L’art et la ville : l’enjeu de la présence artistique dans l’espace public
p. 123-137
Texte intégral
1Dans ma pratique professionnelle, je suis un cadre d’administration territoriale, chargé de mettre en œuvre l’action culturelle d’une ville, à la fois praticien, analyste, médiateur, « facilitateur », accompagnateur.
2À Tours nous mettons en œuvre « Rayons Frais, les arts et la ville », événement interdisciplinaire de création contemporaine dans l’espace urbain, public et privé, et des commandes publiques d’art contemporain comme récemment avec l’œuvre Le Monstre de Xavier Veilhan.
3Le texte qui suit est un exercice d’auto-interrogation sur le champ de compétences des villes, l’incidence de nos actions, pour proposer modestement un témoignage, une lecture relative.
L’ART DE VILLE
4La cité est un objet en soi qui bénéficie de toutes les attentions.
5La ville choisit d’être belle, pas seulement fonctionnelle avec du transport collectif, de l’assainissement, du ramassage d’ordures ménagères, du nettoyage. Elle n’est pas seulement un pôle d’attractivité où se trouvent tous les services et tous les biens, remplissant une fonction de centralité où tout converge. Ce n’est pas seulement un lieu d’habitation et de travail, où la mobilité est un enjeu d’importance.
6Les collectivités investissent dans la beauté. Cela se traduit par la restauration des bâtiments emblématiques, l’éclairage devient une mise en lumière, le fleurissement devient un parc paysager, le choix des matériaux de revêtement des sols, du mobilier urbain donnent aux villes un éclat particulier. La qualité du service devient en soi un objet d’attentions multiples. La ville entière devient objet d’art, c’est le territoire urbain dans son ensemble qui est l’objet de réflexion.
7Ces actions bénéficient à la fois aux populations des villes qui y vivent, aux visiteurs de passage ou en séjour, aux investisseurs. Nous sommes à l’articulation de l’art de vivre et de l’image, du développement et de la concurrence, du quotidien et de l’imaginaire.
LE SERVICE PUBLIC
8Le service public est une activité exercée par une collectivité publique en vue de donner satisfaction à un besoin d’intérêt général. C’est aussi un engagement politique au quotidien, un choix. L’action culturelle a sa place ici.
9D’une part pour des raisons constitutionnelles : « la nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture » ; d’autre part les lois de décentralisation de 1983 précisent que « les communes, les départements et les régions concourent avec l’État au développement culturel de leur territoire », cette compétence générale permet d’intervenir dans tous les champs de la vie culturelle.
10La culture, reconnue comme élément nécessaire à l’épanouissement des individus dans la société, est d’intérêt général.
L’OBJET D’ART EN VILLE
11Parler d’objet d’art en ville renvoie à une ville poétique, imaginée, recréée, réinventée, comme si on « réenchantait » le monde pour soi et pour l’autre.
12Mais l’objet d’art pose question, car il entre dans un territoire commun à tous, qu’on se l’approprie ou qu’on le rejette, qu’on l’aime ou qu’on le déteste : il rend en cela à chacun la parole.
13Voilà que d’un seul coup, il provoque un débat, pourquoi ici et pas ailleurs, hors de toute fonction utilitaire, que vient-il faire, apporte-t-il du désordre, comment est il vécu ?
14Avec le débat qui s’instaure, ne crée-t-il pas à sa façon du lien social, ne vient-il pas perturber les communautarismes, ne crée-t-il pas un nouveau sujet dans les relations de voisinage, via les médias n’installe-t-il pas un débat qui situe chacun de nous dans sa propre vision de la cité ? Cette situation donne la parole sur le cadre de vie et son élaboration. La question de l’art n’est pas forcément celle de l’œuvre, l’art s’investit aussi au-delà de l’œuvre elle-même.
LA PLACE ET LE RÔLE DE L’ARTISTE DANS L’ESPACE PUBLIC
15Inviter l’artiste dans la ville n’est pas sans ambiguïté. Attendons-nous de lui de l’animation, un rôle de développement urbain, de médiateur, vient-il revitaliser des lieux vides d’une forme d’absence, donne-t-il du sens ?
16L’artiste, au statut socio-économique souvent flou ailleurs que dans les institutions culturelles identifiées et aux contours bien cernés, n’entre dans l’espace public que sur invitation des collectivités ; car il n’y a pas de programmateur ayant pour scènes les rues, les trottoirs, les façades, les jardins, le mobilier urbain, la signalétique ou les transports publics.
