Physique et métaphysique des plantes entre théâtre d’anatomie et théâtre des jardins au Grand Siècle
p. 175-193
Résumés
Cet article a pour but de montrer en quoi il est nécessaire de mobiliser à la fois l’épistémologique historique et la métaphysique, mais aussi l’histoire sociale des sciences et l’anthropologie de la nature pour expliquer la façon dont le phénomène de la montée et de la circulation de la sève dans les plantes a été compris au XVIIe siècle. Contrairement à un topos trop répandu, le cartésianisme n’a pas fait disparaître l’hypothèse antique d’une âme végétante. Tout au contraire, sur le fond des transformations de la physique, notamment de la découverte du vide, mais aussi du transfert vers les végétaux des modèles de compréhension de la circulation sanguine, le paradigme mécaniste posait autant de problèmes qu’il n’en résolvait. Ceux-ci se sont trouvés traités différemment au théâtre de l’anatomie et au théâtre des jardins, en raison de pratiques des plantes différentes, représentées exemplairement par les observations de Claude Perrault et de Jean de La Quintinie. Pour autant, les controverses qui en ont résulté restent toutes marquées par un usage polymorphe des analogies : la systématisation de la comparaison des vivants avec des machines, et en l’occurrence, la théorisation de la croissance des plantes comme celles de machines productives et reproductives n’en est encore qu’à ses balbutiements.
This article aims to show how it is necessary to mobilize both historical epistemology and metaphysics, but also the social history of science and the anthropology of nature to explain the way in which the phenomenon of the rise and the circulation of sap in plants was understood in the 17th century. Despite a popular belief, Cartesianism has not made the ancient hypothesis of a vegetative soul disappear. On the contrary, on the background of transformations in physics, notably the discovery of vacuum, but also the transfer to plants of models for understanding blood circulation, the mechanistic paradigm posed as many problems as it resolved. These found themselves treated differently at the anatomy theater and the garden theater, due to different plant practices, represented exemplarily by the observations of Claude Perrault and Jean de La Quintinie. However, the resulting controversies all remain marked by a polymorphous use of analogies: systematic comparison of living things with machines, and in this case, the theorization of plant growth as productive and reproductive machines is still in its early stages.
Texte intégral
Dans le jardinage ce qu’on appelle problème, est un événement dans la nature sur lequel les uns et les autres opinent à leur gré ; il fait le sujet des présomptions et des suppositions pour découvrir les secrets de la nature. C’est un problème continuel et le plus surprenant de voir comment la sève peut se modifier en tant de manières, dans les racines, la tige, les branches, les feuilles, les fleurs et les fruits ; le changement d’un mauvais fruit en un bon par le moyen des greffes est un problème ; de même savoir pourquoi une ciguë et l’aconit font mourir, tandis que la laitue est bienfaisante, ou toute autre plante salutaire vivifie. Les vapeurs des fruits et herbages, les nuances et les formes si dissemblables des fleurs, etc. sont autant de problèmes, et toujours ils donneront lieu à des raisonnements et des systèmes sans fin. Jean-Roger Schabol, Dictionnaire, art. Problème1.
1Galilée, puis Pascal, et après eux l’ensemble des historiens et épistémologues évoquent avec une satisfaction certaine le rôle des fontainiers de Florence dans la découverte du vide. Ceux-ci étaient confrontés à une difficulté qu’ils ne parvenaient pas à résoudre : il leur était impossible de hisser l’eau de l’Arno au-delà de trente-deux pieds, et ce quelles que soient les pompes qu’ils utilisaient. Leurs échecs répétés restant sans explication, ils décidèrent de soumettre le problème à Galilée, lequel mourut sans lui trouver de solution. Il devait revenir à Torricelli, son disciple de mettre scientifiquement en évidence le rôle du poids de l’air dans cette limite, et de contester le principe aristotélicien de l’horreur du vide. Attentifs aux problèmes concrets, réceptifs aux raisons de douter, les physiciens du xviie auraient préféré l’expérimentation à la répétition de dogmes antiques, ce qui leur aurait permis à la fois d’immenses progrès dans la connaissance du monde et valu aussi l’estime légitime des gens de métier2. Un tel récit épique de la naissance de la science moderne opposant l’esprit d’observation à la croyance a été abondamment corrigé depuis plus d’une trentaine d’années par une littérature foisonnante proposant d’écrire l’histoire sociale de la vérité3. Plus personne ne conteste désormais le rôle d’une certaine articulation de l’exercice du pouvoir et de la connaissance dans l’émergence de nouvelles pratiques expérimentales et, avec elles, dans la mise en place d’un nouveau cadre épistémologique pour la compréhension des phénomènes du vivant. Mais l’inscription de cette histoire sociale dans l’horizon plus large d’une reconfiguration générale des pratiques de la nature, et des plantes en particulier, reste peu explorée4. Ainsi, dans le récit épique de la controverse sur le vide, le cantonnement des fontainiers à leur condition de serviteurs des Grands pourrait bien occulter un bouleversement anthropologique essentiel lié à la transformation du rapport aux plantes. Non qu’il soit contestable que les fontainiers de Ferdinand II, duc de Florence, soient venus demander secours à Galilée parce qu’ils avaient effectivement rencontré une difficulté insurmontable, soit l’impossibilité d’élever l’eau de l’Arno au-delà d’une limite de dix-huit brassées, et ce, quelles que soient les pompes utilisées. Mais il existait alors une grande continuité entre les techniques permettant aux paysans de cultiver la terre et les principes théoriques expliquant comment les plantes et les êtres humains se nourrissaient et se multipliaient. Depuis le Timée en effet, le modèle privilégié par les savants pour décrire l’action de l’âme végétative était celui de l’irrigation :
Après quoi ils [les dieux] ont creusé à travers notre corps lui-même des canaux, pareils aux canaux qu’on creuse dans les jardins, afin qu’il fût irrigué comme un jardin par l’eau qui y coule5.
