Manœuvres géopolitiques et facteurs de blocage
p. 123-144
Texte intégral
1 Près de trois décennies après la fin de la guerre froide, le conflit au Sahara Occidental attend toujours sa résolution définitive. Ce conflit, vieux de plus de quarante ans, fait désormais partie de la catégorie « conflit oublié » ou « conflit gelé1 ». Les réfugiés sahraouis, leur situation lamentable, les conditions extrêmement précaires dans lesquelles ils vivent et leur droit à l’autodétermination par le biais d’un référendum libre et honnête ont également été oubliés. Le conflit attire épisodiquement l’attention, non pas en raison des droits légitimes des populations sahraouies, mais surtout en raison des intérêts nationaux, géopolitiques et économiques d’autres acteurs. En dépit de la présentation déformée du Sahara Occidental comme un désert stérile, le territoire est en fait riche en ressources naturelles et possède une côte Atlantique de 700 km d’importance stratégique ; le territoire dispose également d’eaux poissonneuses parmi les plus riches du monde, qui sont présentement illégalement exploitées par le Maroc et par certains États membres de l’Union européenne. Le Sahara Occidental possède d’énormes réserves de phosphates qui pourraient en faire l’un des plus grands exportateurs du monde de cette importante ressource. En effet, même si le Maroc produit les deux tiers de la production mondiale de phosphates, avec 27 millions de tonnes annuellement, les mines de Bou-Crâa au Sahara Occidental, contrôlées par le Maroc, produisent 2,5 millions de tonnes, faisant du Sahara Occidental le 6e producteur mondial2. D’autres minerais de valeur, tels que les minerais de fer, l’oxyde de titane et le vanadium, ainsi que du métal et éventuellement du pétrole abondent dans ce territoire3. Incontestablement, les perspectives de découvertes de pétrole ces dernières années, en particulier l’exploration des gisements offshore par Total jusqu’en décembre 2015 et Kosmos Energy jusqu’au printemps 2015, ont compliqué davantage la résolution du conflit.
2Le cas du Sahara Occidental met à nu l’échec de l’ONU ou plutôt le manque de volonté de certains de ses membres au sein du Conseil de sécurité pour mettre en œuvre ce qui aurait dû être un cas de décolonisation pur et simple. Le conflit a surgi à l’époque de la guerre froide lorsque le Maroc était ancré sans équivoque dans le camp occidental et que l’Algérie, bien que résolument non alignée, était perçue comme une alliée de l’URSS. En outre, le Maroc, qui jouait un rôle de fondé de pouvoir (proxy) pour la France et les États-Unis en mettant en échec les forces nationalistes et communistes en Afrique, bénéficiait d’un grand soutien politique, économique et militaire de la part de ses alliés, comprenant également les riches monarchies du Golfe. En fait, les États-Unis ont joué un rôle clé dans l’occupation du Sahara Occidental par le Maroc (Mundy 2006a ; Zoubir et Zunes 1999).
3La thèse soutenue dans ce chapitre est que l’absence d’une solution au conflit trouve son origine dans des considérations nationales, régionales et internationales sur lesquelles les Sahraouis n’exercent guère de contrôle. En dépit du caractère illégal de l’occupation marocaine et des violations des droits légitimes des Sahraouis, des postures géopolitiques l’ont emporté sur la légalité internationale. Par conséquent, c’est cette contradiction entre la légalité internationale et la politique de pouvoir (réalisme politique) qui a empêché la résolution du conflit. Outre la situation d’indigence des réfugiés sahraouis et le déni de leur droit à l’autodétermination, les conséquences d’une telle contradiction sont multiples : une tension permanente dans les relations algéro-marocaines, l’intégration maghrébine si nécessaire qui ne se réalise pas4, des tensions récurrentes dans les relations franco-algériennes, des frictions périodiques dans les relations maroco-espagnoles, le potentiel d’une guerre régionale, la course à l’armement de l’Algérie et du Maroc au détriment du développement socio-économique indispensable, des soulèvements cycliques dans le territoire occupé ainsi que des violations concomitantes des droits humains des Sahraouis. L’autre idée défendue dans ce chapitre est que les puissances extérieures à la région, à savoir la France et les États-Unis, deux membres du Conseil de sécurité de l’ONU, ainsi que l’Espagne, ancienne puissance coloniale mais qui, d’un point de vue légal, reste toujours la puissance administrante du territoire, ont empêché la résolution de ce conflit pour avantager le Maroc, un allié de longue date qui a servi de proxy dans la guerre contre le communisme par le passé et dans la guerre actuelle contre le terrorisme.
Quelques questions de principe
4Avant d’aborder les considérations géopolitiques qui sous-tendent la question du Sahara Occidental, il importe d’exposer à nouveau un certain nombre de points que l’on oublie souvent lorsque l’on aborde ce conflit. La décolonisation et le droit à l’autodétermination du Sahara Occidental ne sont pas des affirmations subjectives idéologiques ou de simples desiderata. Bien qu’actuellement il soit devenu commode de parler d’une solution politique au Sahara Occidental, on oublie souvent le fait que l’autodétermination du Sahara Occidental, un « territoire non autonome », est basé sur le droit international et les résolutions de l’ONU. Par conséquent, indépendamment de toute prédilection idéologique, l’autodétermination de ce territoire non autonome est fondée sur des principes établis par la communauté internationale (Ruiz Miguel dans cet ouvrage). Le principe d’autodétermination est inscrit dans la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux dans la résolution 1514 (XV) de l’ONU du 14 décembre 1960. En 1965, l’Assemblée générale de l’ONU reconnut le droit des Sahraouis à l’autodétermination et le réaffirma dans chaque résolution depuis lors5. À ce sujet, le 11 février 2004, le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, déclara qu’au xxie siècle le colonialisme était un anachronisme et qu’il espérait que :
Les puissances administrantes travailleront avec le Comité spécial et les peuples des territoires placés sous leur administration pour trouver les moyens de faire avancer le processus de décolonisation. Après tout, pour les Nations unies, la décolonisation est une histoire à succès mais c’est une histoire qui n’est pas terminée. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour fournir tout soutien qui puisse faire avancer le travail de la commission…6
5Dans le conflit du Sahara Occidental, le parti pris des pays occidentaux au sein du Conseil de sécurité des Nations unies est incontestable : ainsi, par exemple, alors que les troupes américaines et britanniques ont envahi l’Irak en mars 2003 sous prétexte que l’Irak ne respectait pas les résolutions de l’ONU, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni n’ont jamais montré une telle préoccupation en ce qui concerne les violations commises par le Maroc depuis son invasion de l’ancienne colonie espagnole en novembre 1975. Il faut ensuite souligner qu’aucun pays au monde – même pas les amis et alliés les plus proches du Maroc – ne reconnaît la souveraineté du Maroc sur le Sahara Occidental, un territoire qui se trouve de jure toujours sous le contrôle administratif espagnol. Le transfert du pouvoir administratif au Maroc, à la suite des Accords de Madrid du 14 novembre 1975, n’a aucune validité légale, ce pourquoi l’ONU n’a jamais reconnu ces accords.7
6Il faut enfin mentionner que, bien qu’il le considérât seulement comme un « référendum de confirmation », le roi Hassan II a déclaré le 26 juin 1981, lors du sommet de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) à Nairobi, qu’il était en faveur de la tenue d’un référendum d’autodétermination au Sahara Occidental8. En outre, le Maroc a accepté le Plan de règlement de 1991 de l’ONU, un plan qui comprend, inter alia, la tenue d’un référendum d’autodétermination9.
