1L’affaire semble entendue : nous vivons ce que les essayistes nomment la « société du jeu » ou l’« âge du jeu », une époque et une société dans lesquelles le jeu est omniprésent. Le phénomène de la gamification, soit l’intégration de dispositifs caractéristiques des jeux dans d’autres domaines de l’activité humaine, et qui fait l’objet d’une littérature abondante (Deterding et al., 2014), en témoigne : le jeu apparaît comme un modèle souhaitable parce qu’il serait une activité intrinsèquement motivante. L’essor de l’industrie des jeux vidéo, souvent qualifiée de première industrie culturelle du fait de son chiffre d’affaires annuel global, en est un autre témoin. En trente ans, celle-ci est passée d’un secteur de niche, concentré sur les consoles domestiques au public principalement enfantin et adolescent, à un secteur hégémonique et de plus en plus visible.

2Ces mutations ont été accompagnées d’un nouveau discours, porté par l’industrie des jeux vidéo, sur la massification de la pratique. La conquête de nouveaux publics est en effet déterminante dans l’évolution récente du secteur. De sorte que les enquêtes tendent à insister sur la banalisation des pratiques de jeu. Un sondage en ligne réalisé par l’institut IFOP en octobre 2018 identifie 68 % de joueurs parmi les adultes, avec d’importantes variations d’une tranche d’âge à l’autre (91 % chez les 18-24 ans mais 50 % chez les 50 ans et plus). Une enquête en ligne réalisée par Médiamétrie pour le SELL en septembre 2018 annonce, quant à elle, 74 % des personnes de 10 ans et plus jouant « au moins occasionnellement ».

3Un effet pervers de ces études est qu’elles tendent à dépeindre un paysage homogène. Tout le monde joue, certes. Mais comment, à quoi et avec qui ? Est-ce de la même manière, aux mêmes jeux, dans les mêmes conditions ? Ou bien la massification du jeu vidéo n’est-elle pas plutôt l’arbre qui cache la forêt de sa diversification ? Car ce n’est pas un jeu hégémonique qui rassemble ces publics si divers, mais plutôt une myriade de configurations de pratique.

4La conception et la réalisation de notre recherche ont précédé ces différentes enquêtes ; nous travaillions à une période où ce discours n’était pas encore devenu si central. La temporalité de la recherche académique n’étant pas celle des sondages et des essais, quelques-uns de nos résultats ont été largement diffusés et sont désormais admis, en particulier la massification de la pratique du jeu, comme en témoigne la récente publication des premières analyses issues de l’enquête ministérielle sur les pratiques culturelles des Français (Lombardo, Wolff, 2020). Mais notre recherche, partant du même constat d’une forte proportion de joueurs, visait surtout à documenter la diversité des pratiques et des profils, et leur répartition selon les caractéristiques sociologiques et géographiques des enquêtés. Ainsi, dire, par exemple, que deux catégories de la population, les adultes et les femmes, sont beaucoup plus joueuses qu’auparavant ne suffit pas : encore faut-il préciser que le jeu n’a pas le même sens, ni la même place, dans la vie des enfants, des adolescents et des adultes ; que les pratiques des femmes et des hommes divergent tendanciellement par de nombreux aspects ; ou encore que, au-delà de ces deux variables socio-démographiques classiques (l’âge et le sexe), d’autres facteurs de différenciation existent.

5Ainsi, selon nous, les indicateurs de fréquence (jouer plus ou moins régulièrement) et d’intensité (jouer plus ou moins longtemps), souvent utilisés pour catégoriser les pratiques, sont insuffisants pour saisir avec finesse la place des jeux vidéo dans la vie ordinaire de leurs joueurs. Car les pratiques se différencient souvent moins par leur intensité que par la nature même de l’activité et en particulier la manière dont elles structurent le quotidien des individus. C’est donc bien la combinaison des variables qui explique la diversité des pratiques et permet de repérer des manières de jouer très différentes – qui se répartissent dans l’espace social et varient tout au long du cycle de vie.

6Nous proposons d’illustrer ces résultats en déconstruisant un certain nombre d’idées reçues sur la population de joueurs en France, à partir de l’enquête que nous avons menée à l’été 2012, en commençant par la question de l’âge moyen des joueurs. Si les données quantitatives de cette enquête peuvent paraître anciennes, rappelons que notre objectif n’est pas de dresser un panorama statistique de la population de joueurs en France à un instant précis, mais plutôt, dans une approche compréhensive, de mettre en évidence les facteurs de différenciation des pratiques et de leur inscription dans la vie quotidienne des individus.

7L’intérêt de notre approche est qu’elle construit un cadre qui permet de mieux comprendre les « événements » de l’actualité vidéoludique. Par exemple, Pokémon Go est sorti en 2016 et n’était donc pas présent dans notre enquête de 2012. Or, au regard de nos données d’enquête, il apparaît que les Français jouaient déjà beaucoup sur terminaux mobiles, mais chez eux. L’originalité de Pokémon Go, ce qui fait de son succès un événement, est qu’il demande aux pratiquants de sortir dehors pour jouer, de là des rassemblements dans l’espace public qui rendent soudain visibles une pratique et des sociabilités amicales et familiales jusque-là confinées à l’espace domestique. De même, le succès des plateformes de visionnage étonne peut-être moins lorsqu’on les replace à la suite des nombreuses pratiques du « regarder jouer », motif récurrent des pratiques du jeu vidéo, notamment au sein des fratries et des couples. La nouveauté de cette pratique du streaming témoigne sans doute plus que toute autre chose de la généralisation de la culture du jeu vidéo, une culture où la pratique, le geste et l’aisance occupent une place centrale.

