Nutrition et Circulation aux xvie-xviie siècles : de l’analogie à la loi, d’une faculté végétale à une force plastique, puis élastique
p. 133-173
Résumés
La catégorie du végétatif est utilisée de façon structurelle et continue par la médecine pour caractériser le phénomène fondamental de la vie ; mais sa référence et sa signification changent historiquement. De l’Antiquité à la médecine renaissante, la vie végétative concerne d’abord l’embryon et la nutrition ; après la découverte de la circulation sanguine par Harvey (1628), elle gagne le domaine de la circulation, pensée désormais comme fonction fondamentale commune aux plantes et aux hommes. Comment et pourquoi s’effectue la migration du schème nutritif vers le schème circulatoire entre le seizième et dix-septième siècle ? Trois médecins, Vésale (1543), Harvey (1650) et Malpighi (1671) peuvent éclairer la compréhension de l’évolution du schème végétatif dans l’homme comme caractéristique d’un style de pensée médical. Même si le contenu et le contexte épistémique évoluent, la catégorie du végétatif dessine une continuité fondamentale dans le besoin de mobiliser les plantes pour connaître et comprendre la vie humaine. Cependant en important l’analogie entre le végétatif et l’humain dans une nature régie par des lois et dans une conception « élastique » de la vie comme force, Malpighi conçoit désormais la circulation comme une loi caractéristique du vivant et transforme ainsi le sens de l’analogie. La circulation fait rentrer les plantes et le vivant tout entier Résumés 221 dans le régime des lois de la nature, qui structure toute la science modélisée sur la mécanique.
The category of vegetative life is used structurally and continuously by medicine to characterise the fundamental phenomenon of life, but its reference and meaning have changed historically. From Antiquity to Renaissance medicine, vegetative life initially concerned the embryo and nutrition; after Harvey’s discovery of blood circulation (1628), it moved into the field of circulation, now thought of as a fundamental function common to plants and humans. How and why did the nutritional approach migrate towards the circulatory approach between the sixteenth and seventeenth centuries? Three physicians, Vesalius (1543), Harvey (1650) and Malpighi (1671), can shed light on the evolution of the vegetative system in man as a characteristic of a style of medical thought. Even if the content and epistemic context evolve, the category of the vegetative draws a fundamental continuity in the need to mobilise plants in order to know and understand human life. However, by importing the analogy between the vegetative and the human into a nature governed by laws and into an “elastic” conception of life as a force, Malpighi now conceives of circulation as a characteristic law of the living, and thus transforms the meaning of the analogy. Circulation brings plants and all living things within the regime of the laws of nature, which structures all science modelled on mechanics.
Texte intégral
1Depuis les présocratiques, la catégorie du végétatif est utilisée de façon structurelle par la philosophie et la médecine pour caractériser le phénomène de la vie à son niveau fondamental à travers trois fonctions : la génération, la nutrition et la croissance. L’embryon est une plante, puis, dans le vivant développé, la nutrition et la croissance constituent une vie ou fonction végétative commune aux plantes, animaux et humains. Pour Galien, la simplicité des plantes facilite la connaissance de ces trois fonctions1 : la plante sert de laboratoire pour comprendre la vie. D’un point de vue ontologique, la vie végétative permet d’identifier l’administration de la vie en général ; d’un point de vue épistémologique, elle joue un rôle heuristique en ce qu’elle aide à comprendre les processus et structures nécessaires à la vie à travers les trois règnes. En d’autres termes, le végétatif constitue une catégorie médicale stable dans l’histoire longue de la médecine, mais son contenu et sa valeur explicative et ontologique changent dans la première modernité. Des travaux récents ont en effet montré l’évolution de cette catégorie médicale sur la longue durée2 ; Guido Giglioni ou Fabrizio Baldassari ont particulièrement éclairci les enjeux de la première modernité3. Dans le prolongement de ces études, je voudrais clarifier la double migration ontologique et épistémologique à travers trois médecins, André Vésale (1514-1564), William Harvey (1578-1657) et Marcello Malpighi (1628-1694) pour montrer comment la catégorie du végétatif migre d’une théorie de la nutrition vers le concept de circulation et manifeste la transformation du style de pensée médical, d’abord fondé sur une théorie des facultés et des analogies (avec Vésale dans un schème galénique, et Harvey dans un schème aristotélicien) vers le régime des forces et des lois de la nature avec Malpighi. Dans le De humani corporis fabrica (1543), Vésale accomplit une théorie analogique de la nutrition dans le sillage de Jean Fernel, Galien et Platon. Dans le traité De generatione animalium (1651) Harvey monte en généralité et transforme le paradigme : la vie végétative quitte le seul domaine de la nutrition pour la circulation, pensée comme fonction fondamentale commune aux plantes et aux hommes à travers le primordium vegetale ; la gestation et la nutrition deviennent des cas particuliers du phénomène plus général de la circulation. Il revient à Malpighi de lui donner une description anatomique et physiologique à travers la circulation de la sève dans le Anatome plantarum (1675) ; il intègre le schème circulatoire en le déplaçant d’une conceptualisation analogique de la nature telle que la pratique Harvey vers une conception élastique dans le cadre général des lois de la nature.
2Qu’est-ce qui rend possible, voire nécessaire, cette évolution historique de la catégorie de vie végétative au niveau sémantique4 pour expliquer la migration du végétatif de la nutrition vers la circulation ? Comment cette variation sémantique s’articule-t-elle avec une transformation de la conception de la nature régie non plus par l’analogie, mais par des lois identiques à tous les niveaux ? Dans un premier temps, l’article analyse le paradigme analogique de la faculté nutritive chez Vésale dans le cadre d’une démonstration anatomique, puis chez Harvey dans le cadre de sa réflexion sur la génération. Alors même que Malpighi reprend le concept circulatoire de Harvey et l’achève à travers la découverte des capillaires sanguins et la circulation de la sève, il le transforme en lui conférant une explication physique à travers le phénomène élastique de la constriction et de la dilatation. Ainsi il transforme l’ancrage épistémique de la vie végétative en la concevant comme une force opérant selon des lois physico-mathématiques.
Le paradigme analogique
Vésale et la théorie des facultés
3Dans le livre III du De Fabrica corporis humani dédié à la connaissance des vaisseaux, Vésale analyse la nutrition dans le cadre de la théorie des facultés thématisée par Galien pour expliquer l’anatomie du foie et des veines. Même s’il conteste certaines affirmations de Galien5, Vésale affirme explicitement son adhésion au schème galénique6.
Mais je n’ai pas entrepris pour le moment d’exposer les théories fausses de Galien, qui est de loin le plus éminent professeur d'anatomie, et je voudrais encore moins passer d’emblée pour impie envers la source de tous nos biens, et trop peu respectueux de son autorité. Je n’ignore pas, en effet, combien les médecins (à la différence des disciples d’Aristote) sont troublés quand ils constatent aujourd’hui au cours d’une seule séance d’Anatomie, que Galien s’est écarté plus de deux cents fois de la vraie description de l’harmonie des parties du corps humain, de leur utilité et de leur fonction7.
4À l’égard de la théorie de la faculté végétative, Vésale reprend la thèse des facultés naturelles exposée par Galien. Les systèmes veineux et artériel sont comme une plante dans l’homme du double point de vue de la morphologie et des processus, parce que, plus fondamentalement, c’est la même faculté naturelle qui opère chez l’homme ou la plante le phénomène de nutrition. Cette unité ne repose pas sur une métaphore mais sur l’unicité d’un processus qui consiste dans l’attraction, l’assimilation, l’expulsion et la rétention. La forme anatomique des veines et des artères révèle le processus invisible en quatre temps. Vésale reprend sans doute la théorie de la nutrition à Jean Fernel (1497-1558), qui discute et compare les théories d’Aristote, Platon et Galien8. Dans le traité de Physiologie9 (1542), Fernel élabore une théorie platonico-galénique de la faculté naturelle. Dans les chapitres 12 à 14 du livre V consacré aux facultés de l’âme, Fernel conçoit la faculté naturelle commune aux hommes, animaux, insectes, racines et plantes, en ce qu’elle agit au niveau local des organes et au niveau global du corps. Fernel oppose les deux conceptions aristotélicienne et platonicienne : la première repose sur une conception unitaire de l’âme et situe le principe de vie dans le cœur10, la seconde suppose une triplicité de principes de vie que Galien élabore à travers une théorie des pouvoirs (dunameis) de l’âme11. Fernel reprend cette deuxième théorie à son compte en distinguant la faculté naturelle des facultés vitales ou animales.
5Galien nomme âme végétative ou nature la faculté nutritive qui consiste dans le pouvoir (dunamis) d’attirer la nourriture requise, de la retenir, de l’assimiler en l’altérant et d’en rejeter le surplus. Dans le traité Sur les facultés naturelles, Galien mentionne explicitement le Timée, où Platon développe la thèse de l’homme comme plante céleste, qui le conduit à défendre l’idée d’une sensation inconsciente qui ne passe pas à travers les nerfs et fonctionne de façon indépendante de l’âme rationnelle qui contrôle le mouvement volontaire et la sensation nerveuse. Dans le Timée 77b-78d12, Platon caractérise la plante par la présence d’appétits et de sensations immédiates qui constituent l’âme concupiscente. Galien reprend la thèse d’une sensation immédiate des plantes pour expliquer la nutrition par l’attraction, la rétention, l’assimilation et l’expulsion. Cette faculté permet d’expliquer qu’elles attirent et assimilent les éléments naturels qui leur conviennent, et rejettent les éléments étrangers ou excessifs. Elle trouve son siège dans le foie et constitue le principe du sang et des veines qui sert à nourrir le corps pour reconnaître ce qui est naturel ou étranger. Elle se distingue du principe des nerfs qui trouve son siège dans le cerveau et du principe des artères qui trouve son siège dans le cœur et induit la chaleur. Ainsi les organes végétatifs vivent comme des plantes. De fait, la faim constitue une sensation qui ne dépend pas des nerfs, mais s’exprime directement au niveau du cardia13 avant de devenir une sensation nerveuse, comme s’il y avait une sensation immédiate des intestins ou du foie lorsqu’il produit de la bile jaune. Ces sensations correspondent à l’activité de la faculté naturelle ou nutritive ; elles sont peut-être dues à des variations du tonus ou des fibres des organes14 sans qu’interviennent les nerfs. Ceux-ci n’entrent en action que dans un deuxième temps qui explique le sentiment d’inconfort ou de douleur transmis à travers l’innervation des organes. La nutrition ou la faculté naturelle s’avère donc bien innée et autonome vis-à-vis des facultés vitales ou naturelles.
6R. Vinkesteijn et F. Baldassari soulignent que Galien pousse l’analogie à sa limite jusqu’à une quasi identité : au stade embryonnaire, ou pour certaines fonctions, l’homme est une plante15. D’un point de vue anatomique, les veines de l’animal entier constituent les branches d’un tronc ; les artères ressemblent aux cheveux des plantes : elles partent du cœur et font un embranchement avec les poumons. Ainsi chaque organe peut attirer la nourriture qui lui convient16.