17Quelles sont les motivations des commanditaires, quelle liberté ont les artistes de s’affranchir de la commande, peuvent-ils s’en servir pour la transformer, jouer sur le détournement, entraîner les publics ici maintenant et différemment ?
18Car si l’artiste s’installe, il crée une autre temporalité, des espaces d’extra territorialité, une carte aux trésors, une ouverture, de nouveaux possibles, des transgressions.
19La posture de l’artiste, sa façon de poser un geste, interroge autant que l’œuvre elle-même.
L’ESPACE PUBLIC, QU’Y FAIT-ON ?
20La population habite en ville : elle y achète, elle y consomme, elle y circule par tous les moyens de locomotion.
21Que voit-elle ? des rues, des parcs, des façades, des monuments publics, elle y accède facilement.
22La population, de façon collective, vit régulièrement des rassemblements, fêtes culturelles, déambulations, défilés syndicaux ou politiques, portes ouvertes en tous genres. L’art peut-il l’emmener sur d’autres chemins ?
23Cet espace est morcelé : trottoirs, bornes, barrières, interdictions, escaliers, îlots, mobiliers, peintures au sol, pancartes d’interdictions de marcher sur les pelouses, stationnements alternés, ou payants, transforment l’espace en séquences.
24Terrasses, échoppes, marchés, braderies, vide-greniers, l’occupent temporairement.
25Les autorisations y sont précaires et révocables, l’espace public quotidien n’est pas aussi homogène qu’on pourrait le penser.
26Rappelons que le domaine public est constitué de biens qui sont affectés soit à l’usage du public soit à un service public. Il peut être naturel (maritime, fluvial), artificiel (biens accompagnés d’un acte exprès d’affectation par l’autorité administrative : pont, autoroute), il peut être affecté à des services (militaires, aéronautiques ou ferroviaires). Son exploitation peut être assortie d’une redevance, ou gratuite en libre exploitation s’agissant d’œuvres littéraires ou artistiques, à partir de l’expiration d’un délai lors duquel leur auteur jouissait d’un droit exclusif d’exploitation.
27Deux constats peuvent être faits : le premier est celui que l’appartenance à un domaine public résulte toujours de la volonté des pouvoirs publics (les promenades publiques apparaissent avec l’arrêt Berthier du 22 avril 1960 du conseil d’État), le second constat est celui de la notion d’usage.
LA VILLE PEUT-ELLE SE NOURRIR D’UTOPIE ?
28La ville peut-elle se réapproprier les espaces privatisés par délégation ?
29Un arrêt, rendu le 3 mai 2005 par la cour administrative d’appel de Lyon, est revenu rappeler l’extrême précarité pesant sur les occupants du domaine public. Cet arrêt a touché les réseaux souterrains de France Télécom pour planter des arbres rue Garibaldi à Lyon, l’action répondant à des préoccupations d’ordre esthétique et d’amélioration du cadre de vie urbain, et ceci sans indemnité pour les titulaires d’autorisation d’occupation. La prise de risque est pour l’occupant.
30Un autre exemple est celui de la ville de Nantes qui suspend provisoirement les câbles du tramway pour laisser passer l’éléphant de 20 mètres de haut de la compagnie Royal de Luxe, invité en délégation officielle sur le perron de l’Hôtel de ville par le maire en personne.
31Il souffle soudain comme un vent de liberté, une belle fraîcheur. Évidemment, la place de l’artiste dans la durée pose la question de la transformation dans le temps.
L’ART ENTRE-T-IL DANS LE CHAMP DE LA CONCURRENCE ?
32Le code des marchés publics disposait autrefois de l’article 33 qui excluait un nombre précis de biens et de services culturels du champ de la concurrence. Cet article a disparu sous l’impulsion d’une harmonisation européenne.
33Il faut à présent se référer à l’article 3-11, qui traite de contrats non soumis au code des marchés publics qui précise : « les dispositions du présent code ne sont pas applicables aux contrats qui ont pour objet l’achat d’œuvres d’art, d’objet d’antiquité et de collection ainsi qu’aux contrats ayant pour objet l’achat d’objets d’art qui, en raison de leur nature et de leurs caractéristiques, ne permettent pas la mise en œuvre de procédure de publicité et de mise en concurrence ». Mais le débat existe selon qu’il s’agit d’une œuvre existante ou d’une œuvre de création qui, quant à elle, devrait faire l’objet d’une publicité.
34Arrivés à ce stade de notre exposé, où nous avons établi que la culture est un service public, que la collectivité peut disposer librement du domaine public, et où il existe un seuil à la concurrence, quel est le champ du possible ?
