les commerces associés (30 % des ventes de biscuits) rassemblent les groupements d’achats de détaillants et les chaînes volontaires de grossistes-détaillants. Les premiers réunissent les détaillants dans une organisation qui centralise les commandes et règle les fournisseurs. Les secondes associent un grossiste à des détaillants. Le grossiste approvisionne avec régularité les détaillants aux conditions les plus avantageuses et leur verse des ristournes en fonction de leurs achats. Il leur assure un certain nombre de services : promotion des ventes, publicité, études de marché, assistance pour la modernisation des magasins, consultations juridiques et fiscales, informations, etc. En contrepartie, les détaillants réservent leurs achats à ce grossiste, s’engagent à un chiffre d’affaires minimum et versent à la chaîne une cotisation. Enfin, le commerce autonome (30 % des ventes de biscuits) désigne les grossistes et les détaillants qui n’entrent dans aucune des catégories précédentes. D’une façon générale, la tendance au regroupement entraîne un amenuisement de ce secteur.
3L’importance et la cohérence des groupements de détaillants est très variable. Elles dépendent de leurs effectifs mais aussi des services rendus aux adhérents et de la discipline qui leur est imposée. Leurs exigences à l’égard des fabricants sont naturellement fonction de leur poids, c’est-à-dire de leur possibilité réelle d’écouler auprès de leurs adhérents les produits achetés par la centrale. Habituée à ce type de clientèle, la direction d’Olibet ne semble pas avoir entretenu de mauvaises relations avec ces différentes formes de distribution avant l’émergence des centres Leclerc. En 1949, Édouard Leclerc ouvre son premier « centre distributeur » à Landerneau (Finistère) : une pièce de 16 m2, sans rayon ni comptoir. À ses débuts, le magasin ne vend qu’un seul produit, des biscuits présentés dans des cartons empilés jusqu’au plafond mais 25 à 30 % moins chers que ses concurrents. Les bénéfices réalisés permettent d’élargir peu à peu l’assortiment, puis d’ouvrir un second magasin, en 1953. Après une implantation réussie à Grenoble en 1958, l’ancien séminariste s’installe en 1960 à Paris sur une surface de vente de 48 m2. En se déployant en dehors de la Bretagne, la formule fait la preuve de son dynamisme : elle ne répond pas seulement aux attentes des classes populaires d’une région à dominante rurale, mais également à celles des classes moyennes, en plein essor et qui souhaitent comprimer les dépenses d’alimentation pour acquérir des biens de consommation durable. Les recettes du succès d’Édouard Leclerc sont simples :
L’objectif est de vendre au public au prix de gros avec le minimum de frais. La rotation très rapide des stocks donne un rendement élevé du chiffre d’affaires par rapport à la surface de vente et au personnel employé. On ne vend que des articles « pré-vendus » par la publicité.5
4Toute la doctrine se résume en quelques mots :
le meilleur service que l’on puisse rendre à la clientèle, c’est le bas prix.6
5Les difficultés rencontrées par Jean Barjolle avec Edouard Leclerc tiennent au fait que ce dernier, loin de se contenter des contremarques ou des modifications d’emballage que le fabricant lui propose, exige la marque-historique dans sa présentation habituelle. Il s’agit évidemment là d’une revendication insoutenable aux yeux de l’industriel, qui veut rester maître dans le choix de son réseau de distribution et refuse de voir associée sa marque à l’univers de la braderie. Comme les magasins populaires ou les forains avant la guerre, la distribution en libre-service est en effet accusée de pratiques déloyales : contournement des fabricants, baisse des salaires, appât des clients avec des marques au rabais, etc. Les commerçants traditionnels et leurs fournisseurs accusent Leclerc de vendre à prix coûtant des produits de marque, de façon à écouler en plus grosses quantités des articles de qualité inférieure. Les réductions de prix menacent l’influence des fabricants. En insistant sur le prix, elles défient la loyauté des consommateurs envers la marque alors que toute l’action commerciale du fabricant a précisément pour but d’effacer leur sensibilité au prix. Ainsi les fabricants craignent-ils que les rabais ne rendent leurs produits plus susceptibles de substitution. D’autre part, les baisses de prix sur des articles standard promus au niveau national lancent un défi aux petits marchands, dont la clientèle peut se demander pourquoi elle paierait des prix plus élevés sur les biscuits d’une même marque chez un indépendant plutôt que chez Leclerc. Dans ces conditions, les petits détaillants ne pourraient résister aux réductions de prix que grâce à leur emplacement, à leur personnalité ou à leurs horaires d’ouverture.
6Comme l’avaient toujours fait les fabricants-annonceurs de marques de biens de consommation, Olibet pouvait essayer de contourner l’obstacle d’un distributeur convaincu de « gâche » en refusant de le fournir. C’est effectivement ce que fait Jean Barjolle avec le « Consortium des grandes marques » (les centres Leclerc), conformément au droit appliqué jusqu’alors. De manière assez équilibrée, Jean Barjolle fait preuve de pragmatisme : il accepte de fournir le produit, mais refuse de le livrer sous le même conditionnement que ses clients habituels. Les volumes de vente des centres Leclerc sont considérables, du fait de prix de détail voisins des prix de gros, mais ils ne comprennent encore qu’un nombre assez restreint de points de vente. Leur principal inconvénient réside dans le fait qu’ils exposent la marque de fabricant au boycottage des autres distributeurs ou à la contagion des ristournes concédées aux autres types de détaillants. Ainsi le fabricant peut-il craindre de s’aliéner une clientèle stable de revendeurs habitués à une marge garantie par un prix fixe identique pour tous. Bien qu’en lente régression, le secteur autonome comprend des détaillants très vivaces et présente l’avantage pour l’industriel d’étaler les points de vente et de répartir les risques. En ce qui concerne la vente de la biscuiterie, la distribution par les boulangeries reste importante. L’inconvénient réside cependant dans la grande dispersion géographique de ces petits commerces et la difficulté de la livraison. Selon certains auteurs, les fabricants qui défendent les prix imposés seraient le plus souvent pourvus d’une organisation de production ou de distribution trop rigide pour supporter une demande exagérément élastique7. Doté d’un appareil industriel au potentiel et à la fiabilité limités, Olibet n’aurait peut-être pas pu répondre de manière satisfaisante à des commandes massives et fluctuantes de la part de la grande distribution.