7Dans son livre dédié aux organes et viscères internes, Vésale réactualise la théorie galénique sans doute à travers la physiologie de Fernel. Dans le chapitre 18 du livre V, il reprend à son compte la thèse des trois facultés. Lorsqu’il analyse le système veineux et le foie, Vésale présente une théorie de la nutrition sur le modèle de la plante. Comme chez Galien, la description du système veineux mobilise le lexique des troncs, racines et bourgeons. Néanmoins, au niveau sémantique, il ajoute une représentation visuelle absente des traités de Galien17 et Fernel : les planches représentant les veines et le foie ont l’air de branches, racines et surgeons (figure 1). Cette analogie trouve son fondement dans un schème ontologique et épistémique. Comme Galien, Vésale pousse l’analogie à sa pointe en considérant la faculté nutritive comme une vie végétative dans l’homme. Deux conclusions en émanent : premièrement, les plantes n’ont pas seulement un rôle illustratif pour embellir ou contextualiser les planches dans la campagne padouane, mais traduisent un regard18 imprégné par la vie des plantes19.
Figure 1 : Planche anatomique sur le système veineux à partir de la veine porte. VESALIUS, Andreas. De Humani corporis fabrica libri septem. Bâle : Oporinus, 1543, p. 262. Copyright BNF, département Arsenal, FOL-S-975 (1), p. 262 VUE 376/715.

William Harvey (1578-1657) : la force plastique, faculté, puissance ou principe végétatif (vis plastica, facultas et potentia, primordium vegetale)
8Harvey constitue un moment de transition entre le schème galénique des facultés et le régime des lois de la nature. Cette transition s’ancre dans un contexte aristotélicien20 : par conséquent, Aristote considère les opérations nutritives, sensori-motrices et rationnelles comme le développement d’une seule et même faculté qui s’arrête, dans la plante, au stade végétatif, se déploie au stade sensori-moteur chez l’animal et atteint le stade rationnel chez l’homme21.
Ce point (comme l’appelle Aristote) se meut déjà comme un animal. Certes l’animal se distingue du non animal (a non animali) selon le mouvement et la sensation (sensu). C’est pourquoi comme ce point se meut déjà nous disons à juste titre que sa nature a recouvré des âmes (induisse animas) ; et l’œuf auparavant imprégné (imbutum) d’une âme végétative a reçu en plus une puissance motrice et sensitive (potentia motiva et sensitiva) ; et il est passé (transisse) de la plante à l’animal ; et à partir de ce moment, il commence une âme de poulet, qui forme le poulet à partir de l’œuf et ensuite l’informe. Le philosophe en conclut de façon démonstrative que les facultés s’implantent à partir de ces opérations : et à partir d’elles, la cause et le principe de la vie c’est-à-dire l’âme, et ensuite ceci passe en acte (puisque les opérations sont en acte).
Punctum hoc (ait Aristoteles) movet jam sese, ut animal. Quippe, animal a non animali, motu distinguitur, et sensu. Cum itaque punctum hoc jam primum sese moveat, merito animas naturam induisse dicimus; et ovum anima vegetative pridem imbutum, jam motiva, et sensitiva potentia insuper donari ; et a planta in animal transisse ; eodemque tempore animam pulli ingredi, quae ex ovo pullum format, eumque postea informat. Quippe ex operationibus, inesse facultates ; et ex his, vitae caussam et principium (animam scilicet) idque actu (cum operationbus actu sint) Philosophus demonstrative concludit22.
9L’âme végétative n’a pas de partie. Sans elle, l’âme sensitive ne peut se développer. Et elle ne peut exister en acte sans des organes associés, puisqu’elle constitue l’acte du corps vivant. Par conséquent, les organes sensitifs et moteurs résultent des opérations de l’âme végétative. Parce qu’elle apparaît en premier temporellement, elle perdure aussi dans la suite qui découle de l’ordre de la génération. L’ordre temporel d’apparition des organes manifeste le passage du stade végétatif au stade animal puis humain.
Ainsi on vérifie ce qui apparaît manifestement dans l’œuf et qu’Aristote a énoncé au sujet de la génération des animaux parfaits : c’est-à-dire que toutes les parties n’apparaissent pas en même temps, mais selon un ordre, l’une après l’autre ; et la première qui existe est la particule génitale d’où proviennent ensuite toutes les autres parties selon sa propre vigueur (virtute) – comme à partir d’un principe. C’est la même chose dans les semences des plantes (par exemple, les fèves ou les glands), nous observons d’abord le bourgeon (gemma), une pointe protubérante, qui est le principe de tout l’arbre futur23.
10En d’autres termes, l’ordre temporel régulier exprime une règle (regula) cachée du vivant.
Nous expliquerons plus tard, comment les observations anatomiques confirment cette règle universelle d’Aristote concernant l’ordre prioritaire d’apparition des parties. Entre temps, nous verrons déjà comment, selon cette même règle, le temps lui-même conduit les causes de l’ordre prioritaire dans la génération (pour m’exprimer ainsi).
Quomodo autem, ex observationibus anatomicis, universalis haec Aristotelis regula, de partium prioritate, vera appareat ; posterius dicemus. Interea temporis, quo pacto, secundum hanc regulam, ipsemet caussas prioritatis (ut ita loquar) in generatione, sufficienter deducat, jam videbimus24.
11Selon mes recherches lexicales dans le traité sur la génération, Harvey emploie le terme de norme ou de règle, jamais de loi. La règle exprime le développement de la force qui passe à l’acte : la philosophie naturelle cherche les causes finale, matérielle, efficiente, formelle qui se manifestent à travers le vivant. La circulation constitue la forme de la règle, la vis plastica, la cause efficiente qui tend vers le déploiement des formes ou âmes inscrites en elle en puissance ; la cause matérielle consiste dans l’aliment de l’œuf et la cause finale dans l’âme qui opère à travers le corps. Dans la préface, Harvey explicite la méthode qui en découle :
Il faut investiguer les phénomènes à partir des causes, en l’occurrence, matérielle et efficiente […] en observant les animaux parfaits (à travers les différents stades de leur devenir adulte), et en rebroussant le chemin du point d’arrivée jusqu’au point de départ [a meta ad carceres regredi], j’ai eu le sentiment de collecter les traces du processus ; comme il est impossible de continuer la chaîne plus loin, nous devons admettre que nous sommes arrivés aux principes eux-mêmes, et nous comprenons à partir de quelle matière se constitue la force plastique, quel est son principe efficient et comment elle se développe à partir de ces deux matériaux, et même les processus qu’opère la nature en eux.
…visum est mihi, ad animalia perfecta retrospiciendo (quibus nempe gradibus orta et adulta fuerint) tanquam a meta ad carceres, vestigia recolligere ; ut tandem, cum ulterius non detur regressus, nos ad ipsa principia pervenisse constet ; simul appareat, ex qua materia prima, a quo efficiente principali et quomodo ex iisdem procedat vis plastica : tum etiam quos processus in hoc opere natura faciat25.
12Rétrospectivement, l’observateur comprend que cette force plastique se trouvait déjà présente à l’œuvre dans la plante ou l’œuf (primordium vegetale). Cette méthode rétrospective s’appuie sur les analogies qui relient tous les ordres de vivants ensemble, qui s’expliquent à leur tour par l’actualisation des causes matérielle et efficiente26. Partir du développement des animaux les plus parfaits, comme le poulet, permet de mieux voir les processus invisibles des vivants inférieurs jusqu’aux plantes.
13L’ontologie de la cause comme force plastique va de pair avec l’épistémologie d’une philosophie naturelle fondée sur la recherche des causes, et non la description de lois. Or les trois formes végétative, animale et humaine manifestent la même structure circulaire, en ce que la circulation exprime le phénomène fondamental de la vie. À l’échelle de la vie végétative, la circulation caractérise le phénomène de la génération à travers le primordium vegetale qui circule à travers les individus pour conserver l’espèce identique à elle-même : les individus naissent et meurent, les générations se succèdent, l’espèce demeure. La vie animale apparaît avec le punctum saliens, première manifestation de la pulsation sanguine qui constitue progressivement le cœur : ce point origine apparaît au quatrième jour dans le développement de l’œuf de poulet. Il faut souligner à cet égard qu’il n’y a pas de circulation de la sève pour Harvey, car il n’y a pas de punctum saliens dans les plantes : la circulation végétale ne concerne que la génération, puisque ce qui circule est le primordium vegetale. Il revient à Malpighi de mettre au jour la circulation de la sève, mais aussi de renoncer à concevoir la circulation selon la théorie des quatre causes pour la décrire désormais selon des lois physico-mathématiques régies par les seuls phénomènes élastiques. Pour Harvey, la circulation végétale ou animale, générationnelle ou sanguine, ont une seule et même source dans le principe de vie, sachant que ce principe de vie se transforme sous une figure animale avec le punctum saliens. Le punctum saliens constitue donc une nouvelle forme ou figure du primordium vegetale lorsque celui-ci accède au stade animal. À l’autre bout de la chaîne, la circulation générationnelle s’inscrit dans les phénomènes météorologiques : dans le livre IV des Météorologiques27, Aristote décrit les cycles de transformation de l’élément génératif dans l’ensemble des mouvements cycliques cosmiques. Comme l’eau circule et se transforme, le primordium de la génération passe de l’état de semence à celui d’individu tout en se conservant formellement. Cet ancrage cosmique justifie une série d’analogies entre les circulations générationnelle, sanguine et météorologique :
De ce circuit, il apparaît clairement que ce principe de révolution provient de la poule pour aller dans l’œuf, et, de nouveau, de l’œuf à la poule : il se communique de façon sempiternelle. C’est pourquoi, selon Aristote, il est analogue à l’élément stellaire. Il rend possible le fait que les parents conçoivent et le fait que les semences ou les œufs soient féconds. À l’image de Protée, il perdure sans cesse aussi bien chez les parents que dans les œufs sous différentes figures. Pareil à l’intelligence (mens) ou l’esprit (spiritus) qui agite en permanence dans cette masse le soleil qui circule de l’orient à l’occident à travers les différentes régions terrestres selon un mouvement perpétuel, ainsi chez les gallinacées, ce petit dieu ou principe divin agit soit comme une force plastique, soit comme une force nutritive, soit comme une force de croissance. Il exerce une fonction tout autant conservative que végétative, et il demeure le même à travers les générations28.
14Le constat de ces analogies permet d’identifier le primordium vegetale à un élément stellaire, qui permet de constituer les trois circulations météorologique, générationnelle et sanguine selon un seul et même régime de causalité sous trois formes :
Et moi j’affirme de même au sujet de la chaleur innée et du sang : ils ne sont pas du feu, ni ne tirent leur origine d’un feu ; mais un corps, qui participe à du divin, et pour cette raison, ils n’agissent pas selon une faculté élémentaire, mais il y a quelque chose dans la semence qui la rend féconde en soi, et qui excelle à fabriquer l’animal par les forces des éléments (excellere in aliqua re) ; c’est un esprit, et la nature dans cet esprit correspond à l’élément stellaire. Ainsi de la même façon que dans le sang il y a un esprit ou une force qui agit au-dessus des forces élémentaires (elle est particulièrement remarquable (conspicua) dans les phénomènes de nutrition et de conservation parties singulières des animaux), et sa nature, c’est à dire l’âme qui se trouve dans cet esprit et dans le sang des animaux correspond à l’élément stellaire. Ensuite, manifestement, la chaleur qui se trouve dans le sang des animaux durant leur vie n’est pas un feu et ne tire pas son origine du feu ; et nos observations le montrent à satiété29.