35Ce mouvement lancé, jusqu’où peut-il aller ?
36La ville est un lieu de mixité sociale, géographique, générationnelle ; c’est un élément de mobilité, mais aussi un lieu de déracinement et elle peut se trouver, comme fin 2005, au cœur de conflits.
37Cette crise de société pose la question de l’identité culturelle, de l’intelligence génératrice de liens, de rencontre, de dialogue entre les expressions et les identités. Les collectifs d’artistes sont placés à la fois en marge et au cœur de la cité. En cela, ils sont une interpellation.
38L’art dans la ville peut-il aussi interpeller l’institutionnalisation, peut-il proposer des solutions inédites et concrètes ? Inviter l’art en ville doit donc éviter les écueils et les risques de bureaucratisation, de normalisation tout en recherchant à créer du lien.
39L’art crée un espace singulier où tout un chacun peut porter un regard critique sur le monde, sans subordination de l’un à l’autre. L’artiste peut alors activer nos territoires intérieurs, car l’artiste ne saurait être l’agent d’un seul territoire.
CULTURE DE VILLE
40La ville, au sens de « vivre ensemble », renvoie à la culture comme un fait d’exercice du politique, à la fabrique de la cité avec comme premier geste artistique celui des architectes et des urbanistes. Les artistes, en investissant l’espace public des villes, peuvent-ils répondre à la crise du vivre ensemble, liée à une ségrégation sociale et territoriale ? L’espace public, qu’il soit au centre ou en périphérie, est encore celui où la population peut se rencontrer. Mais l’action politique ne s’arrête pas là, car au sein même de l’art, les territoires doivent s’élargir, dans des rencontres interdisciplinaires, pour faire fondre les barrières.
41Une pratique culturelle innovante peut-elle rencontrer la population d’un quartier en difficulté, souvent cantonné à des histoires sans paroles (danse, arts du cirque, hip-hop) alors que le langage comme mode d’expression doit être refondé, avec une théâtralité, et même un mouvement entre centre et périphérie.
42Retrouver la parole, savoir où elle circule, comment identifier les formes artistiques et les populations pour inventer d’autres modes de faire la ville, d’autres temps, d’autres mythes, d’autres espaces retrouvés.
L’ART, OBJET DE VILLE, PEUT-IL CRÉER DE NOUVEAUX MYTHES ?
43Ce nouveau mythe se situerait entre le récit d’événements discontinus et le récit d’un désir continu. ici, changer de peau, au propre comme au figuré, permet, dans ce processus, de proposer au citoyen de reconstruire la cité, dans un espace partagé par chacun, accessible, pour définir de nouveaux repères, créer du lien, du partage, construire un projet global dans une société morcelée où les espaces comme les occasions de partage collectif répondent à un besoin diffus, et rencontre une adhésion festive.
44Un petit exemple d’objet tourangeau : Le Monstre de Xavier Veilhan.
45L’origine : une place redessinée, qui enlève les voitures dans un quartier patrimonial.
46Le processus : le programme des « nouveaux commanditaires » avec la Fondation de France qui consiste à proposer des envies à ceux qui habituellement ne sont pas à l’origine d’une commande publique.
47Une rencontre : l’artiste s’exprime en liberté, quitte à transgresser la proportion xixe selon certaines autorités régaliennes, l’irrespect selon certains riverains, l’audace selon l’artiste qui ne dira qu’une phrase le jour de l’inauguration « la chance sourit aux audacieux ».
48Donner du sens : comment trouver une unité qui dessine l’identité de l’événement, la commande est-elle dépassée par l’offre, les commanditaires sont-ils unanimes ? La forme et le nom engendrent tensions et chaos. Et, en même temps, l’œuvre donne une identité forte au lieu jusque-là patrimonial et tranquille.
49Ce décalage, ce détournement donnent une autre dimension au patrimoine. Du consensus patrimonial qui relie à l’identité de l’origine et aux racines, on passe au débat de l’inquiétude d’une contemporanéité, d’un présent trouble et d’un avenir incertain. Peut-on encore s’approprier cet espace-là ? L’acte n’est pas anodin. C’est mener une réflexion sur la différence, son rapport à l’autre, à l’étranger. Refuser une ville musée, c’est pouvoir regarder en face son époque, ses peurs, ses angoisses, ses souffrances, ses murs, mais aussi ses espoirs, ses ouvertures. Peut-on mieux comprendre pour mieux vivre ? Les villes peuvent-elles avoir d’autres fonctions ? Qu’existe-t-il encore d’actif dans nos esprits souvent passifs ? L’interpellation artistique peut provoquer de la violence et du rejet, mais elle rend actif l’esprit critique, crée des tensions et élargit la vision. La réflexion peut provoquer un nouveau parcours pour éviter le produit prêt à l’usage.