7L’« affaire Olibet » est déclenchée par les poursuites engagées à l’initiative d’Édouard Leclerc contre le biscuitier girondin. Sur la base du décret de 1958, Leclerc accuse Olibet de n’accepter de le livrer qu’à des conditions illégitimes : les emballages porteraient bien la provenance « Olibet Talence » mais ils seraient neutres et ne présenteraient pas la mention Demi-Lune ou Petit Extra. Le tribunal de Bordeaux relaxe Olibet puis, en appel, la cour de Bordeaux l’acquitte à son tour (mai-juillet 1960). Avant de donner leur avis, les magistrats bordelais exposent successivement les thèses de la société Olibet et du Contrôle économique. La première centre sa défense sur la notion de marque et sur les droits dont dispose l’exploitant : « En droit français, un fabricant est incontestablement libre d’avoir ou non une marque mais s’il en adopte une, il demeure parfaitement libre d’apposer ou non cette marque sur l’ensemble de ses produits, soit à son gré, sur une partie seulement de ses produits8 ». Elle ajoute : « Nous ne refusons ni de vendre ni de mentionner l’origine de nos produits ; nous ne voulons pas livrer sous le conditionnement habituel9. » À cette argumentation, le Contrôle économique oppose que par « le seul fait que la Société Olibet vend à certains acheteurs sous un habillage déterminé et typique, elle est tenue de vendre ainsi à tout acheteur solvable et de bonne foi exigeant d’être livré sous le même habillage connu du public10 ». Ceci étant posé, les magistrats se prononcent sur la notion de marque et sur l’importance que celle-ci peut avoir dans une affaire de ce type. La marque constitue selon eux une garantie pour le public, surtout quand il s’agit « d’une grande marque connue et appréciée comme l’est la marque Olibet ». Elle serait même la seule garantie, les mots petit beurre, biscuits, petit extra… étant des « expressions courantes constituant des termes génériques auxquels l’acheteur n’attache pas d’intérêt comme une preuve de bonne qualité11 ».
8La tonalité de ces premières conclusions reste fidèle à la vulgate diffusée depuis avant-guerre. Le rôle des politiques de marque dans le maintien du niveau des prix était connu et avait déjà été largement critiqué depuis le début du siècle. Le débat courait depuis le milieu des années 1920, mais la condamnation, en 1930, d’un commerçant qui s’était soustrait à des contrats de prix imposés était venue consolider la prégnance de la notion de marque. Malgré le dépôt d’une proposition de loi destinée à revenir sur la jurisprudence, la puissance de la marque restait donc fermement établie. Durant l’entre-deux-guerres, deux thèses de droit des universités de Paris et de Lyon se concluent chacune (en 1935 et 1937) en faveur de la marque. « Pour François Barret [1935], le prix imposé permettait de dépasser les excès de la concurrence conduisant avec la gâche à détruire la valeur des biens et la juste rémunération du travail industriel comme commercial. Dans une analyse plus économique, André Malabard [1937] soulignait l’intérêt des prix imposés pour une rationalisation de la production grâce à une stabilisation des flux permettant la planification de la production et de la distribution. Le prix imposé finançait la réputation des produits de marque, une prime de qualité lui permettait effectivement de soutenir le niveau des produits, avait une dimension cognitive en structurant les références des consommateurs, jouait un rôle anti-spéculatif contribuant à écrêter les variations d’activité et garantissait finalement la pérennisation de l’activité, garantie essentielle en période de crise s’opposant aux gesticulations discutables des prédateurs concurrentiels12. »
9Pourtant, les pouvoirs publics viennent brutalement s’élever contre le refus de vente. Avant « l’affaire Olibet », le gouvernement Laniel avait déjà adopté, le 9 août 1953, un décret interdisant les prix imposés, le refus de vente et les pratiques discriminatoires. Ce décret ayant été annulé par le Conseil d’État pour excès de pouvoir, le gouvernement de Gaulle en avait repris les termes à l’identique dans un décret promulgué le 24 juin 1958. Le 31 mars 1960, la circulaire Fontanet intervient au moment de l’« affaire Olibet » en vue d’apporter un éclaircissement sur le texte de 1958. En cassation, les magistrats saisis ne suivent donc pas les conclusions de leurs collègues. D’une part, ils retiennent le refus de vente d’un produit de marque sous son conditionnement habituel comme un cas prévu par le décret du 24 juin 1958. Celui-ci ayant « pour objet le maintien de la libre concurrence, […] il ne peut y avoir de concurrence sur le prix d’un produit de marque que si les concurrents sont mis à même de vendre un produit absolument semblable, non seulement dans ses qualités substantielles, mais encore dans sa présentation13 ». La Cour de cassation précise d’autre part que « le refus de vendre un produit de marque, au motif que l’acheteur est susceptible de le revendre au prix de revient n’est pas légitime au sens de l’article 37-I-a, car cette pratique se heurte à l’interdiction d’imposer un prix de vente14 ». Cet arrêt de la Cour s’avère décisif car il établit une jurisprudence contraire à celle pratiquée jusqu’alors et désormais nettement favorable au distributeur. L’« arrêt Olibet15 » remet en cause la liberté de contracter des fabricants et leurs droits traditionnellement reconnus sur la marque, car les producteurs ne pourront désormais plus choisir leurs réseaux de distribution. En outre, conformément à l’interdiction des prix imposés, ils ne maîtrisent pas davantage le niveau de prix auquel leurs produits sont proposés au consommateur final.