Or, tandis qu’il était façonné par une relation multimillénaire avec les végétaux, le savoir des fontainiers s’est vu mobilisé pour résoudre les difficultés nouvelles posées par l’ornement des jardins princiers conçus à l’« imitation » de l’Antique6. Curieusement, le phénomène le plus caractéristique de la vie végétale s’en est retrouvé obscurci : le modèle du pompage utilisé pour expliquer la croissance végétale est devenu d’un seul coup obsolète, puisque la puissance de la pression exigée pour la montée de la sève dans les grands arbres dépassait en principe tous les mécanismes imaginables. À vrai dire, lorsque les fontainiers sont allés interroger Galilée, ils rencontraient déjà ce problème depuis près d’un siècle, lorsque les besoins d’irrigation des jardins ont commencé à se multiplier pour satisfaire la magnificence des princes… Et pourtant, tous les printemps, les physiciens – ni plus ni moins que les paysans –, continuaient d’observer la sève monter dans les grands arbres à plus de 18 brassées… Ce problème épineux s’est croisé avec les découvertes médicales de la circulation du sang dans les corps animaux, provoquant une double rupture dans les jeux analogiques de la chaîne des êtres.
2S’est ouverte alors une période de suspens, de controverses, mais aussi d’inventivité extraordinaire pour tenter de percer le mystère du mouvement montant de la sève. Notre article explorera le premier acte de cette histoire, qui voit notamment entrer en concurrence des modèles épistémologiques opposés, celui de la nouvelle physique des cartésiens représentée notamment par Claude Perrault, et celui des jardiniers, dont Jean de la Quintinie est le plus connu. Il s’attachera à montrer que cette controverse scientifique s’inscrit dans des pratiques sociales du végétal profondément antagonistes, elles-mêmes imbriquées dans des relations au pouvoir différentes. Durant les deux siècles qui séparent la domination du paradigme aristotélicien de la constitution de la biologie comme discipline expérimentale7, des pratiques divergentes du végétal sont entrées en conflit, se sont hybridées, et se sont redéfinies à plusieurs reprises, redéterminant à l’occasion les termes de la discussion philosophique moderne8 sur la nature de la matière ou celle de l’esprit9. Nous démêlerons ainsi ce qui, dans ce temps d’hésitation, relève de discussions savantes pour ainsi dire locales, ce qui engage des disputes épistémologiques et métaphysiques majeures, et enfin ce qui autorise la transformation vers le naturalisme – au sens anthropologique –, transformation qui ne s’opérera qu’un siècle plus tard et qui déborde de beaucoup le registre de l’histoire sociale des sciences.
Montée de la sève : anatomie et modèles de circulation
3L’échec des fontainiers de Florence obligeait tôt ou tard les savants à faire retour sur la comparaison cardinale du Timée expliquant la montée de la sève par analogie réglée avec l’irrigation. Il fallait expliquer que les plantes soient capables de l’élévation d’un fluide interne d’une façon à la fois incommensurable avec les techniques de pompage en usage et irréductible aux lois connues de la physique. Les physiciens, notamment les médecins, se retrouvaient devant une triple difficulté : la remise en cause du projet de description mécanique des mouvements internes des liqueurs végétales, le risque corrélatif de voir des théories hérétiques, panpsychistes ou hylozoïstes se renforcer10 et enfin, plus directement, la menace de devoir admettre une hétérogénéité radicale de structure entre les animaux et les plantes. En effet, dans les temps mêmes de l’échec des fontainiers de Florence, les découvertes du médecin anglais William Harvey faisaient perdre toute évidence à la comparaison entre plantes et animaux qui avait joué un rôle heuristique décisif depuis l’Antiquité, puisque les plantes étaient visiblement dépourvues d’organe analogue à la pompe cardiaque, capable d’actionner la circulation interne des fluides. Omettant l’explicitation de la tension épistémologique majeure qu’ils rencontraient, et ce d’autant plus que certains d’entre eux continuaient à douter encore du vide11, les physiciens cherchèrent une méthode d’évitement de ces difficultés en transposant néanmoins aux plantes le modèle animal d’une circulation interne de la sève12. Le pouvoir royal quant à lui entendait financer des expériences destinées à une telle histoire naturelle qui ne se contente pas de connaître « le dehors des plantes »13, ce dont témoigne le premier Mémoire pour servir à l’histoire des plantes de l’Académie des sciences en 1676. À vrai dire, ce Mémoire s’inscrit toutefois encore dans la tradition épistémique des relations nouées dès l’Antiquité par les médecins avec les plantes, en une sorte de prolongement de l’institution du Jardin royal des herbes médicinales par l’édit du mois de mai 1635. Dans l’esprit de Dioscoride, l’intention annoncée dans le Mémoire regarde la domestication et l’étude de la vertu des plantes et non la connaissance physique des végétaux proprement dite :
Nous essayerons les moyens que l’usage et des conjectures raisonnables nous pourront suggérer, soit pour domestiquer les plantes sauvages, soit pour amender les domestiques, soit pour communiquer aux unes et aux autres des vertus étrangères; par exemple, rendre purgatifs les fruits agréables à manger, en entant les arbres qui les produisent sur des arbres purgatifs, ou par quelque moyen que ce soit14.