7Pour comprendre l’impasse qui existe depuis le début des années 1990, il est nécessaire d’analyser les rôles respectifs des acteurs clés dans ce conflit et de bien comprendre les intérêts de chacun. L’analyse tend à montrer que lorsqu’on évoque le conflit, cela signifie généralement que les intérêts d’un ou de plusieurs acteurs ont changé. Jamais la reconnaissance de la situation déplorable des réfugiés sahraouis, la nécessité de mettre un terme à la colonisation du territoire ou le parachèvement du droit à l’autodétermination ne sont la considération principale pour ce regain d’intérêt ; un motif sous-jacent détermine typiquement l’attention renouvelée pour ce conflit. Par conséquent, pour expliquer les blocages à la résolution du conflit du Sahara Occidental, l’analyse doit se focaliser sur les positions des puissances externes à la région, notamment celles de la France, de l’Espagne et des États-Unis, et comprendre les raisons qui sous-tendent leurs positions respectives.
La géopolitique, principale raison de l’impasse au Sahara Occidental
8La situation au Sahara Occidental est dans l’impasse depuis les années 1990. En effet, le référendum qui devait se tenir en 1992 n’a jamais eu lieu, la cause principale étant les obstacles créés par le Maroc pour en empêcher la tenue, notamment à travers des subterfuges concernant le recensement de la population sahraouie dans le territoire occupé. En 1997, le secrétaire d’État américain James Baker, émissaire spécial du secrétaire général de l’ONU, a tenté de relancer l’exécution du Plan de règlement en concluant les Accords de Houston en 1997, acceptés par les deux parties au conflit. Le référendum d’autodétermination était supposé avoir lieu en 1998 ; les Sahraouis devaient choisir entre l’indépendance où l’intégration au Royaume chérifien. Mais le Maroc, à travers un certain nombre d’entraves posées au processus établi par Baker, a réussi à empêcher la tenue du référendum sans que l’ONU n’impose de sanctions, et ce grâce à la complicité dont il a bénéficié au niveau du Conseil de sécurité. L’ONU avait pourtant identifié les votants éligibles (86 386 personnes) au Sahara Occidental (Zoubir et Benabdallah-Gambier 2003 : 8-11). Plus tard, certains que les Sahraouis voteraient pour l’indépendance, les Marocains, avec leurs soutiens politiques traditionnels, ont émis en 2001 l’option d’une « troisième voie », celle de l’autonomie, rejetée par les Sahraouis et le gouvernement algérien. Une seconde version du plan Baker (plan Baker II, 2002), quoique favorable aux Marocains, fut tout de même rejetée par ces derniers – alors que les Sahraouis l’avaient acceptée – parce que ce plan incluait la tenue d’un référendum comprenant l’option de l’indépendance après une période de transition de cinq ans. À partir de cette période, il était devenu clair à travers les déclarations répétées de Mohammed VI que le Maroc ne se résoudrait jamais à la tenue d’un référendum d’autodétermination du peuple sahraoui.
9Avec l’aide de la France, des États-Unis et de l’Espagne, le Maroc a soumis en 2007 une « proposition d’autonomie » du Sahara Occidental sous souveraineté et intégrité territoriale du Royaume chérifien10, une autonomie somme toute illusoire puisque son objectif principal était de mettre fin à l’option d’un référendum d’autodétermination (Omar 2008). Évidemment, la principale question à élucider est de savoir pourquoi le Maroc a été en mesure de poursuivre son occupation du territoire sans qu’aucune sanction de l’ONU ne lui ait été imposée.
10Sans aucun doute, des considérations géopolitiques fournissent la meilleure explication pour comprendre la situation de blocage au Sahara Occidental. Le Maroc doit son soutien à trois membres puissants du Conseil de sécurité de l’ONU, la France, les États-Unis et la Grande-Bretagne ; depuis 2004, il a bénéficié aussi du soutien de l’Espagne. Un aperçu des politiques respectives à l’égard de ce conflit permettra de jeter la lumière sur les raisons de l’impasse dans ce conflit qui, en dépit des conditions pénibles des Sahraouis, n’est pas une priorité pour les puissances extérieures dont le principal objectif dans la région du Maghreb est de maintenir de bonnes relations et de mettre en équilibre ces relations avec le Maroc et l’Algérie.
La France et la question du Sahara Occidental
11Depuis le début du conflit, c’est-à-dire depuis la Marche verte du 6 novembre 1975, dont des rumeurs disent qu’elle fut conjointement imaginée par le roi Hassan II et le président Valéry Giscard d’Estaing, la France est un soutien très engagé du Maroc dans sa lutte pour la « récupération des provinces du sud » (dite aussi « réunification »), selon la terminologie officielle du Maroc (Vermeren 2015). Cette terminologie est souvent reprise par les présidents et responsables français. Indubitablement, le Maroc a pu compter sur le soutien indéfectible des gouvernements qui se sont succédé pour protéger les intérêts de la France, que ce soit sous la présidence de la droite (V. Giscard d’Estaing, J. Chirac, N. Sarkozy) ou de la gauche (F. Mitterrand, F. Hollande) (Vermeren 2015 ; Zoubir 1999 : 207-208 ; Balta 1986). Dans ses mémoires, Jacques Chirac résume cette position : « La monarchie reste le seul garant à nos yeux de la stabilité […] c’est pour cette raison qu’on n’a cessé d’apporter le soutien à SM le roi Mohammed VI, en appuyant notamment le point de vue marocain sur la question du Sahara, partie intégrante du Royaume11. » Par exemple, lorsque le Maroc avait rejeté le Plan Baker II en 200312, un plan qui aurait pu débloquer l’impasse dans le conflit, le Maroc pouvait une fois de plus compter sur le soutien du gouvernement de Jacques Chirac13. En effet, concernant le plan Baker II, la France a même menacé d’opposer son veto à la résolution 1495 si elle devait imposer des mesures coercitives pour sa mise en œuvre par les parties de ce plan. Le gouvernement français a signifié qu’il userait du droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU si l’ONU devait décider d’imposer une solution qui n’ait pas le consentement du Maroc14. Les dirigeants français ont encouragé le Maroc à proposer un projet d’autonomie du territoire, une « troisième voie », entre un référendum d’autodétermination et une simple intégration au Maroc, en somme une solution politique en faveur du Maroc. Comme l’a souligné Jacques Chirac, « La France souhaite ardemment une solution au conflit du Sahara [Occidental], qui constitue une barrière à la construction d’un Maghreb uni. Nous défendons une solution politique… qui tienne pleinement compte des intérêts du Maroc et de la stabilité régionale15. »
12Pour la plupart des responsables politiques français, le Sahara Occidental fait partie intégrante du Royaume du Maroc. Sans aucun doute, en ce qui concerne les relations avec le Maroc, les gouvernements successifs en France ont fait fi du droit international. Que ce soit sous des gouvernements de gauche ou de droite, l’État français a pris une position nettement favorable au Maroc même lorsque les relations franco-algériennes, notamment en 2003-2005, témoignaient d’une amélioration considérable par rapport à ce qu’elles avaient été dans les années 1990. On ne peut pas suffisamment mettre en relief les relations spéciales que les autorités françaises entretiennent avec le Royaume chérifien16, des relations qui rappellent celles des États-Unis avec Israël depuis 1967. La classe politique en France n’a jamais fait secret de son opposition résolue à un Sahara Occidental indépendant. Des responsables français interviewés sur cette question allèguent qu’un autre « micro État » (voire un « État failli ») sous l’influence de l’Algérie ne serait pas de bon augure pour le Maghreb et coûterait cher aussi à la France17. Les dirigeants français semblent tout à fait indifférents à la légalité internationale en ce qui concerne le Sahara Occidental. L’argument souvent avancé est qu’un référendum d’autodétermination, qui serait en faveur des Sahraouis, déstabiliserait la monarchie marocaine, un allié de l’Occident dans la région.
