Quatrième partie : de la naissance à la mort, interactions bourgeoises
p. 265-338
Texte intégral
1« On ne naît pas bourgeois, mais on le devient au prix d’une longue acculturation, de tout un dressage de l’esprit et du corps »1, écrit Alain Plessis dans l’Histoire de la France, Héritages. Cette quatrième et dernière partie traite des étapes de la vie vues par les bourgeois ruraux, de la naissance à la mort. Les petits enfants apprennent dès leur premier âge, en famille, les codes bourgeois. Les jeunes garçons sont le plus souvent séparés de leur famille dès sept ou huit ans pour suivre, dans un collège de la ville où ils sont pensionnaires, un apprentissage encadré par une discipline quasi-militaire. Les jeunes filles grandissent à la maison, élevées davantage par leurs mères que par leurs pères mais un passage de quelques années au couvent parfait leur éducation. L’investissement émotionnel – et financier car les études coûtent cher – des parents vis-à-vis de leurs enfants croît avec le siècle. Dans certaines familles, composées selon le modèle récurrent de deux parents et deux enfants, l’attachement familial exacerbé se transforme en terrain pathologique dont Freud exploitera, à partir de modèles bourgeois, les mécanismes. L’âge adulte conduit presque immanquablement au mariage. La bourgeoisie rurale y perçoit et calcule l’alliance de deux familles, et ce n’est qu’à la toute fin du siècle que se profile le concept de l’union de deux êtres en prenant en compte leur attirance l’un pour l’autre. Les tractations matrimoniales, entérinées par le contrat de mariage, sont détaillées dans les correspondances. Ces dernières servent aussi aux bourgeois à échanger leurs préoccupations pour leur santé propre et celle de leurs proches, leur vision de la maladie et de la mort. Le nucléo familial, s’il semble replié sur lui-même, se nourrit cependant du monde qui l’entoure. À la campagne, les bourgeois ruraux côtoient une pauvreté extrême qui en appelle à leur générosité. À Arlay, la richesse extrême est incarnée par la famille d’Arenberg, la référence. Entre les deux, les relations des bourgeois ruraux sont amples. Au village, les liens qu’ils tissent avec leurs voisins, dans et en dehors de leur groupe social, sont remarquables. Au-delà, la sociabilité, là encore souvent entretenue grâce aux courriers, est constitutive de la bourgeoisie selon des codes et des conduites bien établis. La marge entre l’amitié et la relation amicale est ténue, mais on observe une réelle conscience d’une appartenance à un territoire, ainsi qu’une vraie identité du groupe à l’égard de la socialité.
De la naissance à l’âge adulte : affection et éducation
2« Au xixe siècle, l’enfant est, plus que jamais, au centre de la famille. Il est l’objet d’un investissement de tous ordres : affectif certes, mais aussi économique, éducatif, existentiel. Héritier, l’enfant est l’avenir de la famille, son image projetée et rêvée, son mode de lutte contre le temps et la mort »2, écrit Michelle Perrot dans son chapitre « Figures et rôles ». Dans Saintes ou pouliches, L’éducation des jeunes filles au xixe siècle, Isabelle Bricard rappelle que « Louis-Philippe et Marie-Amélie donnent pendant dix-huit ans le spectacle d’un bonheur bourgeois et cossu, au milieu de leurs huit enfants » et que « le prince impérial est élevé comme un fils de riche bourgeois et non comme un intouchable dauphin privé de l’affection de ses parents par les exigences de l’étiquette. »3 Pourtant, selon Régine Pernoud, dans l’Histoire de la bourgeoisie de France, « la place de l’enfant dans la société bourgeoise a donné lieu à bien des commentaires souvent discordants. Que l’enfant opère sa rentrée dans la littérature avec les poèmes de Victor Hugo ne doit pas faire illusion : nous avons vu que Victor Hugo, comme l’ensemble des poètes romantiques, n’a été admis que très tardivement par la société bourgeoise. »4 Dans son Dictionnaire des idées reçues rédigé dans les années 1850, Flaubert écrit à l’article « enfants » : « affecter pour eux une tendresse lyrique, quand il y a du monde. »5 Feinte ou réelle, l’affection des parents pour leurs enfants est rarement exposée dans les correspondances étudiées. Tout juste donneront-ils des nouvelles de leur progéniture en quelques mots, comme lorsque César Clerc de Landresse écrit à son beau-frère à propos de ses enfants de dix et onze ans : « ma femme se porte à merveille, mes gamins aussi. »6 Les liens forts que tissent les parents avec leurs enfants existent cependant et se traduisent par un investissement émotionnel et financier qui se prolonge parfois bien au-delà de l’enfance, surtout à la fin du siècle.
La petite enfance
3L’enfant nouveau-né n’est pas un sujet qui s’écrit dans un courrier, peut-être doit-il rester un sujet privé au sein de la famille, peut-être aussi l’usage de la mise en nourrice annihile-t-il tout commentaire tant que l’enfant ne vit pas avec ses parents. À la fin du xviiie siècle, Élisabeth Badinter dans L’amour en plus, Histoire de l’amour maternel (xviie-xxe siècle), estime que « quatre ans est la durée moyenne du séjour de l’enfant chez sa nourrice. Sevrés à quinze ou dix-huit mois, les jeunes enfants ne rentrent pas pour autant dans leur famille. »7 Trois semaines après la naissance de sa fille Valérie, Bonaventure Abry d’Arcier écrit à son père : « Ma femme va bien, elle a eu de terribles suites de grossesse, sa petite se porte bien, je l’ay été voir ces jours derniers à Nance. »8 « Sa » petite, dit-il en actant que le nouveau-né, entièrement du domaine de la mère, est mis en nourrice dès la naissance à Nance, à dix kilomètres d’Arlay dans la campagne bressane. L’éloignement de l’enfant en bas-âge est intégré par la société bourgeoise. En visite à Paris, Évariste Maigrot s’étonne : « Madame Bataillard a conservé ses deux jumeaux [deux ans et quatre mois] qui sont bien intéressants et sont de l’âge de Juliette. »9 Les mentalités évoluent cependant au cours du xixe siècle. Dès 1849, Léonie d’Aubignosc écrivait de Paris à la jeune épouse Marie Berthelet : « Je veux m’occuper sérieusement de mes chers enfants, je sens qu’il faut renoncer au monde en partie au moins lorsqu’on veut bien élever ses enfants. »10 Il n’est pas certain que cette amie allaite elle-même, la nourrice à domicile demeurant le choix de nombreuses familles bourgeoises. En 1878, une autre amie de Marie Berthelet évoque un drame de famille, un petit enfant est « mort brûlé dans son petit lit par l’imprudence de sa nourrice qui avait mis une brique trop chaude et c’est quand on est retourné pour le lever comme d’habitude qu’on l’a trouvé asphyxié dans son berceau. »11 Le bébé de la fin du xixe siècle est admis en famille et les bourgeois à la campagne voient les paysans jouir tous les jours, eux qui n’ont pas de nourrices, de leur progéniture. En 1884, Élisa, femme de Joseph Berthaud, est fière de leur fille de cinq mois et la présente à Marie Berthelet : « Élisa Joseph m’a apporté voir sa fille. Ce poupon fait la joie de la maison. » Le père, dès la naissance, est « adorable de bêtise avec sa dragonne ». Dans les familles bourgeoises en revanche, on reste discret, voire muet sur les sentiments parents-enfants des premiers mois qui suivent les naissances. Les correspondances ne sont sans doute pas non plus les meilleures sources de renseignements sur une petite enfance dont les anecdotes ne se racontent guère dans les courriers. Ce n’est qu’à partir du moment où les enfants commencent à lire et à rédiger des lettres eux-mêmes que les familles les conservent et que la relation enfant-adulte et adulte-enfant s’exprime par écrit. À cinq ans, Juliette Maigrot « apprend passablement à lire »12, dit son père. Lorsqu’elle a onze ans, le grand-père Abry d’Arcier lui témoigne par écrit tout son attachement : « Ma chère enfans [sic] », lui dit-il, « si ma mémoire est souvent en défaut, mon cœur n’y sera jamais pour toy. Je t’aime de tout mon cœur, le papa Darcier. »13 Juliette, à treize ans, lui répond avec une orthographe rudimentaire : « Mon cher bon papa, […] il me tarde bien de te voir jesper que je te vairé bien tot, je suis pour la vie ta petite fille Juliette Maigrot [sic] », ou bien « Mon cher papa, […] le tems me dure un peu de toi et de mon papa Maigrot. Adieu mon cher papa jessuis pour la vie ta petite fille Juliette [sic]. »14 Les formules d’affection qui concluent les lettres mettent en relief des sentiments forts entre adultes et enfants. Qu’ils soient réels ou artificiels, ils sont attendus dans la société bourgeoise dès le début du xixe siècle et se développent ensuite. L’enfance en famille est valorisée, contrastant d’autant plus à la campagne de l’enfance paysanne, sacrifiée pour participer dès le plus jeune âge à l’exploitation agricole. L’éducation des enfants se fait avant tout en famille. Ils apprennent la civilité, le contrôle de soi, les gestes de politesse qui les accompagneront toute leur vie et constitueront leur passeport de bourgeoisie. « Le jeune fils Chavant [Albert, sept ans, fils du notaire] est venu avec sa mère, je lui ai offert tout ce que je pouvais en fait de friandises, il a fait des mines, pose, fait le discret et n’a rien voulu prendre. » Selon Edmond Goblot,
l’éducation bourgeoise et mondaine, même limitée à la simple et superficielle politesse, comporte une éducation morale. Il faut qu’elle éclaire l’enfant sur le bien et le mal, du moins sur ce qui est estimé tel dans le milieu bourgeois où il est appelé à vivre. Il faut qu’elle l’habitue à mettre cette morale en pratique, puisqu’il est impossible que la politesse se réduise à un perpétuel mensonge.15
Les enfants du village, bourgeois et paysans, se croisent, se fréquentent, lient des amitiés qui perdurent dans l’âge adulte : Vaudrit et Daille, futurs notaires, correspondent avec le fils de journaliers Alexandre Grappin ; les fils Berthelet, jeunes gens, continuent à voir leurs contemporains cultivateurs à Arlay. S’il est envisageable que les fils de bourgeois à la campagne fréquentent les bancs de l’école communale, à l’instar de Gustave Favier, neveu du notaire Jacquier, futur maire d’Arlay, qui y est écolier de 1807 à 1810, de neuf à douze ans16, les filles n’ont pas cette possibilité et ne forgent pas d’amitiés féminines au sein du village. Elles ne sont inscrites, ni dans la classe tenue par des religieuses et financée par le prince Pierre d’Arenberg depuis 1833, qui doivent selon lui y enseigner « la Sainte Religion, la lecture, l’écriture, l’arithmétique, les éléments de la grammaire française, le tricot »17, ni à l’école communale des filles dirigées par une « institutrice laïque »18 comme Herminie Daille, fille du docteur Daille.
Les garçons et les jeunes hommes exilés en pension
4Pour les garçons, autour de l’âge de dix ans, parfois avant, le monde de l’enfance s’arrête brutalement, non pas parce qu’ils doivent travailler mais parce que les parents les envoient en pension. Pour ceux qui habitent à la campagne mais aussi pour les citadins, l’arrachement est définitif, ponctué seulement de maigres vacances. Dans La fabrique des garçons, Anne-Marie Sohn rappelle qu’au collège, jusqu’aux années 1870, plus de la moitié des élèves sont internes19. Les mères qui ne profitent de leurs fils que depuis qu’ils ont quitté leur nourrice, redoutent cette séparation. Henry Vannier quitte la maison d’Arlay à l’âge de dix ans, et même le prince d’Arenberg compatit à cette situation : « J’espère que Madame Vannier est rassurée par les succès de Henry sur le pénible de la séparation. Ma position me rend sympathique à ses regrets qui pour le moment doivent être ensevelis dans le silence. »20 Lui-même attend que ses jumeaux aient douze ans : « Veuillez dire au curé d’Arlay que je me sépare de mes garçons, je les mets dans un collège de ce pays-ci [Belgique] qui est tenu par les confrères de ceux qui tenaient le collège de l’Arc à Dole. C’est pour moi un grand chagrin car je perds la joie de ma maison. Je le juge cependant nécessaire pour leur bien. »21 Les courriers sont unanimes : Léonie d’Aubignosc décrit son fils Gaston » un bel enfant de neuf ans et demi qui a beaucoup de vivacité, de turbulence, mais un cœur parfait, je n’ai plus malheureusement qu’un an à l’avoir, après le collège me l’enlève. »22 Maurice Crubellier dans L’enfance et la jeunesse dans la société française 1800-1950, évoque une cassure23. Tous les fils des familles bourgeoises d’Arlay partent au collège. Amédée Vannier suit les traces de son frère aîné, et est envoyé dès l’âge de huit ans, en huitième, en pension au collège de Poligny. Il y reste plus de dix ans jusqu’à son baccalauréat ès lettres le 4 septembre 182424. « Cet établissement est vaste, commode et bien aéré. Il y a de grandes cours et de belles salles de récréations pour le mauvais temps. Il possède 135 lits garnis et une bibliothèque d’environ 1 500 volumes. […] Le prix de la pension est de 400 francs pour les élèves âgés de plus de quatorze ans, et de 350 francs pour ceux qui n’ont pas encore atteint cet âge. »25 L’investissement des parents est important. Pour reprendre la formule de Bonnie Smith dans Les bourgeoises du Nord 1850-1914, « les enfants sont chers à leurs mères et leur coûtent cher »26. Le bourgeois, écrit Edmond Goblot dans La barrière et le niveau « a besoin d’une instruction qui demeure inaccessible au peuple, qui lui soit fermée, qui soit la barrière. »27 L’auteur voit l’apprentissage du latin comme un verrou social : « la principale différence entre un bourgeois et un homme du peuple fut longtemps que le bourgeois savait le latin. »28 Au-delà des longues heures d’étude subies dans un univers carcéral régi militairement, dès l’adolescence les fils de famille se lient à un réseau qui pourra leur servir socialement et professionnellement à l’âge adulte. Ainsi le notaire Dalivoy, à Louhans, s’adresse-t-il à Antoine Vannier par « mon cher et vieux camarade »29 et termine-t-il par « mes compliments à votre frère »30 : ils étaient tous trois pensionnaires au collège de Poligny dans les années 1815. « Au xixe siècle, rappelle Anne-Marie Sohn, la transmutation de l’enfant en homme se fait pour l’essentiel dans l’entre-soi, en premier lieu entre pairs. »31 Jules Vaudrit fréquente également le collège de Poligny en 1838, et le collège de l’Arc à Dole entre quinze et dix-sept ans32. Il est fréquent de changer de collège. Louis de Lauzière, neveu de Marie Berthelet, est scolarisé à Belley, dans l’Ain près de chez ses parents. Il passe au collège de Ferney, mais en 1883 « le collège où est Louis va fermer, les prêtres qui le tiennent ne font pas leurs affaires, il est probable qu’il ira à Dole », écrit sa tante. « Ferney étant fermé, on a remis Louis à Belley, il était peu content d’être remis en cage », il y est « très mal nourri ». Hyppolite Colin, neveu d’Antoine et d’Amédée Vannier, est en pension au petit séminaire de Vaux-les-Poligny, où il meurt brutalement à seize ans le 27 juillet 1851. Charles Loiseau dit du même pensionnat : « Il est temps que cela finisse, je commence à trouver la vie de pension ennuyeuse. »33 Il a été collégien à Lons-le-Saunier, deux ans au collège de l’Arc à Dole, finit sa scolarité au petit séminaire de Vaux-les-Poligny et passe le baccalauréat-es-lettres à Besançon le 18 juillet 187934. Le collège, passage obligé des jeunes bourgeois au xixe siècle, est un casse-tête pour les parents d’élèves médiocres ou peu appliqués. La rébellion est condamnée : « Pierre de Savy [onze ans] ne veut rien faire du tout, c’est un fieffé polisson. »35 Henry de Chassey, dix-neuf ans, est mis au collège à Besançon : « il est paresseux comme trois chenilles et se rebiffe contre les professeurs. »36 Gaston Depierres, dont les parents résident à Menetou dans le Cher, suit aussi son collège à Besançon en 1883, il « se décide à travailler, il n’est que temps », mais repasse à Dole début 1885 : « Gaston est remis en cage chez les frères de Dijon le 4 janvier. » À la fin du siècle, l’obtention ou non du diplôme du baccalauréat pour les jeunes hommes occupe les conversations : « le fils de la Tante Julie passe son bachot, tout le monde pense à l’avenir et cherche sa place. »37 Quand Henry de Chassey le rate, Marie Berthelet conclut : « Pour ses affaires, c’est comme pour le bachot, il faut la chance. » Mère de deux fils peu brillants dans leur scolarité, elle se rebelle contre la toute-puissance des études : « Quand je vois comment on gâte à présent les joies de l’enfance par des études forcées, je suis indignée. Si seulement ces tortures avaient de bons résultats », dit-elle à propos du jeune Louis Passier qui n’a que neuf ans, futur médecin. Elle aimerait plus d’indulgence pour les garçons : « Le voyage du prince est repoussé, son fils unique est fatigué, on le bourre de latin, d’allemand, d’anglais, on le fait mourir avec ce régime », dit-elle à propos de Pierre d’Arenberg, treize ans, fils du prince Auguste. Ses fils Charles et Paul Berthelet, dans les années 1860 et 1870, ont échappé à l’encasernement du collège grâce à l’embauche d’un précepteur à domicile. Pour Alain, « l’usage d’engager un précepteur pour les garçons dans le cadre de la famille ne se maintient guère que dans la noblesse ou dans des milieux singeant la noblesse »38, rappelant à quel point une certaine bourgeoisie rurale comme la famille Berthelet reste imprégnée de valeurs nobiliaires devenues désuètes dans la seconde partie du xixe siècle. Le notaire Benjamin Mahon est le successeur d’Emmanuel Jacquier à Lons-le-Saunier à partir de 1860. Il a un frère à Soulaines, dans l’Aube, tailleur d’habits, marié en 1853 : Paul Félix Mahon. Ce dernier se présente dans le Jura en 1860 lors du mariage de son frère comme négociant, puis comme abbé et devient le précepteur de Charles Berthelet. Les études de Charles terminées, l’abbé Mahon quitte les Berthelet pour travailler à Paris et éduquer le jeune Raymond de Dalmas, fils d’un député, sous-chef de cabinet de Napoléon III, puis revient dans le Jura et loue la maison des Berthelet à Saint-Didier. Il est remplacé pendant ce temps à Arlay par Julien Feuvrier avant que ce dernier ne débute sa carrière au collège de l’Arc à Dole et n’y entraîne Paul Berthelet comme pensionnaire qui n’en garde pas un bon souvenir : « Je comprends très bien », lui dit sa mère, » que tu désires te retrouver libre dans cette ville de Dole où tu as été si serré. » Les deux garçons n’ont pas été confrontés aux autres, n’ont acquis que dans un cadre familial « cette éducation qui donne aux enfants bourgeois les caractères de leur classe »39, cette mémoire corporelle et cette posture dans le monde social que Bourdieu nomme l’hexis. « L’hexis corporelle est la mythologie politique réalisée, incorporée, devenue disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher, et, par-là, de sentir et de penser. »40 Ils n’ont pas ou peu connu la « violence pédagogique ou la pédagogie violente […] considérées comme salvatrices, car envisagées comme un apprentissage du respect de l’ordre social institué »41, selon Jean-Claude Caron dans À l’école de la violence. Peut-être la personnalité de Charles Berthelet a-t-elle été moins étouffée que dans un collège pour qu’il ose envisager un apprentissage professionnel de chant lyrique – sous couvert d’études de droit.