Le Mémoire ne fait qu’une brève allusion aux hypothèses successives de Claude Perrault et d’Edme Mariotte sur la circulation de la sève, hypothèses pourtant dûment présentées et discutées à l’Académie, mais dont l’utilité immédiate pour la culture pouvait paraître lointaine – à moins que cette discrétion ne s’explique par les réticences personnelles des responsables de l’ouvrage, Denis Dodart et Samuel du Clos15. Claude Perrault avait pourtant « fait voir » que les fluides internes des végétaux circulaient en deux sens opposés dans des canaux distincts et expliqué ses résultats expérimentaux par la conjecture d’un circuit fermé de distribution de la sève. Il a publié ensuite ses expériences dans un ouvrage personnel rassemblant ses travaux de physique. Dans ce recueil, De la circulation de la sève des plantes figure au milieu de réflexions sur la pesanteur et la mécanique des fluides, notamment sur le bruit ou la musique des Anciens16. Comme l’hypothèse circulatoire était en elle-même peu convaincante d’un point de vue strictement mécanique – à défaut de l’existence d’une pompe analogue au cœur dans les plantes –, Claude Perrault la défendit par le recours à une supposition complémentaire, celle de causes mécaniques externes impulsant les mouvements internes des fluides végétaux : la sève nourricière montante serait poussée dans les racines par des vapeurs humides en raison d’une fermentation de la terre et de la légèreté du suc nourricier, tandis que la sève descendante aurait pour moteur les mouvements du vent compressant les branches et la pesanteur des sucs « crus et inutiles » :
Mais il faut remarquer que la Nature a en quelque sorte suppléé à ce défaut [d’une partie comme le cœur] dans les plantes par un autre moyen, qui est de les rendre flexibles, afin qu’étant agitées par les vents, les sucs contenus dans leurs pores soient comprimés par les différentes flexions que les branches souffrent, et qu’ils soient poussés les uns jusqu’aux extrémités des feuilles, savoir, ceux qui y montent pour la nourriture, et les autres jusqu’au bout des racines, savoir ceux qui retournent en cet endroit pour y être cuits et préparés de nouveau.17
4Pour les médecins, et plus largement les physiciens cartésiens, le statut ontologique des plantes était ainsi celui d’un animal imparfait, par défaut de cœur mais aussi de poumons et d’estomac. Mais par différence avec Aristote, ce qui leur importait était l’équivoque des mécanismes végétaux de la nutrition : leur paradigme mécaniciste autorisait une comparaison avec les minéraux, dont, sous certaines conditions, la matière s’accroît elle aussi par addition. Cette comparaison, qui marque les oscillations du statut ontologique des plantes à l’époque moderne, constitue un point majeur de controverse entre Edme Mariotte et Claude Perrault : Mariotte affirme que les plantes ne diffèrent que très peu des pierres et des métaux18, tandis que Perrault, avec l’autorité d’un anatomiste connu pour ses dissections animales19, maintient que la structure des conduits des corps vivants est admirable et fort différente de celle de tous les autres corps, préfigurant la notion scientifique de la vie. Au demeurant, les deux savants tiennent la circulation interne à l’univers comme un schème universel expliquant à la fois les qualités de la terre nécessaires à la croissance des plantes et le besoin des labours. En conséquence, par un déplacement paradoxal, c’est à l’univers tout entier que Claude Perrault donne une dimension animique pour expliquer la croissance végétale, et cela alors même qu’il réfute l’existence d’une âme végétative. Il donne ainsi à des causes mécaniques externes un rôle décisif à la circulation de la sève nécessaire à la croissance végétale :
Il faut encore ajouter, qu’il n’est pas vrai que la seule configuration des pores et tout ce que l’on peut concevoir de mécanique dans les plantes soit la seule cause de la végétation : car comme elles sont attachées à la terre, et qu’elles sont une partie de la grande machine de l’Univers, elles reçoivent des secours que le corps d’un animal, qui est une machine entière est séparée, n’a point : de manière que comme les organes qui sont dans une plante ne suffiraient pas pour l’exercice de ses fonctions sans le concours de tout le reste de la machine de l’univers, qui lui tient le lieu d’âme, […]20.
5Mais aux yeux de Claude Perrault, cette thèse métaphysique n’exclut pas la nécessité scientifique de décrire du mieux possible les principes de la montée de la sève. Il n’échappait en effet pas aux cartésiens que le modèle de l’irrigation qu’il s’agissait de réfuter et de remplacer par celui de la circulation n’était pas seulement destiné à expliquer les mouvements internes des fluides nécessaires à la nutrition, mais aussi et surtout la croissance des plantes elle-même. Or, pour Platon comme pour Aristote, le modèle matériel de l’irrigation se combinait à un principe métaphysique formel rendant compte à la fois de la singularité et de la diversité des organisations végétales. Si la croissance ou la pousse, englobant à la fois la nutrition et la génération, étaient assurées in fine par l’âme végétative, cette dernière avait aussi pour fonction de conduire le développement des plantes dans ses aspects morphologiques. Pour expliquer la morphogenèse en termes uniquement mécaniques, les modèles d’inspiration cartésienne devaient encore s’appliquer à réduire l’ensemble des phénomènes de croissance à un mouvement substitutif et compositif de matière causé par la circulation21.
