1Comment les concepts et les opérations de l’esprit peuvent-ils s’incarner dans des gestes ou des images, comment peuvent-ils être notés et signifiés à travers des représentations graphiques ? Comment cet ancrage matériel de la pensée fait-il partie intégrante de celle-ci, de son élaboration à sa diffusion et à son partage ? Le présent ouvrage rassemble des études qui explorent cette dimension matérielle de nos activités cognitives et s’interroge sur la vocation encyclopédique de celle-ci. Il fait l’hypothèse qu’une compréhension renouvelée de la manière dont la pensée se nourrit des ressources corporelles, scripturales et graphiques qu’elle mobilise est de nature à renouveler la manière dont nous concevons des outils de représentation, de classification et de diffusion des connaissances.

2La notion d’« ancrage matériel » a été introduite il y a bientôt une vingtaine d’années dans un article d’anthropologie cognitive (« material anchor », Hutchins 2005). Elle désigne une structure matérielle qui prête sa forme à une structure conceptuelle. Un des exemples donnés par Hutchins dans son article séminal est une situation du quotidien, celle de la file d’attente, qui peut elle-même renvoyer à un cas précis, par exemple la queue dans une boulangerie. Cette situation courante est en effet le support matériel d’une intégration conceptuelle (« conceptual blend », Fauconnier et Turner 2002), entre une ligne et une flèche (« trajector »), qui permet de savoir qui fait partie de la queue et qui est le prédécesseur et le successeur de chaque participant. Points, ligne, flèche et succession temporelle constituent, dès lors qu’ils s’incarnent dans une situation concrète d’interaction telle qu’une file d’attente, une structure conceptuelle dont l’ancrage matériel peut présenter une très grande diversité de formes (nombre d’individus composant la file, âge et taille des individus, type de ligne caractérisant la file, etc.). En projetant les éléments d’une telle structure conceptuelle (point, ligne, flèche, succession temporelle) dans un espace de composition, on obtient la structure dynamique de relation d’ordre, dont la queue dans une boulangerie est un exemple d’incarnation concrète. L’esprit fait ainsi des va-et-vient entre des situations concrètes d’interaction et des modélisations abstraites et opère une schématisation de l’expérience qui permet de retenir l’essentiel de l’intelligibilité d’une situation de la vie humaine. L’étude des « ancrages matériels » permet alors d’examiner la manière dont les traits propres à des objets ou à des situations concrètes peuvent être mobilisés pour servir de support à une structure de concepts abstraits qui acquiert un caractère dynamique dans ce contexte particulier d’interaction. Les agents, grâce au décodage et à la manipulation de tels ancrages, identifient ainsi des « invariants opératoires » (Ferri 2021a). On constate dès lors que l’ancrage n’est pas un support passif, vierge de déterminations, qui pourrait recevoir indifféremment les concepts : ce sont au contraire les propriétés matérielles du support qui guident l’esprit vers le sens à saisir (Macé 1998, p. 12-13 ; p. 35).

3Le présent volume distingue et explore divers types de structures et de formes au sein de ces ancrages matériels. On pourra d’abord distinguer, comme le faisait Kant, l’image et le schème : on peut, en plaçant sur la page cinq points l’un après l’autre, produire l’image du nombre cinq ; dans le cas d’un nombre plus difficile à représenter par une image, on peut recourir à un schème, c’est-à-dire à la « représentation d’une méthode générale de l’imagination pour procurer à un concept son image » (Kant [1781] 2006, 226 = AK, IV, 101, B 180). Ainsi, le schème du « parcours illimité », à savoir l’imagination d’un mobile progressant indéfiniment dans une direction donnée, offre une image au concept d’infini. Les études rassemblées dans ce volume s’intéressent tout particulièrement à une classe spécifique de représentations graphiques que l’on appelle des « diagrammes », et qui suppose que les schèmes se prêtent à un codage graphique : ainsi la forme d’un corail peut devenir le support complexe d’un certain nombre de schèmes et de leurs relations possibles, de telle sorte que l’objet devienne l’ancrage matériel d’une représentation de plusieurs dimensions corrélées de la théorie darwinienne de l’évolution (Bredekamp 2008). Cette « modélisation diagrammatique » (Ferri 2022) accomplit la vocation des schèmes en faisant d’eux des « outils cognitifs » (Giardino 2018) : le modèle graphique devient une véritable « technologie intellectuelle » (« intellectual technology », Bell 1973), permettant la manipulation de symboles au sein d’un « espace combinatoire » (Cavaillès 1938, p. 93). L’hypothèse avancée dans ce volume est que les ancrages matériels fournissent des schèmes que les diagrammes peuvent coder graphiquement. C’est la raison pour laquelle il est possible d’avancer que les diagrammes forment le support d’une « raison » qui n’est plus seulement « graphique » (Goody 1979) ou « computationnelle » (Bachimont 2004), mais bien « visuelle » (Lelarge 2010).