Un nécessaire rapprochement entre industrie et commerce
10Comme nous l’avions vu avant 1914 concernant l’alliance entre le fabricant et le petit détaillant, le rapprochement entre l’industrie et le commerce n’est pas une nouveauté. Les répercussions commerciales de l’« affaire Olibet » démontrent cette connivence entre défenseurs des prix imposés et petits commerçants. Nous avons pu noter que les faveurs du petit commerce envers Olibet sont à l’origine directe de l’aisance financière constatée au tournant des années 1960. Comme le souligne Jean Barjolle auprès des directeurs régionaux en 1961,
jusqu’à ce jour notre très grande originalité résidait dans notre position vis-à-vis du « refus de vente ». Dans l’esprit de vos interlocuteurs, nous étions le producteur « qui défend les marges de la distribution ». Cette notion simple et claire nous a attirés une audience sympathique, qui a permis de nombreuses entrées que vous n’auriez pas eues autrement, surtout sur un produit classique très concurrentiel.16
11Au final, la marque Olibet constitue une valeur-refuge, une garantie pour les petits détaillants de conserver leurs marges face à la concurrence croissante des nouveaux distributeurs. Chez Olibet, le prix de vente moyen au client est déterminé d’après une remise de 30 % sur le prix au consommateur17. Or, ces marges semblent avoir été sensiblement inférieures dans les circuits de distribution intégrés : « La marge brute pour les goûters varie de 10 % en hyper à 15 % en supermarché. Les articles élaborés vont de 17 % à 24 % de marge et comptent parmi les produits les plus rentables18. » Enfin, nous apprenons que le succès du paquet de 24 Petits Extra Olibet repose sur un prix de vente au consommateur assez comparable à celui du « bradage ». En 1963, le prix moyen du paquet sur le marché serait de 1 F, celui du bradage de 0,90 F quand la firme bordelaise pratique le tarif de 0,95 F19. À cette date, la stratégie de marque d’Olibet ne serait donc pas complètement hors-jeu. Toutefois, si les prix de vente et de revient s’alignent sur la concurrence, ce n’est chez Olibet qu’au prix d’un manque évident d’investissement industriel et commercial.
12Les retombées commerciales positives de l’« affaire » laissent place assez rapidement à des exigences de plus en plus pressantes des distributeurs vis-à-vis de leurs fournisseurs : « la notion nouvelle qui devient essentielle est celle de la réussite des produits introduits et la notion psychologique s’efface plus ou moins devant l’efficacité technique20 ». La mise en application de la circulaire Fontanet entraîne des conditions nouvelles d’exercice du marché que Jean Barjolle qualifie de « gâchis général ». Il souligne en ces termes la concurrence généralisée entre distributeurs, absorbés par la spirale du bradage à partir du moment où les fabricants n’ont plus les moyens d’imposer un prix fixe. La nouvelle jurisprudence a bouleversé la définition des fonctions habituelles de la production et de la distribution. Sous le régime des prix imposés, les producteurs étaient pratiquement responsables de leurs produits jusqu’au consommateur. À partir de l’interdiction, ils perdent leur responsabilité économique sur les articles vendus, au profit des commerçants. En même temps, ces derniers prennent en charge les risques de concurrence sur les produits qui incombaient précédemment aux producteurs. Face à ce qu’il estime constituer une dégradation des conditions d’exercice du marché, Jean Barjolle tente d’imposer à nouveau son influence auprès du commerce au moyen de l’organisation technique de la distribution : « Dans le monde moderne, les relations production distribution ne peuvent plus être des relations de compétition mais de collaboration21. » Cette coopération technique entre la production et la distribution prétend pallier la concurrence exacerbée sur les prix au stade de la distribution. Elle consisterait dans une organisation permettant des progrès de productivité et une baisse des prix à tous les stades :
Nous seuls écartons le bradage sur nos produits. Nous seuls entrons franchement dans l’action de collaboration technique avec les distributeurs après une préparation de deux ans. C’est la seule voie d’un progrès réel sur le prix de revient et la qualité, seuls éléments de progrès susceptible d’un décalage concurrentiel à tous étages.22
13Après la guerre, la coopération directe entre industriels et distributeurs s’avère de plus en plus fréquente. Quand les sociétés multinationales européennes lancent de nouveaux produits ou de nouvelles marques, elles appliquent ainsi des méthodes commerciales d’inspiration nord-américaine. Pour Lever, la collaboration avec la grande distribution a non seulement pour avantage de fournir un moyen d’implantation rapide (en contrepartie d’une rémunération bien définie) mais également de constituer une source irremplaçable d’informations commerciales. L’essentiel de la connaissance du marché reste entre les mains des commerçants et tout particulièrement de ceux qui, par leur volume d’affaires ou par leur surface géographique disposent d’une vision un peu plus large que la moyenne. Au-delà de l’imitation des firmes d’origine anglo-saxonne, la collaboration avec la distribution est une idée que la presse modernisatrice, comme Entreprise, commence à mettre en avant au milieu des années 1950. Propriétaire de la SAB (Spécialités alimentaires bourguignonnes), une entreprise dijonnaise de condiment (Amora), Raymond Sachot est aussi l’un des membres influents de la commission des industries alimentaires du IVe Plan (1962-1965).
Fig. 129. Affichette publicitaire pour le Petit-Extra Olibet (années 1960).

14La mise en pratique de ces concepts passe avant tout chez Olibet par les études de marché, sur le terrain des boutiques acceptant d’y souscrire. Dans des termes directement inspirés des théories anglo-saxonnes, Jean Barjolle présente sa vision des relations à venir entre la production et la distribution devant ses pairs du CNPF (Centre national du patronat français) en 1963 :
Faute d’être aidé par des merchandisers disposant des moyens de mesure et de contrôle de ses expériences le marketeer est inapte à appliquer sa méthode, et, faute d’être aidé par des marketeers spécialistes des familles de produits et aptes à favoriser leur adaptation à la consommation, le merchandiser risque d’entreprendre une tâche exagérément complexe.23
Fig. 130. Les biscuits Olibet en linéaire chez un petit détaillant (années 1960).