15Cet élément stellaire se caractérise comme une force au sens aristotélicien d’une puissance latente qui s’actualise30. L’œuf végète (vegetare) et constitue le cœur du processus : sa production à partir des semences végétatives des parents, sa vie végétative (commune à toutes les formes de vie, par exemple jusqu’au quatrième jour pour le poulet), puis son développement sous différentes formes (plante, animal, homme), qui s’incarne dans la circulation sanguine pour les animaux. Tous les vivants commencent en tant que plantes. La force naturelle engendre l’œuf selon le même processus que les plantes31, puis se développe selon sa propre nature intrinsèque en vue de la réalisation de son type. Examiner l’œuf de poulet permet ainsi de connaître l’origine de la vie quelle que soit sa forme développée, plante, animal ou humain. En effet, tous les vivants sont analogues à des œufs au départ, que ce soit la semence végétale, ou l’embryon des vivipares32. Or le développement de l’œuf ne dépend pas d’abord de l’aliment qui l’entoure, des entrailles de la mère ou de la terre, mais d’un principe interne, l’âme végétative : pour l’embryon, les ramifications des veines ombilicales fonctionnent comme les racines des plantes dans la terre33. Ce principe interne est une chaleur interne, une nature fabricatrice (innatus calor, aut natura opifex), une faculté de nutrition et croissance. En d’autres termes, la gestation, nutrition et croissance s’identifient très exactement à la végétation, qui exprime l’activité de la force plastique (vis plastica). Celle-ci ne devient visible qu’à l’apparition du punctum saliens, quand l’animal se démarque de la plante. Dans la mesure où elle caractérise la vie de la semence, de l’œuf ou du fœtus, elle s’avère capable de conférer sa forme propre à chaque type de vivant et se manifeste de façon particulièrement visible lors du processus de différenciation qui démarque l’animal de la plante avec l’apparition du punctum saliens. L’œuf ressemble aux champignons, mouches et autres parasites, qui se nourrissent des humeurs de l’arbre sans en constituer une partie. Cette autonomie caractérise la perfection de la vie végétative qui possède en soi son principe de vie. Pour reprendre l’aphorisme d’Aristote, l’œuf, en tant qu’il est une production végétative, est parfait ; en tant qu’il est une production animale encore en puissance, il est imparfait34. Plus généralement, le processus de l’œuf manifeste l’activité propre de chaque organe qui se développe de façon intrinsèque.
16La compréhension du principe de vie comme force plastique permet ainsi de rejeter la théorie galénique de la faculté naturelle et de conférer à l’œuf une valeur exemplaire qui repose non pas sur une loi de la nature, mais sur une norme (norma) qui exprime l’actualisation de la force plastique encore latente dans l’œuf :
… C’est pourquoi, comme dans notre enquête sur les œufs, je proposerai de considérer un genre premier comme étant le modèle pour tous les autres ; ainsi, comme nous le saurons parfaitement, il vaudra comme norme et tous les autres lui seront référés selon une analogie.
… quare ut in ovis fecimus unum aliquod genus primo, tanquam caetorum omnium exemplar proponam ; quod, utpote notissimum, reliquis lucem afferat, et norma sit, ad quam alia omnia per analogiam quandam referantur35.
Le concept de la force élastique
17Le concept de circulation théorisé par Harvey dans les années 1628-1650 opère un premier déplacement par rapport au schème des facultés galéniques, mais reste dans un régime analogique aristotélicien. Malpighi transfère la circulation dans une logique de lois et de force. Dans le traité Anatome Plantarum (1675), Malpighi réduit la conception circulatoire de Harvey à un modèle mécanique qu’il applique à la circulation de la sève identique à celle du sang dans l’animal. Selon l’anatomiste italien, la circulation doit permettre de faire rentrer les plantes et le vivant tout entier dans le régime des lois de la nature, qui structure toute la science modélisée sur la mécanique. L’introduction du concept de force (théorisé par Malpighi et Leibniz en termes d’élasticité) dans le champ de la physiologie pour mettre au jour les lois du vivant n’abolit pas l’ancrage métaphysique de la médecine, lorsqu’elle pense la vie. Par son geste théorique, Malpighi ne fait pas rentrer le vivant dans la mécanique en réduisant la vie à la matière. Pas plus que son maître Giovanni Alfonso Borelli (1608-1679) qui le convertit au mécanisme36, Malpighi ne prétend évacuer l’âme du vivant : elle reste le principe de la vie et du mouvement37, mais l’anatomie et la physiologie n’en traitent plus directement. Désormais, la géométrie et les raisons mécaniques s’avèrent nécessaires pour penser le mouvement des animaux ; la médecine doit opérer le même geste que Galilée effectua dans l’ordre du mouvement des corps inertes. De ce fait, Malpighi quitte le domaine de l’analogie ontologique et heuristique caractéristique de Harvey pour identifier les opérations de lois universelles qui permettent de réduire les différents phénomènes à un processus fondamental identique. Ainsi, la compréhension de la catégorie du végétatif en termes de circulation chez Malpighi ne résulte pas d’une génération spontanée conceptuelle, ni d’une rupture épistémologique radicale, mais de la convergence entre une pensée analogique médicale focalisée sur le phénomène de la vie (commun donc à l’homme et aux plantes) et un nouveau schème de pensée, que Malpighi découvre en physique à travers l’idée de lois de la nature et qu’il importe en médecine.
18Comprendre la migration conceptuelle de la catégorie du végétatif depuis une théorie de la nutrition vers le concept de la circulation38 permet alors de qualifier un style de pensée – au sens de Fleck39 –, qui se maintient tout en se transformant. Ce style de pensée part de l’idée qu’il y a un degré de vie commun à tous les vivants ; il suppose par conséquent l’idée d’une vie commune entre hommes et plantes. Désormais, le concept de circulation permet d’unifier un ensemble de phénomènes vitaux dans une seule catégorie qui serait la signature de la force élastique dans la matière. Encore structurée par le thème de l’analogie entre les vivants chez Vésale ou Harvey40, cette communauté s’exprime désormais par l’identité de lois universelles opérant sous le schème de la circulation au niveau du cosmos, des plantes, des animaux et des hommes. En d’autres termes, la recherche des analogies reste un thème structurant de la médecine de Vésale à Malpighi, mais le sens heuristique de l’analogie change pour deux raisons : d’une part, avec Malpighi, l’analogie devient l’expression de l’identité des lois invariantes de la nature à travers la variété des phénomènes ; d’autre part, elle permet de thématiser la vie comme force, selon une notion importée du modèle physique, qui se démarque de la notion aristotélicienne.
L’analogie problématique ou heuristique
19Chez Vésale ou Harvey, l’analogie repose sur un double schème ontologique et heuristique. Elle ne suppose pas une force au sens galiléen du terme, mais une faculté au sens galénique. Dans la lignée de Galien, Vésale conçoit un régime de vie commun partagé entre l’homme et la plante. Dans le livre III du De Fabrica corporis humani consacré aux veines, Vésale reprend la théorie de la nutrition selon les quatre facultés étudiées par Galien41 pour expliquer l’anatomie du foie et des veines. Le système veineux et artériel de l’homme est comme une plante dans l’homme, selon une double identité morphologique et processuelle, parce que, plus fondamentalement, il y a une unité de vie entre l’homme et la plante au niveau de la faculté naturelle. Ce fonctionnement et cette morphologie ne reposent pas sur une simple métaphore, mais sur une seule et même faculté, qui opère dans les deux cas de la même façon. Harvey déploie le même cadre conceptuel d’une unité fondamentale de la vie, mais elle ne se cristallise plus dans le phénomène de la nutrition et se déplace vers la circulation. Ou plus exactement, la nutrition devient un cas particulier d’un phénomène plus général et plus fondamental : la circulation, désormais promue comme phénomène originaire et générique de la vie. Or ce déplacement bouleverse la conception de la vie : le foie n’est plus l’organe premier ni la nutrition le phénomène fondamental, mais le cœur et la circulation du sang. Beaucoup d’historiens de la médecine ont interprété ce déplacement comme une révolution42, d’autres comme une réforme43 ; tous y reconnaissent un changement conceptuel majeur. Pourtant à relire ce déplacement à partir du prisme des plantes, on peut aussi souligner une continuité forte – ce qui renforce d’ailleurs une lecture en termes de réforme, plus que de révolution. En effet, ce déplacement ne remet pas en cause l’idée d’un phénomène fondamental de la vie commun aux plantes et aux humains, voire au cosmos, puisqu’Harvey souligne dans son introduction qu’il trouve justement le schème circulatoire en cosmologie.
20De fait, chez Harvey et Vésale, l’analogie fonctionne comme clé heuristique. Vésale déploie une analogie essentiellement morphologique à partir de Galien : les formes anatomiques permettent de comprendre des facultés naturelles qui demeurent invisibles. Harvey développe une analogie processuelle et fonctionnelle à partir d’Aristote : ces récurrences dynamiques se déclinent à travers une série de phénomènes circulatoires (la génération, la nutrition, le sang), qui déterminent le schème fondamental du vivant. Autrement dit, Vésale et Harvey ne prouvent pas l’analogie a posteriori à partir de l’observation, mais ils pensent les phénomènes communs à partir de l’analogie. La même méthode se retrouve chez Malpighi : par ses observations anatomiques, il constate en effet que les plantes n’ont pas de muscle, pas de ventricule cardiaque, pas de rate, pas de pancréas, pas de foie. Pour autant, ces différences remarquables entre les plantes et les animaux ne remettent pas en cause le principe d’une analogie.
Je me suis longtemps demandé à quelle partie des animaux étaient analogues les feuilles : comme les plantes manquent du mouvement local, il est logique qu’elles n’aient pas non plus de muscles : et elles manquent aussi du ventricule, du pancréas, de la rate et du foie, puisque ces viscères animaux produisent l’élaboration du chyle, ce qui dans les plantes est effectué par le moyen de la terre et des racines. J’ai donc été assez convaincu qu’elles devaient accomplir les fonctions de la peau ou du cuir : ce qui, dans les animaux, est effectué par les nerfs, les artères, les veines, peut-être aussi par les canaux lymphatiques et les tendons, et ce qui est excité par les amas cellulaires des glandes pour produire le suc nutritif qui passe à travers des canaux étroits… On peut facilement voir des choses analogues dans la structure des feuilles, et avec les fonctions qui s’ensuivent.
Diu meditatus sum, cuinam animalium parti analoga sint folia : cum enim plantae motu locali careant, musculis destitui fas erat ; ventriculo, pancreate, liene et hepate nequaquam egent, cum haec animalium viscera circa chyli elaborationem perpetuo insudent, quod in plantis, terrae et radicum ministerio expletur. Quare satius credidi, cutis seu corii munia subire ; haec in animalibus nervorum, arteriarum, venarum, lymphaticorum forte, tendinum ; et glandularum compage ita excitatur, ut effluens nutritius succus per exiguos meatus … His analoga de facili deprehunduntur in foliorum structura44.