4Le présent volume explore différents aspects de la schématisation de la connaissance, de l’image au diagramme. Il s’agit de contribuer à une explicitation des conditions générales d’appropriation des contenus à travers les différents supports où l’on peut les inscrire, de la simple image aux artefacts graphiques les plus complexes. Cette exploration est indissociable d’une autre interrogation portant sur les conditions de possibilité d’une expérience symbolique collectivement partageable. L’enjeu est celui de la construction d’un langage schématique de publication des connaissances matériellement ancrées, dépassant les idiomes particuliers des langues naturelles. Cet enjeu avait déjà été identifié par Leibniz il y a plus de trois cents ans, en particulier à travers le projet d’une langue caractéristique universelle (Leibniz [1666-1672] 2018, p. 22 ; p. 66-67 ; p. 70). Ce projet sera repris au début du xx^e siècle par Louis Couturat, à travers une réflexion portant sur la possibilité d’une langue internationale auxiliaire (Roux 2017). Lui succède l’entreprise de démocratisation de la connaissance orchestrée par Otto Neurath, à travers le développement du système de notation ISOTYPE (International System Of TYpographic Picture Education), conçu en collaboration avec Marie Neurath (Neurath, Kinross 2013 ; Zwer 2018). L’enjeu d’une étude des diagrammes comme formes complexes d’ancrages matériels est donc celui de la constitution d’un langage graphique de publication des connaissances et des savoir-faire grâce à des systèmes d’écriture schématiques (Simondon 2016).

5La tension qui est au cœur de l’écriture schématique est la suivante : le diagramme, qui est le produit de cette écriture, est l’indice de l’opération ou de la série des opérations qui l’ont produit. Or cet indice complexe est analogue, en tant qu’ensemble de schémas graphiques articulés, aux opérations auxquelles il se réfère. En effet, le dessin sur le sable est l’analogon statique du mouvement du crabe qui l’a produit (Batt 2004, p. 6), tout comme le diagramme à barres de l’activité d’import-export du port d’Édimbourg (Playfair 1786, planche 25) est l’analogon statique du mouvement du piston dans le cylindre de la machine à vapeur de Watt (Costigan-Eaves, Macdonald-Ross 1990, p. 324). Mais plus profondément, au-delà du diagramme en tant qu’objet sémiotique complexe composé de schémas, « diagrammatique » qualifie un régime d’écriture qui saisit une effectivité (ou un « noème » dans le vocabulaire de la phénoménologie) dont la transcription permet de conduire à un faire qui n’est pas médiatisé par le son, d’où le caractère « ortho-pratique » du régime d’écriture diagrammatique (Ferri 2021b, p. 108), qui diffère du caractère « orthographique » de l’écriture alphabétique (Stiegler 1996) et du caractère « autothétique » de l’écriture numérique calculée (Bachimont 2004, p. 103) . C’est pourquoi des documents pratiques porteurs de savoir-faire tels que des modes d’emploi (Ganier 2013), des modes opératoires (Caruso 2008) ou encore des concepts d’opérations militaires (CONOPS) ont une pertinence pour caractériser ce régime d’écriture, car ce sont des documents destinés à guider notre action individuelle et collective, c’est-à-dire à nous permettre d’exécuter « ortho-pratiquement » ce qu’on lit pour l’accomplir effectivement avec succès. Autrement dit, ce volume entend contribuer à diffuser l’hypothèse selon laquelle les diagrammes doivent être considérés comme les instruments adéquats pour élaborer une encyclopédie sociale œuvrant à la démocratisation de la connaissance.