13La position de l’État français au Sahara Occidental est justifiée par les intérêts politiques, économiques et culturels considérables au Maroc. Cela explique pourquoi les gouvernements en France ont constamment aidé le Maroc à renforcer sa position au Conseil de sécurité.
14L’État français a toujours fourni un soutien économique, politique et militaire très important à la monarchie marocaine, tout en voulant éviter d’envenimer ses relations avec l’Algérie, un pays qui semble se rapprocher de plus en plus des États-Unis, menaçant ainsi les intérêts essentiels de la France en Algérie (Zoubir 200618). Les derniers gouvernements français ont poursuivi la même politique, que ce soit sous Nicolas Sarkozy ou François Hollande.
La politique des gouvernements de Nicolas Sarkozy et de François Hollande envers le Sahara Occidental
15La politique de la France sous la présidence de Nicolas Sarkozy est restée inchangée en dépit de son approche apparemment plus pragmatique. Au cours de sa brève visite à Alger le 9 juillet 2007, Nicolas Sarkozy a déclaré qu’il ne ferait pas de la question du Sahara Occidental un facteur de conflit entre la France et l’Algérie et que le processus des Nations unies devait poursuivre son cours. Mais cet attachement à ce processus ne signifie pas une neutralité de la France ; bien au contraire. En effet, lors de sa visite au Maroc entre le 22 au le 24 octobre 2007, Nicolas Sarkozy a déclaré que la France était du « côté du Maroc » au Conseil de sécurité de l’ONU et a souhaité que le plan d’autonomie du Maroc, qu’il décrit comme « sérieux et crédible », puisse servir de base pour la négociation et engendrer une « solution raisonnable19 ». Le président Nicolas Sarkozy a soutenu la proposition d’autonomie en déclarant : « Le plan d’autonomie marocain existe, il est sur la table et il constitue un élément nouveau de proposition, après des années d’impasse. Je veux prendre mes responsabilités en tant que chef de l’État : le Maroc a proposé un plan d’autonomie sérieux et crédible en tant que base de négociation20. »
16Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la France a aussi bloqué les tentatives d’inclure dans la résolution du Conseil de sécurité la protection des droits de l’homme dans le mandat de la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara Occidental (MINURSO). Par exemple, en 2009, les diplomates français à l’ONU ont agi vigoureusement pour que la résolution onusienne souligne « l’importance de faire des progrès sur la dimension humaine du conflit » et ont empêché l’inclusion d’une clause sur la protection des droits de l’homme. Ils avaient même résisté à l’emploi du terme « humaine », lui préférant le mot « humanitaire21 ». Le représentant permanent n’a pas caché l’attachement du gouvernement français au plan d’autonomie du Maroc. Ceci demeure jusqu’à présent la position officielle de l’État français qui est similaire sur tous les points à celle du Maroc. Comme l’a bien souligné le directeur adjoint du plaidoyer auprès de l’ONU pour Human Rights Watch, « la France soutient pleinement l’intégration croissante des questions touchant aux droits de l’homme dans les missions de l’ONU. Il n’y a que sur le dossier sahraoui que Paris s’arc-boute, persistant à défendre une anomalie historique22. »
17Cette position de l’État français n’a pas changé sous la présidence de François Hollande. À titre d’exemple, on pourra citer l’opposition de la France à l’inclusion d’un texte présenté par l’ambassadrice américaine à l’ONU Susan Rice, un texte qui, pour la première fois, chargeait la MINURSO de faire respecter les droits de l’homme au Sahara Occidental. On pourra aussi citer le soutien de Paris à Rabat lors du bras de fer du Royaume chérifien avec l’ONU, après l’expulsion au mois de mars 2016 de la composante civile de la MINURSO ; ce soutien démontre si besoin est l’appui sans équivoque du gouvernement français à la politique coloniale du Maroc.
18En plus des facteurs cités plus haut, quelles sont les autres raisons qui justifient un tel alignement de l’État français ? Elles sont nombreuses, mais nous n’en énumérerons que les plus importantes.
19La première tient au fait que la France a des intérêts politiques et économiques considérables au Maroc. Malgré le nombre décroissant de touristes ces dernières années, les Français représentent environ 25 % de tous les touristes étrangers qui visitent le Royaume23, faisant de la France le premier émetteur de touristes vers le Maroc. De plus, des milliers de citoyens français résident au Maroc (près de 47 000 en 201424) et des centaines d’entreprises françaises y sont implantées. Avec près de 70 % du total des investissements étrangers directs au Maroc, la France est le deuxième partenaire commercial du gouvernement de Rabat (après l’Espagne) et le principal investisseur25. Des entretiens de l’auteur avec des diplomates français et marocains, il ressort souvent qu’aider le Maroc à annexer le Sahara Occidental est une manière pour la France de compenser le prétendu partage inéquitable des territoires coloniaux26. Pour leur part, des officiels marocains arguent que la France a « offert » à l’Algérie un territoire saharien dix fois plus grand que celui du Maroc27. De plus, de nombreux responsables français influents sont nés au Maroc et constituent un lobby important en faveur de ce dernier. Depuis son indépendance en 1956, et malgré des tensions entre les deux pays depuis l’indépendance (récemment la crise diplomatique de 2014-2015), le Maroc reste l’allié le plus sûr de la France au Maghreb et dans le monde arabe, continue de servir de relais militaire de la France en Afrique et s’est aussi positionné comme acteur incontournable dans la lutte antiterroriste28.