6Claude Perrault a donc cherché à prouver que les configurations internes des organes suffisaient à expliquer les différences de morphologie des plantes et de leurs parties (et avec celles-ci les saveurs et les qualités sensibles de leurs fruits)22. Pour le montrer, il a proposé une nouvelle analyse des mécanismes de circulation de la sève opérant lors des techniques de greffe, montrant que la circulation est un mécanisme universel qui ne doit rien aux particularités morphologiques des plantes :
j’avais dessein d’étendre dans toutes les parties des plantes une faculté capable de toutes les fonctions requises, ne pouvant attribuer qu’un mouvement passif à leur matière, et ne jugeant pas qu’une cause externe et accidentelle put produire dans les plantes des effets intrinsèques essentiels, naturels et réglés. Les branches, les feuilles et les fruits d’un poirier enté sur le trône d’un coignassier, reçoivent des racines du coignassier par ce tronc la sève qui les nourrit ; mais ces parties du poirier ne reçoivent point des racines du coignassier la détermination de cette nourriture qui doit leur être appropriée et différée de celle des branches, des feuilles et des fruits du coignassier.23
Cette manière de réinterprétation de phénomènes connus est l’un des éléments clés de l’épistémologie de Perrault aussi bien que de celle de Mariotte, qu’il s’agisse des expériences et techniques décrites par leurs contemporains ou des observations consignées dans le corpus classique. Dans le régime de concurrence amicale qui caractérise ses relations avec Claude Perrault, Mariotte complète donc l’analyse mécanique causale du développement végétal par la circulation uniforme de la sève en ajoutant une remarque dont on ne sait pas si elle tient elle aussi de la réinterprétation ou si elle fait état d’une expérience originale de surgreffage :
Si on greffe un poirier de bon chrétien sur un poirier sauvage, la même sève qui dans ce dernier eût produit des poires fort petites et d’un mauvais goût, ayant passé dans les branches que la greffe pousse, y produira des poires fort grosses et d’un goût excellent, et dont les autres qualités seront fort différentes de celle de l’autre fruit. Mais si derechef on greffe sur une des branches produites cette greffe de bon chrétien, une greffe de poirier sauvage, elle produira des poires fort petites et d’un mauvais goût. Ce qui fait connaître manifestement que c’est toujours la même sève qui était dans le tronc de l’arbre qui est diversement déterminé.24
7Au théâtre cartésien de l’anatomie, qu’il soit animiste comme celui de Claude Perrault, ou radicalement mécaniste comme celui de Mariotte, les plantes sont donc traitées et représentées comme des organismes privés de mouvement propre – interne ou externe – y compris pour décrire celui de la circulation des fluides nécessaires à la pousse… Il est ainsi remarquable que seule la rétractation subite des feuilles de la sensitive, Mimosa pudica, ait paru paraître requérir une explication dans les cercles cartésiens. Cet intérêt relatif pour une plante arrachée aux pays lointains, socialement très marqué et tout à fait congruent avec les visées du pouvoir rappelées dans le premier Mémoire de l’Académie, doit être corrélé à une inattention étonnante aux mouvements propres des plantes pourtant connus et décrits depuis l’Antiquité. De fait, malgré ses propriétés extraordinaires, Descartes lui-même n’avait accordé qu’une attention très fugitive à Mimosa pudica (et plutôt sous la pression amicale de ses correspondants, dont, notamment Mersenne). Claude Perrault partage cette inattention. Il tente toutefois d’expliquer les mouvements des racines de saule ou de vigne consécutifs au marcottage par une modification du circuit de distribution de la sève. Cependant, lorsqu’il évoque la poussée racinaire, c’est surtout à contre-emploi, pour abonder le principe d’un circuit interne de mouvements de la sève des racines aux feuilles et retour. Il rapporte alors, peut-être avec une certaine malice, le témoignage des fontainiers d’Arcueil sur les racines d’orme qui poussent dans le vide partiel des fondations de l’aqueduc :
J’en ai vu [des racines]de la longueur de sept à huit pieds dans l’Acqueduc d’Arcueil, et les Fonteniers m’ont assuré qu’ils en avaient trouvé qui après avoir traversé le vide de l’Acqueduc, avaient encore percé la muraille opposée. 25
Cette explication ingénieuse, qui renverse radicalement le modèle antique de l’irrigation, illustre exemplairement les principes de la représentation des plantes au théâtre cartésien de l’anatomie : quelles que soient les métaphysiques et ontologies d’arrière-plan des savants qui les décrivent, ce sont moins les végétaux qui y sont mis en scène que l’archétype d’une plante-machine engrenée dans la mécanique de l’univers. Or, à vrai dire le théâtre de l’agriculture représente à la même époque les végétaux bien différemment : ni les plantes montrées sur les scènes des deux théâtres, ni, surtout, les relations entretenues avec elles par les savants n’y sont, pour ainsi dire, les mêmes.
Les plantes au Théâtre de l’Agriculture
8Au xviie siècle encore, à la différence du siècle suivant, les jardiniers et ménagers décrivent surtout des végétaux natifs ou suffisamment acclimatés, poussant dans les sols propices des jardins ou dans des conditions de culture bien établies. Les végétaux du théâtre de l’anatomie sont au contraire soit des plantes choisies parce qu’elles sont éloignées de leur habitat, comme les plantes allochtones décrites dans le premier Mémoire de l’Académie, soit des plantes déplacées au laboratoire, malmenées par les physiciens : elles sont effeuillées à dessein, coupées par parties, privées d’air ou d’eau, brûlées, teintées, entubées et connectées à divers appareils pour produite un certain effet immédiat ou très proche. Les techniques venant d’un savoir commun, comme la greffe, y sont ré-expérimentées et ou ré-analysées selon des principes généraux, et non décrits, dans la multiplicité des usages qui tirent parti de leurs propriétés singulières. À l’inverse, les végétaux observés au théâtre de l’agriculture sont enracinés, dans une relation respectueuse des convenances avec le sol dans lequel ils poussent26 ; le temps qui leur est nécessaire pour croître leur est accordé. Ce sont des végétaux « élevés » par les jardiniers27, et c’est cette relation étroite et sensible que les auteurs entendent mettre en scène tant il est vrai que l’inclination de la nature ne va qu’à « produire des chardons et des épines »28.