21Malpighi, Harvey et Vésale s’accordent sur l’usage de « l’analogie problématique » ou heuristique. L’analogie vaut comme une clé permettant de pénétrer l’intériorité de la nature dans la diversité de ses phénomènes. Ainsi, dans le traité sur l’œuf (de ovo), Malpighi note que l’analogie lui permet d’« explorer les entrailles obscures et profondes de la nature45. » Ou encore, la plante permet de comprendre « les opérations de la nature, lorsqu’elles sont enveloppées à l’état latent46. » L’analogie s’applique encore à la morphologie cérébrale, dont est pourtant dépourvue la plante : à partir de ses observations microscopiques du cerveau de poisson, Malpighi établit en effet une comparaison entre l’écorce de l’arbre (cortex) et le cortex cérébral. Les deux jouent le même rôle d’enveloppe, mais à la différence de l’arbre dont l’écorce entoure la moelle (ou sève) seulement de l’extérieur, il y a chez l’animal une interpénétration entre le cortex et les vaisseaux sanguins qui pénètrent jusqu’au corps calleux :
… chez les grands poissons que nous avons pu observer, nous avons aussi observé cette substance blanchâtre qu’on appelle le cortex : mais à la différence de l’écorce (cortex) de l’arbre qui entoure l’espace intérieur (meditullium) seulement de l’extérieur comme on l’a exposé jusqu’à présent, le cortex cérébral ne l’entoure pas seulement de l’extérieur mais, chez les animaux sanguins, une partie se situe dans les appendices situés à la surface du corps calleux […]. Le cortex forme une enveloppe avec ses appendices variqueux de façon uniforme ; il cherche à imiter les circuits intestins qu’on observe. Mais dans le cervelet, ses productions se prolongent par bouture (propago) comme un ensemble feuilleté, et les rameaux qui en émanent s’élancent vers l’extérieur, ainsi le cortex qui l’entoure se situe en dessous de sa forme semi-circulaire…
… in grandioribus etiam piscibus, quos hucusque observari licuit, cineritiam hanc substantiam quae cortex appellatur observari ; haec vero non exterius circumaffunditur, veluti cortex arboris, qui meditullium solum exterius involvit, ut hucusque dictum est, sed hujus portio in sanguineis circa extimas appendices callosi corporis locatur47…
22Le traité compare la moelle épinière à un tronc d’arbre, dont les fibres blanchâtres plongent leurs racines dans le cortex ; dans le corps calleux et le cervelet, on observe un réseau de racines48. Tout au long de la première modernité, l’usage de l’analogie problématique ou heuristique caractérise le style de la pensée médicale hérité de l’antiquité, au sens où la connexion entre l’homme et la plante s’avère un passage nécessaire pour comprendre la vie.
La circulation
23Malpighi entérine la circulation comme phénomène analogique fondamental de la vie, signature de la vie dans la matière. De même que chez les animaux parfaits, de nouvelles nourritures entrent dans les veines sous l’espèce du chyle, grâce au mouvement pérenne du sang qui tourne (commixtus perenni circulationis motu rotatus) et remplace le sang ancien, de même (sicut in animalibus perfectis… ita in plantis) dans les plantes un suc cru afflue et prend la place du suc plus ancien accumulé dans les utricules. Du point de vue fonctionnel, c’est donc la même opération de circulation qui, chez les animaux ou dans les plantes, accomplit la même fonction permettant d’évacuer les humeurs épaissies comme en les faisant fermenter pour amener de nouveaux aliments et les digérer49. D’un point de vue morphologique cette fois, on peut encore comparer le mouvement circulaire du sang à celui de la sève : ainsi, quand on observe les troncs d’arbre, on voit comment on peut comparer la croissance du bois avec celle du corps par la concrétion d’une suite de mouvements circulaires50. On retrouve la même systématisation du schème circulatoire en Italie et en France chez Claude Perrault (1613-1688) :
La fin de la circulation de la sève dans les Plantes, & celle du sang dans les animaux sont pareilles, si c’est, comme je pense, pour l’entretien de l’esprit vivifique des unes et des autres, par la réception et voiture continuelle d’une substance symbolique, capable de la fomenter51.
24Cette généralisation ne signifie pas une réduction du vivant au mécanique. « Dans les fonctions des animaux il y a quelque chose qui ne peut estre expliqué par tout ce que nous connaissons des propriétez des choses corporelles52... » Des deux côtés des Alpes, le schème opératoire de la circulation permet d’effectuer la transition de la pensée analogique renaissante qui, chez Vésale ou Harvey, part d’une analogie ontologique entre le fabriquant et sa créature (le cosmos ou le vivant) vers une analogie fondée sur l’identité universelle des lois de la nature.
25Pour Harvey, la vie valait comme une perfection, qui se réalisait selon différents degrés d’excellence. Comprendre la vie requérait de saisir la relation qu’entretenait l’âme avec le corps et la question de l’âme relevait à part entière de la philosophie naturelle :
[…] sans aucun doute, l’œuf possède donc son propre fabriquant, son âme propre, qui est tout entière dans tout l’animal, et tout entière dans chaque partie : il contient en soi son esprit, qui est aussi sa chaleur animale, l’instrument immédiat de l’âme53.
26Il s’avérait alors impossible d’expliquer la vie par les seules causes efficientes. Plus radicalement, la vie des hommes ou des plantes se comprenait à partir de son lien avec la vie divine à travers le phénomène de la génération des individus, qui permettait à l’espèce d’atteindre l’immortalité à travers la mort et la naissance des individus. Telle Protée, la vie s’enveloppe dans l’œuf et se développe dans l’embryon, puis le poulet ; l’espèce se conserve en se régénérant. A ces deux échelles, la circulation résout le problème du même et de l’autre, de l’un et du multiple54.
27Pour Malpighi ou Perrault, même s’ils sont tous des créatures, la vie des plantes, bêtes ou hommes ne nous indique rien sur la vie divine ; il n’est plus question d’immortalité. Les corps matériels vivants ou inertes, conscients ou inconscients, suivent tous les mêmes régimes dynamiques55. Grâce au concept de loi, la science peut penser des causes qui expliquent les effets observés, mais elle ne traite plus ni de l’âme ni de Dieu. Cela dit, ni l’un ni l’autre ne préconisent une réduction de la vie à un épiphénomène.
La mécanisation du vivant
28D’une part, Malpighi bouleverse la compréhension des plantes en introduisant le schème de la circulation qu’Harvey avait établi chez les animaux ; en ce sens, le médecin italien accomplit le projet harveyen d’une philosophie naturelle de la vie56. D’autre part, Malpighi prolonge et actualise un style de pensée marqué du sceau de l’analogie pour le configurer sous forme de loi, en partant du même principe que tous les vivants partagent une seule et même fonction vitale fondamentale. En réalité, le changement ne s’effectue pas tant au contenu du schème circulatoire – qui revient à Harvey et que Malpighi ne fait qu’étendre aux plantes : il concerne aussi et surtout le statut de l’analogie, qui désormais caractérise une loi de la nature. Les formes et les fonctions vitales révèlent des mouvements, qui traduisent les lois de la nature dans la matière. Là se trouve la véritable transformation entre Malpighi et ses prédécesseurs. En fidèle successeur d’Aristote, Harvey ne pense pas en termes de mécanisme57, même si ses lecteurs l’interprètent rapidement en ces termes. En effet, il mobilise encore la cause finale pour expliquer les fonctions vitales à partir de l’assimilation des corps naturels à « des œuvres et des instruments de la très grande divinité58. » De même, il saisit certes le corps à partir de sa matérialité ou efficience, mais il conçoit aussi une forme et une finalité à l’œuvre59. Par conséquent, Harvey ne prétend pas mécaniser la vie et n’utilise pas non plus de modèle machinique pour penser le cœur. Au contraire, chez Malpighi, les lois de la nature expliquent les analogies. Autrement dit, la circulation se trouve réduite à des mouvements circulatoires, alors qu’elle conservait chez Harvey, outre le mouvement circulatoire, une dimension chimique de distillation, et ontologique d’actualisation au sens de passage de la puissance à l’acte. Chez Malpighi, la circulation devient un mécanisme, la distillation n’a plus de particularité vis-à-vis des mouvements de séparation et d’agrégation, et le mouvement sous toutes ses figures permet de penser la pluralité des formes de vie comme des cas particuliers d’un phénomène mécanique général.
29Pourtant, comme Harvey, lorsqu’il s’entraîne aux dissections et vivisections à Bologne, Malpighi est au départ aristotélicien ; comme lui, il cherche à repérer des processus physiologiques, plus que des structures anatomiques comme Vésale. En effet, selon Malpighi et Harvey, la physiologie fonde l’anatomie en permettant de trouver les causes des formes : l’expérience permet de ressaisir la dynamique des processus qui expliquent la structure des parties. Cependant, lorsqu’il poursuit ses études à Pise entre 1656 et 1659, Malpighi découvre la philosophie mécanique sous la direction de Giovanni Alfonso Borelli et abandonne le raisonnement analogique. Lorsqu’il observe le développement de l’embryon, Harvey compare l’innervation du foie au septième et dixième jour à la ramification de la vigne. Harvey raisonne par analogie dans un cadre aristotélicien, Malpighi par lois dans un cadre galiléen60. Désormais le lien entre le végétal et l’animal n’est plus l’analogie ontologique qui relie toutes les créatures entre elles et à leur unique fabricant, mais l’identité des lois de la nature toujours identiques à elles-mêmes. Autrement dit, il faut effectuer un détour par la physique, qui établit les lois du mouvement (Galilée) ou de la pression (que Boyle vient d’établir en 1662 et que reprend Mariotte), pour comprendre la physiologie des plantes ou des animaux. D’autres anatomistes appliquent la même hypothèse mécaniste avec succès : en France, Jean Pecquet (Experimenta nova anatomica, 1651) étudie le mouvement du chyle de façon purement mécanique61 en récusant l’explication par l’attraction au sens galénique des facultés naturelles62, selon laquelle chaque partie du corps humain attire la nourriture dont elle a besoin, la retient, l’assimile en l’altérant et en rejette le surplus. Avec l’aide de Mariotte, Perrault observe la circulation de la sève et le mouvement péristaltique de la plante et des animaux ; il présente ses expériences à l’Académie royale des sciences63 ; il cherche à prouver une perception des plantes. Le même schème de la circulation s’applique au sang ou au cerveau64. Le repérage des mécanismes de compression permet d’expliquer la circulation causalement en dépassant la critique que Descartes adressait à Harvey dans le Discours de la Méthode (Discours V) en l’accusant de mobiliser deux sources explicatives (le mouvement propre du sang et la contraction du cœur) ; mais il permet aussi de dépasser l’explication cartésienne par la fermentation, qui restait encore hypothétique65.
… on peut adjouter qu’il semble que le cerveau a aussi une espece de compression qui sert à la preparation et à la distribution du sang et des esprits animaux. Cette compression se fait par le mouvement des arteres qui penetrent la substance du cerveau en mille endroits et qui sont destituées de leur tunique externe ; afin qu’estant librement dilatées par l’impulsion du cœur, elles dilatent aussi le cerveau66...
30Pression et mouvement expliquent encore la circulation de la sève :
Expérience analogique. Pour donner une idée par analogie de quelle manière les differens sucs montent dans les Plantes, & comment les utiles sont retenus lorsque les inutiles retournent à la racine, on a fait distiller des feüilles de Romarin, et des autres Plantes, dans la distillation desquelles l’huile ou l’essence monte en mesme temps que l’eau ou le phlegme. […] Cette expérience fait voir distinctement et à l’œil, de quelle maniere toute la seve monte dans les Plantes allant de la racine, & s’épendant par tout jusqu’au haut des branches, et comment ensuite une partie demeure pour la nourriture de la plante, et l’autre retourne à la racine67.