8Quant au confinement que de nombreux pays du monde ont connu au printemps 2020 suite à la pandémie liée à la Covid-19, il a eu des effets certains sur les pratiques vidéoludiques. Plusieurs sites Internet professionnels ont, par exemple, fait état d’une augmentation significative des ventes de jeux vidéo en ligne (+63 % lors de la semaine du 16 mars 2020 par rapport à la semaine précédente, selon le site gamesindustry.biz1). Mais rappelons que la dématérialisation des circuits de distribution est une transformation structurelle de plus grande profondeur de l’industrie du jeu vidéo (Kerr, 2017) et que l’espace domestique constituait déjà le premier lieu de la pratique, comme nous le verrons par la suite. Comme d’autres pratiques domestiques, le jeu vidéo a vu sa présence dans le quotidien remarquée et discutée. Notre ouvrage jette une lumière sur ces débats en soulignant la nécessité de considérer la diversité des pratiques et des configurations familiales. Ainsi, pendant le confinement, les jeux vidéo pouvaient être planche de salut pour certains, où la famille entière trouvait dans Animal Crossing, par exemple, un potager partagé, tandis que pour d’autres parents, au contraire, ils furent le cauchemar de leur confinement au cours duquel ils se sentirent réduits au rôle de flicage d’une pratique de Fortnite qu’ils jugeaient trop passionnée.

9Au final, il y a bien sûr des nouveautés, mais pas de bouleversement profond du paysage des pratiques depuis l’enquête Ludespace.

Pourquoi parler d’âge moyen du joueur de jeu vidéo n’a pas de sens ?

10Parler d’âge moyen des joueurs de jeux vidéo n’a pas grande pertinence au regard de la grande diversité des publics. Au moment de la réalisation de l’enquête Ludespace, plus d’une trentaine d’études précédentes portant sur les pratiques vidéoludiques en France, publiées entre 2003 et 2012, avaient été repérées, émanant d’acteurs relativement diversifiés : entreprises ou associations directement intéressées par la promotion du jeu vidéo en France ; institutions, organismes ou associations publics ou privés visant particulièrement l’analyse du rapport des enfants et des adolescents aux jeux vidéo ; équipes scientifiques, laboratoires, chercheurs qui ciblent des publics (les jeunes, les joueurs en ludothèques) ou des usages (le jeu en ligne) spécifiques, selon leurs objets de recherche ou leurs problématiques ; et enfin, instituts de sondage qui publient régulièrement des données quantitatives ou qualitatives sur les technologies numériques en France dans le cadre de leur travail de veille. Le premier constat de l’analyse croisée de ces différentes enquêtes est le caractère parfois contradictoire de leurs résultats, rendant d’autant plus difficile l’identification des publics de joueurs de jeux vidéo. C’est notamment le cas pour la question de l’âge moyen. D’une part, il varie, selon les études, de 28 ans (Groupe M Interaction, M6 Publicité Digital, 2011) à 35 ans (GfK, 2010 ; SNJV, 2011) parfois pour une même année, et, d’autre part, il paraît souvent étonnamment élevé, ce qui peut sembler contradictoire avec les discours sur les jeux vidéo comme loisir d’adolescents. Cette contradiction apparente tient simplement au fait que les adultes sont proportionnellement plus nombreux au sein de la population française que les enfants et les jeunes2.

11Encore aujourd’hui, le SELL (syndicat des éditeurs) annonce en 2017 un âge moyen autour de 34 ans. Comme le soulignent Laurent Trémel et Tony Fortin, il y a un enjeu politique à fixer une moyenne aussi élevée qui permet d’insister sur ce glissement des joueurs de la catégorie d’enfants à celle de jeunes adultes, et donc de faire des joueurs de jeux vidéo des « citoyens responsables » (Trémel, Fortin, 2009, p. 45). Selon eux, c’est une manière d’évacuer le débat portant sur les inquiétudes face aux effets supposés des jeux vidéo sur les mineurs, que ce soit du côté de l’addiction au jeu ou du spectacle de la violence. Le choix même de l’indicateur de la moyenne est problématique : comme l’homme moyen ou la femme moyenne, le joueur moyen n’existe pas. En effet, l’augmentation de la moyenne d’âge relève moins d’un glissement d’une tranche d’âge à une autre (et donc d’un vieillissement du public des jeux vidéo) que d’un effet d’accumulation : les loisirs électroniques sont désormais présents à différents âges de la vie, y compris chez celles et ceux qui ont grandi avec dans les années 1970 et 1980, et celles et ceux qui les découvrent aujourd’hui. Cela ne signifie pas pour autant que tous les joueurs jouent aux mêmes jeux et dans les mêmes contextes. Gommant toutes les disparités, selon les âges, les sexes, les milieux sociaux et les lieux des pratiques vidéoludiques, la moyenne d’âge renseigne finalement peu sur les pratiques ordinaires de jeux vidéo.

Les jeux vidéo sont-ils passés à l’âge adulte ?

12Ce n’est pas si simple. Le public des jeux vidéo s’est considérablement élargi durant ces deux dernières décennies, comme le confirme l’édition 2018 de l’enquête ministérielle sur les pratiques culturelles des Français (Lombardo, Wolff, 2020). Mais on ne peut pas pour autant avancer que les jeux sont désormais une pratique d’adultes. Il paraît plus juste de souligner que les jeux vidéo sont un loisir présent à tous les âges, mais qu’il reste encore l’apanage des plus jeunes. Et plus les joueurs sont jeunes, plus leurs pratiques sont intenses et diversifiées.