5Après les études secondaires viennent les études universitaires, toujours réservées aux jeunes hommes. « L’instruction intellectuelle du jeune bourgeois, secondaire et supérieure, dure plus longtemps. Cela suffirait pour constituer deux classes »42, note Edmond Goblot. Pour les parents du vignoble jurassien qui n’ont revu leurs fils qu’occasionnellement entre leurs dix et leurs dix-huit ans, cela signifie un départ pour Paris – Amédée Vannier, Henry Vannier, Charles Berthelet, Henry de Chassey, Charles Loiseau, ou pour Strasbourg, Jules Vaudrit –, un « énorme sacrifice » financier, selon les mots de Marie Berthelet. Alain Plessis reprend la formule de Philippe Ariès : « La famille bourgeoise tente de calculer sa postérité en fonction de son budget et de son ambition. »43 Dans toutes les familles de la bourgeoisie rurale du corpus de correspondances étudiées, Abry d’Arcier/Maigrot/Regaud/Berthelet, Vannier, Vaudrit, Loiseau, les parents limitent leur progéniture à trois enfants et le plus souvent à deux enfants voire à une fille unique dans le cas Abry d’Arcier/Maigrot/Regaud. Seuls les cousins des Regaud/Berthelet, Auguste et Philomène Buretel de Chassey, ont huit enfants de 1862 à 1879. Marie Berthelet désapprouve la naissance d’un neuvième : « Le bruit court à Arlay que ta tante Philo attend encore un poupon. J’espère que ce n’est pas vrai, la pauvre femme en mourrait. »44 Préoccupés de l’avenir de leurs enfants comme de la transmission de leurs biens, les parents bourgeois limitent volontiers leur descendance.
Les petites et jeunes filles, éduquées par leurs mères et partiellement par les religieuses
6La jeune bourgeoise apprend à la maison, et parfait ensuite au couvent l’éducation que lui a donnée sa mère. À treize ans, devant l’orthographe et la graphie désastreuses de Juliette Maigrot, sa grand-mère à Poligny qui a pris la place de la mère défunte et s’occupe de l’élève lui procure un maître d’écriture, du Tronchet, « qui a fait ses classes dans la même pension de Besançon et en même temps que [le] curé [d’Arlay] Voisard. »45 Léonie d’Aubignosc, en 1849, est catégorique : « Quant à ma fille Blanche, c’est différent [du fils Gaston à peine plus âgé], elle ne me quittera jamais. À neuf ans, c’est une jolie et douce enfant qui a la distinction de son père. »46 À treize ans, Marie Berthelet est encore éduquée par sa mère : « Comme elle doit approcher la perfection, dirigée, dans son éducation, par une mère aussi éminemment distinguée ! »47, s’exclame le général Bachelu. Les filles restent plus longtemps que les garçons au sein du foyer familial, même si, selon Maurice Crubellier, « les jeunes filles de bonnes familles, celles du moins qui ont laissé des mémoires, semblent avoir au moins fait un stage au couvent. »48 Marie Berthelet, en visite à Lons-le-Saunier, retourne à l’église des Cordeliers : « Là j’ai retrouvé la place que j’occupais quand j’étais en pension, la place de ma tante Dornier. » Dans l’église de Poligny, elle « retrouve bien des souvenirs d’enfance », ce qui indique qu’elle a été pensionnaire, à partir de quatorze ans, dans des établissements différents des deux bourgades. Peut-être à Lons-le-Saunier est-elle inscrite dans une des deux « maisons d’éducation pour les jeunes demoiselles, l’une dirigée par Mlle Poux, l’autre par Mlle Bourcier. À l’enseignement de la lecture, de l’écriture, du calcul, de l’orthographe, de la géographie, de l’histoire et de la mythologie, s’ajoutent des leçons de dessin, de musique et de danse, et tous les soins nécessaires à une bonne éducation. »49 Le couvent des sœurs de Marie d’Agen réputé pour son enseignement n’ouvre qu’en 1853 ; il se transforme en couvent des Filles de Marie Immaculée. La jeune Alice Vannier, fille d’Adèle et du docteur Amédée Vannier y sera pensionnaire de dix à dix-neuf ans. Alors que dans la première moitié du xixe siècle, l’éducation des filles se faisait principalement auprès de leur mère avec un court passage en pension pour la compléter, il est admis, en 1870, de confier sa fille à des religieuses dès ses dix ans50. Bonne éducation et formation chrétienne forment les deux piliers de l’enseignement : la jeune Alice Vannier relate sur plusieurs pages les « belles cérémonies » du couvent, « la première communion présidée par monseigneur Marpot puis ensuite la confirmation, […] une profession de religieuse. Sa Grandeur a adressé quelques mots à la professe, il paraît qu’il a déployé toute son éloquence dans ce peu de mots. Je n’ai pas entendu grand-chose car le son de sa voix allait au chœur des religieuses, mais ce que j’ai pu entendre m’a fait présumer de la sublimité de son sermon. » Les activités autres que religieuses se résument en trois lignes : « Nous faisons nos récapitulations, déjà passé deux parties pour le concours et fait deux compositions écrites. Cette année, j’apprends les raccommodages, j’en ai déjà fait quelques-uns. »51. Marie-Françoise Lévy, dans De mères en filles, L’éducation des Françaises 1850-1880, rappelle « le peu de goût qu’inspire à la société bourgeoise une instruction poussée destinée aux femmes. »52 Marie Berthelet regrette que ses parents n’aient pas plus investi dans son éducation : « Toute ma vie j’ai désiré avoir des leçons de musique, d’harmonie, j’enviais les jeunes filles qui avaient des maîtres. » Les jeunes filles apprennent les langues étrangères. Clémentine Loiseau « écrit et lit l’anglais et l’allemand. »53 Sa sœur religieuse Louise était « très instruite, elle comprenait le latin, écrivait l’anglais et parlait fort bien le français, elle avait lu beaucoup l’histoire et aurait pu l’écrire. »54 La transition entre le cocon familial et les années de couvent – l’université n’étant pas une option pour les jeunes femmes – est tout aussi brutale que le départ en pension des garçons. Alors que dans les années 1880 Marie Berthelet fait presque chaque mois l’aller-retour d’Arlay à Lons-le-Saunier dans la journée pour y faire une course, Alice Vannier éduquée chez les religieuses ne rentre jamais de Lons-le-Saunier à Arlay pour aller voir sa famille lors d’un jour de congé. « Monseigneur nous a donné un jour de congé, beaucoup de ces demoiselles sont allées le prendre chez elles […] j’aurais bien préféré être auprès de vous »55. Les pensionnaires habitant à la campagne ne retournent chez elles qu’au nouvel an, à Pâques et aux vacances d’été – a fortiori si le couvent est à Lyon, au Sacré-Cœur comme c’est le cas pour Marie Vannier, la sœur aînée d’Alice dans les années 1860, ou au couvent des Ursulines pour Marie de Robernier, future épouse Loiseau, dans les années 1850 –. Alice Vannier quitte définitivement le couvent à dix-neuf ans en 1884, « le cinq du mois d’août, nous pourrons sortir dès sept heures du matin car la distribution [des prix] se fera le quatre. Comme je me réjouis, ma chère Maman, d’aller auprès de vous, je compte les jours, les heures qui me séparent de cet heureux moment, et si ce n’était la peine de quitter mes bonnes maîtresses, ma joie serait aussi complète qu’elle peut l’être en ce monde. Cependant je me console par la pensée que je pourrai retourner souvent au pensionnat. »56 La jeune fille reprend sa vie en famille jusqu’à son mariage.
L’enfance bourgeoise prolongée
7Dans la société paysanne, la « sortie de l’enfance [des garçons] – Philippe Ariès l’avait bien noté – est sans doute plus précoce tant leur émancipation du groupe des femmes est constitutive de leur identité. À côté des filles vite bridées, tôt pliées à une stricte « contenance », les garçons ne sont que mouvement »57, écrit Daniel Fabre dans « Une culture paysanne ». Si les bourgeois ruraux tendent à nier l’enfance de la classe paysanne vouée au travail, ils mettent tout en œuvre, tout en déléguant l’éducation de leurs fils et souvent de leurs filles aux collèges et couvents spécialisés, pour allonger l’état de l’enfance de leur propre progéniture jusqu’à leur majorité légale, parfois au-delà. Un personnage de Pot-Bouille, de Zola, vante l’éducation de sa fille arrivée à l’âge adulte : « C’était une enfance prolongée… – Vous me croirez si vous voulez, monsieur, dit M. Vuillaume, mais ma fille n’avait pas encore lu un seul roman, à dix-huit ans passés… »58 En vue de leur mariage, la claustration virginale est requise pour les jeunes filles bourgeoises rentrées du couvent à la maison. Alors que leurs fils sont passés du collège à l’université et parfois déjà entrés dans le monde du travail, les mères de la fin du xixe siècle tentent de les maintenir dans un état de dépendance affective. À vingt-quatre ans, Charles Loiseau reçoit à Paris de sa mère une lettre lui reprochant de ne pas passer toutes ses vacances avec elle : « Encore une fois, tu es ton maître. […] Il y aurait un brin de convenance, un sentiment de devoir à me rester un peu quand même. Que de fois je l’ai dit avec la presque humilité d’une pauvre mère que tu étais ma seule joie, mon seul courage. […] Moi je t’ai donné toute ma vie de jeune femme, de jeune mère… […] Amuse toi bien quand même, mais il me paraît impossible qu’avec ta nature logique, tu ne te dises pas au fond : ma mère a raison. Moi je me dis que le vase déborde d’amertume. »59 Ce n’est qu’à son anniversaire de vingt-cinq ans que sa mère reconnaît : « Et maintenant te voilà un homme et moi presque vieille »60, elle a quarante-sept ans. Marie Berthelet pousse la limite homme-enfant et homme mûr à trente ans : « Tout va bien jusqu’à la trentaine, mais à cette époque les idées des hommes se détraquent. » Lorsque son fils Charles revient de plusieurs années d’études à Paris, il a trente et un ans. Sa mère entend diriger ses fréquentations :
Gorin propose une partie de pêche à Baume, il ne m’est pas prouvé que les camarades de Gorin seront de bonne compagnie, je tiens à ce que ton frère commence dans ce pays sa réputation de garçon sérieux, quand ce ne serait que vis-à-vis de ta grand-mère. J’aime mieux si Charles veut sortir qu’il aille à la chasse chez Félix Guérillot.
S’il part de la maison pour deux jours, Marie Berthelet écrit : « j’ai eu à faire la valise de Charles ». Elle avoue elle-même que « c’est un enfant gâté, c’est un mauvais service que je lui ai rendu. » Marie Berthelet materne tout autant son fils cadet Paul, vingt-quatre ans, militaire en garnison depuis plusieurs années : « On va laver tes chaussettes [après une permission à Arlay], aussitôt qu’elles seront prêtes, on te les enverra sans attendre tes mouchoirs, la grosse lettre est longue à broder. Je te les enverrai avec tes gants. » Le rôle central de la mère éducatrice et protectrice, dans la bourgeoisie rurale, se prolonge bien au-delà de l’enfance. Hasard des correspondances étudiées ou réalité, le père, faisant pourtant « figure de guide et de maître »61 selon Yvonne Knibiehler et Catherine Fouquet dans leur Histoire des mères du Moyen-Age à nos jours, est peu mis en exergue. Quelle est sa relation avec son fils ou sa fille enfants, adolescents et jeunes adultes ? Les lettres ne permettent pas d’y répondre.
8L’éducation est primordiale dans la culture bourgeoise. L’apprentissage des comportements et des manières d’être « font l’homme et la femme bien élevés » selon Alain Plessis : « autant de signaux culturels permettant aux bourgeois de se distinguer, de montrer leur cohésion et d’affirmer la légitimité de leur supériorité. »62 Les parents veillent à ce que leurs enfants reproduisent les schèmes qui les intègrent à leur groupe social, en inculquant eux-mêmes ces principes dans l’enfance et en les confiant à des établissements onéreux et spécialisés à partir de dix ans. L’enfance, valorisée au xixe siècle, n’est vécue en famille qu’un très court laps de temps, pendant sept ou huit ans, entre les âges de trois-quatre et de dix-douze ans. L’absence, due à des études secondaires suivies loin de chez soi lorsqu’on habite à la campagne, sublime la relation parents-enfants en devoir sacrificiel. La dette du jeune adulte envers ses parents n’en sera que plus intense, fondée autant sur l’affection que sur les convenances et la morale comme l’exprime Marie de Beaufort, et s’organisera autour d’une dépendance affective soigneusement entretenue qui se poursuivra à l’âge adulte.
Le mariage, pas le couple
9« De la haute à la petite bourgeoisie, d’un niveau de revenu à l’autre, d’un pays à l’autre, comme d’une époque à l’autre, les bourgeoisies sont multiples », écrit Martine Segalen dans son chapitre » L’Occident : industrialisation et urbanisation ». « Toutes cependant partagent une idéologie qui les unifie au-delà de leurs distinctions matérielles, en mettant au centre de leurs valeurs un modèle familial qui joue un rôle social considérable au cours du xixe siècle, qu’il s’agisse du groupe domestique ou du réseau de parenté. Au cœur du dispositif bourgeois, une famille se définit comme le lieu de l’ordre, porteuse d’un modèle normatif puissant où tout écart est considéré comme une dangereuse déviance sociale. »63 Le mariage se confond avec et dans la famille. Caroline Muller analyse les journaux de jeunes filles de la seconde partie du xixe siècle qui « donnent le point de vue des jeunes filles qui ne participent pas au processus de recherche et de négociations qui précède les unions. Il est alors possible de découvrir la manière dont elles vivent ce moment, là où nous étions habitués à analyser le mariage par le biais de regards extérieurs : celui du romancier, du moraliste ou du législateur. »64 Les courriers étudiés croisent, tout comme les journaux intimes, l’appréciation des jeunes gens et de leurs parents sur le mariage, avant, pendant et après leur union. Le « cœur », évoqué par la grande bourgeoisie parisienne dès la seconde moitié du xixe siècle, mettra quelque temps encore à battre dans le vignoble du Jura.