20Que ce soient les élites politiques ou les médias, le Maroc bénéficie d’un soutien considérable en France. Le silence des médias français sur les violations des droits de l’homme au Sahara Occidental sous occupation marocaine en est un des exemples. Les rapports de la Fondation Danielle Mitterrand – France Libertés constituent de rares exceptions.
Les États-Unis et le Maghreb : équilibrer les relations entre l’Algérie et le Maroc
21La politique que les gouvernements successifs aux États-Unis ont poursuivie pendant ces années de conflit au Sahara Occidental semble refléter une grande ambivalence. Les États-Unis soutiennent le principe du droit à l’autodétermination29 tel que garanti dans la Charte des Nations unies mais ne l’ont pas appliqué en ce qui concerne le Sahara Occidental, alors qu’ils ont soutenu ce droit au Timor oriental ou au Soudan du Sud. Cependant, les principes ne déterminent pas la politique étrangère sauf lorsqu’ils peuvent servir certains intérêts. Par conséquent, des intérêts politiques, militaires et économiques ont déterminé la position américaine dans le conflit, ce qui explique pourquoi les États-Unis fournissent un soutien constant au Royaume du Maroc, un allié fiable dans le monde arabe. Tout comme la France, depuis le début du conflit, les États-Unis ne se sont pas seulement rangés du côté du Maroc, mais ont également joué un rôle clé dans la colonisation du territoire par le Maroc30.
22Au point culminant de la guerre froide, les États-Unis craignaient une expansion soviétique en Afrique subsaharienne. En dépit du fait que les Soviétiques n’aient jamais soutenu le mouvement nationaliste sahraoui, les États-Unis étaient préoccupés de l’émergence potentielle d’un État pro-Soviétiques au Sahara Occidental (Zoubir 1987). Ces craintes ont intensifié la détermination américaine de soutenir le Maroc et il est indubitable que les États-Unis ont joué un rôle majeur dans le fait que la guerre au Sahara Occidental ait tourné en faveur du Maroc grâce à une aide économique et militaire à grande échelle, des conseillers militaires et de l’assistance logistique. Tout au long de la guerre froide, même sous la présidence de Jimmy Carter, personnellement favorable aux Sahraouis, la préoccupation américaine de la survie de la monarchie pro-occidentale – en tant que garante de la présence américaine et occidentale dans la région – l’emportait sur toute autre préoccupation régionale31. Ce point a été confirmé par James Baker qui a déclaré que le soutien des États-Unis au Maroc était justifié parce que « à l’époque de la guerre froide […] le Front Polisario était aligné sur Cuba et la Libye et à quelques autres ennemis des États-Unis, et le Maroc était très proche des États-Unis » (notre traduction32). Qui plus est, le Maroc jouait aussi le rôle de sous-traitant en Afrique au nom de l’Occident dans la lutte contre des forces nationalistes qui recevaient le soutien de l’URSS. La fin de la guerre froide n’a pas vu de grands changements dans la position américaine dans le conflit, même si l’administration Bush en 1990 avait montré une attitude assez positive envers le Front Polisario et la possibilité d’un État sahraoui indépendant33. Alors que l’on s’attendait à ce que l’administration Clinton soit plus légaliste sur la question à travers ses déclarations (Zoubir et Voldman 1993b), il n’en fut rien car le soutien au Maroc est demeuré inchangé. En fait, selon Hillary Clinton, l’idée d’autonomie au Sahara Occidental aurait émergé sous la présidence de son mari34. Ce qui est certain, c’est que l’administration Clinton n’a pas fourni un soutien franc à Baker35 alors même qu’il tentait de trouver une formule (Accords de Houston) pour une solution définitive au conflit. Ce n’est pas uniquement au niveau de l’exécutif américain que le Maroc trouve un soutien. Le soutien du Congrès des États-Unis au profit du Maroc est également important, d’autant que ce dernier est l’un des rares pays arabes qui adoptent une position amicale à l’égard d’Israël.
23La guerre contre le terrorisme (Global War on Terrorism – GWOT) depuis les attaques du 11 septembre 2001 a également renforcé la position du Maroc dans la politique américaine. Cependant, et cela représente le principal changement depuis 2001, l’Algérie est devenue un acteur clé dans la lutte contre le terrorisme dans la région du Maghreb-Sahel et a développé des relations militaires, sécuritaires, politiques et économiques encore plus étroites avec les États-Unis, qui voient à présent l’Algérie comme un partenaire stratégique dans la région. Cela a contraint Washington à poursuivre, sous George W. Bush, une politique plus équilibrée, même si son attachement au Maroc resta quasi inconditionnel : le Maroc et les États-Unis ont établi une zone de libre-échange en 2004 (qui est entrée en vigueur en janvier 2006) et le Maroc est devenu cette année-là un allié majeur des États-Unis, non membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). La conséquence de ces développements a contraint les autorités américaines à rechercher une solution politique qui soit « acceptable » pour toutes les parties. En dépit des demandes marocaines pour que le gouvernement des États-Unis impose une solution – favorable au Maroc –, les Américains ont signifié qu’ils n’imposeraient de solution à personne. Pourtant, en raison de la proximité avec le Maroc, combinée à la nécessité de garder cet état dans la coalition antiterroriste, les États-Unis ont tenté d’apaiser les craintes du Maroc en utilisant un discours qui ne contraint pas le Palais à se conformer aux résolutions de l’ONU. En effet, dans une lettre envoyée au roi Mohamed VI, George W. Bush a déclaré que les États-Unis « comprennent la sensibilité du peuple marocain sur la question du Sahara Occidental et n’essayeront pas d’imposer une solution au conflit36 ». Par conséquent, les États-Unis n’entreprendraient aucune action qui aliénerait les Algériens ou les Sahraouis. À cet effet, les États-Unis n’ont pas inclus le Sahara Occidental dans l’accord de libre-échange avec le Maroc. Après la démission de James Baker en juin 2004 en tant qu’envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU pour le Sahara Occidental37, les États-Unis semblaient partager la position de la France, selon laquelle le Maroc et l’Algérie devraient travailler à un rapprochement « comme moyen pour créer un environnement favorable à un règlement de la question38 », une approche qu’Alger rejette jusqu’à aujourd’hui.
24En 2006, les États-Unis ont demandé à plusieurs reprises au Maroc de faire une proposition sérieuse pour aider à résoudre le conflit, l’objectif étant d’enterrer le plan Baker II39 qui prévoyait d’accorder une période de transition de cinq ans avant la tenue d’un référendum incluant l’option d’indépendance40. Les États-Unis ont donc encouragé le Maroc à présenter une proposition crédible pour sortir de l’impasse. En avril 2007, le Maroc soumit au secrétaire général de l’ONU son plan d’autonomie – proposition qui en soi est une violation du droit international puisque le Maroc est simplement une puissance d’occupation –, le but principal étant une nouvelle fois de contourner le référendum et de faire ratifier l’occupation du territoire qu’il a colonisé41. Les États-Unis n’ont pas nié le fait qu’ils ont aidé le Maroc à développer la proposition du plan d’autonomie de 2007 (Welch 2008). Cependant, contrairement à la France, le dossier du Sahara Occidental ne fait pas partie des préoccupations des États-Unis. Sous la présidence de Barack Obama, peu de choses ont changé par rapport à la politique de George W. Bush. En fait, lorsqu’elle était secrétaire d’État, Hillary Clinton n’a pas caché son soutien au Maroc (Zoubir et Zunes 2016 : 302).