13En 2012, la proportion d’adultes de 18 ans et plus ayant joué à un jeu vidéo au cours des douze derniers mois était de plus de 59 %. La majorité des adultes ont donc, aujourd’hui, une pratique au moins occasionnelle des jeux vidéo. Il s’agit bien là d’une évolution considérable par rapport aux périodes précédentes, et en particulier aux années 1990. On aurait tort, cependant, d’en rester à ce constat global sans examiner la distribution de la pratique par âge. La figure suivante montre ainsi que cette proportion globale masque des écarts considérables d’une classe d’âge à l’autre. Il faut d’abord distinguer les adultes des mineurs. Chez les moins de 18 ans, la pratique des jeux vidéo est hégémonique : tout le monde joue, à de très rares exceptions près (plus de 97 % chez les 11-17 ans). Au contraire, chez les adultes, la part de non joueurs est considérable. Elle s’accroît d’ailleurs avec la classe d’âge. On compte seulement 2,8 % de non joueurs parmi les 11-13 ans, alors qu’ils sont 45,7 % chez les 45-59 ans, voire presque 70 % chez les 60 ans et plus. Mais l’intensité de la pratique varie également avec l’âge. Les personnes ayant déclaré jouer tous les jours représentent 25,6 % des 11-13 ans, seulement 9 % des 25-34 ans et moins de 6 % des 60 ans et plus.

14Le jeu vidéo est-il un loisir d’adulte ? Il fait désormais bien partie du répertoire de loisirs des adultes, mais il n’y a que chez les plus jeunes qu’il constitue un loisir absolument central. Les enfants et les adolescents se distinguent ainsi fortement du reste de la population et là encore, les enquêtes les plus récentes confirment ces disparités générationnelles (Lombardo, Wolff, 2020) déjà mises en évidence dans l’enquête Ludespace. Le lien entre jeunesse et jeux vidéo est donc toujours bien vivace. Cela tient notamment à ce que l’adolescence est un moment culturel particulièrement intense. De ce point de vue, les jeux vidéo font moins consensus que l’écoute de musique enregistrée, par exemple, notamment parce que la pratique des jeux vidéo fait l’objet d’écarts genrés plus importants (Octobre et al., 2010).

Figure 1.
Fréquence de jeu au cours des 12 derniers mois, par classe d’âge.

Les jeux vidéo, est-ce encore un « truc de garçons » ?

15Là encore, ce n’est pas si simple. Les sondages d’opinion et les enquêtes commandées par l’industrie ont tendance à mettre en avant la féminisation des pratiques vidéoludiques. L’enquête du SELL, cité précédemment, faisait état de 53 % d’hommes et de 47 % de femmes jouant « régulièrement » (SELL, 2018) parmi la population de 10 ans et plus.

16La diffusion des jeux vidéo auprès des femmes est confirmée par l’enquête Ludespace, mais avec des écarts qui restent importants, y compris chez les adultes. Ainsi, 65,6 % des hommes de 18 ans et plus déclarent, en 2012, avoir joué à des jeux vidéo au moins une fois au cours des 12 derniers mois, mais cette proportion tombe à 53,5 % chez les femmes de 18 ans et plus. L’édition 2018 de l’enquête ministérielle sur les pratiques culturelles confirme cet écart (49 % de joueurs chez les 15 ans et plus, contre 39 % de joueuses chez les 15 ans et plus ; voir Lombardo, Wolff, 2020). Au-delà d’une différence de fréquence de jeu (il y a aussi des femmes parmi les joueurs quotidiens, mais elles sont moins nombreuses que les hommes), notre enquête révèle des différenciations fines qui renvoient à des degrés et des modes d’engagement différents dans la pratique.

17L’enquête L’enfance des loisirs (Octobre et al., 2010) permet déjà de constater que, chez les garçons, les jeux vidéo constituent bien, durant l’adolescence, une pratique centrale comparable aux autres loisirs culturels.
La pratique quotidienne du jeu vidéo dépasse les 25 % de la population masculine à toutes les vagues de l’enquête L’enfance des loisirs, et la pratique au moins hebdomadaire (c’est-à-dire « tous les jours ou presque » et « une, deux, trois fois par semaine ») concerne trois garçons sur quatre à tous les âges, sauf à 17 ans où elle n’est « que » de 65 % des garçons. Dans le même temps, les joueuses quotidiennes constituent 7,7 % des filles de 11 ans (34,6 % pour les joueuses hebdomadaires) et seulement 2,8 % des filles de 17 ans (13,8 % pour les joueuses hebdomadaires).

18Outre l’écart absolu qui reste important entre filles et garçons, on constate donc que la proportion de joueurs décroît plus rapidement chez les filles que chez les garçons. L’enquête Ludespace montre un écart similaire : les jeux vidéo apparaissent comme véritablement hégémoniques chez les garçons, qui sont 88,7 % à jouer au moins de façon hebdomadaire, contre 43 % des filles – ce qui constitue toutefois un chiffre supérieur à celui tiré de L’enfance des loisirs.

19Par ailleurs, les formes de la pratique divergent entre hommes et femmes. L’émergence à l’adolescence de différences genrées importantes dans le contenu des consommations culturelles a bien été montrée (Octobre et al., 2010). En effet, l’adolescence constitue un moment où les pratiques culturelles sont particulièrement centrales dans l’affirmation de l’identité, en particulier genrée (Pasquier, 2005). À cet âge, les filles déclarent un nombre de genres différents moindre par rapport aux garçons. Mais elles en privilégient certains qui sont autant pratiqués par les deux sexes : jeux de musique et de danse, jeux de simulation de vie (comme Les Sims). Les garçons préfèrent, quant à eux, les jeux d’adresse (comme Tetris), de plateforme (comme Super Mario) ou de tir : 6 garçons sur 10 jouent à des jeux de tir, contre seulement 1 fille sur 10 (sur le jeu vidéo et la culture masculine à l’adolescence, voir Pasquier, 2005). On constate aussi ce que d’autres travaux ont pu souligner sur les pratiques ludiques enfantines : les filles, plus que les garçons, franchissent les frontières symboliques du genre en jouant à des jeux que l’on pense comme plus spécifiquement masculins. La logique inverse reste moins vraie. Peu de garçons jouent à Amour Sucré ou à Léa Passion Vétérinaire, par exemple. On retrouve ici cette constante des pratiques ludiques : il est socialement plus accepté qu’une fille ou une femme joue à un jeu considéré comme masculin que l’inverse (Thorne, 1993).