50Plusieurs mois après cette installation, que dire de la polémique comme de la motivation de ceux qui ont soutenu le projet ? Ce lieu est différent. L’œuvre semble adoptée. Les fragilités provoquées dans un monde difficile ont rencontré un autre point de vue esthétique, philosophique. Il est difficile de mesurer l’appropriation ou le silence de refus durable. Les parts respectives de l’artistique, du patrimonial et de l’éducatif dans la politique culturelle d’une collectivité ne peuvent pas faire l’objet de ratios indicateurs définitifs, dans la mesure où ils découlent aussi de choix politiques de la collectivité. En même temps, la place est devenue un point de repère et un objet d’attraction. La place a gagné une identité nouvelle.
51Le bilan peut être contrasté. L’émergence d’une œuvre dans l’espace public est le fruit de plusieurs choix, de plusieurs modes opératoires du pouvoir, de négociations, d’explications, d’échanges. La hiérarchisation de la société peut subir quelques exceptions dans ces processus. C’est le regard posé sur l’objet et les conditions de présentation de l’objet qui lui confèrent un statut distinct de l’objet fonctionnel usuel. Peut-on dès lors tout présenter ou représenter ? L’art peut-il s’exposer à être le fait de tous ? Dans une époque de mise en équivalence des individus et des biens, peut-on abandonner le rituel commémoratif, la « muséification », la vénération, le classement patrimonial qui nous font sortir des fonctions usuelles, des usages ordinaires, des assignations quotidiennes, pour recréer d’autres références, d’autres hiérarchies de valeurs : rendre grand ce qui est petit, relever ce qui est à terre ?
52Quelques exemples :
53Dans le domaine fluvial sur les rives de la Loire dans le cadre de « Rayons Frais… », deux créations plastiques : la terrasse de Matali Crasset ; qui créait un espace de temps arrêté ; la terrasse de Bernard Calet proposait un cadre de regard sur le paysage. Par ces deux parcours artistiques, nous proposons de trouver un temps de disponibilité, une respiration. Le temps s’arrête quelques instants et l’espace est transformé.
54Sur la fontaine Beaune Semblançay, l’espace devient un jardin, avec la fontaine à souhaits proposée par Cécile Pitois, grâce à une légende inventée autour de cette fontaine. L’espace est recréé, un temps de pause est offert.
55Sur le 1 % artistique du nouveau théâtre du centre dramatique régional de Tours, (depuis 1951 il s’agit d’une œuvre financée à hauteur de 1 % des travaux) Veil Stratmann crée un perron de lumière, un passage entre deux mondes devant l’entrée. Là s’établit une relation entre le geste architectural et la réalisation de l’œuvre.
56Enfin sur Lyon avec l’opération « L’Art sur la Place » dans le cadre de la biennale d’art contemporain, des ateliers permettent une collaboration entre un professionnel et des amateurs, un artiste vient en résidence dans un quartier pendant neuf mois. Cela pose plusieurs problèmes, l’artiste peut être déstabilisé par ce que lui renvoient les habitants, s’agissant d’une œuvre collective, l’artiste s’y retrouve-t-il ? Cette action éphémère pose la question de ce qui a été déclenché par ce phénomène, après le départ de l’artiste.
57Les communes sont les premiers commanditaires d’œuvres. Elles se doivent d’expliquer leur démarche : réunions de quartiers, ouvrir des débats dans la presse, organiser des expositions, présenter le travail de l’artiste, mettre en perspective cette installation. La médiation doit assurer la relation entre les élus et l’artiste, vérifier que l’artiste peut assumer la commande.
58L’art dans l’espace public, offre un accès à l’œuvre pour des populations qui ne fréquentent pas les institutions, en raison d’origine socio-éducatives. L’objectif est celui de l’art pour un plus grand nombre. La culture, au sens anthropologique, est ce qui relie les individus par des conventions, des représentations, des manières d’être, permettant de se reconnaître et de vivre ensemble.
59Quels moyens peuvent concourir à rétablir la mixité sociale là où elle avait disparu ?
60Peut-on définir les moyens d’une gestion culturelle de l’urbanisme dans les relations entre les artistes et les publics, peut-on inventer de nouvelles formes de présence de l’art et de la culture ?