Fig. 131. Présentoir Olibet en métal (années 1960).

15En d’autres termes, la production doit apporter son aide à ses clients en vue d’assurer la gestion de leurs magasins par le marketing. De son côté, la distribution doit aider ses fournisseurs en mesurant le rendement financier du linéaire. Le merchandising, consistant dans l’application opérationnelle du marketing au point de vente ne peut être mis en place de manière efficace sans un partenariat entre le commerçant et le fabricant. La première d’une série de tests est menée à Besançon. Elle applique le principe d’une réduction de gamme à 25 articles, l’aménagement de la surface de vente et la fourniture de mobilier. Bien que positifs, les résultats entraînent une nouvelle question : un chiffre d’affaires supplémentaire constaté dans le rayon des biscuits a-t-il été créé ou se fait-il au détriment d’autres magasins ? Afin d’y répondre, la direction d’Olibet décide de faire l’expérience de l’organisation du rayon biscuit sur l’ensemble d’une petite ville. Elle choisit Saint-Médard-en-Jalles, une commune de 5 000 habitants située à une quinzaine de kilomètres de Bordeaux, où la marque est présente dans 14 des 15 points de vente. Le fabricant peut ainsi conclure à la création formelle d’un chiffre d’affaires24.
16Ces observations une fois recueillies, la direction d’Olibet conçoit l’hypothèse selon laquelle les conditions optimales de commercialisation passent par un meilleur placement des biscuits dans la boutique. Plus souvent acheté, l’article bien placé et bien présenté doit entraîner une meilleure rotation du stock et une augmentation du chiffre d’affaires. L’installation de présentoirs (displays) en fer ou en cartons et de publicité sur le lieu de vente (fig. 130 à 133) doit mettre en avant le prix avantageux des produits Olibet – moins de 1 F le paquet, en 1963. Les présentoirs en cartons ont toutefois l’inconvénient de se détériorer assez rapidement, ce qui conduit la direction d’Olibet à imaginer une alternative qualifiée par le directeur commercial d’« arme totale25 ». Le fabricant passe avec le détaillant un contrat de mise à disposition gracieuse de meubles « libre-service », destinés à la présentation et à la vente des biscuits Olibet en magasin. Bien qu’ayant prévu 30 000 unités, la direction doit, faute de moyens suffisants, en limiter la diffusion. Le meuble a été spécialement étudié et réalisé à Talence. Il comporte trois distributeurs de paquets et deux bacs, destinés à la présentation des types les mieux diffusés de la firme : le paquet de 24 Petits Extras (fig. 129 et 134) et le paquet de 12 Briochés. En contrepartie, le détaillant s’engage à réserver l’usage du meuble à la vente des produits Olibet, à l’installer dans un « coin vendeur » de son magasin et à suivre un minimum de cinq articles. Enfin, le fabricant conserve la possibilité de récupérer le meuble s’il constate que les clauses du contrat ne sont pas respectées.
17Une question non évoquée dans les archives d’Olibet porte sur l’accueil du matériel promotionnel par les commerçants. Il n’est pas impossible que les détaillants aient regardé les efforts du fabricant comme une tentative de transformer leur boutique en outil promotionnel et eux-mêmes en agents du producteur. Dans ces conditions, le marchand peut s’interroger sur sa marge de manœuvre face à un fournisseur ayant la tentation de faire de lui un concessionnaire. Sans doute pour ménager les susceptibilités de ses clients, la direction d’Olibet se défend de toute approche particulariste. Au contraire, elle se présente comme le représentant des intérêts de l’ensemble de sa branche au niveau le plus large : « Nous voulons faire de votre ville, la ville pilote de la Biscuiterie française en mettant : notre service d’études de marchés ; notre expérience de l’organisation de la distribution à votre disposition et surtout à la disposition du consommateur26. » Loin de porter sur la seule marque Olibet, l’étude de marché doit concerner l’intégralité du rayon biscuit. Pour finir, l’intérêt du commerçant lui-même est intégré par le marketer : « Le Service que vous nous rendrez sera en réalité un service qu’Olibet vous rendra et que vous rendrez à vos clients consommateurs » !
Fig. 132. Présentoir Olibet en métal (années 1960).

Fig. 133. Présentoir Olibet en métal (années 1960).

18Lors des journées de l’Institut français du libre-service27 en octobre 1963, Jean Barjolle expose les résultats : les commerçants ayant accepté de collaborer ont amélioré le rendement du rayon biscuits de 20 à 100 % de leur chiffre d’affaires « dans des conditions strictes de libre-service et sur une base de rendement financier unitaire au moins équivalente28 ». Lors de la réunion des chefs de secteurs en août 1963, le responsable en interne de l’étude de marché, M. Mailles, précisait toutefois qu’Olibet ne profite que de manière marginale de cette augmentation. Les produits Olibet, qui représentaient en moyenne 19 % du chiffre de vente en biscuits des 12 points de vente avant l’opération (10 % pour le Petit Extra, 3 % pour le Brioché), portent leurs parts de marché à 26 % après l’opération (12 % pour le Petit Extra et 5 % pour le Brioché). Mais sur les 50 % d’augmentation moyenne du chiffre de vente du rayon, Olibet n’en retient que 7 % ! Comme pour dédramatiser ce constat gênant, « M. Barjolle intervient pour souligner que notre souci est de nous préparer au rôle de leader du métier. Il est essentiel par conséquent de ne pas nous préoccuper seulement d’augmenter Olibet mais de faire progresser le métier29. »
Un problème commun au secteur alimentaire ?