20Du côté des adultes, la surreprésentation des pratiques masculines fait que tous les genres de jeu affichent un public tendanciellement plus masculin que féminin. L’écart est cependant maximal pour certains genres particulièrement appréciés des hommes, et peu des femmes, comme les jeux de course (25 % des hommes déclarent y jouer, contre seulement 8 % des femmes), les jeux de tir (20 % contre 2 %), les jeux de sport (22 % contre 7 %) ou encore les jeux de rôle (17 % contre 4 %). L’écart est au contraire minimal pour les jeux de musique et de danse (14 % des hommes, 11 % des femmes). Soulignons néanmoins que ces variations ne sont pas propres aux jeux vidéo. Les études sur l’écoute musicale montrent des résultats similaires. Selon les enquêtes ministérielles sur les pratiques culturelles, les chansons et variétés françaises sont le genre musical le plus souvent écouté pour 9,2 % des femmes de 15-30 ans, contre 6,8 % des hommes de la même tranche d’âge, alors que le rapport s’inverse pour le hip-hop et le rap, par exemple, qui est le genre musical le plus écouté pour 7,2 % des hommes de 15-30 ans, contre seulement 4,7 % des femmes (Donnat, 2009).

21Force est donc de constater une féminisation des pratiques, mais aussi des différenciations notables, avec notamment des pratiques plus éclectiques chez les garçons et les hommes, qui tiennent aussi à la manière dont se structure le marché du jeu vidéo. Nombre d’acteurs et d’observateurs de ce secteur culturel se félicitent de l’augmentation des pratiques féminines, en mettant en avant des « e-sportives », en promouvant et sponsorisant des teams de joueuses dans des jeux compétitifs, comme les jeux de tir ou de combat (Mora, 2005). Si leurs intentions peuvent sembler tout à fait légitimes et louables, ils contribuent le plus souvent à une certaine confusion dans la compréhension générale des pratiques vidéoludiques. Plus encore, ils maintiennent une forme de domination masculine dans la hiérarchisation même des pratiques : sont en effet valorisées les joueuses qui jouent à des jeux « de garçon », des jeux d’affrontement, tandis que les jeux de maquillage, de séduction ou de cuisine sont occultés ou relégués à des « petits » jeux ou à des pratiques dites casual, loin de la culture vidéoludique légitime. L’étude des pratiques vidéoludiques féminines se révèle donc complexe et reste largement à mener si l’on souhaite en dessiner un paysage précis. En premier lieu, le jeu vidéo s’est historiquement constitué dans un univers masculin, produit principalement par des hommes et pour des hommes. Cette « masculinité militarisée » (Kline et al., 2003) a largement dominé le marché dans son histoire en valorisant logiquement certaines formes d’expériences vidéoludiques, pensées comme typiquement masculines, à l’attention d’un public lui-même considéré comme masculin : guerre, affrontement, stratégie, compétition, etc. À partir des années 1990, un virage est opéré dans le secteur du jeu vidéo. Émergent sur le marché des produits marquetés et adressés aux jeunes filles, sous l’impulsion des industries du jouet, notamment. Mattel, Hasbro et Disney sont parmi les plus célèbres promoteurs de ces jeux vidéo, mettant en scène des univers et des expériences liés au soin, au déguisement ou au faire-semblant. En 1991, Barbie Fashion Designer est l’un des premiers succès de ce type qui concurrence les jeux vidéo traditionnels en termes de vente. D’autres franchises ont connu un succès comparable depuis : Alexandra Ledermann, Hannah Montana ou encore Léa Passion. 

22Ramenée à la seule (ou presque) étiquette de girls games (Cassell, Jenkins, 1998), la labellisation de ces jeux par le genre des joueurs concernés écrase le plus souvent la diversité des pratiques féminines et des contenus qui leur sont adressés (on notera, à l’inverse, qu’on parle rarement de boys games). La finesse d’analyse, en termes de catégories, que l’on connaît pour les produits dont le public est majoritairement masculin, est bien moindre, de sorte que la plupart des études interrogent leurs enquêtés sur des catégories et des pratiques principalement masculines. Cette prépondérance est d’autant plus grande, voire redoublée, que la reproduction sociale dans les enquêtes sur le jeu vidéo est forte. En effet, comme Justine Cassell et Henry Jenkins (1998) le soulignent, les chercheurs dans ce domaine sont souvent des hommes qui, parce qu’ils mobilisent nécessairement leur connaissance du jeu vidéo et leur propre culture vidéoludique dans l’élaboration des enquêtes, occultent parfois des formes de pratiques et de contenus vidéo-ludiques différentes des leurs. Cette tendance à valoriser certaines pratiques est aussi à mettre en regard avec l’origine sociale des chercheurs (Coavoux et al., 2017).