9Ainsi, lorsque Jean de La Quintinie combat « l’opinion de la philosophie moderne » qui attribue la diversité végétale à la cause mécanique unique de la circulation de la sève, il défend avec force à la fois une représentation des plantes opposée, celle de vivants dotés de puissances propres, et un ensemble d’expériences sensibles du végétal. Il accumule une telle quantité d’arguments dans une si grande variété de registres que cette avalanche déborde manifestement la simple controverse scientifique restituée dans l’introduction de son ouvrage :
Je sais qu’il s’y fait [en physique] beaucoup de belles questions, pour savoir par exemple, si il y a dans les plantes une circulation de la sève, aussi bien que dans les animaux il y a une circulation du sang. Pour savoir si les racines attirent par une action effective le suc qui sert de nourriture à chaque plante, ou si simplement elles reçoivent ce suc sans aucune action de leur part : comment se fait cette différence infinie de sève, qui fait la diversité des goûts et des figures dans les plantes ; comment se fait l’allongement, et la grosseur temps de la tige et des branches, des feuilles et des fruits etc.29
10Les Réflexions sur l’agriculture et sur la sève et la végétation des arbres fruitiers, sont soigneusement disposées comme le « fruit » de l’ensemble de son « instruction », laquelle mène pas à pas le lecteur jusque-là. Lorsque le Jardinier du Roy écrit son Instruction, il s’exprime au nom des très nombreux auteurs anciens et modernes qui s’appuient ou prétendent s’appuyer comme lui sur un compagnonnage quotidien avec les arbres, les légumes et les fleurs30, argument auquel il ajoute l’autorité liée au succès d’avoir satisfait aux impératifs d’une production végétale de la plus grande qualité destinée au plus grand prince31. Le lecteur ne parvient donc aux Réflexions qu’au terme de listes de description ou d’énumération des variétés de poires, fruits, légumes, etc… Ce faisant, Jean de la Quintinie réordonne les hiérarchies savantes des académiciens, rangeant ironiquement l’ensemble des savants auteurs qui écrivent sur les plantes dans la catégorie des jardiniers… y compris les botanistes32. Cette affirmation du caractère englobant du jardinage (et de l’agriculture) n’est pas seulement induite par un contexte social de rivalités entre courtisans : au théâtre de l’agriculture s’élaborent de tout autres représentations du végétal que celles du théâtre de l’anatomie, et ces représentations, le plus souvent contraires, sont exhibées comme inséparables de l’expérience quotidienne des plantes poussant au jardin et contrastées finement avec la pauvreté des observations des philosophes et physiciens.
11Il serait donc à la fois difficile et incohérent avec l’intention des Instructions de réduire la multiplicité et l’hétérogénéité des descriptions de La Quintinie au service de quelques thèses dirimantes sur la montée de la sève. Il reste possible néanmoins d’isoler certains faisceaux d’observations disséminés dans l’ouvrage et d’indiquer comment ceux-ci s’organisent jusqu’à former les éléments d’une défense argumentée du paradigme de « l’âme végétante » et de l’idée d’un « principe de vie » distinct des simples lois mécaniques et expliquant les mouvements des plantes. Mais, ce faisant, il faut concéder le caractère artificiel d’une séparation a posteriori des aspects épistémologiques, métaphysiques et anthropologiques des descriptions.
Âme végétante et principe de vie
12Les deux notions d’« âme végétante » et de « principe de vie » ne sont en effet jamais discutées pour elles-mêmes ni mises en regard des textes antiques ou contemporains qui leur donneraient (ou leur ôteraient) sens. S’il faut admettre l’existence d’une « âme végétante » contre l’opinion des Modernes, c’est à la fois parce que les autres explications de la montée de la sève, de la nutrition et de la génération des plantes s’avèrent insuffisantes par rapport aux observations et aux pratiques jardinières du végétal, et, précisément parce que le cadre de ces observations a une portée heuristique propre. Or ce cadre est avant tout un cadre relationnel, qui permet non seulement la description d’une opérativité interne pertinente pour chaque végétal considéré en tant qu’individu singulier, mais qui rend aussi raison des relations de cet individu avec les éléments animés ou inanimés qui l’entourent, jardinier, et donc humain compris. Ces observations se font presque toutes au jardin, notamment à l’occasion de gestes techniques ou d’expérimentations (semis, germination, plantation, taille, greffe, marcottage, bouturage, mais aussi conservation des fruits, fleurs et légumes), dans un compagnonnage avec les plantes qui se reconnaît au signalement de leurs temporalités multiples, celle des saisons, des rythmes circadiens, mais aussi celle du temps propre du végétal pour s’installer, s’acclimater, se multiplier ou… mourir. Il faut bien ainsi « laisser passer les cinq à six premières années en attendant que chaque arbre ait fait voir ce qu’il sait faire »33. Autrement dit, si l’objet général des observations est bien la croissance des plantes, et avec elle, l’ensemble de leurs mouvements, cette croissance est toujours pensée dans un jeu complexe de complémentarités entre le sensible et l’insensible qui révèle l’ensemble de ces rythmes et temporalités. Les considérations de Jean de La Quintinie font appel à tous les sens – à l’exception de l’ouïe –, et s’appuient fréquemment sur la description de transformations insensibles dont les effets sont perceptibles (débourrement, floraison, etc.), ou cachés mais bien connus (croissance des racines), et sur lesquels se fondent les pratiques jardinières.
13L’interprétation des phénomènes de la montée de la sève consécutifs au greffage est particulièrement révélatrice de l’opposition des modalités de l’observation dans l’un et l’autre théâtre, révélant l’épistémologie qui les conditionne. Jean de La Quintinie passe ainsi au crible l’analogie de l’ajustoir sur lequel repose le principe mécaniste de la morphogénèse végétale réduit au système de la « circulation ». Dans une opposition aussi transparente qu’inexplicitée aux thèses de Claude Perrault, il souligne l’absurdité de ce modèle dès que celui-ci est envisagé dans une temporalité élargie : au contraire de l’ajustoir des fontaines, non seulement les conduits des plantes ne sont pas usés par le passage de la sève, mais « notre écusson se fortifie d’autant plus qu’il est employé à faire cette fonction »34. Qui plus est, dans une temporalité plus rapprochée, si la greffe était équivalente à l’insertion d’un ajustoir aux configurations internes singulières et définies, la diversité des formes et des organes produits par ce greffon (écorce, bois, fruits, fleurs, etc. et leurs effets, goûts des fruits, formes, graines, figures, …) serait inexplicable.