19Les difficultés rencontrées par la direction d’Olibet ne sont pas propres à la « Première marque française » car l’essor des grandes surfaces vient également bouleverser l’organisation commerciale du nouveau leader. Alors que la politique commerciale de L’Alsacienne était depuis longtemps restée fondée sur la relation directe avec les détaillants, l’expansion des grandes surfaces entraîne une remise en question dont la nécessité est d’abord occultée. Comme le précise l’ancien responsable commercial Roland Udovitch, « Les grandes surfaces étaient perçues comme un danger à notre suprématie ; dans un premier temps, nous avons voulu les ignorer30. » À partir du milieu des années 1960 cependant, les relations privilégiées entretenues avec les petits détaillants sont progressivement abandonnées au profit des grossistes. Les représentants habitués à des relations étroites avec les épiciers et les boulangers, se trouvent quelque peu déstabilisés face à des acheteurs professionnels. Ils partent à la retraite pour ne pas être remplacés. Après avoir été un atout, l’impression du prix de vente sur le paquet est également supprimée. Le premier directeur de l’usine de Calais à partir de 1959, Yves Le Masson, explique que « Quand Leclerc se mit à brader nos paquets, nous avons d’abord décidé de refuser de lui vendre nos biscuits. On essaya aussi de retarder les livraisons. Contraints et forcés, il fallut bien obtempérer. Là encore, nous avons lutté pied à pied pour accorder le minimum de ristournes31. » Comme Olibet, L’Alsacienne dut traverser une période difficile : les détaillants, se croyant abandonnés, boudaient la marque ; les grossistes « se vengeaient » d’avoir été négligés ; la grande distribution était loin d’être acquise… Une solution temporaire a consisté à affecter les gains de productivité à la publicité, mais de façon plus stratégique, L’Alsacienne devait s’engager dans un processus de diversification de ses produits et de regroupement de la profession.
Fig. 134. Carte publicitaire pour le Petit-Extra Olibet (années 1950 ou 1960).

20Dans la filière des pâtes alimentaires, connue grâce aux travaux de Pierre-Antoine Dessaux, une redistribution des rôles s’impose entre les anciennes et les nouvelles marques. À partir de 1953, Jean Panzani tente de construire son développement national à la faveur de relations tissées avec des sociétés à succursales multiples, liées au réseau Paridoc ou à la SAPAC-Prisunic. La démarche consistant à collaborer avec la grande distribution est relativement originale. Les choix de Jean Panzani résultent pour une part des contraintes propres à l’entreprise dans son marché, mais ils tiennent aussi à la personnalité de l’entrepreneur et à sa qualification initiale. Expert-comptable, Panzani serait bien plus au fait des avancées en matière de management que la plupart de ses confrères. Il se fonde en outre, dans une large mesure, sur la volonté de « sortir de rien et de réussir à faire quelque chose. De gagner un marché, d’imposer une marque32 ». Pour cela, il n’hésite pas à se confronter au monde industriel qui se donne, selon lui, des airs aristocratiques :
Au lendemain de la guerre, les industriels étaient rois. Ils faisaient face à une clientèle dispersée et disposaient de produits que l’on s’arrachait. Ils n’avaient aucun effort à faire pour écouler leur production. De plus, nombre d’entre eux étaient là par hérédité, fruit d’une élimination naturelle. C’étaient des affaires de famille. Il n’y avait pas beaucoup de professionnels dans tout ça. Les patrons, c’étaient, comme tous les patrons de l’époque, des patrons de famille. Les entreprises appartenaient à des familles qui étaient en même temps propriétaires terriens ou forestiers, des gens qui ne voyaient pas les clients, pour qui ça n’existait pas. L’industrie, c’était la noblesse, la noblesse économique.33
21En transgressant certaines règles bien établies dans la profession, Jean Panzani finit cependant par devenir dépendant des sociétés à succursales multiples. Le fabricant engrange de solides résultats mais sa collaboration avec le grand commerce implique des concessions qui finissent par peser sur l’équilibre financier de l’entreprise. En définitive, le pari stratégique s’avère fatal au maintien du contrôle de l’entreprise par son fondateur car il débouche en 1959 sur le rachat des établissements Panzani par le groupe Biscuits Brun La Lune.
22Les confrères de Jean Panzani suivent des approches beaucoup plus classiques. Pour la plupart, les industriels de la pâte alimentaire considèrent la grande distribution comme un ennemi potentiel contre lequel il convient d’imposer des marques et des tarifications. Plus que d’autres opérateurs, le first mover historique Rivoire & Carret incarne cette position. Comme Jean Carret le soulignait en 1957 : « Nos rapports avec l’ensemble de la Distribution restent équilibrés, mais dire que l’on nous aime bien est une autre question. [...] En résumé, presque partout on traite les “Trois Étoiles” car on ne peut faire autrement34. » Du fait d’une implantation ancienne et de la domination de réseaux diversifiés de distribution, les produits Rivoire & Carret restent incontournables et il n’est pas encore question d’en discuter les modalités de commercialisation. Malgré le durcissement des conditions commerciales, le leader reste en mesure, jusqu’en 1965, de maintenir la position qu’il s’était fixée à l’égard de la grande distribution. Cette attitude se traduit notamment par une participation à la création, en 1961, de l’Institut de liaison et d’études des industries de consommation (ILEC), un organisme conçu comme une riposte des grandes sociétés de marques alimentaires à la Société d’études des magasins à succursales (SOCEMAS). Cette dernière assurait le lobbying des sociétés à succursales multiples et visait à « promouvoir une économie de Distribution fondée sur la Marque, facteur essentiel de production de masse, et éviter qu’une évolution du Commerce qui voudrait se faire sans elle, n’atteigne ses objectifs35 ».