25Pour les États-Unis, en fait, les préoccupations principales sur le dossier sahraoui ont trait surtout aux aspects sécuritaires dans la région du Maghreb-Sahel (Zoubir 2009) : la stabilité du Maroc, un allié de longue date, ainsi qu’un équilibre dans les relations avec l’Algérie, devenue un partenaire important dans la lutte antiterroriste, demeurent les principales composantes de la politique des États-Unis sur cette question. Il est peu probable que les États-Unis favorisent la tenue d’un référendum au Sahara Occidental qui risquerait, à leurs yeux, de déstabiliser la monarchie marocaine. Cependant, il faut préciser que la décision marocaine, au mois de mars 2016, d’expulser les membres de la composante civile de la MINURSO a été très mal accueillie par l’administration américaine qui a appuyé une résolution au Conseil de sécurité demandant le retour de cette composante. Mais, comme Washington l’a fait ces dernières années, il est presque certain qu’elle tentera encore une fois de faire doter la MINURSO d’un mandat pour la protection des droits de l’homme, appellera à des négociations entre Marocains et Sahraouis, mais ne prendra aucune initiative tant que le statu quo actuel prévaudra et ne mettra pas en danger les intérêts des États-Unis. Il existe tout de même depuis 2016 une grande appréhension quant à la possibilité d’une reprise de la guerre entre les Marocains et les Sahraouis, la crainte étant qu’une telle guerre servirait l’expansion d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) dans la région (Williams 2016).
La politique versatile de l’Espagne
26En tant que puissance coloniale depuis 1884, l’Espagne avait conclu en 1974 que l’indépendance du territoire était inévitable. Les décideurs espagnols espéraient que les Sahraouis maintiendraient des relations étroites avec l’Espagne après l’indépendance, mais le gouvernement espagnol de l’époque n’a pas tenu son engagement d’organiser un référendum d’autodétermination42. Le transfert de l’administration (ou sa « dés-administration ») donnait au gouvernement quelque flexibilité tant qu’il poursuivait une politique complexe dont l’objectif était d’équilibrer ses relations avec les protagonistes maghrébins. Pour des raisons historiques, l’Espagne a, ces trois dernières décennies, tenté d’entretenir de bonnes relations avec les États du Maghreb43. À l’égard des pays impliqués dans le conflit, les gouvernements espagnols ont adopté tant bien que mal une politique bilatérale de bonne entente et de coopération en vue d’établir un équilibre tout en cherchant à renforcer les relations politiques et économiques avec les États voisins. Ainsi, le Maroc est resté l’interlocuteur préféré de l’Espagne, hormis durant la crise hispano-marocaine (2001-2003) sous le Premier ministre José Maria Aznar (1996-2004), tandis que les relations avec l’Algérie et la Mauritanie restaient très satisfaisantes. Le souci de l’Espagne était d’ouvrir une nouvelle page dans son histoire avec la fin du régime de Francisco Franco et l’intégration progressive de l’Espagne aux démocraties européennes. Néanmoins, Madrid ne pouvait pas se permettre d’être hostile à l’égard du Maroc au nom de ses nombreux intérêts stratégiques : les enclaves de Ceuta et de Melilla ; la dépendance de la flotte de pêche de la péninsule et des îles Canaries à l’égard des eaux sahraouies, qui exigeait la signature d’accords de pêche avec le Maroc ; la participation à la compagnie minière des phosphates de Bou Crâa au Sahara Occidental (les Accords de Madrid ont été en partie basés sur la volonté du gouvernement espagnol de préserver ses intérêts économiques dans l’ancienne colonie44) ; et la présence d’Espagnols résidant et travaillant au Maroc. Le gouvernement espagnol se trouvait dans une situation difficile parce qu’il devait maintenir de bons rapports avec le Maroc et établir des liens plus forts avec l’Algérie, sans toutefois négliger le conflit du Sahara Occidental dont l’État espagnol était directement responsable dès lors que les autorités espagnoles n’avaient pas décolonisé le territoire ainsi qu’il lui avait été ordonné par l’ONU. Sans aucun doute, la position de Madrid sur la question du Sahara Occidental est pour le moins très ambiguë. En effet, bien que l’Espagne n’ait pas reconnu la souveraineté du Maroc et de la Mauritanie sur le territoire – elle leur a transmis « l’administration du territoire » selon les Accords de Madrid de novembre 1975 –, elle a néanmoins, depuis cette époque, signé avec ces deux pays, à différentes périodes, des accords de pêche, de sorte que les navires espagnols puissent opérer au large des côtes du territoire controversé du Sahara Occidental.
27Tout comme la France et les États-Unis, l’Espagne a connu des tensions avec le Maroc. Dans les premières années du conflit, le gouvernement espagnol d’Adolfo Suarez (UCD) avait adopté des politiques réactives, tentant d’équilibrer ses relations avec toutes les parties, Front Polisario inclus, alors que les relations avec la Communauté européenne étaient primordiales. Mais, comme le précise à juste titre Miguel Hernando de Larramendi, l’arrivée du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) au gouvernement en 1982 n’a en rien modifié les lignes fondamentales des relations avec le Maghreb sauf que le gouvernement socialiste (1982-1996) a sacrifié, sur l’autel de la politique d’État, ses positions pro-Front Polisario dans la question du Sahara dont il a été le représentant dès son arrivée au pouvoir (alors qu’il l’avait reconnu lorsqu’il était dans l’opposition). Cette attitude aurait, selon cet auteur, permis de remettre sur la bonne voie les relations avec le Maroc (Hernando de Larramendi 2003 : 46). La politique de l’Espagne incluait deux objectifs : œuvrer pour l’intégration à la Communauté économique européenne, qui nécessitait le soutien de la France, et investir au Maroc, pays qui offrait au gouvernement et au secteur privé espagnols de bonnes opportunités dans les secteurs de la pêche et de l’agriculture (Zunes et Mundy 2010 : 21). Durant la décennie suivante, les relations bilatérales entre le Maroc et l’Espagne, même sous le gouvernement de José Maria Aznar (Parti populaire, de droite), arrivé au pouvoir en 1996, s’étaient renforcées : « Les efforts de l’Espagne pour se faire l’avocat des intérêts marocains à Bruxelles ont contribué à améliorer la perception qu’en avaient les élites marocaines… » (Hernando de Larramendi 2003 : 46) Ces bonnes relations ont connu une crise en 2001-2003 due à l’échec de l’accord de pêche entre l’Union européenne et le Maroc, mais aussi sur la question du « contrôle de l’immigration illégale, la non-définition des espaces maritimes dans des eaux susceptibles de disposer d’hydrocarbures et la position de l’Espagne dans la question du Sahara Occidental » (Hernando de Larramendi 2003 : 4845).