14Jean de La Quintinie déploie donc la complexité du phénomène de la montée de sève bien au-delà du problème posé par les mouvements locaux des liquides dans la plante : non seulement la sève se déplace dans le végétal, mais, puisque cette circulation détermine sa croissance, c’est-à-dire à sa fois sa morphogénèse et l’ensemble des processus de génération et de réparation des plantes (fructification, reproduction végétative, mais aussi formation après la taille, bouturage, greffage, etc…), la rigueur du raisonnement impose de lier les principes de la circulation avec ceux de la génération, y compris le déclenchement de la végétation et de la germination, ainsi que l’ensemble des phénomènes liés à la fructification :
Et ces fruits mêmes différents par leur couleur, leur figure, leur goût, leur chair, leur graine, etc. joint que par là on pourrait dire, que notre écusson qui produit une infinité d’autres écussons, produirait en effet une infinité d’ajustoirs, ce qui ne peut en façon du monde convenir aux ajustoirs des fontaines, lesquels sont incapables de se multiplier ; joint aussi que toutes sortes d’ajustoirs peuvent servir à toutes sortes d’eaux, et que cependant chaque écusson est restreint et limité à une espèce de fruits particuliers ; ceux par exemple qui sont à pépins ne pouvant servir qu’à pépins, ni tous les autres pareillement chacun dans le détroit de leur catégorie ne pouvant servir à des espèces étrangères35.
15Mais, en jardiner, c’est-à-dire en acteur attentif cherchant à « conduire les plantes », et donc susciter certaines réponses des plantes, Jean de la Quintinie considère que le mouvement de la sève le plus difficile à comprendre est celui qui se fait dans les racines des arbres nouvellement plantés, pour se prêter et se rendre « tous ces bons offices mutuels » qui font vivre et subsister toutes les parties de l’arbre »36, secours qui justifieraient « qu’on leur donne quelque espèce de mouvement local »37. Il compare d’ailleurs les racines à des nerfs et non à une bouche, un cœur ou un estomac, pour signifier à quel point elles sont « agissantes », idée que Charles Darwin reprendra à son compte bien plus tard.
16Sur le plan épistémologique, le grand œuvre de l’Instruction oppose donc un certain usage de l’analogie à un autre, récusant le modèle général d’une fontaine mécanique aux différents ajustoirs. Comparer n’a jamais pour but de prouver la validité d’un modèle théorique général38, mais possède au contraire une fonction rhétorique d’objection, afin de réfuter des parallèles partiels ou infondés et de leur substituer une représentation plus respectueuse des observations, dans leur détail et dans le respect de l’ensemble de la phénoménalité végétale. Confronté à la multiplication des observations et des analogies susceptibles de les expliquer, le principe de la diversité des pores39 s’avère très insuffisant, incapable de rendre compte de la morphogénèse végétale. Jean de la Quintinie n’entend pas pour autant réhabiliter la physique antique. Ainsi, lorsqu’il construit une analogie entre la formation du bois et la congélation de l’eau, il réfute à la fois le modèle d’une simple addition géométrique de matière et celui d’une coction40. L’analogie vaut comme l’instrument critique de modèles généraux, que ceux-ci soient mécanistes ou aristotéliciens : elle permet de décrire un phénomène singulier mal connu par comparaison avec un autre plus familier sans prétendre à la connaissance de la structure de la réalité. Le principe métaphysique d’une âme des plantes défendu par Jean de la Quintinie ne remplace donc jamais une description physique possible, ni ne se substitue à une explication manquante, à l’inverse de ce que sous-entendent les récits héroïques de la naissance de la botanique moderne. Il existe même une relation inversement proportionnelle entre la thèse métaphysique de l’âme des plantes et la multiplication épistémologique des observations et modèles explicatifs. Qui plus est, lorsqu’elle est évoquée, l’idée d’une âme des plantes rappelle la nécessité scientifique de lier entre eux des processus dont l’observateur constate qu’ils sont tous nécessaires à la croissance et dont les lois générales ne rendent pas raison.
Savoirs et formes de vie partagés : le questionnement jardinier
17De ce fait, du point de vue des jardiniers, les problèmes les plus obscurs posés par le déplacement de la sève ne sont pas où on les attend, et ils ne sont certainement pas identiques à ceux d’une machine hydraulique complexe. Ce qui est difficile à leurs yeux est par exemple de rendre compte des raisons pour lesquelles, dans un semis, une graine se met à germer « six semaines » avant ou après une autre, pourquoi la germination s’échelonne, pourquoi une greffe échoue ou réussit, et surtout à quel moment et comment tailler, greffer, ou cueillir, etc. Si la montée de la sève est un phénomène mystérieux, ce n’est pas seulement en raison du déplacement des liquides internes qu’il suffit d’observer pour pouvoir les décrire, mais des relations des mouvements de la sève avec les nombreuses transformations insensibles ou perceptibles des plantes, lesquels déterminent l’à propos des gestes jardiniers dans des échelles de temps multiples. Jean de La Quintinie ne récuse pas l’existence du double mouvement de la sève montré par Claude Perrault : il conteste la valeur du modèle de la circulation comme principe physique universel, dont les lois pourraient s’appliquer à la fois à la croissance et à la génération des plantes, et à celle des animaux et… des astres. Avec une visée anti-mécaniste et anticartésienne mais aussi par l’affirmation d’une pratique savante irréductible à la répétition des pratiques traditionnelles, il combat donc le camp de ceux qui préfèrent chercher les causes du double mouvement de la sève dans un – ou des – principes propres à l’organisme végétal que dans les phases cycliques de la lune ou le mouvement des vents.
18Jean de La Quintinie ne critique jamais par principe aucune observation bien attestée, pas plus qu’il ne se méfie des expérimentations ou des instruments nouveaux comme les microscopes, qui ne sont pour lui que des outils dont l’intérêt dépend de l’usage. Quant à l’expérience des fontainiers de Florence, elle ne l’inquiète guère, parce qu’il a fait à maintes reprises le constat des limites de l’élévation de la sève, ayant observé que la puissance d’élévation est toujours relative à la physionomie générale de l’arbre et à la qualité de la terre dans laquelle il est enraciné : elle lui semble moins être un mécanisme de circulation des fluides ou d’art hydraulique qu’une propriété liée à la vigueur de chaque plante singulière, dépendante de sa qualité de vivant. Avec la méthode de déplacement analogique qui lui est coutumière, Jean de La Quintinie choisit donc de comparer cette vigueur aux effets de la lumière dans un lieu nouvellement éclairé41. La controverse sur la circulation de la sève déborde alors le monde savant, engageant dans le temps long les savoirs de formes de vies partagées entre les plantes et les êtres humains : il revient au jardinier d’évaluer à l’œil la capacité des arbres à faire monter leur sève, pour les élaguer s’il est nécessaire, les maintenir en vie, et éviter la « honte » de voir « la mort » à leurs « extrémités ».