6Dans sa contribution, Arnaud Macé propose une étude des schèmes de l’infini en Grèce ancienne en explorant plusieurs manières concrètes de construire l’infini, au moyen de trois schèmes (parcours, division et distribution), dont il cherche à montrer qu’ils offrent des ressources graduelles pour représenter les deux variétés, potentielle et actuelle, de l’infini. Elle est suivie d’une proposition de lecture du premier livre des Éléments d’Euclide par Stefan Neuwirth, selon laquelle ce premier livre ouvre à des expériences de l’infini. Il s’agit d’une étude préliminaire à une recherche sur la cognition incarnée de l’infini et de ses ancrages matériels.

7En revenant sur les aspects significatifs des théories contemporaines des preuves mathématiques, Bruno Leclercq montre dans une troisième contribution comment ces preuves en sont venues à relever de la sémiotique et de la pragmatique, et pas exclusivement de la logique formelle. Plusieurs arguments sont formulés contre les objections standards selon lesquelles les diagrammes n’auraient pas les aptitudes à présenter un ordre temporel ou à réaliser des actes de langage.

8Le compte rendu sur la machine de Babbage qu’a publié l’ingénieur militaire Luigi F. Menabrea en 1842 dans le mensuel Bibliothèque universelle de Genève contient une série de diagrammes qualifiés de « statiques » par Marie-José Durand-Richard. Ada Lovelace, qui a proposé en 1843 une traduction du français vers l’anglais de l’article de Menabrea dans son « Sketch of the Analytical Engine », a ajouté des diagrammes plus complets, qualifiés de « dynamiques » par M.-J. Durand-Richard. Ces derniers détaillent l’affichage des pièces du dispositif computationnel de Babbage tel qu’il matérialise concrètement les opérations d’un calcul effectué par une machine. Dans sa contribution, M.-J. Durand-Richard montre comment, à travers les plans de sa machine analytique, Charles Babbage a cherché à matérialiser une conception purement opératoire de l’algèbre, dont les schématisations statiques et dynamiques ont été données par Menabrea et Lovelace.

9L’arbre de la vie présenté pour la première fois au chapitre 4 de L’Origine des espèces (1859) permet grâce à une représentation géométrique épurée d’exposer les principes et les hypothèses de la théorie darwinienne de la sélection naturelle. Le diagramme de Darwin offre une manière de visualiser le processus de morphogenèse des espèces vivantes d’un point de vue macro-évolutif, c’est-à-dire à l’échelle de la Nature saisie comme un tout, grâce à une représentation graphique unitaire. Il facilite ainsi la compréhension d’une théorie scientifique complexe qu’il permet de faire fonctionner à travers un dispositif graphique que le lecteur peut manipuler dès lors qu’il en connaît les conventions interprétatives. C’est la raison pour laquelle Fabien Ferri soutient dans la cinquième contribution de ce volume que le diagramme de Darwin est un exemple de « machine sémiotique », et plus précisément de « machine graphique ».

10C’est à un bref aperçu de l’histoire du système de notation ISOTYPE et à la présentation de son fonctionnement à travers quelques analyses de cartogrammes que se consacre Nepthys Zwer, dans la sixième contribution. Dans son prolongement, Alexis Anne-Braun, en poursuivant le geste de James Elkins visant à caractériser la grande variété des images à visée informationnelle (cartes, plans, schémas, modèles, patrons, graphes), propose de parcourir les frontières de cette classe de représentations graphiques singulières que sont les diagrammes, en interrogeant d’une part leur statut iconique et d’autre part la manière dont ils véhiculent de l’information.

11Replongés dans un champ de forces qui excède les espaces graphique et sémiotique d’inscription dans lesquels ils se révèlent être à la fois des instruments d’information, des supports de modélisation et des outils cognitifs de simulation de situations d’interaction de la vie réelle, les diagrammes, comme le montre Philippe Roy dans la dernière contribution de ce volume, ont une portée éthique et politique. Ils sont inséparables de gestes dont l’analyse autorise le déploiement d’une phénoménologie du mouvement qu’il nomme « chrono-spatiologie », dont l’ancrage matériel est l’organicité du corps vivant, câblée par la neurophysiologie de sa perception.