28En 2002 l’Espagne s’est affrontée au Maroc au sujet de l’îlot Persil ou îlot Leïla. La crise, « la plus grave depuis les tensions créées par la Marche verte de 1975 qui força l’Espagne à remettre les deux tiers du Sahara Occidental au Maroc » (Cembrero 2015), a été résolue grâce à la médiation du secrétaire d’État américain Colin Powell. Cette même année, José Maria Aznar semblait s’opposer à l’annexion du Sahara Occidental par le Maroc et apparaissait donc comme un soutien au processus d’autodétermination ainsi qu’au plan Baker II, tout cela relevant plus d’une situation géopolitique conjoncturelle que d’un soutien réel à l’indépendance du Sahara Occidental. Tandis qu’en 1975 l’Espagne avait cédé, en partie, à la volonté des États-Unis au sujet de la question du Sahara (Mundy 2006a), en juillet 2002, Madrid a exprimé ouvertement l’opposition de son gouvernement à une position qui appuierait les intentions du Maroc au Sahara Occidental, alléguant que le désir espagnol était de trouver une solution pacifique à ce problème dans le cadre de l’ONU et de ses résolutions46. Même si le gouvernement espagnol s’était rangé du côté des États-Unis dans sa guerre contre l’Irak en 2003, cet alignement était lié à son souci d’obtenir le soutien américain sur des questions plus pertinentes, telles que la sécurité des frontières espagnoles méridionales, la défense des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla dans le nord du Maroc ou les régions atlantiques potentiellement riches en hydrocarbures qui entourent les îles Canaries qui pourraient être revendiquées un jour par le Maroc. Paradoxalement, ce sont donc les gouvernements espagnols conservateurs, même si cela relevait de considérations strictement géopolitiques, qui sont restés les plus proches de la légalité internationale et des responsabilités historiques de l’Espagne, plutôt que les socialistes, en particulier ceux qui sont arrivés au pouvoir après les attentats du 11 mars 2004 commis à Madrid par des Marocains ou des Espagnols d’origine marocaine. Curieusement, le gouvernement socialiste de Jose Luis Zapatero et le ministre des Affaires étrangères Miguel Ángel Moratinos essayaient de projeter l’idée selon laquelle, si Madrid soutenait les Sahraouis, cela pourrait entraîner de nouveaux attentats sur le sol espagnol47. Conscient que la société civile espagnole était favorable aux Sahraouis, le gouvernement a stimulé la crainte terroriste potentielle afin de réduire la pression de l’opinion publique espagnole sur l’exécutif. Le gouvernement Zapatero a critiqué son prédécesseur conservateur, en alléguant que l’attachement à la légalité internationale était une simple hypocrisie et que la neutralité du gouvernement Aznar était synonyme d’inertie.
29La politique de l’Espagne envers le conflit du Sahara Occidental a montré de nombreuses contradictions sous l’ère Zapatero (2004-2011) que l’on peut expliquer par un certain nombre de facteurs. Immédiatement après la chute du gouvernement Aznar, Moratinos déclarait : « Les relations avec le Maroc sont une priorité pour l’Espagne. Il est déplorable qu’on ait permis la création d’une crise permanente avec le Maroc. Notre priorité sera d’établir une relation privilégiée avec le Maroc. Plus que jamais, une complicité devrait exister entre l’Espagne et le Maroc, entre la France, l’Espagne et le Maroc et entre la France, l’Espagne, le Maroc et le Maghreb48. » Certains observateurs y voyaient le développement d’un nouvel axe Paris-Madrid-Rabat, tandis que d’autres alléguaient qu’en fait l’Espagne n’avait pas de politique du tout ou que, si elle en avait une, elle était loin d’être consistante. On pourrait prétendre que les deux évaluations sont recevables en fonction des circonstances. Toby Shelley a correctement résumé ces contradictions et cette confusion dans la politique espagnole à l’égard du conflit sahraoui :
En tant que tel, Madrid n’a pas la force nécessaire pour assurer la médiation dans le conflit. Il semble que la crainte de l’immigration illégale, du trafic de drogues, du terrorisme et des pressions au sujet de Ceuta et de Melilla fassent que le gouvernement espagnol a peur d’offenser Rabat. En même temps Madrid cherche l’amitié d’Alger et ne veut pas risquer l’impopularité à l’échelle nationale en reniant ouvertement les droits des Sahraouis. Le gaz naturel et le GNL [gaz naturel liquéfié] algériens sont de plus en plus importants pour l’Europe et la libéralisation progressive de l’industrie en amont a attiré l’intérêt des compagnies pétrolières en Europe et en Amérique du Nord. Entre-temps le gouvernement de Madrid est harcelé par des administrations régionales, partis politiques et groupes de lobby qui soutiennent le Polisario.
(Shelley 2005 : 73-74)
30Les gouvernements espagnols qui se sont succédé continuent de suivre cette politique marquée par ces contradictions. L’Espagne a, depuis 2004, clairement abandonné sa politique traditionnelle de neutralité au sujet du Sahara Occidental et affirmé son penchant pro-Marocains ainsi que l’indifférence à l’égard de la situation humanitaire critique des Sahraouis.
31L’Espagne a des raisons de craindre le Maroc qui contrôle le flux d’immigrés subsahariens tentant d’entrer sur son sol, comme ce fut le cas en août 2014 lorsque le Maroc a facilité le passage de 1 100 immigrés en 48 heures, probablement en représailles du yacht de Mohamed VI stoppé par la garde civile espagnole dans les eaux de Ceuta. Tout comme la France et les États-Unis, l’Espagne craint qu’une résolution du conflit sahraoui au profit des Sahraouis déstabilise la monarchie alaouite. Comme l’explique le journaliste espagnol, Cembrero, « pour ne pas subir les foudres marocaines et éviter tout faux pas qui fasse vaciller le Royaume, la diplomatie espagnole soutient discrètement depuis des années la proposition marocaine d’autonomie formulée en 2007 pour résoudre le conflit du Sahara occidental » (Cembrero 2015). C’est ce qui explique pourquoi l’Espagne a aidé le Maroc à parfaire et appuyer la proposition d’autonomie. Aussi, lorsqu’en 2013, les États-Unis ont voulu élargir le mandat de la MINURSO aux droits de l’homme, l’Espagne s’est associée à la France pour s’y opposer, chose à laquelle elles ont réussi.
32Aujourd’hui, l’Espagne, qui compte près d’un million d’immigrés marocains sur son territoire, a développé des relations politiques, économiques et militaires (ventes d’armes) considérables avec le Maroc. Là encore, le réalisme politique tronque la légalité internationale.