Le jardinier habile doit s’être rendu savant en cette connaissance par les observations qu’il aura été capable de faire, soit dans la conduite des arbres, soit dans la culture de sa terre, la différence du bon et du mauvais fond contribue beaucoup à décider du pouvoir et de la vigueur de cette sève ; en tel fond qui est véritablement bon, un arbre se portera vivement jusqu’à cinq ou six toises de hauteur, et ainsi à proportion pour sa circonférence, et en tel autre fond qui est beaucoup moins fertile, un arbre de pareille espèce aussi bien conditionné que le premier, ne pourra passer une hauteur de dix ou douze pieds, tel fond est propre à faire produire, sans être presque cultivé, tel autre n’est propre à rien, si son infertilité n’est corrigée par tous les soins, et tous les secours du jardinage.42
19Cette rapide incursion dans les discussions relatives à la physique et à la métaphysique des plantes à l’époque moderne montre la nécessité de distinguer au moins trois et peut-être même quatre fils historiques : un premier fil strictement épistémologique, qui décrive l’invention des modèles et la possibilité de nouvelles d’expériences. En suivant ce fil, il est possible d’envisager une forme de continuité entre certains aspects de la réflexion antique sur les plantes et les discussions modernes, même si le paradigme de l’irrigation se voit redéfini par les principes d’un mouvement circulatoire et que la croissance végétale elle-même est considérée par les cartésiens comme une addition de matière plutôt que comme une coction. Mais pour être comprise dans toute leur complexité, l’émergence de ces nouveaux modèles doit être insérée dans un ensemble de thèses plus générales sur la matière, qui ne peuvent être correctement exposées qu’en relation avec des débats et des positions métaphysiques que seul un second fil de lecture permet d’extraire, un fil métaphysique cette fois, qui, lui aussi, peut être tiré depuis le monde antique jusqu’à l’époque moderne. Mais de ce point de vue, à l’inverse de ce que l’on peut observer sur le plan purement épistémologique, la rupture est nette : les controverses sur les plantes du début de l’époque moderne témoignent de la manière dont se transforment la réflexion sur l’âme et l’esprit ; celle-ci ouvre un nouvel espace d’interrogation sur la notion équivoque de sensibilité, laquelle occupera une place prépondérante au siècle des Lumières. Pour autant, ces réflexions nouvelles sur l’âme et l’esprit ne sauraient passer elles-mêmes pour entièrement théoriques. Non seulement parce qu’elles ébranlent le socle théologique qui les a vues naître, comme cela sera évident avec l’idée d’une matière sensible, mais aussi parce qu’elles sont liées aux transformations des relations au végétal.
20Ces transformations méritent donc d’être décrites au moyen d’un troisième, et peut-être d’un quatrième fil historique, celui des transformations anthropologiques qui s’opèrent à cette époque-là. Deux perspectives de lecture méritent alors l’attention : celle de l’anthropologie des savoirs, qui reprend et amplifie les réflexions de sociologie historique sur l’émergence des sciences modernes. S’agissant des plantes, les bouleversements mis au jour par l’anthropologie des savoirs sont bien connus : observations au jardin botanique, herbiers, impression des planches et images, naissance du laboratoire, etc., soit autant de ruptures majeures avec les modes précédents de la connaissance des plantes. Les querelles théoriques sur la montée de la sève mettent cependant en évidence que ces ruptures participent d’un basculement bien plus puissant qu’un simple bouleversement interne aux modalités du savoir, puisque l’on peut y repérer les linéaments de la transition vers le naturalisme (au sens de l’anthropologie de la nature). Elles montrent le recouvrement d’un usage polymorphe des analogies destiné à établir et penser des modes de relations avec les plantes par une systématisation de la comparaison des vivants avec des machines, et en l’occurrence, de machines productives et reproductives. À vrai dire, à la toute fin du xviie siècle, cette systématisation mécanique est encore si fragile pour la description des plantes qu’un cartésien comme Claude Perrault n’y parvient pas sans la supposition métaphysique de l’existence d’une âme du monde. Et sur le plan des pratiques savantes, le théâtre de l’anatomie est contré l’opposition forte du théâtre de l’agriculture par un savoir nourri d’expériences jardinières, mobilisant tous les sens dans des temporalités et des rythmes liés à des formes de vie partagées avec les plantes. La science nouvelle qui modélise les mouvements au crible d’un paradigme mécanique et qui, ce faisant, désarticule les perceptions et les observations liées à ces manières de vivre, est balbutiante. L’identification physique et métaphysique des étants ne se transformera que sous l’emprise de bouleversements bien plus puissants, que l’anthropologie de la nature subordonne aux processus de reconfiguration des schèmes de relation. Pour ce qui concerne les plantes, comme l’ensemble des non humains et une immense partie des relations des êtres humains les uns avec les autres, cette reconfiguration est le fait du remplacement des relations de don, d’échange ou même de protection par la relation de production qui ne s’observe qu’à la fin du xviiie siècle. Au xviie siècle, le théâtre de l’agriculture nous montre que si le souci de la production de fruits de qualité modèle la perception jardinière savante de Jean de La Quintinie, il lui donne aussi argument pour défendre le principe d’une âme des plantes. Le temps est encore très loin de l’alignement de la perception anthropologique de la croissance végétale sur celle d’une machine, dont les physiocrates seront, un siècle plus tard, les fervents promoteurs.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Schabol, 1767, t. 1, p. 397.