23Au final, les pratiques vidéoludiques féminines connaissent une triple domination liée au genre, à l’âge, mais aussi aux classes sociales. Cette domination est même parfois intériorisée par les joueuses elles-mêmes, comme Jeanne, étudiante de 22 ans, qui assume d’être une grosse consommatrice de jeux vidéo, mais trouve honteux d’aimer Just Dance : « ça, c’est un jeu que j’adore. Ça fait vraiment fille, mais… Mais c’est vraiment trop cool ». Jouer à un « jeu de fille » quand on est une fille de milieu modeste prédispose à n’être que peu, voire pas, considéré dans les enquêtes et la littérature sur le jeu vidéo. Les pratiques vidéoludiques féminines sont le plus souvent prises dans un androcentrisme de classe qui, sans nécessairement remettre en question l’importance du jeu vidéo chez les hommes en termes de pratiques, biaise malgré tout notre propre regard sur le monde du jeu vidéo, la place qu’y occupent les femmes et la diversité des pratiques vidéoludiques.

Les jeux vidéo sont-ils un loisir des couches populaires ?

24L’ancrage social de la population des joueurs a beaucoup fluctué au cours de l’histoire des jeux vidéo. Mathieu Triclot (2011) rappelle ainsi la succession des lieux et des milieux dans lesquels cette pratique s’est insérée, des laboratoires d’informatique des grandes universités états-uniennes (public intellectuel) aux lieux de sociabilité populaires comme les bars et les salles d’arcade (public masculin, jeune adulte, populaire) aux foyers domestiques du grand public avec l’invention des consoles (public enfantin et adolescent, mixte bien que plutôt masculin, de classes moyennes), jusqu’à l’ubiquité actuelle des terminaux de jeux.

25Dans les années 1990, il est possible d’identifier des différenciations fortes dans l’accès et l’usage des technologies numériques selon les catégories sociales : « l’informatique conserve son pouvoir classant » (Cézard et al., 2000). Ainsi, en 1998, 85 % des cadres utilisent un ordinateur contre 51 % des employés et 24 % des ouvriers qualifiés. Et 29 % des cadres utilisent Internet, contre seulement 3 % chez les employés et 1 % chez les ouvriers qualifiés (Cézard et al., 2000). Dans le cas des jeux vidéo, Pierre Bruno (1993) souligne, par exemple, des écarts importants en termes d’équipements, les couches supérieures jouant plutôt sur ordinateur et les couches populaires plutôt sur console.

26Qu’en est-il en 2012 ? La pratique du jeu vidéo s’est visiblement démocratisée3. Elle présente encore des écarts entre catégories socio-professionnelles, mais ceux-ci se sont inversés. Outre les agriculteurs exploitants, qui jouent moins que tous les autres milieux, entre autres choses parce qu’ils sont plus âgés en moyenne, ce sont les cadres et les professions intellectuelles supérieures qui jouent le moins, avec 54 % de joueurs contre 62 % chez les professions intermédiaires et les ouvriers, et 59 % chez les employés. Cet écart se maintient chez les hommes comme chez les femmes. La sous-représentation des cadres et des professions intellectuelles supérieures chez les joueurs ne vient pas de leur absence d’expérience du jeu, mais plutôt d’un abandon ou d’un délaissement de la pratique : ils sont aussi nombreux que les autres catégories sociales à n’avoir jamais joué (un peu moins de 30 %), mais un peu plus nombreux à être des « anciens joueurs » (c’est-à-dire ayant déjà joué à des jeux vidéo, mais pas au cours des douze derniers mois au moment de l’enquête). Ainsi, la pratique du jeu vidéo est désormais bien ancrée dans tous les milieux sociaux. De plus, on ne constate aucune différence importante de fréquence de jeu entre milieux sociaux – à l’exception, là encore, des agriculteurs exploitants qui jouent plus rarement que les autres, mais leur faible présence dans notre échantillon d’enquête ne permet pas de conclure à ce sujet.

27Les écarts de terminaux constatés par Pierre Bruno (1993) demeurent, mais là encore, ils sont resserrés. Les cadres et les professions intellectuelles supérieures sont plus nombreux à jouer sur ordinateur (68 % des hommes de cette catégorie contre 55 % des hommes ouvriers) et moins nombreux à jouer à la console, qui est privilégiée par les ouvriers, aussi bien chez les hommes (73 % des ouvriers, 55 % des classes supérieures) que chez les femmes (respectivement 63 % et 30 %).

28Si la différenciation sociale s’estompe dans l’accès aux équipements, elle reste encore visible sur la teneur des biens consommés. La sociologie de la culture a montré combien les écarts de goûts entre milieux sociaux pouvaient être importants (Bourdieu, 1979 ; Peterson, Simkus, 1992). Qu’en est-il pour les jeux vidéo ? L’examen de la distribution des genres de jeu vidéo par milieu social et par sexe donne quelques indices d’une telle différenciation. Chez les joueurs hommes, les écarts les plus importants concernent les jeux de combat, les jeux de tir et les jeux massivement multijoueurs, tous plus fréquents chez les ouvriers (25 %, 37 % et 16 % respectivement) que chez les cadres et les professions intellectuelles supérieures (14 %, 25 % et 11 % respectivement), alors que les jeux de stratégie sont les seuls pour lesquels les cadres et les professions intellectuelles supérieures sont significativement plus représentés (41 % des joueurs de cette catégorie contre 31 % des ouvriers).

29Il faut cependant noter que notre méthode sous-estime probablement ces écarts. En effet, l’approche par genres culturels possède de nombreuses limites. Les écarts sociaux de consommations culturelles sont liés aux différences de légitimité entre les biens culturels. Or, les genres capturent imparfaitement ces écarts. En musique, par exemple, le genre « salsa » est considéré par les sociologues comme un genre de légitimité intermédiaire, avec les musiques du monde, mais Tito Bachmayer et al. (2014) ont montré qu’il existait à l’intérieur une salsa populaire et une salsa élitiste. De même, on peut supposer que les genres de jeux vidéo agrègent des productions très différentes. Une approche par les titres, s’intéressant à la composition sociale des publics de jeux en particulier, serait susceptible de trouver des différences bien plus importantes.