23Jusqu’au milieu des années 1960 Rivoire & Carret réussit donc à contenir le volume des ristournes consenties, tout en se refusant d’assurer la production d’une autre contremarque que celle proposée par le biais de sa filiale spécifique36. Face au leader, Panzani et Milliat Frères se spécialisent dans des politiques commerciales originales. Le premier se distingue par des alliances avec la grande distribution, quand le second s’impose grâce à une implantation quasi-exclusive dans le petit commerce de détail. Dans les années 1930, les frères Milliat avaient fondé leur succès sur le versement de primes aux détaillants, sous forme de biens de consommation. Après la guerre, ils reconstituent leur service commercial de façon à disposer d’un réseau autonome de points de vente. L’exploitation de ce réseau de commercialisation, directement orienté vers le commerce de détail leur permet d’engranger les dividendes des investissements industriels et d’amorcer une sérieuse politique de diversification. La firme se trouve ainsi en mesure de contrecarrer les velléités de renforcement de l’hégémonie relative des entreprises d’envergure nationale, comme Rivoire & Carret, en exploitant avec succès une stratégie ciblée37. Parmi les industriels du secteur de la biscuiterie, le plus proche de la démarche de Milliat serait sans doute Olibet ; c’est entre ces deux firmes que des rapprochements vont pouvoir se nouer.
Du combat judiciaire isolé à la collaboration entre fabricants
24Du fait de la similitude des problèmes rencontrés dans les différents secteurs alimentaires, les fabricants confrontés comme Olibet au pouvoir et à l’influence grandissants de la « grande distribution » sont amenés à coopérer. En tant que dirigeant de l’une des premières entreprises ayant eu à subir les rigueurs de la circulaire Fontanet38, Jean Barjolle se trouve propulsé à la tête d’un combat dépassant très largement ses intérêts particuliers. Le PDG s’empare de l’élan procuré à la société par le retentissement de cette affaire judiciaire pour se présenter comme le porte-parole des intérêts des fabricants-annonceurs de « grandes » marques. Son combat contre l’« arrêt Olibet » se transpose sur le terrain politique, car la décision gouvernementale visant à stimuler la concurrence se présente elle-même comme une mesure de nature politique. Les commentaires des juristes sont assez clairs à ce sujet : « Trois procès ont ainsi successivement montré que l’argumentation principalement juridique employée pour la défense de leur cas particulier, ne pouvait triompher de textes législatifs promulgués pour des raisons économiques d’ordre public39. » C’est désormais sur ce terrain que l’action d’Olibet va se placer.
25Dans la perspective de constituer un groupe de pression politique, Jean Barjolle se rapproche de plusieurs fabricants de produits alimentaires (les sociétés Gervais et Milliat Frères) qui, comme Olibet, sont dotés de marques nationales et affichent leur volonté de rester indépendants. En août 1963, il annonce la création du CERPAC, le Centre d’études et de recherches sur les produits alimentaires conditionnés40. À partir d’octobre 1963, les trois services marketing (il aurait fallu en créer pour les deux autres sociétés) doivent coordonner leur action avant de rendre, deux fois par an, des informations précises sur le commerce d’alimentation à chacun des membres. Quelques mois plus tard, le CERPAC accueille de nouveaux adhérents : Danone, Morey, St-Mamet et Saupiquet. La biscuiterie girondine engage également des négociations pour l’intégration de Tobler, dont la filiale française est implantée à Talence. D’après la direction d’Olibet, le CERPAC serait « le seul groupe d’industries alimentaires réunissant de grandes marques nationales pour appliquer en commun des méthodes modernes d’études de marché et de collaboration production-distribution41 ».
26Le patron d’Olibet participe au nom du CNPF aux premières Assises du commerce, réunies à l’initiative du ministre des finances Valéry Giscard d’Estaing à Paris au second semestre de 1963. Cette conférence est présentée comme une amorce de collaboration entre les organisations professionnelles et le gouvernement, en vue de régler les mécontentements suscités par la circulaire Fontanet. En tant que membre de la commission chargée d’étudier le problème des prix et des coûts de distribution, Jean Barjolle espère pouvoir compter sur certains représentants des pouvoirs publics pour opérer un aménagement des conditions d’application de la circulaire. À cette occasion, le dirigeant bordelais expose sa position : la pratique du bradage et des produits d’appel a selon lui pour conséquence finale « la mort de la marque, la mise en difficulté du distributeur et la tromperie du consommateur ». Malgré l’interdiction faite aux distributeurs de vendre en-dessous de leur prix d’achat, Barjolle remet en cause la pratique des prix d’appel dits « excessifs » (quand ils ne couvrent pas le prix de revient de la distribution) et les marges compensées sur le reste de l’assortiment. Premièrement, le fabricant de produits de marques ne serait plus maître de son marché. Il serait dans l’impossibilité d’appliquer ses tarifs, il perdrait le contrôle de ses produits et par voie de conséquence, une partie de sa clientèle. Il serait réduit à accepter de travailler dans des conditions de prix de revient anémiées, dans le seul but de conserver la clientèle qui lui reste. Les industriels mis sous pression par les commerçants ne pourraient pas répondre aux investissements rendus nécessaires par la concurrence croissante au niveau communautaire et risqueraient de ne plus pouvoir résister aux pressions commerciales ou financières des nouveaux acteurs américains. À plus ou moins brève échéance, le (petit) distributeur se trouverait quant à lui confronté à un concurrent pratiquant des prix plus bas que les siens sur des marques identiques. Il serait alors obligé d’aligner ses prix à la baisse jusqu’à en arriver au point de ne plus prendre de marge du tout et de fermer boutique. Enfin, les consommateurs seraient trompés car « contraints de payer la majorité des produits plus chers tout en croyant les acheter à meilleur marché42 ». Ils sont en effet supposés rester ignorants du caractère limité des rabais sur une partie de l’assortiment et de la nécessité pour les producteurs d’augmenter leurs tarifs pour compenser les ristournes accordées.