31Certes, à la différence des animaux, les plantes sont dépourvues d’âme ; c’est alors l’univers tout entier qui exerce des pressions et mouvements produisant des effets similaires. La flexibilité des végétaux jointe aux vents effectue les mêmes processus que les battements cardiaques. De même, il y a bien une respiration des plantes, qui s’opère par « une constriction et dilatation occulte68 ». La génération équivaut à la germination des plantes, les deux correspondant à une circulation69. Le vieillissement suit le même cours70. Dans les deux cas, la mort signifie un arrêt de la circulation71. La nutrition obéit aux mêmes lois de circulation72. Le mouvement péristaltique agit partout : il explique la flexibilité des plantes, l’énergie des enfants, les mouvements des intestins, du cœur, du poumon, du cerveau, du foie ou de la rate, la digestion, la sensibilité. Et sa nature cyclique se rapporte encore à la structure circulaire des vaisseaux :
Il est évident que la constriction successive des différens cercles qui composent un tuyau cilindrique, doit pousser les matieres qui y sont contenuës, selon l’ordre où se fait la constriction. Le cercle qui se resserre les envoye à celui qui va se resserrer, et ainsi de suite73.
32Des phénomènes cosmiques à l’homme en passant par les plantes, formes et processus s’avèrent identiques. Ainsi les lois de la nature établissent un nouveau type de lien entre le végétal et l’humain en identifiant l’unicité d’un processus. Cette nouvelle conceptualisation de l’unité de la nature à travers les règnes vivants et inertes justifie une nouvelle pratique expérimentale : Malpighi applique la méthode de la ligature développée par Harvey, Aselli et Sténon, pour mettre au jour la circulation du sang dans les veines et artères, ou du chyle dans les voies lactées, à la circulation de la sève dans l’arbre : dans tous les cas, s’opère un gonflement en amont de la ligature. Tout s’effectue selon les mêmes lois, qui sont mécaniques74 ; anatomie et botanique suivent la même logique ; les mêmes expériences manifestent les mêmes opérations. Plus radicalement même, les expériences de physique, anatomie et botanique reposent toutes sur les mêmes causalités. La notion de loi mécanique rend possible celle d’expérience, conçue comme l’occurrence singulière d’un phénomène causé selon des lois universelles. Parce que les processus sont identiques, les formes se ressemblent : lorsqu’il découvre au microscope les glomérules des reins en injectant de l’encre mélangée avec de l’esprit de vin dans les artères émulgentes, Malpighi les compare aux pommes qui pendent d’un arbre. Rendre visibles les structures suppose d’avoir pensé la grande règle opératoire de la nature (« hanc naturae operandi regulam »), qui consiste finalement dans la conjonction des lois du mouvement et de la pression pour mouvoir, assembler, séparer. Malpighi théorise sa méthode dans la préface de ses lettres (epistola) sur la structure des viscères : la philosophie naturelle ne repose plus sur la clé heuristique de l’analogie comme chez Harvey. Désormais, la clé réside dans l’idée de lois75 de la nature, qui permet de concevoir et réaliser des expériences. La méthode expérimentale ne fait que suivre la voie de la nature (via) en supposant que :
… la règle de la nature est simple, une et peut s’observer facilement dans les corps vivants formant des mélanges […] la nature suit la même voie (eandem viam) pour susciter de la chaleur dans les plantes et dans les animaux, lorsque qu’elle réchauffe les organes par la nutrition en suscitant un mouvement à travers les fistules qui s’opère par la pression dans les viscères et les muscles chez les animaux ou la vibration des rayons des vaisseaux76…
33Le concept de loi permet aussi d’établir une identité d’échelle entre le grand et le petit : en développant l’anatomie microscopique, Malpighi guide son instrument dans la recherche de fonctionnement analogue au visible vers l’invisible pour retrouver la méthode habituelle de la nature (consuetam naturae methodum) dans toutes les parties du corps aussi bien les grandes que les petites (vel maxima, vel minima77). Dans l’ordre du très petit, les corps vivants sont encore des agencements de petites machines (machinulae) qu’on peut penser par analogie ou voir au microscope78. Enfin, le concept de loi permet d’établir les causes physiques des phénomènes physiologiques. Ainsi les anneaux circulaires dans l’arbre manifestent une circulation de la sève, de la même façon que les anneaux ou les spirales de la trachée induisent des mouvements de constriction et dilatation pour faire circuler les aliments79. On peut aussi rapprocher les veines circulaires des troncs d’arbres de la structure des poumons des insectes80. Il y a un mouvement péristaltique chez les animaux et dans les herbes ; ce qui permet peut-être de comprendre cette plante intermédiaire entre les végétaux et les animaux qu’est la mimosa pudica81. Il faut donc aller plus loin que ne le faisait Harvey.
Les lois de la nature comme style de pensée
34De fait, Malpighi accomplit la découverte de la circulation par Harvey lorsqu’en 1661, il observe au microscope les anastomoses des capillaires sanguins qu’Harvey n’avait pas vues et qui permettent d’établir la communication matérielle entre les systèmes veineux et artériel. Or l’anastomose est un phénomène courant et bien visible chez les végétaux : les fibres de bois se nouent ensemble et forment des cylindres puis se dilatent, et à partir de là, se divisent en fibres, artères ou branches « par un réseau d’anastomoses réciproques, comme dans les vaisseaux sanguins82 ». En accomplissant la découverte harveyenne, Malpighi la transforme aussi de façon irréversible. En 172783, Stephen Hales prolonge ces expériences en établissant une statique végétale qui cherche à calculer la pression de la sève et du sang. Il met en évidence dans les plantes les phénomènes d’absorption et transpiration, que Santorio avait étudiés dans sa statique humaine (De statica medicina, 1614). Reprenant peut-être les expériences de Boyle sur la pression, Hales établit des tables numériques de correspondance pour comparer les différentes pressions chez le cheval, le chien, la plante, les appareils hydrauliques et les fontaines. En injectant du mercure, il observe les variations de pression de la sève le long du tronc d’arbre84.
Les règles – norma, lex
35Jane Ruby a montré en quoi les règles et les lois relèvent du même champ conceptuel85 ; j’ai montré en quoi, avant la thématique des lois de la nature, les normes désignent les règles de la fabrica, c’est-à-dire le fonctionnement de ce qui a été créé par Dieu86. Malpighi emploie aussi bien les termes de lex, regula ou norma, mais le concept de loi devient prépondérant, tandis que celui d’analogie devient secondaire. Cette différence d’accentuation révèle une évolution épistémologique majeure concernant la nature du projet scientifique et remet en cause la thèse d’une identité entre les mathématiciens médiévaux (Roger Bacon pour l’optique, Regiomontus pour l’astronomie) et les physiciens de la première modernité défendue par J. Ruby87. De façon sous-jacente au déplacement du schème vital de la nutrition vers la circulation, s’opère une transformation du sens de la règle qui, chez Vésale, désignait la symmetria – juste proportion entre les éléments présents dans le corps régie par la nutrition – vers la loi désormais conçue comme équivalent de la cause à travers l’application des lois du mouvement au cas particulier du vivant chez Malpighi. Cette évolution rejoint un mouvement analogue qui s’opère en physique : avant 1660, le terme de loi reste rare, il est par exemple absent chez Galilée, mais Descartes l’emploie pour signifier que toutes les interactions dépendent des mouvements des particules matérielles soumis à des modèles mathématiques88 ; Descartes fonde l’équivalence entre cause et loi sur le socle métaphysique du causa sive ratio garanti par Dieu cause de soi. En revanche, le concept de force demeure absent. Puis, le schème de loi se généralise dans la philosophie naturelle, notamment au sein de la Royal Society, à qui Malpighi adresse ses traités sur l’anatomie des plantes (Anatome plantarum, 1671) ou sur la formation du poulet dans l’œuf (De Formatione pulli in ovo, 1672) ; il gagne alors une teneur empirique89. Enfin, il gagne une nouvelle teneur métaphysique à la fin du dix-septième à travers le concept de force, qui devient central notamment sous l’impulsion de Leibniz, grand lecteur de Malpighi, en faisant converger un statut mathématique et un sens physique dans une perspective métaphysique qui permet d’unifier les explications causales des mouvements avec les lois mathématiques des trajectoires90.
36À la suite de John Henry, et par différence avec la thèse de J. Ruby, il convient de souligner la nouveauté du concept de loi qu’entérine Descartes, sans pour autant rigidifier outre mesure la distinction entre norme, règle et loi : cette évolution ne procède pas par rupture ou révolution, mais s’ancre dans un cadre de pensée renouvelé. Les lois de la nature ne désignent plus simplement des régularités de la nature susceptibles d’être formulées grâce à l’abstraction mathématique dans le cadre de la philosophie naturelle aristotélicienne, mais des lois physico-mathématiques : les mathématiques et la nature sont mis au même niveau. Quand Descartes utilise l’analogie entre une balle et la lumière pour caractériser la loi de la réfraction, il n’applique pas une loi géométrique à une loi physique, mais il identifie la loi physico-mathématique. Les mathématiques ne se réduisent pas à une abstraction mentale utile, mais constituent l’identité du phénomène. Dans ce contexte, même si les termes et les concepts de loi, de règle et de norme coexistent chez Malpighi, ils prennent une coloration nouvelle dans le schème physico-mathématique91. Si les formes et les modes opératoires de la circulation deviennent la norme pour comprendre la vie chez les plantes et chez les animaux, c’est aussi parce qu’elle concrétise désormais l’effectivité des lois de la nature dans la modalité propre de la vie. En-deçà de l’évidente diversité des vivants, il y a une même loi :
…la nature ne conserve pas toujours la même règle (norma) pour propager les végétaux, mais ils conviennent tous néanmoins en ce qu’ils semblent conserver du moins un analogisme. C’est pourquoi dans les fruits, il y a plusieurs troncs ; dans les herbes, il y a de multiples tiges, mais on peut n’en considérer qu’un seul, ou du moins prendre un remplaçant pour eux tous92.
37En d’autres termes, en-deçà de la pluralité des espèces d’arbres et de plantes, on peut considérer qu’ils correspondent tous à un même modèle vicariant. Cette universalité des lois modifie le concept même de nature93. Là encore intervient la mimosa pudica pour prouver l’analogie en termes de continuité homogène de la nature : c’est bien le même mécanisme qui opère de façon plus ou moins complexe mais de manière continue depuis les simples jusqu’aux animaux parfaits en passant par la mimosa pudica convoquée pour attester la pertinence d’un unique mouvement circulatoire commun à toutes les formes de vie. La continuité des formes de vie n’exprime plus une échelle des êtres de type axiologique, mais explore la variété des possibles à partir des mêmes opérations. L’analogie se trouve portée par l’identité et l’universalité d’un mécanisme opérant par constriction et dilation successives :
…l’humeur une fois entrée monte et reste comme suspendue ; chaque portion singulière qui unit à son tour les fragments des fibres, parce qu’elle s’élève de l’intérieur ajoute de nouveau un tour de valve, et ainsi la moindre petite goutte avance soit comme en longeant un fil, soit par degré vers une plus grande pente […] mais je laisse des mécaniciens plus savants expliquer chacun de ces phénomènes94.