61Être vigilant : comment l’artiste peut-il s’inscrire dans un territoire sur invitation du politique dont c’est la référence ? Le territoire, c’est aussi l’espace du politique, de la manifestation.
62Comment être l’auteur d’un territoire, quelle réponse peut se construire en rapport au politique ?
63C’est une question de gouvernance et de démocratie, l’art n’est pas un champ à part, il est en connexion avec d’autres champs d’activités sociales, développer une culture de projet, identifier les motivations et les objectifs, la participation au processus de mise en œuvre pour aider ou freiner, sont le début d’une insertion sociale.
L’ART DANS LA CITÉ, UN ACTE FONDATEUR
64L’art dans la cité n’est pas neutre. C’est la sève démocratique de vie dans la cité.
65Le chantier est important. Les collectivités publiques sont invitées à créer les conditions économiques, juridiques, sociales, culturelles pour que ces expérimentations puissent avoir lieu : rapprocher l’art de la société, à motiver les habitants aux devenirs de leur territoire, à décloisonner ces territoires, à inventer de nouveaux modes de production d’organisation, d’occupation, à construire de nouvelles relations au temps, y compris celui de la transmission, les relations aux publics et aux populations, les relations à l’expérimentation (sortir de la loi de marché, des formats), à trouver d’autres systèmes valorisation.
66De là peuvent émerger de nouvelles valeurs. Nous connaissons bien l’espace public mais pas tellement le temps public. Pouvons-nous agir dans le « désœuvrement », produire des œuvres non adaptées aux galeries, passer d’une valeur d’échange à une valeur d’usage collectif pour ouvrir les yeux, partager nos solitudes sans les défaire, trouver des espaces alternatifs de cohésion communautaire, reconstruite des identités interrompues ?
67Que reste-t-il d’un acte artistique dans un lieu quotidien, de ce passage par un espace réapproprié et dans un temps reposé, quelle part de visible ou d’invisible cela nous révèle-t-il plus tard de retour à la vie « utile » ?
CRÉATION CONTEMPORAINE ET ESPACES URBAINS, LE FESTIVAL « RAYONS FRAIS, LES ARTS ET LA VILLE »
68Ce festival est un événement interdisciplinaire qui relie théâtre de rue, théâtre, danse, arts plastiques, musique, dans l’espace urbain public ou privé, bâti ou naturel. Cette intervention entend situer le contenu du projet et le sens de sa démarche.
69Quand est née l’idée d’un festival de théâtre de rue à Tours en 1997, la ville réalisait plusieurs constats :
- Tours pouvait sembler une ville à la politique culturelle plutôt classique où certains champs artistiques n’étaient pas, ou peu, représentés. Le théâtre de rue n’était pas encore soutenu directement, des efforts pouvaient être engagés en direction des arts plastiques et des musiques actuelles. Un festival comme « dehors dedans » n’allait pas rester ni s’implanter durablement. La place réservée à la création contemporaine semblait insuffisante et il devenait intéressant d’offrir un champ plus ouvert aux équipes émergentes de la création artistique ;
- La Loire n’était pas encore un élément identitaire fort dont les habitants se seraient emparés. Encaissée au pied des quais côté rive gauche et droite et loin des habitations, elle ne réservait que des sentiers de promenade aux habitants. Son paysage, sa lumière étaient bien identifiés, avec ses ciels particuliers, au-dessus d’un fleuve large considéré par beaucoup comme une frontière naturelle entre le sud et le nord de la cité. Y placer un événement prenait donc une dimension de réunion, de rencontre à la fois conviviale et pleine de sens ;
- L’espace public, un nouveau territoire pour l’art. Mais la question la plus importante était celle du statut de l’espace public. interroger la place des citoyens dans la cité, s’intéresser aux nouveaux territoires de l’art, permettait de donner du sens, de détourner les valeurs d’usage, de redécouvrir les cheminements domicile-travail ou ceux de la consommation courante et pas toujours consciente. L’irruption décalée du théâtre de rue dans une ville patrimoniale secouait une ambiance sage. Cette démarche est allée de paire avec des travaux de requalification de l’espace public, des rues, des places, les nouvelles mises en forme des jardins aux carrefours ou sur les places, un plan de mise en lumière des sols et des bâtiments, un choix concerté avec les architectes paysagistes allant jusqu’à l’implantation de nouveaux mobiliers urbains. Changer de peau au propre comme au figuré permet dans ce processus de proposer au citoyen de reconstruire la cité, dans un espace partagé par chacun et accessible à tous, de définir ses repères, de créer du lien, de construire un projet global dans une société de plus en plus morcelée et où les espaces comme les occasions de partage collectif sont indispensables et rencontrent une adhésion rapide de la population.