Un mariage obligatoire, et dans son groupe
10L’endogamie est la norme du mariage bourgeois à la campagne. « En phase d’accumulation, les interdits sexuels tels qu’ont pu les analyser les anthropologues dans les sociétés primitives ont pour objectif de favoriser, à travers les mariages hors du groupe, les échanges économiques et d’élargir ainsi les bases de l’espace de développement. Lorsque l’accumulation est réalisée, il suffit de la maintenir, et alors l’endogamie est tout indiquée »65, écrivent Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans leur Sociologie de la bourgeoisie. Au village, l’endogamie concerne toutes les strates sociales, comme l’ont montré les travaux d’Alain Pauquet dans le Berry au xixe siècle66. « Homogamie, voire endogamie sont dans tous les milieux, régionaux et sociaux, des tendances affirmées, qui expliquent aussi les formes de sociabilité : on épouse son semblable parce qu’on le rencontre » 67, écrit Michelle Perrot dans « Figures et rôles ». Mais si le vigneron paysan a l’occasion de rencontrer et de fréquenter son futur partenaire de visu, il n’en est pas de même du bourgeois rural. S’il veut se marier dans son groupe, avec un conjoint possédant une éducation, une culture et un patrimoine équivalents, seules deux ou trois familles pourraient convenir dans son village, une vingtaine seulement dans son environnement proche : elles n’ont pas nécessairement d’enfants à marier à l’époque voulue. Le mariage bourgeois rural, s’il affiche une proximité en matière de milieu social, induit le plus souvent, chez les mariés une origine géographique éloignée. La distance augmente d’ailleurs avec les progrès du déplacement au xixe siècle. Dans la famille Abry d’Arcier à Arlay, sur quatre générations, Évariste Maigrot en 1801 est originaire de Poligny à 25 kilomètres d’Arlay, Amédée Regaud en 1826 de Lons-le-Saunier à 11 kilomètres, Candide Berthelet en 1849 de Gigny à 45 kilomètres, Isabelle de Lauzière en 1883 de Champagne-en-Valromey dans l’Ain à 120 kilomètres. Aucun courrier ne fait état de ce déracinement familial, paroissial, social, cet arrachement au confort affectif construit dans l’enfance : les futurs mariés l’ont déjà expérimenté lors de leurs études secondaires, vivent leurs amitiés nouées en pension par le truchement de la correspondance, et sont programmés pour se marier en dehors de leur territoire d’origine. À chaque union, le nouvel élément vient d’ailleurs. Il insuffle un mouvement et une maîtrise de la bilocalité au sein d’une immobilité sociale totale.
11Le mariage dans la bourgeoisie rurale au xixe siècle n’est pas une option. « Je vous avouerai que je ne connais pas d’autre avenir pour une jeune fille que celui du mariage »68, écrit le prince Pierre d’Arenberg à l’annonce du mariage de la fille de son régisseur en 1863. Après que son fils Charles se fut marié comme l’imposait sa situation, sa mère s’exclame : « Il était autant fait pour être marié que moi pour être acrobate ! »69 Autant le célibat incarnait une norme respectée au xviiie siècle et au début du xixe siècle dans des familles nombreuses soucieuses de ne pas éparpiller leur patrimoine, autant il est de plus en plus mal considéré tout au long du siècle. À la génération précédente des frères Vannier régisseur et médecin, sur huit enfants, un seul se marie en 1798, les autres décèdent jeunes ou sont restés célibataires. Les préjugés s’accumulent tout au long du xixe siècle sur les célibataires. « La virginité ou continence perpétuelle ne conserve pas chez la femme, comme beaucoup paraissent le croire, la fraîcheur, la santé, en un mot, les divers attraits du corps. […] La femme mariée, au contraire, paraît revivre, après la conception surtout »70, écrit Emmanuel Clément dans son Guide des gens mariés daté de 1873. « C’est dans ce contexte, ajoute Jean-Claude Bologne, que se multiplient, dans les grandes villes du xixe siècle, des organismes de rencontres qui tentent de prendre le relais des marieurs de village : petites annonces de journaux, messes de Sainte-Catherine, agences matrimoniales, goûters matrimoniaux. »71 La vocation religieuse est la seule échappatoire, rester « vieille fille », échapper à l’ordre social fondé sur la famille est de plus en plus mal perçu. La littérature s’empare de la figure de la femme adulte seule, dans sa physionomie, sa physiologie, son caractère, et ne propose aux lecteurs qu’une représentation discriminante, relayée par Marie Berthelet qui dit de sa voisine Jeanne Latapie, seule à trente-cinq ans : « elle est archifolle, le célibat ne lui convient pas du tout. » Le célibat des hommes est surtout condamné sous le rapport de la moralité. En 1845, au moment du mariage d’Amédée Vannier qui est resté célibataire jusqu’à l’âge de quarante ans, le prince Pierre d’Arenberg souligne : « Il lui était impossible comme médecin de ne pas s’établir. »72 Six ans auparavant, le célibat d’Amédée Vannier faisait déjà couler de l’encre : « N’oublie pas de ma part le docteur [trente-quatre ans] soupirant pour les onze mille vierges et reculant devant toutes »73, écrivait César Clerc de Landresse à son beau-frère Antoine Vannier. Le régisseur Henry Vannier, âgé de vingt-six ans, subit la pression de son employeur pour se marier. Le prince Pierre d’Arenberg écrit à son père : « Tâchez que Henry trouve une femme qui vous convienne, […] elle existe, je n’en doute pas. »74. À trente-quatre ans, le célibataire convaincu prend prétexte du conflit franco-prussien pour répondre : « Ma mère pas plus que moi n’avons pensé à faire une noce dans des moments aussi critiques, et où les existences peuvent être changées d’un jour à l’autre. C’est un projet dont l’exécution est ajournée jusqu’au moment où le calme sera rétabli. »75 Au lendemain de la mort de la mère d’Henry Vannier, le prince l’accable : « je vous plains, car tout en ayant été un bon fils reconnaissant, vous ne lui avez pas donné la consolation qu’elle a demandé à Dieu, c’était de vous voir marié, et bien établi en famille. »76 Le mariage ne se réduit pas à affaire privée : les père et mère sont, de l’avis du prince d’Arenberg comme de celui du jeune homme, nécessairement impliqués. Le mariage assoit une position professionnelle. Le célibat masculin jusqu’à trente ans est parfaitement accepté : « Il fait si bon n’être pas marié, n’être pas ruiné et patriarche », écrit Charles Berthelet à sa mère, à vingt-sept ans. « Il est si agréable de pouvoir se dire : je puis me permettre tel petit voyage, j’ai deux louis dans ma poche, je peux les dépenser à ma guise sans avoir le remords de conscience d’en priver mon ménage. »77 L’épargne et le plaisir mesurés comptent parmi les valeurs fondamentales de la bourgeoisie, c’est pourquoi le voyage et la dépense du célibataire seront rapidement désapprouvés. Charles Berthelet l’a si bien intégré qu’il évoque déjà sa culpabilité.
12La lettre formant le seul support de communication à distance, cette étape essentielle de la vie d’un adulte qu’est le mariage est largement annoncée et commentée, que ce soit un mariage à venir ou passé et dans toutes les strates de la société. Six ans avant les noces, le futur mariage d’une fille Ménans avec le baron Henri Picot d’Aligny, laquelle apportera en dot en 1872 le château de Monnet, est déjà pronostiqué : « Plusieurs personnes parlent du mariage du fils de Mr d’Aligny avec une demoiselle Ménans, la fille de celui qui a fait l’acquisition du château de Monnet. »78 Dans les années 1880, Marie Berthelet ne manque pas d’avertir son fils Paul des projets de mariages, au village et dans ses environs, des jeunes gens de sa génération qu’il a connus enfant : « Crochet courtise pour de bons motifs la grande chèvre à François Poilevey, il a un drôle de goût ! » Elle stigmatise à chaque occasion les grandes dépenses des villageois à l’occasion des mariages, disproportionnées selon elle en rapport à leur condition. Elle brocarde « le luxe de la toilette des Rameaux pour la noce de la [sic] Sophie » et le « dîner de 80 couverts. Quelle dépense, quelle sotte chose que la vanité ! » Après avoir comparé le mariage Fauterel/Latapie au fumier, elle le chiffre, « le mariage coûte 160 francs », et énumère les agapes incongrues dans un milieu populaire du grand déjeuner de noces : « du pâté, du gibier, du poisson, de la volaille, une pièce montée, et vingt-quatre bouteilles de vin, puis il y a eu bal chez Noir. » En 1838, Richard Pyot dans sa Statistique générale du Jura écrivait : « Au retour de l’église, chacun vient prendre place au festin, repas splendide, où sont servis aujourd’hui, même chez les cultivateurs les moins aisés, des mets variés et délicats. Après le repas, les jeux pour les vieux et la danse pour la jeunesse, jusqu’au lendemain sans interruption. Il est à remarquer que la cérémonie du mariage chez les gens riches et bien élevés, se passe avec moins d’apparat. »79 Le menu de triade carnée de la noce paysanne s’apparente en tous points aux menus bourgeois, y compris le gibier dont le bourgeois se considère le propriétaire légitime. Les catégories sociales inférieures empruntent aux classes supérieures dont elles menacent le privilège et l’exclusivité. Maurice Agulhon dans « La vie du corps », note pourtant une évolution : à partir de la deuxième moitié du siècle « le caractère de saturnale des noces de village s’atténuera lentement, tandis que, en sens inverse, la pauvreté des menus quotidiens fera place à une nourriture plus diversifiée. »80
Entremetteuses et exigences matrimoniales surtout financières
13La rencontre entre deux jeunes gens de la bourgeoisie est bien entendu envisageable à la campagne dans un rayon de moins de 20 kilomètres. Comme l’écrit un ami lédonien à Évariste Maigrot, lequel courtise la fille de Bonaventure Abry d’Arcier : « je suis bien en peine de savoir comment tournera ton projet de mariage. Je ne suis pas sans inquiétude d’après les nouveaux obstacles que vient d’élever le beau-père, mais si tu peux avoir dans ta manche la fille, tu pourras en venir à bout. Tu as des rivaux, il y a plusieurs concurrents. Dresse tes batteries en conséquence, tu devrais faire quelques voyages de plus à Arlay, les absents ont toujours tort. »81 Certains lieux de villégiature sont favorables aux rencontres, par exemple les eaux thermales. Zoë de Lauzière envoie au printemps 1883 sa fille Isabelle « à Uriage [thermes en Isère] pour ses migraines et la chasse au mari. »
14Mais quand les futurs époux vivent à des dizaines de kilomètres les uns des autres, sans se connaître, l’intermédiaire demeure essentiel dans le mariage bourgeois et les courriers un excellent support de mise en relation. Clémentine Loiseau, rare célibataire du groupe de bourgeois ruraux du vignoble du Jura, s’est construit, en partie grâce à son implication dans la loterie qu’elle supervise, un carnet d’adresses réputé des familles fréquentables bien au-delà de la Franche-Comté. Isabelle de Calonne, née de Savy à l’Étoile, ancienne amie de Marie Berthelet, cherche à marier son fils et lui demande de vérifier certaines informations sur une possible prétendante : « Je vais à la Sauge, écrit cette dernière, il faut que je prenne des informations auprès de Clémentine pour un mariage pour René de Calonne. » Quand il s’agit d’arranger un mariage complexe, celui de « cette pauvre Marguerite [Buretel de Chassey, vingt-trois ans], si froide avec le caractère de sa mère », elle compte sur la marieuse et amie : « Je vais mettre Clémentine Loiseau en campagne, elle a bien marié Mlle de Broissia avec un malheureux ! »82 Avant de franchir le pas du mariage, mieux vaut contrôler à partir de plusieurs sources d’information :
Ta grand-mère n’est pas contente de Mlle Joséphine », écrit Marie Berthelet à son fils Paul, « elle lui en veut d’avoir si mal pris ses renseignements au sujet du mariage d’Isabelle [de Lauzière, cousine germaine de Paul], ce Monsieur a deux cent mille francs de dettes en hypothèques ! C’est un bonheur pour toute la famille que ce mariage ne se soit pas accompli.
Toute la communauté bourgeoise est concernée et sollicitée pour cautionner ou arrêter toute transaction matrimoniale. Antoine Vannier, à Arlay, est requis depuis Paris pour un renseignement sur un mariage en Belgique : « ce jeune Monsieur recherche assez sérieusement la main de ma cousine Virginie Papeleux. Ma tante et ma cousine seraient bien heureuses si elles pouvaient se procurer des renseignements sur cette famille, on le dit rentier, et si cette famille est honorable. »83 Antoine Vannier interroge le percepteur de Salins, Victor Lubin, son contemporain et « vieil ami » originaire de Saint-Germain les Arlay, qui lui répond en le tutoyant : « sa famille n’est pas honorablement posée dans la société, son père est menuisier et sa mère couturière. »84 Le mariage ne se fait pas. L’assise bourgeoise de la famille prime sur les qualités propres du prétendant, le jeune ingénieur Louis Pelletier, qui réunit pourtant « toutes les conditions personnelles en jouissant d’un appointement de 5 000 francs par an. »85
15Quelles sont alors les conditions requises pour un mariage dans la bourgeoisie rurale ?