Les propositions de Jean Barjolle et de ses confrères sont diffusées dans la presse économique : Tous les groupements industriels du secteur alimentaire se préoccupent du problème des prix-planchers. L’un d’entre eux, ayant comme chef de file une grande biscuiterie, vient de soumettre au Gouvernement un projet de contrat de productivité, propre à permettre aux industriels d’organiser leur production de façon stable et rationnelle et de se libérer de l’emprise de la distribution.43
27Les principales dispositions consistent à fixer périodiquement un prix de vente au consommateur pour les principaux produits de chaque corporation, en accord avec l’Administration et sur proposition des contractants de chaque profession. Le groupement aspire à ce que les prix puissent être fixés dans certains magasins libre-service en fonction d’une marge-plancher, correspondant à un « degré réel » de la distribution. Il revendique le droit de refuser de livrer tout distributeur qui pratiquerait des prix supérieurs ou inférieurs à ceux déterminés par le producteur. Le but des industriels serait aussi de protéger leur indépendance face à toute intrusion financière autre que celle provenant, éventuellement, du Marché commun. En contrepartie de ces engagements, les pouvoirs publics pourraient accompagner les actions de ces entreprises, notamment dans le sens des concentrations. Ces propositions d’inspiration colbertistes étaient en définitive assez loin de faire l’unanimité au sein du patronat et rien n’indique qu’elles aient jamais été appliquées. Leur dimension morale plus que proprement économique n’a pas échappé aux journalistes du Figaro :
Il s’agirait d’un véritable « contrat de productivité » établi entre les pouvoirs publics et les producteurs, le choix des contractants étant fait en fonction de leur importance relative, d’une moralité commerciale assurée, de leur dynamisme industriel et de leur sens national.44
28Outre son combat législatif, le CERPAC a pour objectif de diffuser le marketing de ce côté de l’Atlantique45 :
Le marketing est fort difficilement défini en Europe et particulièrement en France. […] Parmi ces prémisses, seuls Lever et les pétroliers appliquent objectivement la méthode. Quelques grandes entreprises françaises d’Alimentation groupées dans le centre d’Études CERPAC entament aussi un long processus d’adaptation à la technique complète du marketing46.
29La finalité de cette démarche de promotion du marketing consiste purement et simplement à tenter de rééquilibrer les relations entre fabricants et distributeurs. Il est conçu comme un levier devant permettre au fabricant de regagner le terrain perdu en 1960, du moins auprès des distributeurs acceptant de collaborer : « Ces entreprises récupèrent de ce fait une influence qu’elles avaient perdue du fait de l’interdiction des prix imposés47. » De manière plus offensive, le projet d’accord évoqué au moment des Assises du commerce constitue une arme dirigée contre les distributeurs réfractaires : « Si elle est acceptée sous cette forme ou sous une autre, c’est-à-dire le prix imposé ou la taxation des marges, vous pouvez imaginer sans peine la position ultra-favorable dans laquelle nous nous retrouverions vis-à-vis du commerce48. » Sans attendre l’éventualité d’une issue favorable, le directeur commercial d’Olibet suggère aux chefs de secteurs d’utiliser cette information comme un moyen de pression sur la clientèle. Ainsi doivent-ils affirmer à l’occasion de leurs contacts auprès des clients que
le gouvernement veut mettre fin de toute façon à l’anarchie actuelle des prix, et pour cela il se dirige avec certitude vers la taxation des marges y compris toutes les remises spéciales et ristournes de fin d’année. Cette mesure sera prise en accord avec les Industriels représentatifs de chaque métier ou si aucun accord n’est possible elle sera appliquée d’une manière autoritaire par le Gouvernement. […] Plus que jamais il faut insister sur la valeur de notre politique anti-bradage, sur l’échec du bradage et ses conséquences qui sont pour nous une victoire incontestable.49
30L’historienne américaine Susan Strasser a montré comment, au début du xxe siècle aux États-Unis, certains fabricants ont pris fait et cause pour le commerce traditionnel en refusant de vendre aux chaînes qui réduisaient les prix. Dès cette époque en effet, « Certains magasins généraux continuent d’offrir des relations personnelles, traditionnelles dans le commerce de détail ; dans d’autres, les clients devenaient des consommateurs, expérimentaient personnellement la tendance culturelle qui allait caractériser l’achat au xxe siècle50. » De ce côté de l’Atlantique, la question de l’évolution des relations entre industrie et commerce est posée en France en 1924 par Francis Elvinger dans un livre au titre frappant51. L’émergence d’un débat autour de la marque témoigne d’une mutation des conditions d’exercice du marché en Europe dès l’entre-deux-guerres. Dans les années 1930, le succès des magasins populaires bouscule les vieux arrangements de la distribution traditionnelle et annonce l’irruption d’une société de consommation de masse après la guerre. Avec la compression des prix industriels, les coûts commerciaux prennent un relief perçu comme exorbitant : « La distribution, qui avait d’abord été un appendice du producteur, un allié central de la conception mercantiliste de l’économie politique, évoluerait pour être le facteur dynamique de la croissance économique et un allié du consommateur52. » En France, le rapport de force entre fabricant et distributeur bascule en faveur de ce dernier en 1960. Constatant le caractère atomisé du commerce face à la relative concentration de l’industrie à cette date, le législateur tranche en faveur des distributeurs en interdisant le refus de vente et les prix imposés par les fabricants. L’État veut aussi stimuler la concurrence sur les prix afin de faire obstacle à l’inflation. Dans le cadre d’un débat entamé quelques décennies plus tôt dans des termes presque identiques aux États-Unis, l’affaire Olibet fait directement écho au procès ayant opposé le distributeur états-unien A & P et le fabricant de corn-flakes Kelloggs en 1915. Les attentes des membres du CERPAC sont cependant déçues53. En assurant la présence des produits des grandes marques industrielles sur les linéaires des discounters et en donnant aux distributeurs la liberté de fixer leur marge, la législation française crée finalement les conditions propices au développement des grandes surfaces. Ainsi, l’arrêt Olibet contribue-t-il à l’expansionnisme, voire à l’hégémonie de la grande distribution : « Il est vraisemblable que les pouvoirs publics n’avaient pas prévu que la brèche ouverte à la liberté de contracter des industriels aurait été aussi efficacement exploitée par les nouveaux distributeurs54. » La direction d’Olibet ne devait finalement pas avoir d’autre choix pour survivre que de traiter avec eux.