38Le traité De Formatione pulli in ovo analyse les mêmes mouvements de constriction et de dilatation dans la formation du fœtus (fig. 1 ci-dessous qui correspond à la figure 13 du traité de Malpighi). Et tous ces mouvements ne font qu’incarner les lois de la nature : les contorsions et les révolutions labyrinthiques des fibres et des vaisseaux agissent comme des jeux de la nature (lusus naturae), et suivent tous des lois de la nature (ex naturae legibus sursum pellitur). Ainsi Malpighi importe du champ de la physique vers la médecine et la botanique le registre des lois caractérisé par la régularité naturelle qui s’exprime comme un rapport entre grandeurs (une conservation générale de ce qui circule, un système fluide ou élastique, un mouvement perpétuel, un débit constant, une régulation).
Figure 2 :La formation du fœtus de poulet

Source : Dissertatio epistolica de formatione pulli in ovo, 1672, Elio Corti. Fernando Civardi Roberto Ricciardi. Elly Vogelaar. The first chick of Marcello Malpighi, English text reviewed by Elly Vogelaar, Decembre 25 - 2010. Non paginé.
La circulation comme loi universelle du vivant
39Ainsi la génération et la nutrition deviennent des cas particuliers de la circulation. Là encore, il faut souligner la différence avec Harvey. Pour Harvey, la génération ou la nutrition sont des circulations : le mouvement circulaire de l’espèce et le mouvement du sang effectuent la même opération de perfectionnement pour que l’espèce ou l’animal demeurent vivants dans le changement. La circulation dessine le mouvement principiel de la vie. La circulation incarne un mouvement spécifique à la vie, et ne saurait s’expliquer par des raisons physiques, puisque c’est plutôt elle qui détermine les agencements physiques. La circularité du sang ou des météorologiques exprime leur analogie avec leur Fabricant95. À l’inverse, pour Malpighi, cette même circulation peut s’expliquer physiquement comme une détermination particulière des lois qui régissent la physique, lorsqu’elles s’appliquent à certains corps, les vivants : les lois de constriction et de dilatation permettent d’expliquer la production d’œufs chez les plantes ou le poulet96, ou la circulation de la sève et du sang, ou encore la dissémination des aliments.
40Autrement dit, on peut réduire la circulation au résultat d’une composition entre dilatation et constriction qui caractérisent certaines propriétés du mouvement élastique. Ainsi Malpighi accomplit le déplacement du contenu schématique de l’analogie. Avant et jusqu’à Vésale inclus, la nutrition était le phénomène fondamental et incluait la génération comme nutrition de la semence. Avec Harvey, la circulation devient le phénomène fondamental de la vie, commun aux plantes et aux hommes : elle inclut la génération et la nutrition, et elle ne saurait se réduire à une explication physique. À partir de 1671, la circulation gagne le statut de loi de la nature et inscrit le vivant dans l’ensemble des corps physiques ; elle s’élargit aussi à la respiration, conçue comme circulation de l’air pour fluidifier le sang ou la sève : les plantes respirent comme les poissons en séparant l’air de la terre, alors que les poissons le séparent de l’eau97. Et cette généralisation se trouve justifiée par les lois de la nature, œuvrant toujours de la même façon partout98.
La vie comme force
41Le dernier pas qu’accomplit Malpighi consiste à penser la vie comme une force, non plus au sens d’une énergie vitale propre, mais comme une force du même type que celles qu’étudie la dynamique, ou, plus exactement, à ce stade de l’histoire de la mécanique, identique à une force élastique. L’enjeu consiste à expliquer causalement le processus d’organisation par la circulation. Comme Sophie Roux l’a montré en physique, une équivalence structure les rapports entre nature, force et loi99. Au modèle de l’analogie entre la créature et le créateur fabriquant impliqué dans le concept de fabrica100 succède le schème des corps régis par des lois pensées sous forme d’équations par Dieu (chute des corps et loi d’accélération, loi sur la pression P=V/T ou loi d’optique sinusoïdale). Les lois déterminées par le Dieu législateur règlent les relations entre les phénomènes et s’expriment sous forme de force intrinsèque « sans lesquelles elles ne pourraient pas se conformer aux lois générales de la nature ou du mouvement ».101 Ainsi Malpighi associe explicitement force et loi : c’est la même force de la nature (foecunda naturae vis in gubernandis viventium ordinibus) qui opère « selon une méthode presqu’identique, ou du moins analogue » dans tous les vivants (eadem fere, vel saltem analoga methodo102). Dans les animaux parfaits, dans les insectes ou dans les plantes, on voit advenir d’abord un petit œuf, comme un bourgeon ou un œil (ovum, gemma, oculus), puis des branches ou des vaisseaux (rami) qui se développent de façon circulaire jusqu’à apparaître de façon visible. Le concept de force ou de vie change et trouve une pertinence mécanique qui se traduit par des mouvements d’abord invisibles, puis visibles, mais ce sont toujours les mêmes mouvements régis par les mêmes lois. Malpighi institue ainsi une dynamique de la vie, au moment même où Leibniz conçoit une dynamique des corps, qui confère un principe interne à la mécanique en ajoutant au mouvement cartésien la force.
42De fait, chez Leibniz comme chez Malpighi ou Perrault, dans les années 1671103, c’est justement la thématique de l’élasticité opérant par dilatation et constriction qui permet d’unifier les deux domaines. Au moment même où Leibniz conçoit une élasticité de la matière qui lui permet de penser aussi le mouvement des organes, Malpighi décrit les opérations vitales de la circulation comme la résultante d’une succession de petits mouvements élastiques. L’action d’une force embarquée dans la matière devient le cœur de l’explication scientifique. Dans la Theoria motus concreti (1671) – œuvre qui précède le déploiement de la dynamique stricto sensu dans les années 1692 –, Leibniz généralise l’analyse du mouvement en termes d’élasticité en posant une hypothèse sur le mouvement universel de circulation d’un éther diffus partout104. En fait, c’est la circulation de l’éther qui rend les corps élastiques à grande et petite échelle. L’élasticité et la circulation constituent ainsi un couple à la fois physique et conceptuel dans le microcosme du vivant et dans le macrocosme. Elles expliquent l’universalité des règles. Perrault reprend cette même conception, lorsqu’il considère qu’à défaut d’âme pour initier le mouvement comme chez l’animal, l’éther universel exerce une pression sur les mouvements végétaux105.
43À ce stade, comme le souligne François Duchesneau106, Leibniz et Malpighi développent chacun leur propre théorie de façon parallèle. Mais pour élaborer sa compréhension de la force, Leibniz s’intéresse aux médecins et considère déjà que les pratiques médicales permettent de comprendre le corps justement parce qu’elles interviennent sur lui107, par exemple en pratiquant l’anatomie comparée. Il faut attendre les années 1690 pour que Leibniz opère une synthèse entre ses idées en physique et les analyses de médecins tels que Malpighi, Leeuwenhoek ou Swammerdam, dans le Système nouveau de la nature et de la communication des substances, en 1695 et le De ipsa natura en 1698108. En distinguant désormais nettement les vivants et les simples agrégats, Leibniz cherche à expliquer l’organisation des vivants par des lois et des forces internes. Dès 1687, il trouve chez Malpighi un principe d’unité des vivants qui permet de penser les forces communes agissant dans les plantes et l’homme :
Je souhaiterais de pouvoir expliquer les différences ou degrés des autres expressions immatérielles qui sont sans pensée, afin de distinguer les substances corporelles simples, les vivants, et les animaux autant qu’on les peut distinguer, mais je n’ai pas assez médité là-dessus, ni assez examiné la nature pour pouvoir juger des formes, par la comparaison de leurs organes et opérations. Monsieur Malpighi fondé sur des analogies fort considérables a beaucoup de penchant à croire que les plantes peuvent être comprises sous le même genre avec les animaux, et sont des animaux imparfaits109.
44Leibniz dépasse l’hypothèse de l’éther des années 1670 – même s’il la conserve encore dans le Tentamen anagogicum en 1688 – et introduit la notion d’une force dynamique dès 1689-1690, dans le traité Dynamica de potentia110 ; il participe au débat sur les forces vives dans les années 1685 et élabore alors sa théorie dynamique en contre-point de la publication des Principia Mathematica de Newton (1687) qu’il n’aura de cesse de contester. Un enjeu de la controverse entre Newton et Leibniz porte sur la signification de l’explication, mathématique selon Newton, causale selon Leibniz111. L’enjeu épistémologique se redouble d’une question ontologique : les forces s’exercent-elles à distance ou agissent-elles comme un principe interne au corps ? Leibniz défend la réalité intrinsèque de la force et sa nature causale. Pour lui, l’explication scientifique doit remonter à un principe inhérent au corps : elle requiert donc une perspective physique formulée mathématiquement et une analyse métaphysique théorisant le corps comme une substance : « […] la notion de force à laquelle j’ai consacré une science spéciale, la Dynamique, apporte beaucoup de lumière à l’intelligence de la vraie notion de substance112. » Il propose alors de penser la force vitale comme une action immanente actio in se ipsum : « toute puissance d’action immanente et par conséquent vitale113 ». Toute action suppose un sujet individuel. En physiologie, le sujet de la circulation sanguine est le cœur, organe capable de se mettre en action par soi, action qui se diffuse sous forme de circulation (Réplique XXI à Stahl, Point 17114). Dans le cadre de la dynamique, Leibniz ne fera qu’approfondir sa réflexion sur l’unité de l’individu en pensant les rapports entre le vivant et la matière sous la figure d’une force qui s’exprime de façon durable dans la matière : les plantes, les insectes et les animaux peuplent sa réflexion métaphysique, comme s’il cherchait à exprimer la métaphysique implicite de la médecine de son temps, ou s’il voulait naturaliser la métaphysique selon l’expression de Michel Fichant115. Dans les années 1700, il s’intéresse aux plantes et la botanique116, à la classification des vivants et aux zoophytes, par exemple dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain où il dialogue avec Locke, et dans sa correspondance avec Varignon où il élabore une expression mathématique de la continuité des espèces. Ainsi Leibniz entérine la transformation du schème de la circulation, en ce qu’il permet de penser la vie commune aux plantes, insectes ou animaux, dans la mesure où chaque cas incorpore les lois universelles de l’action in se ipsum.
45La force désigne alors un principe actif qui explique l’organisation du vivant, que Leibniz nomme aussi nature plastique et qu’il rapporte aux machines de la nature. Cet enjeu se manifeste tout particulièrement à la fin de sa vie, dans la correspondance avec Louis Bourguet qui cherche à constituer un mécanisme organique117. Partisan de la dynamique leibnizienne, lecteur de Malpighi118, Bourguet repère ainsi une différence entre les corps organisés de niveau inférieur, par exemple cristallins, et les organismes, différence qui réside dans l’absence chez les premiers de principe actif interne. La force apparaît comme un ressort élastique ; la connaissance de la vie doit donc mobiliser la physique pour expliquer l’action interne du vivant :
L’usage légitime de l’étude de la Physique contribue beaucoup à rendre aisée à tout le monde l’Idée des Monades de ce célèbre Philosophe. Il appelle ainsi les Principes de Vie que nous avons nommés Principes actifs, dont les actions sont les plus simples qu’on puisse concevoir : Aussi leur vie ne consiste proprement que dans une tendance continuelle à agir, et leur action n’est pas plus accompagnée de sentiment et de perception que l’est celle d’un Arc tendu qui se débande, ou celle d’un Ressort à quoi nous les avons comparez. Elle ne produit précisément que ce qu’on appelle figure et mouvement : l’un marque leurs bornes ou la détermination reciproque de leur Action ; l’autre marque celle des changements auxquels elles tendent toûjours119.