16« Dans la famille bourgeoise, le mariage fait figure d’établissement ; il est l’objet de stratégies patrimoniales complexes, s’apparentant à celles des riches paysans qui apparient leurs patrimoines à travers l’union de leurs enfants »86, écrit Martine Segalen. Le mariage bourgeois est systématiquement précédé par un contrat passé entre les deux familles qui détermine les avoirs des époux au moment de leurs noces. Ces contrats, « la plus grande opération financière de leur vie »87 pour la grande majorité des bourgeois selon Théodore Zeldin, font l’objet de tractations soutenues. Dès juin 1800, pour un mariage incertain qui ne se fera qu’en mars 1801, les deux beaux-pères communiquent entre eux et évaluent leurs biens : Maigrot père écrit à Abry d’Arcier père qu’il va vendre une maison qu’il possède à Arlay pour se « procurer incessamment l’argent qui doit hâter les arrangements que nous avons à prendre ensemble. »88 Deux ébauches précèdent le contrat de mariage d’Évariste Maigrot et Valérie Abry d’Arcier en 1801. Dans la première, non datée, les époux projettent de vivre en communion à Poligny avec les parents Maigrot qui leur verseront 1/6e de leurs revenus chaque année. Le trousseau de la future mariée est estimé à 1 200 francs. Un deuxième projet réalisé 15 jours avant la signature du contrat sous seing privé sur papier timbré propose aux futurs époux de vivre à Arlay chez Bonaventure Abry d’Arcier qui « s’oblige à [les] garder dans sa communion, à les loger, chauffer, nourrir en donnant de plus à sa fille la somme de 200 livres [livres = francs] » et « en cas de séparation par les futurs époux de la communion de leur père et beau-père, il accordera à sa fille la pension annuelle de 600 livres et donnera de plus une somme de 2 000 livres pour l’aider à se mettre en ménage. »89 Les parents Maigrot accordent à leur fils une pension annuelle de 400 francs. L’estimation du trousseau à 2 000 francs est litigieuse et ne satisfait pas madame Maigrot mère qui signe le contrat et ajoute que sa « signature n’aura lieu pour les conventions ci-dessus qu’autant que le trousseau sera réduit à la somme de 1 200 francs au lieu de 2 000. » Elle aura gain de cause, le contrat reçu par maître Jacquier à Arlay le 18 mars 180090 acte le trousseau de la bru d’une valeur de 1 200 francs. Dans la bourgeoisie rurale du vignoble jurassien, sur l’ensemble des contrats de mariage dépouillés pour cette étude, la moyenne des dots apportées par les épouses est de 20 000 francs, souvent divisées en une pension de 1 000 à 1 200 francs, le trousseau s’élève en moyenne à 2 000 francs, 10 % de la dot. L’apport des époux est plus diversifié et se compte en numéraire, avance d’hoirie, pension, partie de maison, héritage à venir. Dans La Cousine Bette, Honoré de Balzac attribue une dot de 20 000 francs à des petits bourgeois parisiens : « Mme Marneffe […] avait été mariée au moyen d’une dot de vingt mille francs à un employé subalterne du ministère de la Guerre. […] L’exiguïté de la fortune du sieur Marneffe chez qui s’était déjà fondue la dot de Mlle Valérie Fortin […] avaient obligé le ménage à réaliser des économies sur le loyer. »91 À la campagne, une pareille somme est loin d’être négligeable. Un beau mariage du vignoble jurassien, celui de Charles Berthelet et d’Isabelle de Bernard de Lauzière en 1883, fait état dans le contrat d’un trousseau pour la future de 2 000 francs, assorti d’une somme de 10 000 francs « dont les revenus seront spécialement affectés en frais de toilettes » et une pension de 4 000 francs92. Un contrat de mariage exceptionnel, celui d’Alice Vannier et du parisien Gaston de Montgolfier en 1886 à Arlay, sans valeur de comparaison dans la bourgeoisie rurale après l’héritage de deux millions reçu par la mère Adèle Vannier, présente un trousseau de 12 000 francs agrémenté d’une somme de 200 000 francs et d’une pension de 15 000 francs. Le contrat ajoute même une « clause de survie » en faveur du futur. Si son épouse décède avant lui, il bénéficiera, » à titre de souvenir », d’une rente annuelle et viagère de 5 000 francs, qui ne cessera qu’au cas où il convolerait à un second mariage93. La dot n’est pas le seul instrument de stratégie matrimoniale et cache la véritable motivation des deux parties : les « espérances » des familles alliées, c’est-à-dire les futurs héritages dont pourront bénéficier les époux au décès de leurs parents et de leurs oncles et tantes célibataires. Ainsi la fortune exceptionnelle d’Adèle Vannier, qui hérite à Arlay de sa sœur Célinie Prieur en 1880, est-elle connue jusqu’à Paris par des prétendants attirés par le patrimoine familial. Lorsque Charles Berthelet épouse Isabelle de Lauzière, sa mère commente : « Les de Lauzière sont riches, ils passent pour l’être. En plus de sa dot, Isabelle aura 300 000 francs, Charles fait un bon mariage. » S’il avait été plus riche, il aurait pu prétendre à mieux encore : « Si nous avions eu de l’argent, ton frère aurait pu faire un très beau mariage. J’ai su que Mr de Froissard avait demandé sur lui des renseignements, les jeunes gens croyants et de bonne conduite sont rares, aussi sont-ils recherchés. » « Les renseignements » relayés par les intermédiaires n’ont pas été convaincants. Les deux familles jouent la comédie de leur fortune pour attirer les plus offrants. Dans Pot-Bouille d’Emile Zola, il s’agit de piéger un mari, puisque les hommes, comme l’exprime crûment madame Josserand, « ne sont bons qu’à être fichus dedans. »94 Une fois terminées les scènes de représentation qui ont précédé le mariage, « il me faut maintenant tomber le masque », écrit Marie Berthelet en bonne actrice du théâtre bourgeois, « rentrer dans mon rôle. » Entre les réputations de fortune des familles et la réalité, les surprises sont parfois vives. Isabelle de Calonne n’hésite pas à écrire à sa « vieille amie » qu’elle a appris « avec regret que [sa future bru] n’est pas tout à fait aussi riche que son fils. » Le mariage comme ressource financière est une constante bourgeoise. « Il paraît que le docteur Clavier va se marier, écrit Marie Berthelet. Il faut qu’il ait bien besoin d’argent, c’est je crois le seul moyen qu’il puisse employer pour en obtenir de son père. Ce diable d’argent fait bien du mal ! » L’usage du mariage comme source de revenus financiers est si bien ancré dans la bourgeoisie que la mère prévient son fils cadet célibataire : « Le mariage est un fichu remède pour sortir des ennuis. C’est la saignée pour un anémique ! » Pourtant à l’annonce du mariage de son fils aîné Charles, elle avoue : « La dot d’Isabelle nous permettra d’arranger nos affaires » et « c’est bien pour nous sortir de peine que Charles se marie. » Deux ans après le mariage, elle confie crûment : « Je vais aider ton frère à supporter le fardeau dont il s’est affublé, il a cru nous tirer d’affaires. »
17Lors de la narration épistolaire d’un mariage à venir, que ce soit par les parents, la famille, les relations ou les intéressés eux-mêmes, le niveau de fortune de l’époux est nécessairement évoqué, en termes vagues ou précis au contraire. Charles Berthelet, pour relater un mariage prochain auquel il est invité, ne donne qu’un chiffre à sa mère, et pas même le nom du mari : « Laurence Chevillard se marie avec 25 000 livres de rentes, j’en suis très heureux pour elle, moi je n’ai pas le bonheur du monsieur fortuné qui l’épouse ! »95 Marie de Beaufort, quand elle détaille les qualités d’un fiancé, est plus éloquente mais n’oublie pas de citer son niveau de fortune : « Le futur est fort gentil, l’air doux et timide d’une fillette, quelque chose de presque triste. Il n’a plus ni père ni mère, près de 400 000 francs, très religieux, adorant la campagne, et entrant comme gendre pour ne pas séparer la fille de ses parents. »96 Clémentine Loiseau, la marieuse, insiste sur les qualités du futur idéal : sa foi, son inclinaison politique, sa richesse, sa distinction. Le fait qu’il ait voyagé apporte un exotisme bienvenu dans le cadre très strict du moule bourgeois. « On dit toute espèce de bien de ce Monsieur Olivier, dit-elle, il a trente-deux ans, très religieux, bien-pensant en politique, riche, distingué moralement et physiquement, savant (il sait cinq langues y compris l’arabe), il aime les sciences, l’histoire naturelle, il a beaucoup voyagé, en Inde, en Norvège et même en Laponie »97. Toute description physique du jeune homme est absente des courriers étudiés. Tout au plus évoque-t-on, pour les hommes, leur distinction. Il est important d’être « bien né » mais il est essentiel de se distinguer du commun. À un prétendant qui réunit « tout ce qu’on peut désirer, fortune, naissance, et qualités, il a de l’esprit, du jugement, et paraît d’une grande douceur, gai et bon par excellence. La seule chose que [Adrienne de Grivel] lui reproche, c’est de ne pas avoir l’air distingué. »98 La fortune des épouses est tout autant scrutée. La royaliste Ninon d’Arçon estime en 1819 qu’il « faut à présent 6 000 francs de rente pour tenir une maison et faire élever ses enfants bien modestement. Il faut donc à Léopold [son fils unique] une femme de 100 000 francs, dont la fortune ne soit entachée ni de biens nationaux, ni de remboursements en assignats, ni d’usure. Quant à la figure, cela est égale, on s’y accoutume. »99 Le frère de César Clerc de Landresse en 1836 « n’est encore amoureux de personne mais il l’est éperdument de la belle dot d’une jeune personne à laquelle il adresse les hommages les plus empressés. »100
Le désir et l’amour entrent-ils en compte ?
18À quel moment, au cours du xixe siècle, le sentiment amoureux, l’attraction de deux personnes l’une pour l’autre se lisent-ils dans les courriers étudiés ? Le prince d’Arenberg, en 1845, commente une lettre qu’il a reçue du docteur Amédée Vannier qui annonce le mariage de ce dernier : « Il m’en parle d’une manière satisfaisante, j’espère que cette union est fondée sur la raison. »101 L’espérance et le doute qu’exprime le prince impliquent la faille : un mariage risque d’être fondé sur la déraison. La raison est dictée par la norme sociétale bourgeoise. Les parents font un choix pour leurs enfants, la jeune fille doit s’y soumettre. Emmanuel de Grivel cherche à marier deux de ses filles en 1843, Laure et Adrienne. Une rencontre est organisée, Laure s’entretient avec son prétendant, mais « n’a pas plu, elle en est contente, ne trouvant pas elle-même le jeune homme de son goût. »102 Que se serait-il passé si elle avait été du goût du jeune homme ? Adrienne de Grivel le raconte après sa première rencontre avec un futur choisi par son père : « Ce jeune homme est reparti triste, d’autant plus que je lui ai plu, moi. Je suis bien ennuyée, je ne voulais pas entendre parler de mariage avant six mois ou un an. Vous savez, Madame, que les mariages sont écrits au ciel et que Dieu arrange toutes les choses comme il veut. Ce jeune homme m’est destiné depuis deux ans, je ne puis l’éviter à moins que je ne renonce tout à fait au mariage. Voilà une bien grande confidence que je vous fais mais je sais et connais votre discrétion, votre cœur, tout cela doit rester entre nous deux, de grâce brûlez ma lettre. »103 L’aveu est révélateur. Une jeune fille noble de province sait, au mitan du xixe siècle, qu’elle pourrait aimer son mari, que l’amour, « se plaire », est aussi une composante du mariage, mais qu’elle devra se sacrifier pour obéir aux dessins divins et surtout paternels.
19Et pourtant plusieurs exemples pris dans la bourgeoisie rurale à Arlay et dans le vignoble du Jura montrent que tout au long du siècle, malgré la norme, le mariage a pu parfois échapper à l’emprise familiale. Des relations sexuelles avant le mariage ont provoqué des unions à l’intérieur du village, sans pour autant mettre en danger la communauté bourgeoise mais sans le consentement des parents : les jeunes gens qui se sont fréquentés, qui ont choisi malgré la pression sociétale d’assouvir les pulsions qui les attiraient l’un l’autre, sont en fin de compte du même milieu social, de la même culture, du même groupe. C’est aussi la raison pour laquelle ils se sont justement fréquentés et aimés, et qu’ils ont, seuls, décidé de se marier. Ainsi Antoine Vannier et Xavière Petitjean de Merlu se marient-ils sans la présence de leurs parents le 10 novembre 1798. La mariée est une petite-fille Pagod, d’une famille bourgeoise établie à Arlay à la fin du xviie siècle. Le marié provient d’une famille de riches paysans embourgeoisés à la fin du xviiie siècle ; son père possède 40 hectares de terres. Antoine Vannier naît quatre mois après le mariage, le 19 mars 1799. En 1808, Fanchette Bourdon, enceinte, « n’a pas craint de dire [à son père] que Mr Goy ne l’avait pas séduite, qu’elle l’avait voulu ainsi, qu’elle l’aimait et n’aurait pas d’autre mari que lui. »104 Quelle que soit la fureur du père, Sébastien Bourdon, les Goy sont des riches négociants, le beau-père est le maire du village. En 1845 puis 1853, les deux enfants du notaire d’Arlay François Vaudrit se marient sans l’assentiment du père, lequel consent mais n’assiste à aucun des deux mariages : sa fille épouse le notaire de Bletterans en 1845, son concurrent ; puis son fils Jules Vaudrit, notaire et futur maire d’Arlay épouse Alexandrine Vaudrit le 28 mai 1853 à Arlay et une petite Maria Vaudrit naît […] trois mois et demi après, le 8 septembre 1853. La mariée est une nièce de l’instituteur d’Arlay, il ne s’agit pas d’une mésalliance, la fille du même instituteur a épousé le notaire de Frangy-en-Bresse en 1847105. Notaires et instituteurs appartiennent encore à la même classe sociale dans la première moitié du xixe siècle, mais la bourgeoisie notariale de village, grâce à de solides honoraires, s’élève au sein du groupe bourgeois tout au long du siècle alors que les émoluments des instituteurs stagnent, tout comme leur ascension sociale.
20Le choix personnel et non plus familial se développe. En 1883, Charles Berthelet met sa mère, veuve et cheffe de famille, devant le fait accompli : « Ton frère, écrit-elle à son cadet, sans m’avoir consultée, sans m’avoir prévenue en rien, me dit qu’il veut épouser sa cousine et qu’il faut que j’écrive de suite à ta tante pour la lui demander. » Il ne s’agit pas là d’un mariage d’amour mais le fait qu’il implique tout de même sa mère, après avoir fait son choix seul, dans le processus d’officialisation prouve qu’en cette fin du xixe siècle, le mariage n’est plus du seul ressort des parents. D’ailleurs, à propos du mariage de Maria Vaudrit avec Ernest Journet qui est un échec, Marie Berthelet écrit : « Je comprends qu’on empêche un enfant de faire une folie, mais imposer un mariage, jamais. Vaudrit a forcé Maria à se marier contre son gré. » Jules Vaudrit, qui s’était marié sans l’avis de son père en 1853, a décidé du mari de sa fille en 1872, une pratique remise en question au cours de la décennie suivante. Le sentiment entre les époux est devenu un élément important du mariage. Même si Peter Gay, dans Une culture bourgeoise, tempère en écrivant qu’en France « le mariage demeurait largement un contrat d’affaires », il constate que « de toutes les révolutions silencieuses qui bouleversèrent totalement la vie de la famille bourgeoise à l’époque victorienne, l’amour romantique, ou ce qui passait pour tel, fut sans doute la plus décisive. »106 Comme l’écrit Michelle Perrot, « dans la seconde moitié du xixe siècle, de plus en plus nombreux sont ceux qui souhaitent faire coïncider l’alliance et l’amour, le mariage et le bonheur. »107 Caroline Muller fait l’hypothèse « d’un changement de génération : les années 1860 sont au cœur du renouveau du catholicisme en France. La bourgeoisie est largement revenue dans les églises après la coupure révolutionnaire et laisse à nouveau à l’Église le soin d’élever ses filles. Or l’éducation catholique contribue à faire de l’amour conjugal un devoir religieux […], enseigne que les sentiments des époux sont le reflet et le prolongement de l’amour de Dieu. Le décalage entre les désirs des familles et les aspirations de leurs filles proviendrait donc d’une moindre exposition de la génération des parents à ce discours religieux sur l’amour. »108 Cela se traduit dans les lettres des années 1880 par un badinage épistolaire inconnu précédemment dans le corpus étudié. Alors que selon Isabelle Bricard dans Saintes ou pouliches, L’éducation des jeunes filles au xixe siècle, « une fiancée ne doit jamais en principe écrire à son futur »109, Alice Vannier correspond en 1886 avec son fiancé plus d’une semaine avant leur mariage, et lui envoie des messages d’amour, des promesses de bonheur convenus. Son futur mari lui répond en écrivant les mots « amour », « sentiments », « caresses », « cœur », « aimer », « âmes », sans que la jeune fille ne s’en offusque. Le mariage, en l’occurrence un mariage d’argent, est devenu un temple de l’amour, conventionnel et mièvre, qui s’exprime comme tel dans les courriers aussi bien par les hommes que par les femmes :
Mon Alice adorée [et non pas Mlle Alice], Vous ne pourriez croire combien votre bonne lettre toute pleine de cœur m’a rendu heureux, elle s’était faite tant désirée que réellement, petite méchante, je commençais à être un peu inquiet. Aussi a-t-elle été saluée avec un cri de joie. Je ne puis m’empêcher de la relire à toute heure du jour, elle est si gentiment écrite ! C’est donc bien vrai ma bonne petite chérie, que vous aimez un peu ce vilain méchant qui vous a déjà tant tourmenté ? C’est aussi bien vrai que notre bonheur n’aura nul autre pareil ? Oui, je le crois, ma bien aimée, et comme vous le dites nos deux âmes sont bien faites pour vivre ensemble car elles ont mêmes aspirations, mêmes sentiments, même amour. Que cela va être gentil, tous deux seuls dans notre petit ménage, bien près l’un de l’autre et nous prodiguant nos caresses. Dites-moi après ceci si Dieu n’a pas bien fait en voulant notre union. Comme le temps me paraît bien long malgré les nombreuses courses que j’ai à faire. C’est si bon de vous serrer près de ce cœur que vous avez su si bien faire vôtre. […] Ma vie, c’est vous et avec celle-ci, que vous ravivez en moi quand je suis à vos côtés, j’éprouve un besoin d’aimer et d’être aimé par une âme loyale sincère et dévouée comme la vôtre. Encore 170 heures, mon Alice bien aimée, pour que Dieu unisse nos deux âmes qui dès lors, comme vous le dites si bien, seront unies pour l’éternité. […] Aurai-je encore une lettre de vous avant dimanche ? Vous savez que vous m’en devez encore deux au moins. À dimanche, n’est-ce pas, en attendant, je dépose ici (x) mon plus tendre baiser. […] Votre heureux fiancé qui vous aime pour la vie, Gaston de Montgolfier.110
S’aimer pour la vie se superpose à s’allier pour la vie. Le mariage devient une union entre deux individus, plus encore qu’entre deux familles. Trois ans après son mariage, en 1889, Gaston de Montgolfier épingle un minuscule bouquet de fleurs dans une carte et légende : « À ma femme bien aimée. Son petit mari qui l’adore, Gaston de Montgolfier. »111 En 1894, il reprend leur code amoureux des fiançailles : « (x) ici encore un bon baiser ma femme aimée, ton Gaston. »112 Le couple s’est émancipé de la famille.