Les blockbusters sont-ils les jeux les plus pratiqués ?

30L’attention médiatique autour du jeu vidéo se concentre souvent sur les superproductions, les jeux AAA, équivalents des blockbusters de cinéma. Comme à Hollywood, les chiffres de ventes et les coûts de production record des dernières sorties constituent des arguments marketing qui sont régulièrement mis en avant. Ces jeux appartiennent aux catégories traditionnelles de l’industrie (jeux d’aventure, de tir, de sport ou de course). Mais de la visibilité médiatique à la pratique effective, il y a parfois un fossé.

31Notre enquête montre ainsi que les jeux vidéo les plus présents dans l’ordinaire des joueurs ne sont pas nécessairement les plus vendus, ou dont on parle le plus, en particulier chez les adultes (Berry, 2016). Il existe bien une pratique dominante et importante en termes de discours : celle qui fait référence aux jeux des adolescents et des jeunes adultes intensément engagés dans des dispositifs vidéoludiques sophistiqués, aux narrations longues, présentant des interactions complexes ou sollicitant des compétences ardues (GTA, World of Warcraft, Assassin’s Creed, Call of Duty, etc.). Cependant, autour de ce noyau de titres gravitent un grand nombre de « petites » pratiques : Démineur, Solitaire, Dame de Pique ou Candy Crush. Des jeux au gameplay simple, aux parties rapides, casual dit-on communément pour caractériser, classer et, au fond, hiérarchiser, parfois avec condescendance, les modes d’engagement, la qualité des jeux et les profils de joueurs. La présence de ces petits jeux est cependant loin d’être négligeable dans les pratiques vidéoludiques ordinaires.

32Chez les enfants et les adolescents, la grande diversité des genres de jeux vidéo ressort. Trois catégories se distinguent sans nécessairement écraser le reste de la panoplie des pratiques, en particulier les simulateurs de vie et les jeux de « faire semblant » (comme Les Sims), les jeux de plateforme et les jeux de musique et de danse. Les jeux de tir et les jeux en ligne massivement multijoueurs (MMO), souvent mis en avant dans les débats sur l’exposition à la violence ou sur l’addiction, occupent finalement une proportion des pratiques bien moindre que les catégories précitées.

33Yann, lycéen de 19 ans, explique, par exemple, ne pas être très intéressé par les jeux comme Gran Theft Auto (« ce n’est pas trop mon genre de jeu, vraiment ») mais s’être forcé à y jouer parce qu’il l’avait acheté, un peu sous la pression de la mode : « bah voilà, c’est marrant… Ça me fait marrer pendant 30 minutes, mais… J’ai quand même… Enfin, je l’ai quand même pas mal avancé au final puisque... Puisque je ne l’ai pas acheté pour rien quand même ». De même, pendant l’entretien avec Patrick, gendarme de 30 ans, nous remarquons une série de boîtiers de jeux sur une étagère dans le salon où nous sommes reçus. Intrigués, nous en profitons pour lui demander s’il y joue encore, alors que jusqu’à maintenant, il nous a essentiellement parlé de jeux de football. Or, Patrick ne se souvient ni comment il a récupéré certains d’entre eux, ni même d’y avoir joué, préférant consacrer son temps de jeu disponible à son type de jeu préféré :

Enquêteur : Assassin’s Creed. C’est lequel ?

Patrick : C’est le premier, j’y ai pas touché.

Enquêteur : Vous n’y avez pas touché ?

Patrick : Non… God of War, j’y avais beaucoup joué à l’époque, ça fait longtemps. Je l’ai gardé, mais… (...) Et ça, c’est pareil, c’était pas moi qui y ai joué.

Enquêteur : Je connais pas, Heavenly Sword. C’est quoi comme jeu ?

Patrick : Bah heu... je... j’y ai jamais joué non plus.

Enquêteur : C’est à votre femme ?

Patrick : Euh... Je crois que c’est mon beau-frère qui l’avait donné. Je sais même pas s’il a servi.

Enquêteur : Et donc tous ces jeux-là, vous y jouez ?

Patrick : (Il souffle) C’est très rare, c’est très, très rare, honnêtement.

Enquêteur : Vous êtes vraiment sur FIFA ?

Patrick : Ouais, voilà.

34La relative dispersion des pratiques chez les enfants et les adolescents tient, selon nous, à l’éclectisme qui caractérise les pratiques des plus jeunes par rapport à celles des adultes. En effet, l’enquête Ludespace montre bien que plus on est jeune, plus on joue à des genres de jeux différents, en particulier les garçons. Au gré des trajectoires familiales ou professionnelles, les possibilités de dégager du temps de jeu peuvent se réduire (un travail chronophage, la naissance des enfants, etc.) et aboutir à un resserrement des pratiques de jeux des adultes sur certains genres. C’est le cas d’Étienne, architecte de 34 ans, dont les sessions de jeux vidéo se sont réduites au fil du temps.

Enquêteur : Est-ce que tu vas continuer à jouer comme ça ? Ou tu vas arrêter de jouer complètement ? Ou transformer des habitudes ?

Étienne : Je pense que ça va diminuer progressivement. Oui.

Enquêteur : Ah bon.

Étienne : Oui.

Enquêteur : Tu trouves que, globalement, ça suit une pente descendante.

Étienne : Oui.

Enquêteur : Mais pourquoi ?