Notes de bas de page
1 Cas CPA 4271, Gondolo, Maisons-Alfort, janvier 1964.
2 D’après Daumas Jean-Claude, « L’invention des usines à vendre. Carrefour et la révolution de l’hypermarché », Réseaux, vol. 24, no 135-136, 2006, p. 59-92.
3 Cas CPA 3717, Distribution du biscuit en France, novembre 1958.
4 D’après le cas CPA 4271, op. cit.
5 Cas CPA 4271, op. cit.
6 D’après Daumas, op. cit., p. 68.
7 Cf. Giraud Claude-Henri, L’importance économique de la marque, thèse de doctorat en Sciences économiques, faculté de droit et des sciences économiques de Bordeaux sous la direction de Jean Lajugie, 25 juin 1963.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Tinard Christine & Yves, La grande distribution française : bouc émissaire ou prédateur ?, Fédération nationale pour le développement de l’entreprise, Litec, 2003, p. 92.
12 Dessaux Pierre-Antoine, Des vermicelliers au groupe Danone : consommer, produire et vendre des pâtes alimentaires en France, xviie-xxe siècle, thèse d’histoire sous la direction de Patrick Fridenson, EHESS, 2003, p. 307.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Tel que désigné in Cas CPA 4271, op. cit.
16 Note de Jean Barjolle aux directeurs régionaux, le 13 octobre 1961, archives Grazilhon.
17 Note aux chefs de secteurs, le 9 février 1967, archives Grazilhon.
18 « La biscuiterie en France : une industrie prospère mais menacée », LSA, no 470, 22 novembre 1973, p. 75-88.
19 D’après les chiffres fournis par la direction d’Olibet lors de la réunion des chefs de secteurs à Talence, les 28, 29 et 30 août 1963, archives Grazilhon.
20 Note de Jean Barjolle aux directeurs régionaux, le 13 octobre 1961, archives Grazilhon.
21 Note aux chefs de secteurs, le 6 décembre 1962, p. 2, archives Grazilhon.
22 Note de Jean Barjolle aux directeurs régionaux, le 13 octobre 1961, archives Grazilhon.
23 Lors des Journées IFLS (Institut français du libre service), les 27 et 28 octobre 1963, archives Grazilhon.
24 Exposé de M. Maury (marketing) lors de la réunion des chefs de secteurs, les 28, 29 et 30 août 1963, archives Grazilhon.
25 Réunion des chefs de secteurs, les 28, 29 et 30 août 1963, archives Grazilhon.
26 Jean Barjolle présente ses objectifs aux clients en janvier 1963.
27 Association indépendante fondée en 1958, l’IFLS regroupe industriels, distributeurs et prestataires de services de la grande distribution.
28 Archives Grazihon.
29 Prise de note personnelle d’Yves Grazilhon, le chef de secteur de Marseille, lors de la réunion des chefs de secteurs, les 28, 29 et 30 août 1963, archives Grazilhon.
30 Malaval Catherine, L’Alsacienne, son histoire, Paris, Clio-Média, 1993, p. 59.
31 Ibid., p. 59.
32 Dessaux, op. cit., p. 432.
33 Ibid., p. 428.
34 Ibid., p. 427.
35 Ibid., p. 480.
36 Ibid., p. 480.
37 Ibid., p. 449.
38 Giraud, op. cit.
39 Ibid., p. 304.
40 D’après le neveu de Jean Barjolle affecté au service marketing, Jean-Charles Soltes (1944), le CERPAC serait abrité dans les locaux d’Olibet, rue de Rivoli à Paris ; entrevue en juillet 2011 à Bègles.
41 Dossier CERPAC, archives Grazihon.
42 D’après la note aux chefs de secteurs datée du 19 novembre 1963 au sujet de l’article des Informations industrielles et commerciales du 15 novembre 1963.
43 « Le prix bradé, L’ennemi no 1 de l’industriel et du commerçant », Informations industrielles et commerciales, 15 novembre 1963.
44 « Pour lutter contre les prix bradés », Le Figaro, 7 janvier 1964, p. 19.
45 Sans doute une lecture telle que Nepveu-Nivelle Frédéric, Conquête des marchés, Les techniques de Marketing à l’Européenne, Paris, Dunod, 1959, a-t-elle inspiré Jean Barjolle. Dans le préambule, l’auteur associe la conservation de l’entreprise à la mise en place urgente du marketing : « C’est par cet esprit de conquête, méthodique et sûr, que l’entreprise s’assurera des lendemains prospères, si nécessaires à sa vie ».
46 Note de Jean Barjolle intitulée « Essai de définition du marketing », le 23 juin 1965, archives Grazilhon.
47 Ibid.
48 Ibid.
49 Note d’André Rafin, directeur commercial d’Olibet, archives Grazilhon.
50 Strasser Susan, Satisfaction Guaranteed. The Making of the Modern Mass Market, New-York, Basic Books, Harpers Collins, 1989, p. 56 et suivantes.
51 « L’enjeu de cette lutte est d’importance : le consommateur attaché au fabricant, c’est le commerce sous la tutelle de l’industrie ; au contraire l’industrie est dominée par le commerce, si le consommateur est dans la main du négociant », Introduction in Elvinger Francis, La Lutte entre l’Industrie et le Commerce. La Marque, son lancement, sa vente, sa publicité, Thèse de Sciences commerciales et finances, Université de Louvain, Paris, Librairie d’Economie Commerciale, 1924.
52 De Grazia Victoria, « Changing consumption regimes in Europe, 1931-1970, Comparative Perspectives on the Distribution Problem », in Strasser Susan, Mcgovern Charles & Judt Matthias (eds.), Getting and Spending, European and American Consumer Societies in the Twentieth Century, Cambridge University Press, 1998, p. 59-83.
53 Les prix imposés et le refus de vente ne sont graduellement légalisés en France qu’à partir de 1986.
54 Tinard, op. cit., p. 93.
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