Les rites incontournables avant, pendant et après la cérémonie
21Le rite du mariage bourgeois rural des années 1880 est ponctué de moments forts. De nombreux cadeaux affluent dans les semaines qui précèdent les noces. La fiancée en reçoit de toute sa famille et de celle de son mari. « Isabelle a reçu de jolis cadeaux, mais ceux de ma famille sont les plus beaux », écrit Marie Berthelet à l’occasion des noces de son fils aîné Charles. « Isabelle te remercie, dit-elle à son fils cadet, de la croix en perles et des boucles d’oreilles que je lui ai données de ta part. Tu lui répondras une charmante lettre pour la remercier du cadeau que l’on te fait [un plat d’argent avec monogrammes]. » L’échange de cadeaux concerne aussi les membres proches des familles, parents et frères et sœurs, réminiscence du caractère familial d’un mariage. « Louis de Lauzière [frère de la mariée] a demandé modestement pour son cadeau de noce une garniture de cheminée, du même prix que ton plat en argent, 135 francs. » Les cadeaux sont évalués et calibrés pour équilibrer les présents dans les deux familles. Les fiançailles sont courtes. Isabelle Berthelet faisait la « chasse au mari » en avril 1883, s’aperçoit que le mari idéal qu’elle visait est criblé de dettes en juillet, et épouse son cousin en novembre. Isabelle de Calonne se renseigne pour son fils en octobre 1883, le mariage se fait moins de quatre mois plus tard. Le laps de temps entre la mise en relation, la négociation, la rencontre et la noce était légèrement plus long au début du xixe siècle, presqu’un an pour Évariste Maigrot et Valérie Abry d’Arcier en 1800-1801. Les fiancés et leurs mères font en général quelques courses en ville en prévision de leur mariage. « Le voyage de Lyon pour des achats est supprimé » dans le cas du mariage Berthelet/de Lauzière, « il n’y a plus que le voyage de noces qui persiste. » Le jeune ami Félix Gorin propose que Charles Berthelet « donne un gueuleton pour enterrer sa vie de garçon. » Le déjeuner de noce est organisé chez soi à la campagne – les couverts en argent d’Arlay voyagent jusque dans l’Ain pour compléter le service des Lauzière – alors qu’en ville, les bourgeois ont recours à la location de salles de réception pour leurs grands mariages. Charles est invité « à la noce de Chevassus [médecin lédonien]. Son beau-père fait largement les choses, il va y avoir un bal de 500 personnes à l’hôtel Continental [inauguré en 1878 au 3, rue de Castiglione à Paris] »113 ; « ton frère a regardé les toilettes, tout scintillait de diamants, et a renoncé au souper car il n’avait pas faim. » Chaque région garde ses particularismes ; à Paul Berthelet qui revient d’une noce à Carcassonne, sa mère écrit : « Cette noce devait être très intéressante, surtout sur le rapport des coutumes qui ne sont plus du tout les nôtres. » Dans les jours qui suivent la cérémonie, les parents des mariés envoient des lettres de faire-part auxquelles il convient de répondre en renvoyant sa carte de visite : « Il m’arrive des cartes de visites avec de vrais noms de pignards : Tronchon, Du Vachu, j’en conclus que le général Zoë [mère de la mariée] a déjà envoyé les lettres de faire-part. » Les mariés sont partis en voyage de noces, attesté dans les courriers étudiés depuis la première moitié du xixe siècle : « Mme Larouë passe la lune de miel à Paris avec son cher mari »114 en 1845. À la fin de l’hiver 1884, les Calonne passent les Alpes : « les jeunes mariés courent la prétentaine en Italie, ils dînent à Venise. »115 Charles et Isabelle Berthelet « partent à Besançon remercier les tantes [de Chassey], puis à Dijon, Sens, Fontainebleau, puis à Paris, pour 15 ou 20 jours, Hôtel Voltaire quai Voltaire. » En rentrant, les visites que les jeunes mariés se doivent de rendre aux personnes avec lesquelles ils désirent poursuivre des relations clôturent le cycle du rituel matrimonial. « Les Feuvrier m’ont fait, après Poligny, Montigny, leur visite de noces »116, écrit Marie Berthelet.
Les séparations de fait
22Le couple fonde une famille, procrée, mais la représentation de la famille bourgeoise unie est écornée par plusieurs lettres du corpus de correspondances étudiées. La séparation, souvent difficilement décelable dans les sources officielles publiques, existe de facto à la campagne avec un recours, pour les couples, à une double résidence, les enfants restant avec leurs mères. La séparation est parfois subie, c’est le cas du couple Regaud à Arlay, car Amédée Regaud est militaire. « Et vous, Madame, comment vous trouvez-vous du veuvage et de la solitude ? »117, ose écrire l’ami de famille le général Bachelu, soixante ans, à Juliette Regaud, mariée depuis dix ans, son époux bataillant en Algérie. » Prends patience, ma bien bonne amie », écrit ce dernier à son épouse, « je sais bien que ton existence est triste, il faut prendre le bon et le mauvais, la mienne n’est pas meilleure séparé de toi et de notre enfant. Si ce n’était dans l’intérêt de nous deux, je prendrais ma retraite. »118 Dans le cas d’Héléna Loiseau, mariée en 1824, la séparation est voulue. Son époux vit à Dole, elle au château de la Sauge, à plus de quarante kilomètres. Elle se confie à l’archevêque de Besançon : « Sachez, Monseigneur, que depuis vingt-huit ans [elle est mariée depuis vingt-neuf ans et demi] je passe ma vie à espérer mais les événements passés et de graves sottises m’ont prouvé que cet homme ne croit pas au pardon des injures. » » Je ne me sens pas coupable […] le sentiment que j’éprouve envers mon mari est une grande répulsion. »119 La bourgeoise rurale s’est arrogée le droit de vivre sans partager la vie d’un mari « répulsif ». « Ce que vous me dites, Madame », lui répond l’archevêque, « m’est suffisant pour connaître et apprécier votre position. Il me semble que, pour le présent, une réunion ne serait guère possible et ne serait pas opportune. Il ne s’agit point de faire rien de forcé, cela deviendrait fort amer, onéreux et ne serait pas durable. » « Rien de forcé » signifie sans doute une séparation de biens, mais l’archevêque accepte la séparation de corps. « Actuellement, je ne vois que l’attente, la prière et la confiance en Dieu qui, père et époux de nos âmes, débrouillera votre position mieux que toute l’industrie humaine. »120 Il se propose comme médiateur : « Votre bon fils désirerait un rapprochement. Je ne désire que la volonté de Dieu et des choses prudentes. Quelles seraient vos conditions et voudriez-vous m’accepter pour faire une avance ? »121 Une femme peut-elle exiger, au mitan du xixe siècle, ses conditions au sein de son mariage ? « Certainement, il ne faut rien braquer, mais il ne faut pas non plus rien éloigner, ni empêcher les voies de Dieu. Je conçois que vous ne devez pas faire les avances, et c’est pourquoi je me suis proposé. Du reste, ne précipitons rien, n’entravons rien. »122 En 1860, rien n’est résolu : « Les détails que vous me donnez me montrent de plus en plus l’étendue de vos croix et aussi la grâce que Dieu vous fait de les porter courageusement. »123 Lors d’un rendez-vous chez le notaire de Poligny, « Mr Loiseau ayant désiré ma signature pour la vente de la forêt des Châtaines dont il a donné le montant à ses filles, 10 000 francs à Clé et 10 000 à Louise », Héléna Loiseau note dans son carnet : « je n’avais pas vu Mr Loiseau depuis onze ans »124, sans même nommer son mari par son prénom. Maria Journet née Vaudrit quitte son époux après la faillite de ce dernier à Lyon fin 1883, onze ans après leur mariage. Elle rentre vivre à Arlay avec ses deux filles. « Les scellés sont chez Maria, Vaudrit [son père] ne veut plus voir son gendre et séparer ce que Dieu a uni d’après son désir. C’est une décision cruelle, Maria est mal dirigée par ses parents. »125 Le divorce reste inacceptable, et ce tabou, même dans une famille aux opinions républicaines, ne sera pas franchi. L’épouse ne sera que « séparée judiciairement de biens. »126 La projection d’un bonheur conjugal de façade n’est pas une exigence sociétale. En parlant de son gendre Journet en déroute, « la mère Vaudrit est féroce, elle est indignée de ce qu’il ne se noie pas »127 et n’hésite pas à le clamer dans la société bourgeoise d’Arlay. Marie Berthelet raconte à son fils la morosité de sa vie de couple au tout début de son mariage : « je me souvenais des premiers mois de mon mariage, mon entrée en ménage, je n’étais pas d’une gaieté folle, ton papa et les domestiques se couchaient de bonne heure, je m’arrangeais des petites soirées à moi seule, avec couture, layette en train, et la lecture des lettres de Mme de Sévigné. » Quant aux problèmes de couple de Charles et Isabelle, leur mère et belle-mère Marie Berthelet les détaille dans ses missives au fils cadet dès les premiers jours de leur mariage en janvier 1884 : « Je ne sais pas si c’est la pitié ou un autre sentiment qui a fait faire à ton pauvre frère cet acte de folie. De son côté, Isabelle aurait épousé un ramoneur pour sortir de cet enfer de Charron [la propriété de ses parents de Lauzière dans l’Ain]. Ils sont loin d’être heureux. » Le mariage Berthelet-de Lauzière se termine à la mort de Charles Berthelet à quarante-trois ans, en 1895. Après seulement douze ans de mariage, Isabelle Berthelet restera veuve pendant quarante-quatre ans128. Michele Perrot, dans « En marge : célibataires et solitaires » remarque que « des femmes seules, il y en a beaucoup. Au recensement de 1851, elles sont 46 % au-dessus de cinqunate ans : 12 % de célibataires, 34 % de veuves. Les proportions sont identiques en 1896. »129 La mère des frères Antoine et Amédée Vannier, Xavière née Petitjean de Merlu, n’a été mariée que sept ans et est restée veuve trente-cinq ans130. Adèle, épouse du docteur Vannier, est veuve pendant trente-huit ans après trente-six ans de mariage131. Les veufs sont plus rares, mais Évariste Maigrot aura été marié moins de deux ans et sera resté seul soixante-et-un ans. Ni les jeunes veuves – Isabelle Berthelet, trente-deux ans, Xavière Vannier, vingt-six ans –, ni le jeune veuf – Évariste Maigrot, vingt-six ans –ne se remarient. Est-ce un particularisme ? Ou une affirmation que la bourgeoisie rurale, une fois les patrimoines établis grâce à un premier mariage, ne nécessite pas de protection et de consolidation nouvelle en convolant de nouveau, tant du côté des femmes que des hommes ? Préfère-t-elle rester seul/e par engagement d’un amour éternel envers le conjoint défunt ou parce qu’elle ne croit guère aux avantages d’un remariage et aux vertus d’être en couple ?
23Les mariages homogènes se succèdent de génération en génération dans la bourgeoisie rurale du vignoble jurassien. Il se crée alors des dynasties qui se jaugent par leurs quartiers de bourgeoisie, quatre grands-parents bourgeois, à l’instar des quartiers de noblesse. Le mariage est une affaire de famille pour que le lignage ne puisse être remis en question et que l’assise économique se perpétue. L’historien Jules Michelet fait en 1860 dans La femme une analyse misogyne mais révélatrice du mariage tel qu’il est vécu :
Une chose curieuse en France, contradictoire en apparence et qui ne l’est pas, c’est que le mariage est très-faible, et très fort l’esprit de famille. Il arrive (surtout en province, dans la bourgeoisie de campagne) que la femme, mariée quelque temps, une fois qu’elle a des enfants, fait de son âme deux parts, l’une aux enfants, l’autre aux parents, à ses premières affections qui se réveillent. – Que garde le mari ? Rien. C’est ici l’esprit de famille qui annule le mariage. On ne peut pas se figurer comme cette femme est ennuyeuse, se renfonçant dans un passé rétrograde, se remettant au niveau d’une mère d’esprit suranné, tout imbu de vieilles choses. Le mari vit doucement, mais baisse vite, découragé, lourd, propre à rien. Il perd ce que, dans ses études, dans une jeune société, il avait gagné d’idées pour aller un peu en avant. Il est bientôt amorti par la dame propriétaire, par le pesant étouffement du vieux foyer de famille.132
Le couple est en effet peu valorisé au travers des courriers étudiés. Jamais le pronom « nous » ne remplace, ne serait-ce que dans un seul courrier, le pronom « je » sur les sujets traitant de l’éducation ou dans les lettres envoyées aux enfants. Rien ne laisse transparaître une intimité, une décision commune. Si les enfants écrivent, ils s’adressent à leur mère ou à leur père exclusivement, jamais à leurs deux parents à la fois. Les manuels de savoir-vivre recommandent de n’afficher aucune démonstration d’affection en public et s’adressent à « l’homme comme il faut », à « la femme comme il faut », jamais aux deux ensembles. Ce n’est qu’à la toute fin du xixe siècle que le parisien Gaston de Montgolfier, tout en exaltant l’amour pour les enfants, introduit par écrit une large place au couple et à la première personne du pluriel, à l’enseigne de son acrostiche » Vannier ».
« Viens mon Alice…
Ah ! reportons sur nos bébés
Notre amour pur que Dieu bénit,
N’avons-nous pas été aimés ?
Inconnu vois, Il nous unit
Et fit en temps battre nos cœurs
Réunissant nos âmes sœurs. »133
24Le xxe siècle verra s’épanouir le couple et les cœurs s’enflammer jusque dans le Jura.
L’âge, la santé, la mort
25Les bourgeois, à la campagne, sont souvent des vieilles personnes ! Statistiquement, à l’échelle d’un village du vignoble jurassien, ils dépassent largement la moyenne nationale. Parfaitement conscients de leur privilège de vivre plus longtemps, ils entendent bien se protéger. Ceux qui atteignent un âge avancé, à partir de cinquante ans, s’en préoccupent et l’écrivent. « Un valétudinaire se conserve, un imprudent peut se perdre en un jour »134 écrit le prince Pierre d’Arenberg à son régisseur de soixante-huit ans. La prudence est une valeur partagée dans les milieux bourgeois, la classe supérieure accepte et respecte sa population âgée, l’encourage à se maintenir. La santé est un souci majeur et omniprésent dans les correspondances. Les évocations thérapeutiques et médicamenteuses, les dépenses de santé, la mise en place d’une stratégie face à la maladie, le recours à la médecine parallèle et aux conseils de toutes natures illustrent l’attention focalisée sur le corps des bourgeois à la campagne. Pour Scarlett Beauvalet-Boutouyrie et Isabelle Luciani, « [l’écrit du for intérieur] donne à voir la manière dont les corps construisent l’expérience quotidienne, jusque dans la matérialité même des mots où ils s’expriment. »135 Les correspondances permettent d’appréhender la représentation des âges de la vie au xixe siècle, les angoisses médicales récurrentes et leurs remèdes, ainsi que l’attitude de la bourgeoisie rurale vis-à-vis de la mort.
La vieillesse
26L’espérance moyenne de vie augmente beaucoup au cours du xixe siècle. Elle était en 1801 de trente ans. En 1850, elle s’élève à trente-huit ans pour les hommes et à quarante et un ans pour les femmes. Elle reflète une diminution de la mortalité infantile grâce, en particulier, à la vaccination contre la variole dans le premier tiers du xixe siècle. À Arlay, entre 1800 et 1919 à Arlay, les 21 membres des trois familles Abry d’Arcier, Vannier et Vaudrit qui dépassent l’âge de vingt ans meurent à l’âge moyen de 61,6 ans : un âge strictement identique pour les 12 hommes et pour les 9 femmes. Mieux nourris, pratiquant une meilleure hygiène, exempts de travaux physiques, bénéficiant du concours onéreux de la médecine, les riches meurent plus vieux. Dans la bourgeoisie rurale, l’âge de cinquante ans est vécu comme un tournant vers le grand âge. La trentaine et la quarantaine sont les années de l’ambition d’un homme. Évariste Maigrot, en 1814, s’inquiète de son âge : « C’est aujourd’hui le jour de ma naissance, j’entre dans ma trente-neuvième année, il est bien temps que je commence ma fortune, encore quelques années et j’aurai vieilli en n’ayant éprouvé que des malheurs et des chagrins. »136 Jules Vaudrit vend son étude notariale dès ses cinquante ans, en 1874, après avoir travaillé vingt-quatre ans – de vingt-six à cinquante ans. La cinquantenaire Marie Berthelet parsème ses missives de « à mon âge » : « À mon âge, on attend plus le bonheur », écrit-elle à cinquante-sept ans, et un an après : « À mon âge, une chute de verglas est grave ». Alors qu’elle imagine « un petit voyage », elle constate : « Je ne parle pas raisonnablement pour une femme de mon âge : le mot plaisir doit être rayé de mon vocabulaire. » Les connaissances de son âge sont, pour elle, des vieux : « Le vieux Louis de Savy a goûté l’eau de vie de 1822 », « la vieille Isabelle » s’inquiète des noces de son fils. À soixante-huit ans, le général Gilbert Bachelu confesse : « Désormais je suis vieux, je suis un vieillard et même j’en ai pris je crois toutes les habitudes. À l’exemple du docteur Masuyer, j’hésite à me risquer hors de ma triste demeure et à rechercher la société et les dangereuses émotions que ma faible tête serait capable d’y rencontrer. »137 À soixante-treize ans, le prince Pierre d’Arenberg s’adresse à son régisseur d’Arlay de soixante-deux ans : « La vie à nos âges a des exigences, il ne faut plus s’occuper que de conserver, de se maintenir, de ne pas donner au hasard et à l’imprudence le motif de déranger un équilibre que la raison doit diriger. »138 Le vieillard du xixe siècle doit se protéger des imprudences : « Soignez votre santé, mon cher monsieur, pas d’imprudence, à nos âges, nous ne devons pas risquer même un refroidissement »139 avertit le prince.