Étienne : C’est… C’est une question de temps, principalement.

35Déjà, les parties de jeux en réseau (LAN), qu’ils organisaient entre amis au moment de leurs études, se sont réduites à un rythme d’une fois par an (« c’est sûr qu’avec tout ce qu’on a à faire, on n’a pas le temps, en plus, de monter un réseau »). La pratiques d’autres loisirs, notamment le basket-ball et la musique dans une formation de jazz (« [je joue] dans un groupe de jazz. Donc ça prend une soirée. Le sport aussi, une soirée plus le week-end ») vient encore réduire chez Étienne la place laissée aux jeux vidéo dans son temps libre, de même que le fait d’être jeune papa (« déjà, les nuits sont courtes »).

Figure 2.1. Genres de jeux pratiqués par âge et sexe : des jeux installés par défaut aux jeux éducatifs.

Figure 2.2. Genres de jeux pratiqués par âge et sexe : des jeux d’adresse aux jeux de gestion.

Figure 2.3. Genres de jeux pratiqués par âge et sexe : des jeux de rôle aux jeux de combat.

36Chez les adultes, au contraire, les catégories de jeux qui font souvent objet de l’intérêt des médias et des chercheurs disparaissent pour être supplantés par les jeux installés par défaut sur les ordinateurs ou les téléphones mobiles, les jeux de chiffres ou de lettres, tous ces petits jeux qui se prêtent à des parties rapides dans les interstices des routines quotidiennes, et que, parfois, les répondants eux-mêmes ne considèrent pas comme des jeux vidéo. Ainsi, en 2012, plus d’un tiers des adultes déclarent avoir joué au moins une fois au cours des douze derniers mois à un jeu de patience (comme le Solitaire, la Dame de Pique), loin devant les catégories suivantes (les jeux de lettres, les jeux éducatifs et les jeux d’entraînement cérébral arrivant en deuxième position avec moins de 12 % des individus). En France, en 2012, le jeu vidéo le plus joué est le Solitaire, très loin devant les jeux commerciaux comme Just Dance (8,9 % seulement des adultes). Les jeux de tir et les MMO sont quasi absents des dix premiers rangs.

37Au final, on ne peut donc qu’insister sur la distorsion entre la survisibilité de certains genres de jeux, aussi bien auprès du grand public que dans les recherches sur les loisirs électroniques, et la réalité des pratiques ordinaires de jeux vidéo.

Les jeux vidéo favorisent-ils l’isolement ?

38Les jeux vidéo sont parfois accusés de favoriser l’isolement, en particulier pour les joueurs les plus jeunes. Si les psychologues cliniciens témoignent de cas dans lesquels une pratique excessive apparaît symptomatique d’un mal-être, notre étude montre que la pratique du jeu vidéo est sociable, au même titre que d’autres loisirs musicaux ou télévisuels.

Figure 3. Distribution des partenaires de jeu, par âge.

39La sociabilité peut être mesurée de plusieurs manières. En premier lieu, il convient d’examiner les partenaires de jeu. Il apparaît que les joueurs les plus jeunes sont également ceux qui sont les moins susceptibles de jouer exclusivement seuls. La proportion de personnes jouant exclusivement seules (c’est-à-dire qui ont répondu « non » à toutes les questions sur les partenaires de jeu) augmente considérablement avec l’âge. Elle ne représente que 2 % des 14-17 ans, contre 11 % des 25-34 ans et jusqu’à 53 % des 60 ans et plus. Durant l’adolescence, donc, la pratique du jeu vidéo est sociable. Cela ne signifie pas que les jeunes ne jouent jamais seuls : la pratique solitaire au moins occasionnelle concerne entre 58 % (à 13 ans) et 45 % (à 17 ans) des joueurs adolescents dans l’enquête L’enfance des loisirs (Octobre et al., 2010). Mais ils sont très minoritaires à jouer exclusivement seuls et cette proportion est d’autant plus faible que les joueurs sont jeunes.

Figure 4. Distribution des joueurs ayant joué exclusivement seuls ou en ligne, au cours des 12 derniers mois, par âge.

40Ensuite, la présence de partenaires au moment du jeu n’est pas la seule façon dont le jeu peut nourrir les sociabilités. Dominique Boullier (2003) et Dominique Pasquier (2005) ont tous deux très bien montré l’importance de la télévision dans les sociabilités quotidiennes même lorsqu’elle est regardée en solitaire : le fait de regarder le soir la télévision permet, le lendemain, de prendre part aux « conversations télévisuelles » (Boullier, 2003). De la sorte, la pratique même solitaire du jeu chez les adolescents n’est pas désocialisante : dans un paysage où les jeux vidéo sont hégémoniques dans cette tranche d’âge, on peut penser, au contraire, que c’est l’absence de pratique, la méconnaissance des jeux et de leur culture qui risque d’isoler les adolescents de leurs pairs (Pasquier, 2005). Cet effet socialisant du jeu vidéo est particulièrement marqué chez les plus jeunes, comme en témoigne Guy, cadre supérieur dans l’administration publique, qui convoque ses souvenirs d’échanges de cartouches et de discussion à la cour de récré du collège : « il y avait une vraie sociabilité de la console de jeux. Il faut dire ce qui est. Et aux récréations, c’était un sujet quand même important ». Pour ces adolescents, le partage d’un loisir est aussi synonyme d’intégration dans un groupe de pairs et participe de la construction sociale du goût, comme nous le développerons dans le chapitre 4, au risque parfois d’une « tyrannie de la majorité » (Pasquier, 2005).

