Ivresse et ivrognerie
|Préface
Texte intégral
1Entreprise d’histoire à la fois religieuse, judiciaire, économique, médicale, sociale et culturelle, cet ouvrage est très ambitieux, tant dans la nouveauté du sujet, l’ivresse et l’ivrognerie à l’époque moderne, que dans son extension chronologique et géographique : tout l’Ancien Régime et toute la France. Un pareil programme en aurait effrayé plus d’un. Mais pas Matthieu Lecoutre ! Il en a fait son sujet de thèse, menée dans le temps imparti ; ce livre constitue une version à peine remaniée de cette thèse. C’est ainsi la première fois qu’une histoire de l’ivresse et de l’ivrognerie est envisagée et publiée dans le cadre de la France d’Ancien Régime.
2L’ampleur et la diversité des documents mobilisés sont considérables. Les sources imprimées ont été dépouillées systématiquement, et on aboutit à un impressionnant ensemble, rassemblé pour la première fois, que l’auteur est allé chercher dans tous les domaines possibles : les œuvres juridiques et les œuvres littéraires, celles des moralistes, les recueils de chansons, les traités de médecine…, au total, plus de 300 titres. Un pareil souci d’exhaustivité est notable aussi dans la recherche des sources iconographiques, particulièrement mises en valeur. C’est la première fois que nous disposons ainsi d’un corpus aussi considérable de textes normatifs, critiques mais aussi apologétiques. Quant aux archives manuscrites, essentiellement des documents judiciaires, elles correspondent à des dépouillements très importants effectués dans quelques régions, choisies à dessein : la Bretagne, le Bordelais, la Bourgogne et l’Auxonnois, le Lyonnais, le Beaujolais et le Forez : soit 4 589 affaires judiciaires. Vu l’ampleur et la difficulté de ces sources, la difficulté principale était de ne pas réussir à dominer l’ensemble. Or, ce n’est pas du tout le cas : le matériau, bien que considérable, est non seulement parfaitement maîtrisé, mais il est aussi totalement utilisé.
3Tout cela permet d’abord d’observer l’ensemble des regards portés par les élites sur l’ivresse et sur l’ivrognerie, et ce dans de multiples registres : religieux, judiciaire, économique, médical, social, culturel. Les opinions des pouvoirs politiques, du clergé, des moralistes…, sont généralement négatives envers l’ivresse, et elles le sont toujours envers l’ivrognerie. Elles le deviennent de plus en plus au cours de la période. Le discours tenu par les médecins se précise, lui aussi, au fil des décennies : il est particulièrement bien mis en valeur, ce qui est l’un des apports majeurs de ce livre. La prise de conscience des dangers de l’ivrognerie pour la santé, physique comme mentale, qu’on croyait datée des années 1590, apparaît ici comme bien antérieure, d’au moins un demi-siècle. On mesure le sens des évolutions, à partir de 1612, quand, pour la première fois, un médecin, Jean Mousin, consacre un livre particulier à l’ivresse.
4Pourtant, l’analyse des archives judiciaires permet d’insister sur le contraste entre ces théories normatives et la pratique, notamment judiciaire : le fossé est énorme entre les deux. Exemple emblématique, l’édit royal du 30 août 1536, qui fait de l’ivresse et de l’ivrognerie des crimes punis sévèrement (« amputation d’oreille, infamie et bannissement »), n’a pas été appliqué une seule fois entre la Renaissance et la Révolution. Ce qui prouve, encore une fois, s’il en était besoin, qu’on ne peut pas faire l’histoire de la justice avec les seuls documents normatifs (ni aucune autre histoire, d’ailleurs). Cette contradiction apparente entre normes et pratiques traverse tout le livre, comme en filigrane. Comment l’expliquer ? Évidemment, d’abord, par la volonté de l’opinion, concrétisée dans cette « culture de l’enivrement », qui fait ici l’objet de nombreuses pages. Mais, en même temps, la consommation d’alcool est une source de revenu non négligeable pour l’État royal et constitue aussi l’un des piliers de l’économie (et des recettes) des villes. Au fil des chapitres, on comprend bien que c’est l’ensemble des pouvoirs civils et religieux qui se trouvent juges et parties, tant ils tirent des avantages financiers de la consommation de boissons enivrantes.
5La culture de l’enivrement est ainsi fortement mise en valeur, tout au long de l’ouvrage. Elle est une composante de l’histoire culturelle de la France, ce qui, jusqu’à maintenant, n’avait pas été souligné : ce livre devrait pallier cette lacune. Consommer, boire, s’enivrer, tout cela appartient à une culture enracinée dans des croyances et dans une histoire, encadrée par des pratiques et par des gestes, et finalement intégrée par toutes les couches de la société. C’est une authentique appropriation du plaisir de boire, même avec excès. Finalement, le déviant est celui qui ne participe pas aux rites. Car, au fond, boire n’a jamais été un crime, l’ivresse non plus, malgré le développement, à partir du règne de François Ier, d’une sorte de front commun moralisateur contre l’ivresse et l’ivrognerie, tous les pouvoirs se liguant pour diaboliser de telles conduites… mais en vain. Cette totale incapacité des pouvoirs normatifs conjugués, dans le long terme, à modifier les habitudes en la matière, tant parmi le peuple que parmi les privilégiés, aboutit bien à une « culture du compromis ».
6Voilà donc un ouvrage très réussi, novateur, écrit par un historien jeune, mais faisant déjà preuve dans sa pratique d’une grande maturité. On a déjà soif de nouveaux travaux…
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