27L’échelle de représentation de la vieillesse change en fonction de la classe sociale. Le bourgeois doit s’arrêter de travailler pour se conserver. La classe populaire doit conserver son travailler pour survivre. Henry Vannier propose au prince Pierre de recruter « un homme qui réunit les conditions voulues pour faire un bon serviteur. C’est un gendarme qui vient de demander sa retraite, âgé de quarante-huit ans mais bien conservé et vigoureux. » Joseph Perraud, en 1911140, est toujours le domestique d’Adèle Vannier alors qu’il a soixante-dix-sept ans, et la cuisinière Philomène Bady a soixante-cinq ans. « Les recherches anthropologiques ont révélé que le respect pour les personnes âgées n’est pas la norme dans les sociétés primitives » écrit Théodore Zeldin dans son Histoire des passions françaises. « Zola, dans son étude de la paysannerie [La Terre, 1887], a dressé un tableau saisissant des terribles heurts qui pouvaient opposer les générations. »141 Les trois enfants des Fouan négocient la pension de leurs vieux parents qui réclament 800 francs par an en échange du partage de leurs terres de près de 10 hectares. Leur fils Buteau ricane : « vous allez vivre comme des bourgeois ? »142 Ils rognent la pension de leurs parents à 600 francs, qu’ils ne paieront jamais. Le grand âge de la bourgeoise à la campagne semble plus apaisé. « Je pense souvent, écrit Marie Berthelet, à la vieillesse de ma tante de Chassey qui a été si calme, si entourée, si respectée ! »143
La santé : une préoccupation constante et des remèdes restreints
28Autant la santé, à tout âge, est un sujet récurrent des correspondances étudiées, autant la maladie ne semble disposer que de peu de mots pour s’exprimer : le champ lexical est relativement indigent quant à la désignation du mal, et contraste avec l’abondance et la précision des diagnostics. Les remèdes sont, quant à eux, relativement limités.
29En 1861, dans La poudre aux yeux d’Eugène Labiche, le personnage de madame Malingear fait rire le public quand elle rabroue son mari médecin :
30« – Quand on ne comprend pas… on dit : “C’est nerveux ! …” Ah ! Si j’étais médecin !… »144
31Les maladies nerveuses abondent dans les courriers de cette étude de la seconde moitié du xixe siècle, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. « Chaque classe sociale a sa pathologie »145 écrit Marcel Proust dans À la recherche du temps perdu à propos du poids sur l’estomac dont se plaint sa domestique Françoise. La bronchite d’Amélie Vannier est « greffée sur son asthme nerveux »146, Henry Vannier se plaint d’une « douleur rhumatismale et nerveuse au creux de l’estomac »147, le peintre « Viennet a une névralgie sur l’estomac »148. La lune descendante détend les nerfs de Marie Berthelet, qui se guérit de ses névralgies avec de la quinine mais persifle les émotions nerveuses de sa bru : « Isabelle est sujette aux vapeurs, je ne me suis jamais donné ce luxe-là. » Isabelle Berthelet se désole régulièrement de ses migraines. Une maladie exclusivement masculine, semble-t-il, traverse tout le xixe siècle : les « clous », ou furoncles dont la cause provient souvent d’une hygiène insuffisante. En 1808, Évariste Maigrot « commence à moins souffrir de [son] cloux [sic] »149, en 1883, même « le docteur a des clous à la figure et au cou ». Paul Berthelet souffre d’un clou « bien mal placé ». Sa mère en conclut : « tu as les humeurs en mouvement », un terme considéré en 1883 « d’ancienne médecine »150 par lequel on désignait des éruptions à la peau, des hémorragies, des diarrhées, les attribuant à un trouble des humeurs. La médecine du xviiie siècle est encore prégnante à la campagne à la fin du xixe siècle. D’ailleurs, pour guérir des « clous », on purge autant au début du xixe siècle qu’à la fin : Maigrot va se « purger au premier jour »151, et Marie Berthelet en 1885 propose à son fils d’attendre sa permission pour qu’elle le guérisse de son clou : « quand tu viendras, on te purgera. » Georges Vigarello, dans Le sain et le malsain, Santé et mieux-être depuis le Moyen Âge remarque que « l’abondance de pilules ou d’élixirs purgatifs [dans la seconde moitié du xixe siècle] confirme combien survivent les attentes traditionnelles » et les représentations archaïques du corps coexistent avec celles de la modernité du siècle152. L’abbé Coulon, prêtre d’Arlay, évoque sans retenue ses problèmes gastriques : « La colique me retint ici durant la matinée »153 explique-t-il à son frère, empêché de faire la tournée des villages environnants. « Mes coliques ont bien diminuées depuis deux jours, cependant je les ai prises en route aujourd’hui pour Commenailles. Demain, elles iront à Desnes. »154 Scarlett Beauvalet-Boutouyrie et Isabelle Luciani rappellent l’exposition de soi en matière de maladies « avec une précision qui paraîtrait, aujourd’hui, relever de l’intime. »155 Aux maux des nerfs et de la tête, de la peau et du ventre, s’ajoute la fascination pour le sang. Les illustrations omniprésentes des coulures de sang provoquées par la couronne d’épines, sur les pieds et les mains du Christ sur sa croix, du cœur saignant du Sacré-Cœur transpercé de la lance du romain confèrent au sang un prestige sacré dans l’échelle des souffrances, et le comportement du sang est particulièrement surveillé par la médecine du xixe siècle. « La réapparition de quelques boutons d’eczéma […] n’a rien d’inquiétant dans ce mouvement de sang qu’il faut attribuer au printemps »156 dit le médecin d’Adèle Vannier en 1896. La sangsue joue toujours au xixe siècle un rôle essentiel de régulateur. Dans les années 1880 les « montées de sang » de Jules Vaudrit sont contrôlées par des sangsues, le « phlegme à la nuque » du docteur Clavier drainé par « 20 sangsues, 10 seulement ont pris et sont mortes tout de suite »157. En 1829, le docteur Guyétant à Lons-le-Saunier propose de guérir les migraines de Zoë Berthelet : « si les règles ne sont pas assez abondantes, appliquer une dizaine de sangsues à l’intérieur des cuisses et bien laisser saigner les piqures. »158 Le recours chirurgical suscite à la fin du xixe siècle de fortes peurs et réticences, avec raison. Le docteur Clavier frôle la mort en 1883 avec un « entrax [sic] au cœur. […] Deux médecins de la ville sont venus [à Arlay] et l’ont emmené dans une voiture fermée, ils ne voulaient pas s’exposer à faire l’opération ici, car on va charcuter ce malheureux. »159 Trois jours après, Marie Berthelet décrit l’opération : « malgré le chloroforme », découvert et utilisé en doses empiriques depuis moins de quarante ans, « le pauvre patient sautait en l’air, il a fallu quatre hommes pour le tenir. »
32Les grandes épidémies terrorisent les populations et engendrent des mouvements contradictoires de la bourgeoisie rurale qui cherche à se protéger. La fièvre typhoïde se propage régulièrement, les Jurassiens suivent son évolution à travers la France. En octobre 1882, elle sévit à Paris160. En novembre 1883, elle « est à Besançon » et à Lyon161. Toutes les formes de varioles font peur. Quand elles se propagent en ville, les bourgeois rapatrient à la campagne leurs fils pensionnaires : « Cette petite vérole noire à Dole est peu rassurante. Informe-toi bien » écrit Charles Berthelet à sa mère, « et, si la contagion persiste, fais revenir Paul à la maison, il vaut mieux être moins lettré mais debout. »162 L’épidémie de choléra de 1854 est particulièrement meurtrière : Mi-août, « il n’est que trop vrai que le choléra fait des ravages dans le Jura et dans les départements voisins. Il a commencé à Gray, où il a fait un très grand nombre de victimes. Toute la ville est dans la consternation, et les émigrations sont nombreuses ce qui rend plus pénible encore la position des malheureux obligés d’attendre leur sort sans pouvoir l’éviter. Les campagnes ne sont pas plus épargnées que la ville de Dole et la mortalité s’élève presque dans les mêmes proportions. Les journaux restent muets dans la crainte d’épouvanter les populations. »163 La moyenne des décès à Arlay est de 40 par an dans les années 1850, mais on en compte 108 en 1854. Les bourgeois aisés quittent les zones affectées et changent de résidence. Antoine Vannier envoie son épouse et ses deux enfants en lieu sûr et les récupère fin septembre : « l’état sanitaire d’Arlay est enfin rentré dans sa situation normale. J’ai fait rentrer ma famille depuis quelques jours. »164 Tout au long du xixe siècle, le fléau a refait surface régulièrement en Europe, en Moravie en 1866, en Italie en 1867165, et ces nouvelles relayées à Arlay par les journaux et par un prince d’Arenberg grand voyageur ancrent la terreur de la contagion. À chaque alerte, les populations se replient sur elles-mêmes, et quand un étranger arrive au village en risquant de porter des miasmes sur lui, il est mal accueilli. Alors que le journal La Liberté du Jura titre sur l’épidémie de choléra dans le Midi de juillet à septembre 1884, le maire d’Arlay « Vaudrit est très ennuyé de l’arrivée du fils Spitz qui arrive de Toulon, il a peur qu’il apporte le choléra »166. Marie Berthelet s’inquiète : « un homme de Marseille est venu à Voiteur, le pays est consterné. » La maladie n’est pas combattue uniquement par la médecine officielle. L’automédication et le savoir empirique sont la règle, souvent à titre préventif : quand « il y a une épidémie de grippe, on la soigne avec des œufs au lard »167, si Charles Berthelet se croit « malade, il prend de l’eau de riz avec de la fleur d’oranger et du bicarbonate de soude ». Sa mère lui prescrit les remèdes : « Il se forme un petit abcès sur les gencives de ton frère, je lui ai fait mettre dessus des figues bouillies dans du lait. » La maladie est gérée aussi après la disparition des symptômes, prérogative des familles bourgeoises qui n’ont pas à retourner travailler et maîtrisent leur temps libre : « La convalescence doit être soignée comme la maladie, c’est un principe essentiel » écrit Marie Berthelet. Tous reconnaissent la valeur prophylactique du vin. Différentes écoles de médecine et de guérison cohabitent, les bourgeois font leur choix. En 1884, Marie Berthelet reste sceptique, mais les Depierres à Menetou ont adopté l’homéopathie pour soigner leur fils : « Gaston est soigné par des pilules homéopathiques. Je ne puis croire cette médication par les infiniment petits. » Les bourgeois catholiques se soumettent à la volonté divine, et n’acceptent les soins médicaux qu’en complément de l’aide de Dieu, leur allié. Blessé au pied et au menton, après d’intenses douleurs, Amédée Regaud invoque Dieu à l’hôpital d’Oran : « les chirurgiens croient que la balle est sortie et que je n’aurai presque plus à souffrir, Dieu les entende. »168 Dieu décide s’il doit guérir ou pas. Charles Berthelet commente la vaccination de son frère Paul, seize ans, mais se réfère au pouvoir thaumaturgique divin : « Si Paul est vacciné et que son vaccin prenne, c’est déjà une bonne garantie. Mais le mieux est de mettre sa confiance en Dieu. »169 À la fin du xixe siècle, alors que les familles se dispersent, que les jeunes couples sont partis s’installer en ville, le soin à domicile des bourgeois ruraux âgés restés seuls au village s’organise grâce à des aides extérieures et traduit une évolution dans la manière de vivre la maladie. Les communautés religieuses fournissent un réseau de garde-malades : à la surveillance quotidienne de la santé dont il est difficile d’apprécier les compétences médicales, s’ajoutent les prières. Deux sœurs du couvent de la Marne à Montferrand (Doubs), se relayent à l’automne 1893 au chevet de la vieille et isolée Adèle Vannier à Arlay, ses deux filles mariées vivent l’une à Lyon, l’autre à Paris. Leur salaire n’est pas fixe et laissé à l’appréciation des bénéficiaires. « Ces dames m’ont autorisé à payer 3 francs par jour »170 écrit Jules Vaudrit à la Supérieure générale du couvent. Nourries et logées, elles "gagnent" à deux, pour leur couvent, 1 095 francs par an, soit 547,5 francs l’une. Dans l’échelle du service à la personne, sœur Dorothée et sœur Simplice valent – selon l’appréciation de leurs employeurs – 25 % de plus que les domestiques femmes d’Adèle Vannier dont les gages s’élèvent à 420 francs, et moitié moins que le domestique homme payé 940 francs.
33Marguerite Perrot, dans Le mode de vie des familles bourgeoises, évalue les dépenses de santé, pour la période 1873-1913, à 1 % du budget annuel d’une famille, jamais plus de 5 %.171 Les bourgeois ruraux n’hésitent pas à dépenser leur argent pour se soigner. Charles Berthelet meurt jeune, à quarante-trois ans en 1895, sans doute d’une maladie mortelle plutôt que d’un accident puisqu’il a consulté dans les mois qui ont précédé son décès, le docteur local Desbiez à Bletterans pour 125 francs d’honoraires et « Monsieur le docteur en médecine Rendu de Paris » pour 1 200 francs172. La millionnaire Adèle Vannier fait la fortune du deuxième médecin de Bletterans, le docteur Chevrot : « J’ai réglé, écrit Jules Vaudrit, avec le docteur Chevrot toutes les visites qu’il a faites à Madame Vannier à ce jour. Je lui avais donné précédemment en deux fois 1 300 francs. Il m’a demandé hier pour solde un billet de 1 000 francs que je lui ai remis, n’ayant pas cru devoir lui faire la moindre observation, d’autant plus qu’il a très bien soigné Madame Vannier et que celle-ci voulait qu’il fût payé généreusement. »173 Les frais de pharmacie sont dérisoires en comparaison : 11,50 francs à Bletterans chez le pharmacien Bellissime, 7,95 francs à Lons-le-Saunier chez Legrand. Selon Jacques Léonard, le médecin de campagne est propharmacien et fabrique et facture ses médicaments, ce qui gonfle ses revenus, pour un total avoisinant « cinquante à soixante pour cent de sa recette annuelle. »174 Les bourgeois ruraux participent à l’engouement pour les eaux thermales et y consacrent un budget important. Le militaire Amédée Regaud y soigne ses blessures par balle par une cure. En 1837, c’est aux eaux de Bourbonne (Haute-Marne)175, en 1841 à Barèges (Hautes-Pyrénées)176, en 1857 de nouveau à Bourbonne : « la vie de Bourbonne est assez triste, on ne sait que faire toute la journée, il n’y a pas possibilité de se promener malgré la prescription du docteur qui me recommande le mouvement. Il n’est pas tombé une goutte d’eau à Bourbonne depuis que j’y suis, tout est grillé, c’est d’ailleurs une bonne condition pour les baigneurs, les eaux thermales sont plus pures et exercent plus d’action sur les malades. J’ai trouvé ici comme aide major à l’hôpital le fils de l’avoué Tamisier ; le pauvre garçon a une hémiplégie du côté gauche. »177 Les relations sociales s’intensifient dans les cures thermales dans la seconde moitié du xixe siècle, lesquelles attirent les célibataires des deux sexes qui prennent leur santé pour prétexte : dans les années 1880 Henry Vannier y rencontre une maitresse, Isabelle de Lauzière y chasse sans succès un futur mari.
La mort au quotidien
34Malgré les soins qu’ils s’accordent et leur attention soutenue pour leur santé, les bourgeois ruraux semblent accepter la mort. « Ainsi que toi, écrit Amédée Regaud à son épouse, je crains bien que ce pauvre père Masuyer ne quitte bientôt ce monde où il ne laissera que des regrets. Cette perte sera bien sensible à ses bonnes filles, c’est la loi de la nature. »178 Les enterrements des connaissances, dans le village ou dans les alentours, sont incontournables et rassemblent toutes les classes sociales. Charles Berthelet participe aux funérailles de Jean-Joseph Tournier, cultivateur à Arlay et grand-père des frères Berthaud, ses camarades du village179. Les rites mortuaires précis et correspondant aux codes de la sociabilité doivent être respectés sous peine d’être ostracisé par la communauté villageoise. À Saint-Didier, en 1884, « le cercueil [de Gustave Gerrier] était couvert de fleurs, une belle couronne d’immortelles, puis de la clématite, des fleurs champêtres. »180 Le faire-part, essentiel dans une communauté bourgeoise dispersée, prévient les relations sociales : « J’ai reçu le billet de part de votre beau-frère Clerc de Landresse » écrit le prince Pierre d’Arenberg à Antoine Vannier. « Je vous prie de dire à Mad Vannier et aux siens combien je prends part à ce malheur qui est pour eux, comme pour la chose publique, une grande et véritable perte. »181 Le faire-part bourgeois est imprimé immédiatement après le décès, et dans la précipitation l’orthographe des noms de famille s’en trouve parfois altérée. Concentré sur la seule nouvelle du décès et sur le déroulement des funérailles au début du xixe siècle, le faire-part prend par la suite une nouvelle forme et illustre l’importance de la famille dans la représentation bourgeoise. Le nom de chaque membre du clan, du veuf ou de la veuve au cousinage jusqu’au 6e degré, avec leurs titres et qualités, est inscrit : tous font part de la perte familiale et le texte composé d’une succession de noms prend une page entière. Le décès n’est plus individuel, il est revendiqué par le groupe en entier. Le faire-part est souvent suivi d’un mémento donné ou envoyé aux parents et amis du défunt, sur un format carte de visite en hauteur recto-verso, qui servira d’intercalaire et de marque-page dans les missels. « J’ai reçu le mémento de la mère de Julie de Laclos morte le 28 mars »182 écrit Marie Berthelet en mai. Après le décès de cette dernière en 1894, la famille Vaudrit conserve son mémento dans un petit livre de prières.