41Une autre manière de saisir l’absence d’effet désocialisant des jeux vidéo est de constater que sa pratique ne semble pas avoir d’effet majeur sur le fait d’avoir – ou non – d’autres loisirs, qu’ils soient sportifs ou culturels. Dans l’ensemble, chez les adultes, la proportion de personnes qui fréquentent les concerts, vont au théâtre, au musée, au cinéma, pratiquent une activité sportive ou artistique, font du bricolage, du jardinage ou de la décoration, est sensiblement la même chez les joueurs et chez les non-joueurs. Dans notre recherche, tous nos enquêtés ont d’autres loisirs, à l’exemple d’Étienne cité plus haut, qui fait aussi du sport et de la musique. Rappelons également, comme nous l’avons mentionné précédemment, que les joueurs les plus engagés, c’est-à-dire jouant tous les jours, restent dans tous les cas minoritaires.

42La proportion de joueurs qui jouent uniquement seuls augmente bien avec l’âge, ce qui est à mettre en regard non pas avec un effet désocialisant des jeux vidéo, mais avec l’évolution des modes de vie chez les personnes âgées, parfois confrontées à l’éloignement (ou la disparition) des amis ou de la famille. À l’inverse, le jeu vidéo peut apparaître comme vecteur du maintien du lien social. C’est le cas, par exemple, d’une de nos enquêtées, Suzette, retraitée, qui joue depuis trois ans à un jeu sur navigateur Internet dans lequel elle s’occupe d’une boutique de fleuriste. C’est sa fille qui l’y a initiée lors d’un passage de sa mère à Paris, l’a installé sur son ordinateur et parfois l’aide en échangeant avec elle des objets dans le jeu (sa fille a d’ailleurs le mot de passe de Suzette). Ici, le jeu vidéo sert à maintenir le lien social entre mère et fille qui habitent à 450 kilomètres de distance. Il leur arrive même de s’appeler pour avoir des conseils sur le jeu, comme le dit Suzette : « quand je sais pas faire, je l’appelle, je lui dis “tu me fais ça…”, voilà ».

43Il faut cependant noter à nouveau des différences selon les genres dans les sociabilités autour du jeu. Ainsi, lorsque les femmes pratiquent les jeux vidéo, c’est en général dans le cadre du cercle familial et dans le salon, alors que les hommes ont tendance à diversifier les lieux du jeu (chez eux, chez des amis, dans une salle de jeu) et les personnes avec qui ils jouent.

44En conclusion de ce chapitre, peut-on encore qualifier les jeux vidéo comme un loisir de geeks, de nerds, de gamers ou encore d’adolescents désocialisés ? Il apparaît bien, au fil de notre enquête, que non seulement le public des jeux vidéo s’est élargi, mais qu’il s’est aussi diversifié, tant en termes de profils que de manières de jouer. C’est pourquoi les grandes catégories de joueurs comme de jeux, notamment « non-joueur », casual ou hardcore sont insatisfaisantes : d’une part, parce qu’elles excluent la possibilité d’être dans plusieurs catégories (on peut jouer intensément à des jeux casual, de même qu’on peut jouer autant à des jeux casual qu’à des jeux hardcore) et, d’autre part, parce qu’elles ne rendent pas compte des trajectoires de joueurs et des possibles glissements d’une catégorie à l’autre.

45Vincent, commercial de 34 ans dans le secteur de l’énergie habitant l’agglomération lyonnaise, en est une bonne illustration. Lui-même se définit comme un ancien « gros, gros joueur » de jeux vidéo en réseau sur ordinateur : il acquiert sa première machine à 17 ans, ce qui lui a permis de jouer « intensivement, on va dire, pendant trois ans, peut-être quatre ans », notamment à des jeux de stratégie en temps réel (Starcraft) et des jeux de tir à la première personne (Counter-Strike). Depuis, son travail le contraint à de nombreux déplacements professionnels, y compris à l’échelle européenne. Ses pratiques de jeu ont évolué en parallèle, avec, notamment, des jeux sur son téléphone mobile : « normalement, dans le train, non, je travaille. Je fais des e-mails, je fais ce genre de choses. Mais, au bout d’un moment, quand j’en ai ras-le-bol et que je suis fatigué, bah, je prends le portable, et puis je joue un petit peu ». Et lorsque Vincent déclare en fin d’entretien « je ne me vois pas comme un joueur. Enfin, plus en tout cas. Je ne me vois plus comme un joueur », il exprime deux choses : d’une part, que ses pratiques ont effectivement diminué, et, d’autre part, que ses pratiques vidéoludiques actuelles ne renvoient pas à sa définition du jeu vidéo.

46Cette déconstruction des idées reçues permet ainsi de dresser un portrait nuancé des pratiques de jeux vidéo en France. Il existe bien une diversité des publics, mais elle n’est pas à rechercher dans le fait de jouer ou non, de se déclarer joueur ou non, dans l’équipement... Si beaucoup de personnes jouent, elles ne le font pas de la même manière. L’enquête Ludespace confirme la généralisation des pratiques, aussi bien chez les hommes que les femmes, avec des différenciations fines dès lors qu’on entre dans l’analyse de la fréquence de jeu, des genres de jeux pratiqués et des contextes dans lesquels ils sont joués. C’est pourquoi il nous paraît essentiel de penser les pratiques de jeux vidéo, non pas en termes de niveau d’investissement, mais en termes d’inscription dans les modes d’habiter. On peut alors repérer des styles cohérents de pratique qui se comprennent en référence à la position des individus dans leur cycle de vie et leur mode d’habiter, leur trajectoire résidentielle, leur statut (actif, retraité, en études, etc.), la configuration de leurs déplacements domicile-travail ou domicile-études ou les formes de sociabilités auxquels leur espace proche leur donne accès. Tout ceci fait l’objet des chapitres suivants.