2 Estime que souligne Simone Mazauric (Mazauric, 1998).
3 On peut dater l’essor de ces recherches la parution de l’ouvrage de Shapin et Schaffer (Shapin, Schaffer, 1993).
4 Ainsi l’histoire matérielle des savoirs néglige-t-elle le plus souvent les caractères spécifiques de la connaissance des animaux ou des plantes, même si l’histoire des animaux a commencé en quelque sorte à corriger ce biais. Pour ce qui est des plantes le travail reste quasi entièrement à venir, malgré la richesse des recherches sur l’histoire des jardins et des pratiques arboricoles. Notons aussi que les habitudes disciplinaires n’ont guère permis jusqu’ici de combiner les éclairages de l’anthropologie de la nature avec ces histoires régionales, et moins encore avec l’histoire de la botanique.
5 Platon, Timée 77e.
6 On sait ainsi ce que les jardins des châteaux royaux aussi bien que l’approvisionnement de Paris devront à la venue des frères Tomasini à la Cour de France.
7 Rappelons ici pour mémoire la remarque séminale de Michel Foucault concernant l’anachronisme de toute projection de la notion de vie avant sa conceptualisation « biologique » : « on veut faire des histoires de la biologie au xviiie siècle, mais on ne se rend pas compte que la biologie n’existait pas, et que la découpe du savoir, qui nous est familière depuis plus de cent cinquante ans, ne peut pas valoir pour une période antérieure » (Foucault, 1966, p. 139).
8 Le terme moderne s’entend ici au sens traditionnel de l’histoire de la philosophie, soit l’équivalent de l’« Âge classique ». Au sens de l’anthropologie de la nature dont il sera question dans la suite de cet article, il se rapporte le plus souvent à la notion de Modernité parfois utilisée comme synonyme de « Naturalisme », soit le régime anthropologique qui se met en place à la fin du xviiie siècle et qui est encore le nôtre. Cette équivoque sur l’emploi de l’adjectif moderne d’une discipline à l’autre contribue à brouiller l’articulation entre science et pratiques de la nature qui est ici objet de l’étude.
9 L’hypothèse explorée ne corrobore pas l’auto-affirmation disciplinaire fréquente de la botanique repérant rétrospectivement une différence de nature entre l’étude de la « physique » des plantes, ou la « connaissance des plantes en elles-mêmes », et les savoirs pratiques. Elle ne considère pas davantage que des discussions métaphysiques, théologiques ou anthropologiques d’arrière-plan ont modelé les sciences du végétal, mais suppose à l’inverse que les transformations des pratiques savantes du végétal ont contribué pour une part non négligeable à façonner les controverses philosophiques, y compris métaphysiques, de l’époque moderne. En témoigne la question qui devient au cours du xviiie siècle l’objet de controverses générales, celle du statut de la sensibilité, qui naît en partie de l’hésitation ontologique sur le statut des plantes.
10 Si le terme de panpsychisme est introduit dans la langue philosophique par Francesco Patrizi dans sa Nouvelle philosophie de l’univers (Patrizi, 1591), il désigne une thèse bien plus ancienne selon laquelle toute chose est pourvue d’une âme ou d’un esprit. Cette thèse est jugée comme hérétique, de même que l’hylozoïsme qui affirme que tout est vivant. Ces deux thèses sont parfois soutenues ensemble, comme par Giordano Bruno, brûlé vif par l’Inquisition le 17 février 1600.
11 Ainsi notamment Jacques Rohault (Mazauric, 1999, p. 27).
12 Delaporte, 2011, p. 12.
13 Dodart, 1676, p. 2.
14 Ibid., p. 7 et 8.
15 Telle est l’hypothèse de René Heller que nous suivons ici (Heller, 1986, p. 190).
16 Perrault Claude, 1680.
17 Perrault Claude Charles et Pierre, 1721.
18 Mariotte, 1678.
19 Perrault Claude, 1671.
20 Perrault Claude, Des sens extérieurs, op. cit., p. 538.
21 Baldassarri, 2023.
22 « La raison que l’on peut rendre de cela est, que la nature de chaque plante dépend de la constitution particulière des conduits, par lesquels elle reçoit le suc nourricier préparé dans la terre ; en sorte que ce suc étant indifféremment propre à la nourriture de toutes les plantes, il est déterminé à entretenir et à faire croître chaque plante par la constitution particulière des conduits qui sont dans la plante. Or supposé que ces conduits aient une certaine figure, ou telle autre disposition que l’on voudra, à qui il faille attribuer toutes les actions de la végétation, on peut concevoir qu’il arrive trois choses. La première est que ces conduits n’admettent que les sucs qui sont en quelque façon propres à la nourriture de la plante. La seconde, que ces sucs reçoivent une impression conforme à la nature particulière des conduits, laquelle achève de leur donner ce qui leur manque pour être tout à fait propres à nourrir la plante. La troisième est, que les conduits en agissant sur les sucs qu’ils contiennent souffrent aussi quelque altération, qui leur fait insensiblement perdre leur disposition naturelle (…) », De la circulation de la sève, (Charles, Claude et Pierre Perrault, 1680, p. 118).
23 Ibid., p. 88.
24 Mariotte, 1678, p. 126.
25 Perrault, 1680, p. 234.
26 La Quintinie, 1716, p. 27.
27 Ibid., p. 9.
28 Ibid., p. 7.
29 Ibid., p. 30.
30 Quellier, 2015.
31 La Quintinie, 1716, p. 8 et sq.
32 Ibid., p. 25.
33 Ibid., p. 44.
34 Ibid., p. 1066.
35 Ibid., p. 1067.
36 Ibid., p. 1052.
37 Ibid., p. 1078.
38 Beaucoup de grandes erreurs naissent « quand on prétend tirer beaucoup de conséquences de plante à plante et établir en même temps beaucoup de maximes générales », ibid., p. 1109.
39 Ibid., p. 1077.
40 Son approximation imagée de ce phénomène imperceptible, surtout pour qui n’a aucune idée de la possibilité de la division cellulaire – lequel constitue le principe de l’explication contemporaine –, est remarquable.
41 Ibid., p. 1103.
42 Ibid., p. 1105.
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