Un événement dédié au théâtre de rue…
70Cette première démarche s’est développée pendant six ans sur le premier positionnement du festival dédié de façon privilégiée au théâtre de rue. Puis le constat suivant s’est imposé de façon de plus en plus pressante d’ouvrir la programmation aux autres formes d’expressions artistiques. Pourquoi le théâtre, la danse, les arts plastiques, la musique n’auraient-ils pas eux aussi un regard à proposer, qui questionne la société contemporaine et ses lieux de vie ? La règle s’est alors ouverte aux espaces clos à la condition que l’offre artistique crée des conditions d’accès différentes à ces lieux, que ce qu’on y trouve soit différent de l’affectation usuelle de ces espaces. D’un autre côté théâtre, danse, arts plastiques et musique sont eux aussi à même d’investir les lieux publics de plein air où qu’ils soient.
…puis à l’ouverture aux autres champs artistiques en 2003
71La réunion de ces champs artistiques autour de la création contemporaine a nécessairement une signification qui éclaire l’état des démarches des créateurs, qui décline l’offre et son processus d’état des lieux du statut de l’artiste et de son rapport aux différents publics.
Des avancées
Toucher tous les publics
72Cette volonté d’installer l’art dans ces nouveaux espaces a mis en évidence des avancées mais aussi des écueils. Parmi les avancées, il y a bien sûr une démocratisation évidente. La population a libre accès à ces propositions. Elle les découvre de façon volontaire, programme à la main, ou bien par hasard dans sa déambulation urbaine. La programmation propose des cheminements qui vont d’un champ artistique à un autre, d’une forme à l’autre, chacun pouvant tisser une histoire au fil de ses découvertes. L’avancée est aussi la recherche d’adhésion des riverains à ces offres, mêlant de façon complice l’artiste à la diversité des statuts des publics : familles, commerçants, badauds, institutionnels, toutes générations confondues. Car une avancée intéressante est celle d’un public large, jeunes et vieux, habitués et initiés comme simples curieux, directement en confiance ou sur la défensive. C’est tout un travail en finesse qui cherche à gagner du terrain pour que ce public d’un jour pousse plus tard les portes des salles où spectacles et expositions les attendent avec un même bonheur.
Un comité de programmation représentant toutes les formes programmées
73Une avancée significative est également celle du comité de programmation composée des acteurs du spectacle vivant et des arts plastiques. Ce groupe réunit des représentants du centre dramatique régional de Tours dirigé par Gilles Bouillon, du centre chorégraphique national de Tours dirigé par Bernardo Montet, de la compagnie Off dirigée par Maud Le Floch et des associations de plasticiens Groupe Laura Sammy Engramer et Eternal networks dirigées par Anastasia Makridou. La programmation construit à plusieurs voix dans un échange très ouvert. Ces réunions ont créé des liens qui trouvent des suites sur toute l’année.
La collaboration inter services
74Une avancée intéressante est aussi l’irruption de l’art et d’une offre décalée qui joue sans cesse sur les interdits au sein des services municipaux. Cela remet en cause pas mal d’acquis d’une culture d’entreprise. Le service culture n’est pas un « ovni » qui peut s’affranchir des règles et pourtant c’est celui qui mène pied à pied la médiation avec ses collègues. Sécurité civile, police, services techniques, parcs et jardins, sports, bâtiments, voirie, matériel sont tous mis à contribution. Et nous tirons le fil aussi loin qu’il peut aller dans une responsabilité partagée. La satisfaction l’emporte bien sûr, d’autant qu’une équipe des services techniques qui construit une terrasse sous la conduite de Matali Crasset, Bernard Calet ou Kristina Solomoukha découvre ce qu’on peut appeler « un autre monde ».