35La douleur de la perte d’un être cher est transcendée par la foi. « Ma pauvre sœur il y a douze jours était retombée dans l’état où elle était il y a deux ans. Ce matin, elle s’est endormie pour ne se réveiller qu’au ciel »183 écrit Jean-Baptiste Roux de Rochelle à son oncle en 1822. La délivrance par la mort d’un monde cruel est intégrée : « Nous sommes allés aux vêpres des morts. Ils sont bien plus heureux que ceux qui sont restés » écrit Marie Berthelet le jour des morts, le 2 novembre 1883. Un an plus tard, elle confirme : » Il y a en a que ce jour-là attriste, je ne suis pas de ce nombre. Ceux qui ont quitté cette terre de misère sont bien heureux, il ne faut pas les plaindre, c’est un sentiment égoïste qui vous fait regretter ceux qui vous aimaient, qui partageaient vos peines, les soulageaient. De là-haut, on juge les choses d’une toute autre façon, et les épreuves de la vie sont considérées comme des bienfaits. » Une connaissance de Clémentine Loiseau commente « la mort de cette pauvre Zoé Droz » : « C’est un vide pour sa famille où elle était aimée, mais pour elle, c’est le commencement du bonheur, elle était si pieuse. »184 Le qualificatif « pauvre » est constamment employé, dans toutes les lettres et sous la plume de tous les épistoliers, avant le prénom, le nom ou la place familiale d’un mort : « mon pauvre père », « le pauvre Alphonse », « la pauvre Alma [la chienne des Loiseau] ». Cette formulation systématisée doit être lue comme un appel à l’apitoiement, comme un transfert de sa propre peine sur le mort : « pauvre de moi », doit-on comprendre, qui ai perdu mon père, Alphonse, ma chienne Alma. Ce n’est pas le défunt qui est à plaindre, c’est moi qui suis resté sur terre. Les dernières paroles de Marie Berthelet, auraient été, imprimés sur son mémento : « Seigneur, ayez pitié de votre humble servante ». Ces ultima verba en forme de supplique, destinés à survivre au-delà du trépas, sans doute transcrits ou rédigés par son fils Charles à son chevet, témoignent de la mainmise de la religion catholique dans la mort bourgeoise.
36Il est possible que derrière ces rites parfaitement observés, ces formules prescrites, les bourgeois ruraux éprouvent en fin de compte une certaine indifférence face à la mort, comme sous l’Ancien Régime. Aucune lettre ne développe le thème du manque au quotidien d’un être cher. Les disparus peuplent les imaginaires mais leurs morts sont vécues sans révolte comme une fatalité acceptable.
37Victor Hugo, dans Les Misérables, fait s’exclamer Thénardier :
Dire qu’il n’y a pas d’égalité, même quand on est mort ! Voyez un peu le Père-Lachaise ! les grands, ceux qui sont riches, sont en haut, dans l’allée des acacias, qui est pavée. Ils peuvent arriver en voiture. Les petits, les pauvres gens, les malheureux, quoi ! on les met dans le bas, où il y a de la boue jusqu’aux genoux, dans les trous, dans l’humidité. On les met là pour qu’ils soient plus vite gâtés ! On ne peut pas aller les voir sans enfoncer dans la terre.185
À Arlay, les bourgeois se distinguent encore du commun dans leur dernière demeure : le mur du fond du cimetière, tout au fond face à l’entrée, leur est réservé, par le simple fait qu’il n’accueille que les rares concessions à perpétuité. Ces concessions valent cher. En 1881, Jean-Baptiste Laferrère achète 6 mètres superficiels de terrain pour y enterrer son beau-père le docteur Amédée Vannier « et les membres de sa famille »186 pour le prix de 450 francs. La somme est significative, un an de salaire d’une domestique. En 1908, Isabelle Berthelet née de Lauzière, achète-t-elle aussi six mètres superficiels de terrains pour y fonder à perpétuité la sépulture particulière de Charles Berthelet, décédé en 1895, de Marie Berthelet née Regaud décédée en 1894 et de Paul Berthelet décédé en 1887. Le prix d’achat de 495 francs est partagé entre la commune pour 330 francs et le bureau de bienfaisance pour 165 francs187. Jules Vaudrit débourse 150 francs pour les deux mètres de terrain à perpétuité qui serviront de tombe familiale188. Jusque dans la représentation de la mort, le sens de la propriété est moins aigu dans la famille Vaudrit que dans les familles descendantes des Vannier et des Abry d’Arcier. Les Rix, anciens domestiques enrichis, se contentent de la concession trentenaire, achetée par Stéphanie Rix en 1893189. Les bourgeoisies s’estiment et se mesurent aussi en mètres carrés de pierres tombales.
38La bourgeoisie entretient le souvenir de ses morts, de préférence « à perpétuité ». Les portraits, les photographies encadrées et figées sur les murs des grandes maisons de famille à la campagne rappellent la présence des disparus. De nombreux objets-reliques sont portés sur le corps, en bijoux, comme dans une fusion charnelle avec le défunt, ou placés dans la maison. Les cheveux des morts, réputés imputrescibles, sont conservés. Les Vannier possèdent une boucle de ceinture réunissant sous verre trois mèches de cheveux attachés, un tableau funèbre en miniature réalisé pour sa marraine Zélie Vannier avec les cheveux d’Hyppolite Colin, collégien prometteur mort à seize ans dans son pensionnat de Vaux-les-Poligny190. « Tous ces objets, entre reliques et empreintes, occupent une place particulière dans les intérieurs » écrit Manuel Charpy dans sa thèse sur Le théâtre des objets. « Plus encore que les images des vivants, elles possèdent un statut singulier. »191 Marie Berthelet dénomme « ses » morts : les « amis de l’autre monde »192. Leur souvenir est si bien entretenu que si la dynastie familiale acquiert à chaque génération de nouveaux membres, elle ne se sépare jamais vraiment de ses disparus. L’achat d’une concession éternelle ne révèle-t-il pas à la fois la volonté d’honorer le passé, de glorifier la continuité, et d’entretenir l’espoir d’une bourgeoisie « à perpétuité » ?
Pauvreté et richesse extrême au village
39Au laboratoire de la société rurale qu’est Arlay au xixe siècle, les indigents côtoient ponctuellement une des familles parmi les plus fortunées de France. Si la misère existe au village comme en ville, elle y est sans doute moins cachée. Les plus pauvres, dans les villages de la campagne, ne sont pas relégués dans des quartiers ouvriers que les plus riches ont peu d’occasions de fréquenter ; ils vivent en contact permanent avec la collectivité rurale dans son ensemble. Comment les familles bourgeoises aisées du village gèrent-elles cette dichotomie entre le « gueux » et le « prince » ? S’impliquent-elles dans la redistribution de la richesse et la protection sociale ? Imitent-elles l’évergétisme nobiliaire ?
La précarité à la campagne
40Après la mort de son père, le régisseur Henry Vannier répond une longue lettre aux condoléances que lui a adressées son employeur le prince Pierre d’Arenberg : « Si de là-haut mon pauvre père connaît les intentions du prince qui a bien voulu demander des prières pour lui, il le bénira, car c’était son désir et en nous faisant cette recommandation, il a ajouté : "surtout, faites du bien aux pauvres". Je n’ai pas besoin de vous dire, mon prince, avec quelle religieuse exactitude je me conformerai à ses dernières volontés. »193 Les trois vertus théologales tirées de la Première épître aux Corinthiens de saint Paul sont ici réunies : la foi, celle du défunt, de son épouse et de son fils qui recueillent ses dernières volontés ; l’espérance, par l’intercession de la prière, d’accéder à la béatitude céleste, au paradis ; la charité, enfin, envers les indigents : « faites du bien aux pauvres », soulagez-les de leur pauvreté.
41La précarité est une donnée récurrente, annuelle du monde rural qui connaît une activité discontinue avec ses temps morts et ses périodes de pointe. La saisonnalité de l’agriculture entraîne un problème d’emploi. D’ordinaire économe en main d’œuvre, le travail de la terre mobilise des effectifs considérables durant quelques brèves périodes qui culminent lors des moissons et de la vendange. Dans Economic Future in Historical Perspective194, Paul A. David et Mark Thomas ont démontré que plutôt que de recourir à de la main d’œuvre extérieure, la France a fait le choix, au xixe siècle, de maintenir sur place une main d’œuvre disponible périodiquement. D’ailleurs, les habitants de la campagne acceptent mal l’arrivée éventuelle de migrants : « Voilà des misérables qu’il faudrait secourir », écrit Marie Berthelet fin novembre 1883. « Ce pauvre Arlay est une véritable cour des miracles, tous les jours des gueux y affluent. » Les étrangers venus s’installer au village sont rares et immédiatement repérés. Le prince Pierre d’Arenberg se préoccupe du sort d’une communauté espagnole arrivée dans le vignoble du Jura dans les années 1840 : « Il m’est revenu, écrit-il à son régisseur, que vous avez en résidence à Arlay des Espagnols très malheureux, entre-autres des personnes du nom de Maës. Vous remettrez à Mr le curé d’Arlay la somme de 200 francs qu’il leur distribuera de la manière qu’il jugera la plus utile, soit en linge, habillement ou meubles selon leurs besoins. »195 Sans doute s’agit-il de carlistes ayant fui l’Espagne après avoir pris parti pour le prétendant au trône Charles de Bourbon contre sa nièce la reine Isabelle II, ce qui redouble la bienveillance du prince. Autant la main d’œuvre était nécessaire au moment des vendanges, de septembre à début novembre, autant les travaux de la campagne seront en sommeil tout l’hiver et les travailleurs occasionnels manqueront de besogne.
42On distingue en effet à la campagne deux sortes de pauvres : celui qui pourrait travailler et celui qui est dans l’impossibilité de travailler, dès lors désigné comme « malade ». L’intermédiaire n’a pas sa place dans la société rurale, il sera immédiatement stigmatisé comme paresseux, enclin à la boisson, peu fiable et ne pourra réintégrer son éligibilité de pauvre que par le travail. Dans le vignoble du Jura à la nature généreuse, le « bon pays », le pauvre précarisé réussit généralement à louer ses bras pour des périodes très brèves qui se comptent en jours, et reste toute sa vie un « journalier » ou une « journalière » à l’état civil comme dans la vie. Cet équilibre fragile est facilement rompu lors d’une conjoncture économique difficile, de mauvaises récoltes, de climat désastreux. Lorsque le travail se raréfie, le journalier pauvre s’appauvrit davantage. La dynamique sociétale entre alors en jeu pour que les pauvres puissent survivre grâce à un travail. La famille d’Arenberg favorise régulièrement des programmes de mobilisation professionnelle de saisonniers. « C’est encore, écrit le régisseur Antoine Vannier, à mon avis, le meilleur moyen de faire la charité, car il profite à celui qui donne comme à celui qui reçoit et offre un résultat doublement avantageux, il donne du pain pour le moment à celui qui en a besoin, et en plus il augmente le bien-être du vigneron en lui permettant une récolte plus abondante »196. Enfin, troisième avantage, le travail aboutit à une réalisation qui bénéficiera au propriétaire. En novembre 1846, au commencement de la crise frumentaire, industrielle et financière de 1846-1848, le prince Pierre d’Arenberg, qui pense aux mois d’hiver recouvrant ses terres du Jura, écrit à son régisseur : » Proposez-moi des travaux à la côte de 300 francs, dans la vigne ou ailleurs, je pense que le mois de janvier sera le plus favorable pour satisfaire les besoins de la population et des ouvriers en détresse. »197 La guerre de Crimée entre 1854 et 1856, le krach boursier aux États-Unis, les mauvaises récoltes de blé entraînent des années difficiles aux répercussions immédiates sur les plus pauvres à la campagne. Le régisseur Antoine Vannier propose dès le tout début de l’année 1854 un « chantier de charité dans les vignes au prix de 1 200 francs » : « tout en faisant un travail utile, on donnera à chaque malheureux la facilité de passer la saison rigoureuse qui se trouve encore aggravée par la cherté des subsistances. »198 En janvier 1855, il écrit à son employeur : « Depuis le mois de janvier seulement, c’est-à-dire depuis le froid et la neige, la misère commence à se faire sentir, car il n’y a pas de travaux possibles. Aussi pour faire gagner quel qu’argent aux malheureux, je viens de faire remplir la glacière ce qui a occupé pendant deux jours 9 manœuvres et 5 voitures avec celles du château. Aussitôt que le temps le permettra, on pourra employer alternativement une certaine quantité de manœuvres dans les vignes […]. Les malheureux d’ailleurs sont tellement découragés par le peu de produits qu’ils obtiennent depuis quelques années qu’il faut bien leur ranimer un peu leur énergie. »199 En octobre de la même année 1855, Antoine Vannier remarque : « Malgré que la récolte en maïs ait été belle dans notre pays, la récolte en blé a été si mauvaise que la misère se fera plus encore grandement sentir. Mais le moment n’est pas venu d’organiser des secours. Il faut laisser épuiser les ressources du moment, car les dons d’aujourd’hui ne serviraient à rien pour plus tard, la plupart des gens dans le besoin profitent toujours largement du présent sans jamais songer à l’avenir. »200 La pauvreté se vit au jour-le-jour et ne connaît pas cette valeur essentielle aux nantis du xixe siècle qu’est l’épargne. Le prince d’Arenberg récompense le bon travail et demande à son régisseur « l’achat de draps gris pour des vestes et de droguet pour des pantalons, à donner aux enfants des vignerons qui ont le mieux travaillé leurs vignes dans le courant de l’année 1832. » Il ajoute : « Je pense qu’en ne fournissant que les étoffes et les fournitures telles que doublures, boutons, etc., le nombre des enfants peut être considérable par l’économie de la façon qui sera à la charge des parents. »201 La pauvreté n’a pas d’âge. L’enfant pauvre est incité à se surpasser dans son travail pour en être gratifié. La bourgeoisie rurale est peu concernée par cette politique coûteuse de travaux, élaborée afin de rémunérer les pauvres qui travaillent. Tout au plus monnaye-t-elle un don en nature contre une force de travail gratuite, comme le fait Marie Berthelet lorsqu’elle propose « une charité bien faite », rémunératrice, un logement contre un travail : « La pauvre mère Cusin a été mise à la porte, les créanciers vendront tout, je lui ai offert la petite maison du pré de Labarre en location, elle payera en journée, et ce sera une charité bien faite. Je vais y faire mettre une serrure et l’arranger car il pleut dedans. »
L’intervention communale et la générosité châtelaine
43En 1830, près de 9 % de la population du village d’Arlay est considérée comme vivant en-dessous du seuil de pauvreté et nécessitant une aide. « On porte à 150 individus le nombre des malheureux de cette commune, sur une population d’environ 1 700 », écrit le maire Daille au préfet. Cette proportion est importante. Elle inclut les tout petits exploitants agricoles qui possèdent ou louent quelques ares de terres et de vignes dont la vente des fruits leur assure la survie. « La fin de l’hiver est le moment le plus difficile pour les malheureux qui ont consommé leurs provisions pendant les froids. […] Cette époque étant celle où recommencent les travaux de la campagne (cette commune est vignoble), ils sont obligés de travailler pour leur compte au lieu d’aller gagner de quoi venir au secours de leur ménage. » Parmi les « 150 malheureux » sont aussi comptabilisés les « pauvres malades », c’est-à-dire les pauvres en marge de la société laborieuse car incapables de travailler pour différentes raisons. Une commune riche comme Arlay bénéficie d’un bureau de bienfaisance. Le docteur Daille, maire d’Arlay en 1830, en rappelle la stricte vocation : « que ses revenus ne profitent qu’aux pauvres malades »202, ce qui exclut les travailleurs potentiels. Ce bureau de bienfaisance tire ses revenus de terres dont il a hérité par testament. Le bail à ferme du 5 septembre 1852 recense 2,47 hectares de terres, 38 ares de vigne et 23 ares de pré appartenant au bureau de bienfaisance, loués à l’année pour la somme de 312 francs, plus la moitié des fruits de la vigne203. Dès 1840, le rayon d’action du bureau se précise : l’article 4 limitant à 150 francs le secours aux « indigents sans travail » est supprimé, et remplacé par un nouvel article 7 qui autorise de porter secours aux malades ou indigents à hauteur « d’un franc à trois francs par quinze jours, ce qui rentre plus immédiatement dans les intentions des différents testaments. »204 Avec 600 francs, le budget du bureau de bienfaisance d’Arlay dans les années 1850 permet ainsi de financer pendant les deux mois de soudure à la fin de l’hiver une quarantaine de pauvres, pour une moyenne de 2 francs205. La rente de la terre diminuant dans le dernier tiers du xixe siècle, la commune décide d’intervenir. Lors d’un conseil municipal de 1887, il est décidé que 80 francs seraient alloués aux « nécessiteux de la commune. Considérant que les ressources du bureau de bienfaisance, par suite notamment de la diminution qui s’est produite dans les revenus des immeubles qu’il possède seraient loin de pouvoir suffire aux besoins des indigents dont le nombre augmente chaque jour », craignant qu’à « la suite des mauvaises conditions d’hygiène, surtout en raison de la mauvaise alimentation, des maladies [viendraient] à se produire », la commune trouve « prudent de se ménager de nouvelles ressources » et réserve « cette somme aux indigents. »206 Cette intervention communale dans la gestion des dépenses sociales préfigure le rôle grandissant de l’État sous la IIIe République en matière d’assistance aux plus démunis. Peter Lindert, dans Growing Public, démontre à quel point le développement de la démocratie a joué un rôle pivot dans l’augmentation des dépenses sociales, et que ces dépenses n’ont jamais freiné l’expansion économique globale207.