33Le Sahara Occidental est la dernière colonie en Afrique ; sa décolonisation reste une question de légalité internationale. Par conséquent, priver le peuple sahraoui du droit à l’autodétermination est une injustice et une violation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. En outre la question irrésolue du Sahara Occidental est un facteur d’instabilité dans la région du Maghreb. Tandis que la normalisation des relations entre l’Algérie et le Maroc est nécessaire pour l’intégration régionale, une annexion illégale du Sahara Occidental par le Maroc aggraverait les tensions entre les deux pays. Les responsables politiques algériens percevraient une telle action comme un encouragement de l’irrédentisme marocain et une menace pour leur sécurité nationale. Par ailleurs, cela discréditerait beaucoup l’ONU parce qu’on doit se rappeler, comme cela a été avancé par l’ancien ambassadeur espagnol au Maroc, Fernando Arias Salgado, que le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui est « d’après le droit international, une norme de ius cogens, c’est-à-dire qui ne lie pas seulement l’ONU en tant qu’institution mais aussi les États membres, ainsi que cela a été établi par la CIJ pour résoudre des conflits territoriaux qui trouvent leurs origines dans la colonisation » (Arias Salgado 2006).
34Sans aucun doute, de véritables négociations entre Sahraouis et Marocains concernant la situation post-référendum pourraient résoudre l’impasse, établir les fondations pour une coopération future et faciliter l’intégration régionale en Afrique du Nord. Encore faut-il que les États étrangers à la région du Maghreb jouent un rôle qui aiderait à surmonter les obstacles à cette intégration et aident à promouvoir une solution qui reflète la légalité internationale.
Notes de bas de page
1 En relations internationales, un conflit gelé réfère à une situation dans laquelle il a été mis fin à un conflit armé actif sans que, pour autant, un traité de paix ou une autre solution politique ait déterminé sa définitive résolution. Donc, juridiquement, le conflit peut recommencer à tout moment, créant ainsi un climat d’insécurité et d’instabilité.
2 Les réserves de phosphates au Sahara Occidental ont été découvertes en 1947 ; leur exploitation a commencé dans les années 1960 et les exportations en 1973. Voir notamment Kristen Chick, « In remote Western Sahara, prized phosphate drives controversial investments », Christian Science Monitor, 24 janvier 2013, http://www.csmonitor.com/World/Africa/2013/0124/In-remote-Western-Sahara-prized-phosphate-drives-controversial-investments ; « Major phosphate trader out of Western Sahara », Afrol News, 8 juillet 2010, http://www.afrol.com/articles/16718 ; Fondation Danielle Mitterrand – France Libertés/AFASPA. Mission internationale d’enquête au Sahara Occidental, Paris, janvier 2003, en particulier p. 37, http://www.arso.org/FL101102f.pdf.
3 Voir le site de Western Sahara Resource Watch (http://www.wsrw.org/) pour des études détaillées sur le sujet.
4 Il faut noter que le conflit du Sahara Occidental n’est pas la raison principale du blocage de l’UMA, même s’il constitue un des éléments de discorde entre l’Algérie et le Maroc. Voir Zoubir 2001.
5 Les résolutions onusiennes sont disponibles sur le site de l’Association de soutien à un référendum libre et régulier au Sahara Occidental (ARSO) : http://www.arso.org/06-0.htm. L’avis consultatif du 16 octobre 1975 de la Cour internationale de justice (CIJ) est disponible à cette adresse : http://www.icj-cij.org/files/case-related/61/6196.pdf.
6 Seize territoires non autonomes, y compris le Sahara Occidental, restent sur la liste de la Commission. Citations de UN Press Release SG/SM/9155-GA/COL/3091, 11 février 2004.
7 Même si les résolutions 3458 A (XXX) et 3458 B (XXX) étaient quelque peu ambiguës quant à leur formulation concernant l’accord tripartite, elles réitéraient le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui ainsi que la responsabilité de l’Espagne et des Nations unies pour décoloniser le territoire. Pour une analyse juridique de ces accords et de leurs conséquences, voir Hannikainen 2007.
8 Sidi M. Omar, « L’OUA/Union africaine et la question du Sahara Occidental », Pambazuka News, 274, 24 mars 2013, https://www.pambazuka.org/fr/governance/l%E2%80%99ouaunion-africaine-et-la-question-du-sahara-occidental.
9 Résolution des Nations unies 690 du 29 avril 1991 pour l’établissement de la MINURSO : http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/690 (1991).
10 http://www.mission-maroc.ch/fr/pages/308.html.
11 La phrase est reprise de l’ouvrage de Jacques Chirac, Le temps présidentiel, Mémoires, citée dans « Chirac convaincu de la marocanité du Sahara occidental », SIWEL, 14 juin 2011, www.siwel.info/chirac-convaincu-de-la-marocanite-du-sahara-occidental_1235.html.
12 James Baker avait proposé un premier plan dit « plan Cadre » en 2001 qui proposait une autonomie aux Sahraouis sous la Constitution marocaine. Les Sahraouis pouvaient gérer leurs affaires internes, mais le Maroc gardait la nomination des juges et assurait l’ordre public. De plus, les affaires étrangères, la sécurité et la défense restaient sous l’autorité du Maroc. Le Maroc favorisa ce plan qui devait mettre fin à un référendum d’autodétermination. Après son rejet par le Front Polisario et l’Algérie, Baker proposa un nouveau plan, dit « plan Baker II ». Ce plan entrevoyait un retour au point de départ avec l’organisation dans les cinq ans d’un référendum qui déciderait du statut définitif de l’ancienne colonie espagnole : indépendance ou intégration au Maroc. Durant la période de transition, le plan prévoyait l’instauration au Sahara Occidental d’un gouvernement semi-autonome. Le gouvernement marocain rejeta ce projet alors que l’Algérie et le Front Polisario, à la surprise générale, l’acceptèrent.
13 Anna Theofilopoulou, « Western Sahara – how to create a stalemate”, United States Institute for Peace, 1er mai 2007, http://www.usip.org/publications/western-sahara-how-create-stalemate. Le journal Libération a correctement rapporté la position du gouvernement français : « […] fin juillet [2003], Paris a mené aux Nations unies l’opposition à une résolution américaine, défendue par Londres et Madrid, soutenant ce plan. L’activisme français, notamment celui d’un proche conseiller de Jacques Chirac, aura permis que la résolution finalement adoptée par le Conseil de sécurité évite le pire au Maroc. » (José Garçon, « Le casse-tête du Sahara occidental », Libération, 22 août 2003, http://www.liberation.fr/planete/2003/08/22/le-casse-tete-du-sahara-occidental_442688)
14 Le Monde, 26 novembre 2003.
15 Cité dans Libération, 10 octobre 2003.
16 Pour une intéressante histoire des relations franco-marocaines, voir Tuquoi 2006.
17 Entretien avec un amiral français à la retraite, Barcelone, décembre 2006.
18 Voir Zoubir 2006.
19 Cité dans Stéphanie Plasse, « Nicolas Sarkozy, Mohammed VI : une amitié économique, », Afrik.com, 24 octobre 2007, www.afrik.com/article12762.html.