46Le mécanisme organique rapporte les processus vitaux aux lois générales, qui s’appliquent à tous les corps organisés individuels. François Duchesneau commente ainsi :
Le développement de l’animal ou du végétal se présente essentiellement sous la forme d’une séquence de transformations dont le principe serait immanent au vivant préformé, à la fois monade et corps organique. En vertu du « mécanisme organique », les lois du mouvement – à savoir les lois fondamentales régissant les processus physiques et chimiques – opèrent sur les dispositifs intégrés des machines infinies de la nature et y produisent des effets diversifiés et particularisés, voire constamment réajustés : à ceux-ci correspondent les fonctions essentielles des vivants selon leur rang dans l’échelle des êtres120.
Conclusion
47L’histoire des sciences ouvre la possibilité d’entrer dans un autre style de pensée pour interroger le nôtre, à la fois en saisissant ses ancrages et des déplacements121. Pour comprendre la migration du schème végétatif de la nutrition vers la circulation, il faut les resituer dans leur contexte épistémique : celui de la fabrica chez Vésale et Harvey régie par un ordre de la nature tout entier analogique, où les plantes caractérisent un processus fondamental, versus celui de la mécanisation chez Malpighi, Perrault ou Leibniz, régie par les lois de la nature où les plantes comme les hommes se trouvent déterminés par les mêmes règles qui permettent d’expliquer le fait de retrouver des processus et des formes identiques dans tous les individus. Or, à travers ce changement de contexte, en fait, c’est le sens du mot vie qui change fondamentalement en incorporant le schème mécaniste et une conception physique de la force. Cependant, ce changement ne remet pas en cause une ontologie commune entre les plantes et les hommes ; au contraire, elle la renforce. La vie reste un phénomène commun ; la végétation devient le degré zéro de la force vitale. Être végétatif, être plus ou moins végétatif, se détermine selon que la vie opère de façon plus ou moins puissante, et ces opérations suivent des lois de la nature qui se déterminent de façon spécifique dans le vivant. Par conséquent, ce changement ne peut se réduire à un déplacement ponctuel ou simplement sémantique, mais révèle une transformation en profondeur de la vision de la vie qui embarque une transformation profonde des savoirs de la nature. Des philosophes comme Jonas ou Cassirer ont souligné l’importance d’un tel glissement : Jonas estime qu’il revient finalement à traiter la vie comme la matière morte et à perdre l’intuition du phénomène de la vie122 ; Cassirer voit l’objectivation de la vie comme une caractéristique de la science moderne à laquelle il oppose une autre tendance, qu’il renvoie à Goethe, lorsqu’il cherche à établir une science de l’Urphänomenon, qui est justement l’Urpflanze, forme d'une plante originaire de laquelle seraient issus tous les organismes123. Une enquête plus précise à partir de Malpighi permet de corriger ces deux interprétations en montrant comment le végétal demeure un phénomène originaire, un état de vie à l’état pur qui permet d’identifier le principe de vie non plus dans une âme végétative, mais dans une force vitale.
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Notes de bas de page
1 Galien, De fœtus formatione, éd. Kuhn, 4, 665. Vinkesteijn, 2021.
2 Mix, 2018 ; Bigotti, 2018, p. 383-406.
3 Giglioni, 1999, 2016 ; Hirai, 2011 ; Baldassari, 2020, 2023 ; Baldassarri, Blank, 2021. Je les remercie tous deux pour leurs relectures précieuses de la première version de ce chapitre.
4 Benveniste, 1966, vol. I, chap. 24.
5 Vésale, 1543, p. 282, p. 286.
6 Vons, 2018, p. 4 ; Boudon-Millot, 2015.
7 Vésale, La fabrique de Vésale, édition et traduction commentée par J. Vons et S. Velut, Bibliothèque interuniversitaire de santé, Paris, 2014-2016, http://www3.biusante.parisdescartes.fr/vesale/debut.htm, Fab. *3v. Consulté le 10 octobre 2022.
8 Vésale, livre 3, ch. 2, p. 259, p. 298 ; Carvallo, 2023.
9 Fernel, 2003, p. 362-376.
10 Aristote, De l’âme, II, 4.
11 Vinkesteijn, 2021, en particulier p. 56-61.
12 Platon, Timée 76e-77c. Schiefsky, 2014 ; Das, 2020.
13 Galien, Sur les facultés naturelles III 15, Daremberg, vol. 2, p. 318. Platon, Timée 77b-78d, 1992, p. 455-456. Galien, De substantia, Kühn, vol. 4, 765. In Platonis Timaeum commentarii fragmenta, Sur les facultés naturelles, II, 8, Daremberg, vol. 2, p. 271.
14 Galien, Sur les facultés naturelles III 13-15, Daremberg, t. 2, p. 306-320.
15 Baldassari, 2022, p. 58 ; Vinkesteijn, 2021, p. 55-72.
16 Galien, De usu partium, XVI, xiv, Daremberg, t. 2, p. 197.
17 Galien faisait peut-être circuler des images en dehors des textes pendant ses enseignements au titre de résumé visuel, De methodo medendi libri xiv, 10, 54, 1, éd. Kühn. Stavros, 2013.
18 Buccheri, 2023, p. 29-54.
19 Vinkesteijn, 2021, p. 61.
20 Baldassari, 2022, p. 76.
21 Vinkesteijn, 2021, p. 64.
22 Harvey, De generatione animalium, 1651, ex. 16. Tertia ovi inspectio, p. 52. [Je traduis].
23 Harvey, De generatione animalium, 1651, ex. 50, De generationis ordine, p. 149.
24 Harvey, 1651, p. 177.
25 Harvey, De generatione animalium, 1651, B2 n.p.
26 French, 1990, 1994, 2000 ; Huneman, 2007 ; Carvallo 2016.
27 Martin, 2002.
28 Harvey, 1651, Exercitatio 28, p. 109. [Je traduis].
29 Harvey, 1651, p. 247. [Je traduis].
30 Harvey, 1651, Exercitatio 29, p. 91 ; Exercitatio 34 p. 98 ; Exercitatio 42, p. 116, 122, 126.
31 Harvey, 1651, p. 110.
32 Harvey, 1651, Exercitatio 25, Baldassari, 2021, p. 77.
33 « ovumque, non ab utero, sed ab interno principio naturali, sibique proprio, tum generari, tum augeri censemus » Harvey, 1651, p. 26, Harvey reprend la thèse d’Aristote De la génération des animaux III 2 753b.
34 Harvey, 1651, p. 79.
35 Harvey, 1651, p. 214.
36 Giovanni Alfonso Borelli, De motu animalium, 2 vols, Liège, C. Boutesteyn et al., 1685, Dédicace. Bertoloni Meli, « The Collaboration between Anatomists and Mathematicians in the Mid-Seventeenth Century with a Study of Images as Experiments and Galileo’s Role in Steno’s Myology », Early Science and Medicine, 13, 2008, p. 665-709, p. 677-684. Ugo Baldini, « Giovanni Alfonso Borelli e la rivoluzione scientifica » Physis, 16, 1974, p. 97-128.
37 « Quod nempè principium, & causa effectiva motus animalium sit anima, nemo profectò ignorat, cum animantia per animam vivant, & durante vita motus in eis perseveret ; Extincto verò animali, id est, non ampliùs anima operante, machina animalis omninò iners, & immobilis relinquitur. » Borelli, De motu animalium, 2 vols, Liège, C. Boutesteyn et al., t. 1, cap. 1, p. 2, in Sophie Roux, « Quelles machines pour quels animaux ? Jacques Rohault, Claude Perrault, Giovanni Alfonso Borelli. L’automate. Machine, métaphore, modèle, merveille, p. 69-113, 2012.
38 Nous reprenons le sens canguilhemien : « En parlant de “concept”, nous entendons, selon l’usage, une dénomination […] et une définition, autrement dit un nom chargé d’un sens, capable de remplir une fonction de discrimination. » Georges Canguilhem, “Le concept de réflexe au xixe siècle”, in Études d’histoire et de philosophie des sciences, 1983, p. 295.
39 « …si on se place de ce point de vue formel, on voit donc que certaines connexions peuvent être choisies, c’est-à-dire qu’elles sont libres, et que d’autres sont au contraire imposées. […]. Premièrement, tous ces points de vue formels ne prêtent aucune attention, ou alors beaucoup trop peu, à la limitation de ce prétendu choix entre différentes théories scientifiques – la prétendue convention – par la culture et l’histoire. On n’était absolument pas libre au xvie siècle d’échanger le concept mythique-éthique de la syphilis contre un autre reposant sur les sciences naturelles et la pathogenèse. Il existe un lien conforme entre un style et tous les concepts d’une époque – ou beaucoup d’entre eux ; lien qui repose sur l’influence réciproque s’exerçant entre ces concepts. C’est pourquoi nous pouvons parler d’un style de pensée, qui commande le style de chaque concept. L’histoire enseigne que la définition de concepts peut donner lieu à de terribles combats. Cela prouve combien les conventions logiques également possibles étaient peu perçues comme ayant une valeur équivalente, et ce indépendamment de tout motif utilitaire. » Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique, 2005, p. 21.
40 Carvallo, L’homme parfait, 2017.
41 Vésale, 1543, p. 257-262. Galien, De usu partium IV 17 ; V 4 ; Sur les facultés naturelles I, 1, 2, 10-17 ; II 6-7, III, 1-15.
42 Cunningham, 2003, p. 221-225. Canguilhem, 1989, p. 27-35 ; Crignon, 2014, p. 167-195.
43 Mandressi, 2013. Carvallo, 2016.
44 Malpighi, Anatome plantarum, Omnia opera, 1686, p. 38.
45 …in tam obscuro et profundo Naturae penu inquirebam, Malpighi, De ovo, Omnia opera, t. 2, 1686, selon la transcription de F. Civardi, septembre 2010, non paginé, http://shinku.nichibun.ac.jp/NOMA/new/books/11/suema000000003qu.html. [Consulté le 24 octobre 2020].
46 …involuta et latentia sunt haec Naturae opificia, ibid.
47 Malpighi, De cerebro, Omnia opera, 1686, p. 3 [N.B. La pagination recommence à chaque traité.]
48 Malpighi, De cerebro, Omnia opera, 1686, p. 5.
49 Malpighi, Anatome plantarum, Omnia opera, 1686, p. 13.
50 Ibid., p. 20.
51 Perrault, 1680, t. 1, p. 261.
52 Perrault, 1680, t. 2, p. 277.
53 Harvey, 1651, Exercitatio, 28, p. 147. [je traduis].
54 Harvey, 1651, Exercitatio 28, p. 109. [Je traduis].
55 Ruby, 1986 ; Chevalley, 1995 ; Roux, 2001.
56 French, 1994.
57 Charles Webster (1965), Marjory Nicolson (1960) ou Mirko Grmek (1990) ont défendu une interprétation mcéaniste de Harvey ; les études plus précises ou récentes (Pagel 1951, 1967, 1976 ; French 1994, p. 386 ; Bono 1990, 1995 ; Byers, 2006 ; Fuchs, 2001 ; Carvallo, 2016) rétablissent l’ancrage aristotélicien de Harvey. « Car la circulation du sang n’abolit pas l’ancienne médecine, mais plutôt l’accomplit. » « Nam sanguinis circuitus veterem medicam non destruit, sed promovet magis. » (Harvey, 1660, Exercitatio anatomica I, p. 179). On trouve déjà l’expression de loi de la nature chez Harvey, mais cette loi de la nature suit la philosophie causale aristotélicienne : « selon la loi de la nature, la fin précède la réalisation des parties ou des instruments. » « ex natura lege est, ut nullae partes aut instrumenta constituantur, priusquam eorum sit aliquis usus » (Harvey, 1662, p. 225). Carvallo, 2017, p. 138.