Des écueils
75Comment investir l’espace public ? Les écueils sont d’un nombre égal aux avancées. L’espace dit public est de plus en plus privatisé, morcelé, contraint, soumis à des contrôles de plus en plus stricts, régi par des conditions de sécurité à chaque fois plus prudentes, constituant autant de freins, et nécessitant de notre part autant d’énergie. Car l’art de la rue est un art de transgression, d’irrespect, d’audace, de risque. L’organisation doit donc jongler et jouer avec tous ces éléments. Les berges de la Loire relèvent du domaine public de l’État, la ville s’invite donc pour approcher la nature d’un fleuve qui ignore ces notions. Placer des spectacles sur les berges, y installer des lieux de convivialité est un acte qui flirte avec les règlements. Couper la circulation des véhicules, s’installer sur la façade de l’Opéra, faire des projections sur les murs ou dans les parkings, monter une arène au milieu d’une place, marcher sur un fil au-dessus des propriétés, lancer du matériel électroménager par une fenêtre, faire démonter des bornes, des barrières, des candélabres ou des abris bus pour libérer un espace complet, sont autant d’actions qui ne représentent que quelques minutes dans le geste artistique mais sont le fruit d’âpres négociations. Il y a alors un sentiment de liberté dans la ville – ouverte et offerte. Cela donne une énergie communicative.
Donner du sens à l’événement
76L’autre écueil est de trouver une unité qui dessine l’identité de l’événement. En effet, le passage d’une offre à l’autre doit trouver ses temps de tensions et ses périodes de repos. La rue a un autre rythme. Faut-il s’éparpiller, faut-il se centrer ? Peut-on aller loin du fleuve, jusqu’où les fils peuvent-ils se tendre. Le choix des lieux est, au moment de la programmation, un moment incontournable, qui évolue au cours des repérages. Car l’artiste s’empare des éléments présents et les intègre, les digère, les restitue et les transforme. L’écueil des jauges est souvent pallié par la concomitance des spectacles, pour répartir la foule en différents points en même temps.
Le décalage comme moyen de redécouvrir le patrimoine et la ville
77Le patrimoine prend dans ce contexte une autre dimension. La Loire est un fleuve qui relie les hommes, l’Art, dont nous venons de définir la place, relie aussi les lieux et ceux qui les fréquentent. La Loire à Tours devient un acte de culture urbaine dans une cité jardin. Le château accueille successivement Bertrand Gadenne et Ange Leccia. Les berges hébergent deux terrasses, celle de l’artiste designer Matali Crasset, puis celle du plasticien Bernard Calet dont le travail tourne autour de l’architecture. Tous deux proposent des éléments installés en divers lieux comme autant de signaux, des arbres recréés par Matali Crasset, des maisons incomplètes par Bernard Calet, permettant de toucher l’inconscient comme la conscience, et d’inviter au cheminement de la ville au fleuve et du fleuve à la ville. L’arbre du Liban, cèdre deux fois centenaire du jardin du musée des Beaux-Arts, est confronté à l’arrangement no 17 de Jean-Luc Bidaud sous la forme d’un long tube à essai avec ses poissons rouges, comme un maintien du vivant dans des conditions artificielles et décalées. Les autres arbres de ce jardin suspendent au-dessus des têtes les parapluies sonores de Woudi Tat. Les sous-sols du même musée réservent des « voix de la terre », toujours de Woudi Tat, témoignages sociaux crus et directs de la population d’une ancienne ville minière. La pièce, Marius de Pagnol, est interprétée dos à la Loire par la compagnie belge de Onderneming au fort accent flamand. Un gymnase est complètement transformé avec les vidéos danse Permis de construire d’Hervé Robbe construites comme des écrits des habitants de nos maisons. Le bal du 14 juillet est réinventé par deux danseurs chorégraphes Brigitte Seth et Roser Montillo-Guberna de la compagnie Toujours après minuit qui apprennent à un public très divers le tango, la sévillane, le country, autant de pas qui sont relayés tard dans la nuit par de nombreuses associations qui ont préparé cet événement.
Porter un autre regard sur notre patrimoine et nos lieux de vie
78Le patrimoine à travers ces quelques exemples est complètement rénové, dépoussiéré, questionné, réinventé. C’est le seul moyen de se l’approprier et d’affirmer la création contemporaine comme l’écriture vivante de ce patrimoine. Cela permet de se rappeler qu’il nous appartient, que le transformer est encore possible. Car il est de plus en plus nécessaire de rappeler la nécessité d’une nouvelle découverte. Rien n’est acquis ni immuable. Le respect passe par la transformation. La Loire et un centre historique pourraient être des lieux ennuyeux de conservatisme. La démarche artistique pourrait empiler des spectacles dans un programme comme on enfile des perles. Alors qu’interroger le patrimoine bâti et naturel, redécouvrir le répertoire théâtral, musical ou chorégraphique, travailler sur l’éphémère de l’installation plastique, ouvrir le bal du 14 juillet à toutes les cultures constituent un geste fort d’ouverture à l’autre, sont des signes forts issus d’une réflexion volontaire, pensée et construite.