20 « Sarkozy soutient le plan marocain d’autonomie au Sahara occidental », Panapress, 27 octobre 2007, http://www.panapress.com/Sarkozy--soutient--le-plan-marocain-d-autonomie-au-Sahara-occidental--13-652536-17-lang4-index.html. En 2016, Nicolas Sarkozy déclara, ce qui était une évidence : « La France a toujours soutenu la marocanité du Sahara Occidental. J’ai toujours pensé ça. J’ai été moi-même à Laâyoune en 1991. Ce n’est pas d’hier. On aura du mal à me convaincre de la nécessité d’une république sahraouie dans une région du monde minée par le terrorisme. » (Cité dans Jamal Amiar, « Sarkozy : “La France a toujours soutenu la marocanité du Sahara” », Médias 24, 17 janvier 2016,http://www.medias24.com/NATION/POLITIQUE/161046-Sarkozy-La-France-a-toujours-soutenu-la-marocanite-du-Sahara.html) Les câbles de Wikileaks confirment l’alignement de la France sous la présidence de Nicolas Sarkozy sur la position marocaine ainsi que les intérêts économiques qui la sous-tendent. Voir les reproductions des câbles en français dans « Wikileaks parle de Sarkozy au Maroc… Du Sahara Occidental, des Rafales, des contrats… », Mediapart, 2 décembre 2010, https://blogs.mediapart.fr/yannick-comenge/blog/021210/wikileaks-parle-de-sarkozy-au-maroc-du-sahara-occidental-des-rafale.
21 « UN council favors informal talks on Western Sahara », Reuters, 30 avril 2009, http://www.defenceweb.co.za/index.php?option=com_content&view=article&id=1866.
22 Philippe Bolopion, « Sahara occidental : la France contre les droits de l’homme ? » Le Monde, 22 décembre 2010, http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/12/22/sahara-occidental-la-france-contre-les-droits-de-l-homme_1456151_3232.html.
23 « Tourisme : le Maroc souffre de la méfiance des vacanciers français », La Tribune, 26 juin 2015, www.latribune.fr/entreprises-finance/services/tourisme-loisirs/tourisme-le-maroc-souffre-de-la-mefiance-des-vacanciers-francais-487502.html.
24 « Les Français toujours plus nombreux à s’installer au Maroc », Médias 24, 27 mars 2014, http://www.medias24.com/A-suivre/10316-Les-Francais-toujours-plus-nombreux-a-s-installer-au-Maroc.html.
25 http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/maroc/la-france-et-le-maroc/.
26 Ceci n’est évidemment pas une position officielle de l’État français, même si elle est crédible.
27 Entretiens de l’auteur avec des diplomates et chercheurs marocains depuis les années 1980.
28 Voir notamment l’article très élogieux envers le Maroc de Rachida Dati, « Le Maroc, meilleur allié de la France contre le terrorisme », Les Échos, 3 août 2016, https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/cercle-159358-rachida-dati-le-maroc-meilleur-allie-de-la-france-contre-le-terrorisme-2018111.php.
29 Durant les entretiens de l’auteur avec les diplomates américains, ces derniers répètent souvent que les États-Unis avaient combattu pour leur droit à l’autodétermination et à l’indépendance.
30 Voir Mundy 2006b. Un diplomate de haut niveau qui a souhaité garder l’anonymat a révélé à l’auteur au début du mois de septembre 2016 que les États-Unis ont aidé sur les plans logistiques à la réussite de la Marche verte.
31 Après des débats houleux au niveau du Congrès et de l’exécutif, les États-Unis décidèrent de fournir des armes au Maroc. Voir Zunes 1993.
32 « Sahara Marathon. Interview : James A. Baker III », PBS, 19 août 2004, http://www.pbs.org/wnet/wideangle/episodes/sahara-marathon/interview-james-a-baker-iii/?p=873.
33 Entretiens de l’auteur avec des responsables américains au département d’État des États-Unis et au Conseil de sécurité nationale (États-Unis) à Washington en juillet et août 1992. Voir aussi le chapitre sur la politique des États-Unis envers le conflit au Sahara Occidental dans Zunes et Mundy 2010.
34 « Interview with Fouad Arif of Al-Aoula Television », US Department of State, 4 novembre 2009, https://2009-2017.state.gov/secretary/20092013clinton/rm/2009a/11/131354.htm.
35 Entretien de l’auteur avec un haut responsable du département d’État des États-Unis en septembre 1997. Ce responsable a déclaré : « On ne comprend pas pourquoi Baker s’est engagé dans cette affaire alors que nous savons qu’il n’y aura pas de solution qui ne plaise pas au Maroc. »
36 Agence France Presse, 19 novembre, 2003.
37 Baker a démissionné car il était convaincu que le Maroc ne cèderait jamais et que les pays qui le soutiennent n’imposeraient pas le chapitre VII de la Charte des Nations unies qui le forcerait à exécuter les décisions du Conseil de sécurité. Voir http://www.pbs.org/wnet/wideangle/episodes/sahara-marathon/interview-james-a-baker-iii/?p=873.
38 « Richard Boucher, spokesman », US Department of State, 9 juillet 2004, https://2001-2009.state.gov/r/pa/prs/dpb/2004/34290.htm.
39 Le plan Baker II lui-même était une manière d’enterrer le Plan de règlement onusien de 1991. Voir Zoubir 2009 : 285-287.
40 Les Marocains ont rejeté l’inclusion dans le plan Baker II de la tenue d’un référendum après la période transitoire de cinq ans, en dépit de leur supériorité numérique au Sahara Occidental occupé, parce que le plan prévoyait l’indépendance comme une des options, l’autre option étant l’intégration au Maroc.
41 La proposition part du principe selon lequel le Sahara Occidental fait partie intégrale du Royaume chérifien – ce qui en soi est illégal. Les Sahraouis gèreraient certaines affaires économiques et culturelles alors que l’État marocain garderait les secteurs de la défense, des affaires étrangères… Pour une analyse critique détaillée, voir Ruiz Miguel 2008.
42 Pour plus de détails, voir Ruiz Miguel 2009.
43 Pour une étude de la politique espagnole au Maghreb, voir Hernando de Larramendi 2004 et Amirah-Fernández 2008.
44 Le Maroc devait payer 90 millions de dollars aux Espagnols pour 65 % du consortium de phosphates Fosbucraa tandis que l’Espagne gardait 35 % des parts de la compagnie minière et la facilité portuaire ainsi que des droits de pêche. Sur les Accords de Madrid, voir Hodges 1983.
45 Voir aussi Hernando de Larramendi 2004.
46 Pour plus de détails, voir Zunes et Mundy 2010 et Toby Shelley 2004.
47 « Moratinos dice que si no se resuelve el conflicto del Sahara viviremos “situaciones como el 11-M” », Libertad Digital, 13 septembre 2004, http://www.libertaddigital.com/nacional/moratinos-dice-que-si-no-se-resuelve-el-conflicto-del-sahara-viviremos-situaciones-como-el-11-m-1276232563/.
48 Cité dans Le Figaro, 5 avril 2004.
Auteur
Kedge Business School, campus Marseille
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