58 Harvey, 1651, p. 147.
59 Bates, 2000.
60 Malpighi, De hepate, Opera omnia, 1686, p. 63.
61 Bertoloni Meli, 2008, p. 670-677.
62 Galien, De usu partium IV 17 ; V 4 ; Sur les facultés naturelles I, 1, 2, 10-17, II, 6-7, III, 1-15.
63 « Surtout il faudroit examiner si elles n’auroient point cela de commun avec les Animaux, qu’il y eût en elles une partie principale qui donnât l’âme et le mouvement à toutes les autres… » Perrault, Histoire de l’Académie, 1773, t. 1, p. 19). Sur le changement qu’induit cette approche expérimentale à l’Académie des sciences, Mazauric, 2007, p. 7-23.
64 [...] « cette compression et cette impulsion des matieres contenuës, est principalement remarquable dans le cœur et dans les artères, qui se compriment et se resserrent en des manieres differentes : car le cœur par la force de ces fibres, qui s’accourcissant étrécissent ses ventricules, cause une impulsion du sang laquelle trouve de la résistance dans les arteres, parce que leurs tuniques sont composées de fibres dures et fermes; mais elle ne laisse pas de la forcer en quelque façon, & cela leur cause une dilatation qui produit ensuite une constriction, parce qu’estant dures comme elles sont, elles ont le pouvoir de revenir à leur estat naturel, par la force de leur ressort; & ainsi elles compriment à leur tour et poussent le sang lorsque l’impulsion du cœur cesse, parce qu’il se dilate pour recevoir le sang qu’il doit pousser ensuite ». Perrault, 1680, t. 1, p. 164.
65 Fuchs, 2001.
66 Perrault, 1680, t. 1, p. 137.
67 Perrault, 1680, t. 1, p. 254-255.
68 Perrault, 1721, t. 1, p. 56.
69 Perrault, 1680, t. 1, p. 219.
70 Ibid., t. 1, p. 247.
71 Ibid., t. 1, p. 177.
72 « Car on a considéré que les raisons qui font que ce changement ou assimilation de la substance de l’aliment demande qu’elle soit circulée dans les animaux sont communes à tous les genres des vivans, et que bien que les Plantes prennent leur croissance d’une manière différente de celle des animaux, ainsi qu’il est expliqué dans le Traité de la Méchanique des Animaux, il ne s’ensuit pas qu’elles se doivent nourrir d’une maniere differente, du moins en ce qui regarde la nécessité de la preparation que l’aliment reçoit par le moyen de la circulation ». Perrault, 1680, t. 1, p. 176. Voir aussi Perrault, 1721, t. 1, p. 71.
73 Perrault, Histoire de l’Académie, 1733, t. 1, p. 196.
74 Malpighi, De hepate, Opera omnia, 69. Bertoloni Meli, 2013, p. 253.
75 Malpighi utilise aussi bien le terme de regula, norma ou de lex.
76 « …simplex, una et facilis videtur in conflandis viventium corporibus naturae norma… », Malpighi, De viscerum structura exercitatio anatomica, Praefatio, Opera omnia, 1686, n.p.
77 Ibid., p. 66.
78 Duchesneau, 2010, p. 28.
79 « veluti circularia involucra sese invicem amplexantur, et continent, et ab utriculorum ordinibus a peripheria versus centrum horizontaliter productis pervaduntur ». Malpighi, De viscerum structura exercitatio anatomica, Praefatio, op. cit., p. 3
80 « Interdum tamen utriculi diversis angulis pollentes continuatum canalem efformant ; quandoque ovales sacculi lenes, et lucidi, altero etiam fine impervii, quales in pulmonibus insectorum observare est, deprehenduntur, et frequenter plures vesicularum, sese invicem coangustantium, ordines eodem ligneo quasi tubo contenti spirales fistulas efficiunt ». Ibid.
81 … « ex quo fortasse deduci postest ratio motus in mimosa planta observatus. An hujusmodi spirales fistulae sint traches, pro solo aere vel saltem halitu devehendo a Natura institute, examinabo ; et an simul cum aere succum exportent, et an aerem ab imo telluris, an ab exteriori ambiente hauriant, inquiram ». Ibid., p. 4. Descartes s’intéresse aussi à cette plante sensitive, Lettre de Descartes à Mersenne, 23 août 1638, AT II 329. Sur l’importance de cette plante au dix-septième siècle, Giglioni, 2018. Cette plante continue à faire l’objet d’études scientifiques sur l’intelligence des plantes, M. Gagliano, M. Renton, M. Depczynski et S. Mancuso, 2014.
82 Malpighi, Anatome, Opera omnia, 1686, p. 7.
83 Stephen Hales, Vegetable staticks, London, 1727.
84 Bertoloni Meli, 2006, p. 187-189.
85 Ruby, 1986, en particulier p. 347-350.
86 Carvallo, 2019. Rappelons que la norma latine se traduit en français par la règle, qui désigne l’outil de l’architecte, Dieu étant lui-même conçu comme un grand architecte, opifex.
87 Ruby, 1986, en particulier p. 343.
88 Henry, 2004.
89 Lorsqu’il compare la tradition continentale cartésienne avec la philosophie des membres de la Royal Society, F. Steinle souligne le passage d’une conception a priori de la loi vers une conception empirique. Malpighi se situe dans ce deuxième moment, Steinle, 2008.
90 Friedrich Steinle, « The amalgation of a concept-Laws of nature in the new sciences », Weinert, éd., Laws of nature, p. 316-368.
91 C’est encore le cas chez Louis Bourguet, qui utilise surtout le terme de règle dans les Lettres philosophiques sur la formation des sels… 1729.
92 « Licet perpetuam natura non servet in compangendis vegetantibus normam, quaedam tamen conveniunt, vel saltem analogismo parum distare videntur ; quare in fructibus plures trunci, in herbis ipsis multiplices caules, interdum unus, vel saltem vicarius, deprehenditur ». Malpighi, Anatome, Opera omnia, 1686, p. 5.
93 Ian MacLean, Le monde et les hommes selon les médecins de la Renaissance, Paris, CNRS éditions, 2006, en ligne 2016, EAN électronique : 978-2-271-09096-6, édition consultée le 07.02. 2024. Conférences prononcées au Collège de France, en particulier le chapitre 2. Interroger la nature : la logique des médecins.
94 Malpighi, ibid., p. 5.
95 Harvey pose l’équivalence entre le circularis motus et le perpetuus motus au chapitre 14 du De motu cordis. French, 2000, p. 28.
96 « Quare pulli stamina in ovo praexistere, altioremque originem nacta esse fateri convenit, haud dispari ritu, ac in Plantarum ovis… » Malpighi, Dissertatio epistolica de formatione pulli in ovo, Omnia opera t. 2, 1686, selon la transcription de F. Civardi, septembre 2010, non paginé.
97 La respiration est un phénomène commun à tous les vivants, Malpighi, Anatome plantarum, Opera omnia, 1686, p. 15.
98 Perrault effectue le même transfert que Malpighi à partir du concept de mouvement péristaltique. Perrault, 1680, t. 1, p. 177.
99 Roux, 2001.
100 Sur le concept de fabrica, Carvallo, 2017, 2019. Ce concept apparaît clairement dans le titre de Vésale, De humani corporis fabrica, Vésale, 1543.
101 Roux, op. cit, p. 11.
102 Malpighi, De anatome plantarum, Opera omnia, 1686, p. 29. La nuance entre identité et analogie tient à la présence de l’âme chez l’homme. À la suite de Luigi Belloni, François Duchesneau nomme microstructuralisme la régression à l’infini de la machine dans la machine que suppose l’opérativité des lois partout et à toutes les échelles du vivant, Duchesneau, 2010 ; Belloni, 1975, en particulier p. 108.
103 Leibniz, Theoria motus abstracti concreti, « Summa Hypotheseos physicae novae » [2e moitié 1671], A VI, 2, p. 326-378 ; Fichant, 1993, 1998.
104 Leibniz, Lettre à Corning du 8 février 1670, A II, 1, p. 80-81. Theoria motus abstracti (dédiée à l'Académie des sciences de Paris) et la Theoria motus concreti (ou Hypothesis physica nova) (dédiée pour sa part à la Royal Society de Londres).
105 Perrault, 1721, t. 1, p. 56.
106 Andrault, 2017.
107 Leibniz, Directiones ad rem medicam pertinentes (1671) ; Nouveaux Essais, IV, xii, 10, A VI, VI, p. 453-454. Smith, 2011, p. 33-37.
108 Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances, 1695, rééd. dans Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes : 1690-1703, éd. Christiane Frémont, 1994, p. 65-90. Wilson, 1987 ; Palaia, 1990 ; de Gaudemar, 1995.
109 Leibniz, À Arnauld, oct. 1687, A II, 2, 253.
110 Leibniz, 1689-1690, Dynamica de potentia et legibus naturae corporeae, rééd. dans Mathematische Schriften, vol. VI, éd. Carl I. Gerhardt, Hildesheim/New York, Olms, 1971, p. 281-514.
111 Fichant, « De la puissance à l’action : la singularité stylistique de la Dynamique », 1998. Phemister, 2005.
112 Leibniz, Opuscules philosophiques choisis, (1694) 1978, p. 81.
113 Leibniz, Opuscules philosophiques choisis, P. Schrecker éd., Paris, Vrin, 1978, p. 102. et juste avant : « Pour ma part, si, comme je le crois, j’ai bien compris la notion d’action, j’estime qu’elle implique et justifie le principe philosophique unanimement reçu, que toute action est l’action d’un sujet individuel. Et je trouve ce principe si vrai que sa réciproque l’est aussi, c’est-à-dire que non seulement tout ce qui agit est une substance individuelle, mais aussi que toute substance individuelle agit sans interruption, et je n’en excepte même pas le corps, car on n’y remarque jamais de repos absolu. » Leibniz, 1698, ici 1978, p. 101.
114 Leibniz, 2004, p. 136-137.
115 Fichant, « L’invention métaphysique », 2004, p. 135. Smith, 2007.
116 Leibniz, De methodo botanica, Dutens II 2 164-172.
117 « …le mécanisme organique n’est autre chose que la combinaison du mouvement d’une infinité de molécules », Bourguet, 1729, p. 164-165
118 Bourguet cite notamment la Dissertatio epistolica de formatione pullu in ovo de Malpighi.
119 Bourguet, 1729, p. 167.
120 Duchesneau, 2016, p. 512.
121 Fleck, 2005, p. 211-223.
122 Jonas, 2001, p. 32, 86, 89.
123 Cassirer, 1991, p. 103-110.
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