La ville d’aujourd’hui
79Susciter la réflexion grâce à la création contemporaine dans la rue quotidienne n’est pas un acte anodin dans une ville qui a ignoré l’œuvre de Max Ernst, Alexandre Calder ou Olivier Debré, artistes pourtant installés autrefois dans la région. C’est mener une réflexion sur la différence, son rapport à l’autre, à l’étranger. C’est refuser une ville musée. C’est recréer du lien entre les différents lieux d’une cité. C’est regarder notre époque, ses peurs, ses angoisses, ses espoirs aussi, ses souffrances, ses murs, ses ouvertures, ses limites pour mieux la comprendre et mieux la vivre.
Un peu de fraîcheur
80L’interpellation est allée jusqu’au titre « Rayons Frais… ». Qu’a donc l’art aujourd’hui à proposer à travers ses créateurs, ses interprètes, ses artistes ? Que peut donc faire d’autre en ville qu’une population qui sort pour consommer et acheter. Les villes peuvent-elles avoir d’autres fonctions ? Qu’existe-t-il encore d’actif dans nos esprits souvent passifs ? L’interpellation de l’intervention artistique dans les rues, sur les façades, dans les lieux institutionnels (préfecture, chambre de commerce, université), dans les jardins, dans les commerces (petites formes théâtrales avec la complicité des commerçants), sur les berges, sur l’eau, peut-elle donner ce sursaut actif ? L’acte citoyen est-il possible autrement qu’en supermarché, devant un écran cathodique ou informatique ? Quelle disponibilité reste-t-il pour un espace critique, qui décortique, analyse, questionne, crée des tensions, élargit la vision ?
La population fait partie du projet et y participe
81Cette démarche devient volontaire dans sa dimension d’investissement des territoires. L’art n’est plus confiné dans un lieu précis. Le citoyen rencontre l’artiste. « Rayons Frais… », c’est donc la création contemporaine à nos portes et pas à pas. Une certaine fraîcheur de pensée qui ne cherche pas la conservation pour reconsidérer le patrimoine différemment. Une réflexion qui veut proposer sans cesse de nouveaux parcours en évitant la multiplication des produits prêts à l’usage. « Rayons Frais… », c’est bien l’art à tous les étages pour ne pas faire partie d’un paysage qui deviendrait un parc figé et inaccessible.
Expliquer la démarche
82Des temps de parole sont aussi préservés dans ce qui s’intitule « la ville à l’état gazeux », forum installé en bord de Loire pendant le festival où plusieurs thèmes font débat, comme « la ville végétalisée » par Claude Gudin (jardinier et écrivain-paysagiste), « l’artiste dans la ville, l’officiel et le clandestin » par Paul Ardenne critique d’art, spécialiste en histoire de l’art et esthétique, ou encore « les tours de Bagdad, la ville à l’état gazeux » par Pierre Bongiovanni créateur multimédia qui évoque la guerre qu’une civilisation se livre à elle-même, évoquant les notions clés sur la construction de territoires à ménager.
83Comme vous avez pu le comprendre, notre démarche réinvente les chemins qui mènent au patrimoine, naturel comme construit, notre rapport à la ville, à la vie citoyenne, chemin où la rencontre avec l’artiste est un élément fort, déterminant et signifiant.
84Je voudrais pour conclure vous rappeler que ce travail est mené avec les créateurs, artistes, à leurs côtés. C’est la raison pour laquelle en 2003, en raison de l’actualité liée à l’intermittence dans le spectacle vivant, le festival a été annulé. Cette situation nous interrogeait sur le statut économique et social de l’artiste dans nos sociétés, sur l’économie de partage. Ce n’est pas un paradoxe si les traces qui sont restées, de l’édition 2005, ont été celles des plasticiens. La terrasse restée vide de Matali Crasset, les empreintes laissées sur le pont de fil par Patrick Corillon, et l’installation « au fond » d’Alexandre Ponomarev avec un sous-marin sonore au milieu de la Loire dont les voix en russe sondaient la terre. Cette actualité a rappelé, si besoin en est, qu’une société sans artiste est une société en difficulté. Il nous faut donc rester vigilant. Nous souhaitons garder ce dialogue entre « les arts et la ville » (deuxième partie du nom de l’événement), nous ouvrir à tous les rayons de l’art, car les chemins de traverse sentent bon la liberté. Cette exigence peut en effet réinventer nos villes et permettre au patrimoine d’acquérir un sens de transformation.
Auteur
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Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume 2
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006
Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume I
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006