44Le budget du bureau de bienfaisance, même avec un apport communal, reste modéré. Le château, de nouveau, intervient largement. Tous les pauvres ne peuvent pas travailler, et les conditions climatiques du Jura empêchent parfois tous les travaux extérieurs, tâches dévolues à la main d’œuvre de journaliers : « Nous sommes ici en plein hiver », écrit Antoine Vannier à son employeur, « depuis huit jours le terrain est couvert d’une couche assez épaisse de neige. Le moment est venu de venir au secours des malheureux. Tous les travaux sont forcements suspendus et la misère commence à se faire sentir. »208 En sus des travaux organisés en faveur des pauvres valides, la famille d’Arenberg consacre chaque année un généreux budget aux indigents invalides d’Arlay, en croissance constante de 1855 à 1879, de 1 772,90 francs à 3 779,30 francs209, dont 800 à 1 200 francs sont versés aux sœurs de l’école de filles pour leur salaire. Pendant la même période, le budget du bureau de bienfaisance oscille entre 469,50 francs au plus bas en 1873 à 1 134,27 francs au plus haut en 1878, un quart à un tiers de moins que les munificences princières.
Une charité bourgeoisie mesurée
45Il aurait été plausible de retrouver les familles bourgeoises d’Arlay au sein du bureau de bienfaisance, soucieuses d’une redistribution de la richesse. Pourtant, elles interviennent peu, ni dans les revenus, ni dans la gestion du bureau de bienfaisance. En 1807, lorsque le bureau de bienfaisance est créé, Bonaventure Abry d’Arcier, ainsi que les notaires Jacquier père et fils, font partie des 12 membres du « bureau de charité du Bourg d’Arlay »210. En tant que maire d’Arlay, Évariste Maigrot en est le président. Il faut ensuite attendre 1868 pour qu’apparaissent les noms de Candide Berthelet comme membre pour la seule année 1869 et celui du docteur Amédée Vannier de 1868 à son décès. Il est remplacé en 1881 par Victor Rix, ancien domestique à Paris et retraité rentier à Arlay. Aucun des onze dons et legs après décès en faveur du bureau de bienfaisance d’Arlay entre 1808 et 1883 n’émane de personnalités bourgeoises211. Le seul notable du bureau de bienfaisance est son président de droit, le maire en fonction, et les cinq membres élus par les conseillers municipaux sont tous des paysans aisés et propriétaires. D’ailleurs dans toutes les familles étudiées à travers leurs lettres, les dons et legs après décès en faveur de bonnes œuvres sont rares. Théodule Loiseau lègue « 100 francs au bureau de bienfaisance de Dole, 100 francs à la société de secours mutuels et 100 francs aux pauvres de Mr le curé de Dole »212 et la grand-mère de Charles et Paul Berthelet, Zoë Berthelet, née Branche, lègue 7 000 francs à l’hôpital de Nantua, « sous condition que cette somme, convertie en rente perpétuelle, donnerait droit à un lit dans l’hospice pour les malades indigents de la commune de Mornay. »213
46L’étude des correspondances met en lumière une relation du bourgeois rural au pauvre plus émotionnelle que virtuelle. Ce dernier donne quand il connaît son pauvre, sa charité exige une présence réelle. Marie Berthelet rechigne à l’offrande proposée par le curé d’Arlay : « On a fait la quête pour les italiens, on a donné les sous d’habitude, j’aime mieux les malheureux de mon pays que ces gens qui ont toujours le couteau ouvert. Ceux qui ont survécu à la catastrophe ne m’intéressent pas, et ceux qui ont succombé n’ont besoin que de nos prières. »214 Seuls « les malheureux de [son] pays », sa paroisse, comptent pour la propriétaire de la Chevance d’Or. L’Église joue un rôle important d’intercesseur et d’incitateur à la charité. En 1863, le prince Pierre d’Arenberg écrit à son régisseur que sa femme lui a remis « 200 francs pour secours qu’elle veut donner aux pauvres d’Arlay par l’intermédiaire du curé et par celui des sœurs »215 - les sœurs dirigent la petite école de filles privée d’Arlay. Cette année 1863, sur les 2 329,55 francs dépensés par le château en « secours et actes de bienfaisance », 60 % sont dédiés au salaire des trois religieuses et aux bonnes œuvres du curé Gréa, 40 % distribués directement en « actes de bienfaisance ». Les étapes de la foi catholique stimulent les bonnes actions bourgeoises. Marie Berthelet offre à une petite voisine une « couronne de première communion », donne « cinq francs à la sœur pour aider à chausser une petite pauvre » mais ne se sent pas concernée tant qu’elle n’a pas la misère devant elle : « j’ai donné une aumône pour ne pas désobliger le curé », écrit-elle un dimanche. La bourgeoise – les témoignages sont tous féminins – ouvre sa bourse au cas par cas : « C’est aujourd’hui l’anniversaire de ta naissance », écrit Marie de Beaufort à son fils Charles en 1886. » J’ai fait deux heureuses pour la somme de 6 francs, deux pauvres femmes que j’ai un peu habillées en ton nom en leur disant de prier pour toi. Si tu avais vu leur joie, tu serais joyeux toi-même, tant il est vrai que les jouissances sont proportionnées aux misères et aux privations. »216 Marie Berthelet distribue quelques aumônes aux pauvres de la rue qu’elle connaît : « À Lons, la mère Gaillet se promène en corset et en jupe courte, c’est tout à fait attrayant. Elle est folle, je lui ai donné 20 sous pour s’acheter des gâteaux. » L’argent ne fuse pas toujours. « Toutes les années, je donnais cinq francs à la vieille Estelle Bauffle, écrit Marie Berthelet. Elle est venue les chercher, cette aumône me gêne bien, je lui ai fait dire que si la recette manquait encore, je ne pourrai plus lui donner. » Si les pauvres s’adressent aux bourgeois pour leur emprunter de l’argent, la réponse est négative : « La mère Donnard est dans une grande misère, elle demande à Charles de lui prêter 100 francs, c’est pour lui de toute impossibilité. » En comparant sa charité mesurée aux largesses de la famille d’Arenberg, Marie Berthelet « espère que dans les balances si justes du bon Dieu, une petite privation pèsera autant qu’un gros superflu. »
47Les bonnes œuvres de la bourgeoisie rurale, peu matérialisées en argent, sont difficilement quantifiables : les dames bourgeoises consacrent un temps non négligeable à coudre et rapiécer des vêtements pour les nécessiteux, sans compter leurs visites et leurs soins aux malades. À lire Marie Berthelet, « Martine Loiseau [surnom de Clémentine Loiseau] est incroyablement douée en ouvrages et en bonnes œuvres ». Cette dernière reçoit en 1875 les louanges d’un ancien sacristain qu’elle a soigné :
Lorsque j’étais malade et couvert de clous sur le corps, vous n’avez rien épargné pour me soulager et me guérir de toutes les infirmités que j’avais. […] Votre dévouement pour notre chère paroisse, tant pour l’ornement de son temple, que pour secourir les pauvres et les malades de cette paroisse ne se ralentit point. […] À la fin de votre carrière, après une vie longue et heureuse, recevez dans le ciel la récompense que vos vertus auront méritées. 217
Marie Berthelet sait distinguer les pauvres dans sa paroisse. Lors d’une visite de la princesse d’Arenberg, née Jeanne Greffulhe aux pauvres d’Arlay, guidée par une des religieuses de l’école privée, elle ironise : « La princesse continue ses visites, la sœur l’a conduite chez Patatin, Dandandre, Bachotte, tout le monde bien recommandable. Pauvres, mais voleurs ! » Tous les pauvres ne sont pas dignes de compassion. Marie Berthelet rectifie le rayon d’action de la princesse et morigène la religieuse qui est chargée de faire la distribution des menus achats de tissu et de nourriture : « je lui ai recommandé quelques personnes » : la bourgeoisie choisit ses pauvres. Si les Demoiselles de village en promenade, dans le tableau de Gustave Courbet daté de 1851-1852 donnent à une petite pauvre un morceau de pain ou de tarte à manger, à la Chevance d’Or, on offre chaque soir une soupe chaude aux pauvres qui se présentent, tout au long de l’année. En mars 1883, « je donne à souper à Aline Dubief qui crève de faim et garde le lit de misère. Ce que je lui donne ne peut pas la nourrir, mais simplement l’empêche de tomber d’inanition. Le père Maillot est dans le même cas, je m’attends à le voir frapper à la porte. C’est l’Estelle Pantalon qui fait la bonne œuvre de venir chercher la soupe de Dubief. » En juin, « depuis plusieurs jours, Alexis n’a pas pu venir chercher sa part de soupe, les gens l’ont vu passer avec une pioche, il doit être en journée. » En septembre « la pauvre malade à qui je donnais du bouillon est morte hier à midi, on sonne pour elle à présent ». Les soupes ne suffisent pas, mais les Berthelet ne donnent pas leur pain. « La pauvre Jeannette à Pipi est morte, je lui donnais du bouillon, sa maladie est la suite de la mauvaise conduite de son père », écrit Marie Berthelet, la « maladie » étant peut-être un euphémisme pour un manque de ressources alimentaires. Le pauvre, le journalier peut mourir de la faim à Arlay au xixe siècle : « L’Afrique [surnom] est mort, dit Marie Berthelet. La misère est cause de sa mort, tout l’hiver il a enduré la faim, et ne mendiait pas. »
48La charité de la classe supérieure n’est jamais tout à fait gratuite. Comme l’écrit l’administrateur des biens de la famille d’Arenberg Morel-Poulet au régisseur à Arlay, « les secours que vous estimez à 3 000 francs pour le travail dans les vignes et que son Altesse sera à même de donner, exciteront dans la population des sentiments de reconnaissance qui seront d’un bon effet. »218 Selon l’analyse de Marie Berthelet, si « la princesse donne des pastilles de chocolat à tous les enfants qu’elle rencontre en promenade », c’est parce que « les petits admirateurs valent bien les grands. Ils conserveront peut-être mieux qu’eux les souvenirs de ses bontés. » Le bourgeois aimerait être admiré pour ses bonnes actions, il en attend une reconnaissance durable et sait qu’il risque d’être déçu. Lorsque Paul Berthelet fait engager un soldat originaire d’Arlay dans son régiment, sa mère lui écrit : « Le vigneron est arrivé auprès de toi et tu fais bien d’en prendre soin, c’est un devoir de charité. Tiens-toi quand même sur tes gardes, en général ces pignards sont rampants, traîtres et visqueux, espérons que celui-là dérogera aux vertus de sa famille. »
49La pauvreté des campagnes ne paraît pas aussi agressive, dangereuse que celle décrite au xixe siècle dans les villes, concentrée dans des faubourgs paupérisés et sauvages. À la fois en marge et intégrée à la dynamique paysanne, les pauvres de la campagne sont physiquement proches des bourgeois dans leur quotidien. À Arlay, ces derniers, familiers de la misère qui les entourent, peu préoccupés d’éradiquer la pauvreté par le travail, l’éducation, le bien-être, ne laissent trace que d’une compassion de circonstance pour le moins mesurée. La proximité avec la pauvreté ne semble pas favoriser l’œuvre de charité, et la présence d’un château prodigue fait d’Arlay un cas à part. Les largesses des princes d’Arenberg dédouanent sans doute les trois familles bourgeoises de financer le bureau de bienfaisance et de se montrer plus généreux, alors que dans d’autres communes rurales sans château aussi bienveillant, les bourgeois se distinguent par un patronage stimulé par l’émulation.
La richesse extrême au château
50À l’opposé de l’échelle sociale, la famille aristocratique d’Arenberg possède à Arlay vignes, terres et château et focalise l’attention de la population, en particulier celle d’une bourgeoisie rurale avide d’interactions. Sur deux générations, Antoine Vannier et son fils Henry, tous deux régisseurs des terres princières en Franche-Comté de 1829 à 1892, et dans une moindre mesure le docteur Amédée Vannier, vivent à la fois dans l’allégeance et la connexité avec leurs employeurs, successivement le prince Pierre et son fils le prince Auguste d’Arenberg. Les habitudes culturelles princières sont incorporées, intériorisées et reproduites par les subalternes qui s’identifient à leurs maîtres. Ainsi Henry Vannier fait-il « mettre le cocher en grande livrée pour promener »219 sa maîtresse dans Arlay. Son oncle Gabriel Depierres, régisseur au château de Menetou-Salon, fait imprimer à la naissance de sa fille un faire part en lettres anglaises bordé d’un liseré bleu à l’adresse équivoque : « M. et Mme Gabriel Depierres ont l’honneur de vous faire part de la naissance de leur fille Anna Adèle Edith. Château de Menetou-Salon, le 21 avril 1873. »220 Henry Vannier donne des conseils de savoir-vivre pour communiquer avec l’aristocratie. Les Berthelet s’adressent à lui pour faire parvenir au prince Auguste d’Arenberg une miniature du vicomte de Gand « après avoir demandé le protocole à Henry » ou pour accompagner par un mot un envoi du livre l’Histoire du Bourg d’Arlay : « nous avons consulté Henry sur le protocole de la lettre au prince ». Marie Berthelet avait déjà, au nom de son fils Charles, profité d’un entretien avec le prince six mois auparavant pour lui « demander la permission de lui en offrir un exemplaire ». Tant Henry Vannier que son père Antoine sont maîtres dans l’art de s’adresser par écrit aux Altesses Sérénissimes en mêlant la deuxième du pluriel – « votre Altesse » – à la troisième personne du singulier – « comme son Altesse le prince me l’écrit ». Ils sont les porte-paroles de la famille d’Arenberg, et distillent dans Arlay des informations à leur sujet qui intéressent manifestement les bourgeois puisqu’ils les relayent dans leurs courriers. Marie Berthelet indique à son fils en octobre 1882 que « l’intendant a acheté pour le Prince une propriété dans les environs de Dijon », à Tarsul, qu’en décembre 1883 « le Prince passe quinze jours chez le Comte de Paris » et qu’il « veut qu’on arrange dans la côte une sorte de pelouse très unie en gazon anglais pour y établir un jeu dont [elle, Marie Berthelet] ne [se] rappelle plus du nom. »221
51La relation sociale avec les châtelains est capitale pour les Berthelet, qui se vantent de leur interaction séculaire. Marie Berthelet ne manque pas de montrer au prince Auguste d’Arenberg en visite à la Chevance d’Or les lettres échangées entre leurs arrière-grands-parents Abry d’Arcier et la comtesse de Lauraguais – « il ne connaissait pas son écriture et a admiré un cachet très bien conservé » – et regrette une distanciation dans leurs relations : le prince Auguste, écrit-elle, « a demandé à Henry de nos nouvelles, ce qui était tout naturel chez le vieux prince devient une grande faveur chez celui-ci. » Le « vieux prince », le prince Pierre d’Arenberg, selon Désiré Monnier, « était un homme d’esprit, doué de connaissances presque universelles, parlant bien, aimable, d’un accès facile à la classe inférieure, d’une politesse froide à l’endroit de la gentilhommerie »222. La classe qui lui est inférieure inclut les Berthelet d’Arlay, ainsi que la famille de son régisseur Antoine Vannier à qui il témoigne de nombreuses marques de reconnaissance et d’empathie. Alors que le couple Antoine et Adèle Vannier vient de perdre un petit enfant à l’âge de quatre ans, le prince écrit au père : « Nous sommes charmés que la santé de Madame Vannier s’améliore. Préparez-là à la vue de nos enfants, cette Marie contemporaine de ce pauvre Henry ne peut pas ne pas lui faire mal. »223 « Je n’ai pas encore remercié Mme Vannier pour la pâte de coing qu’elle a bien voulu m’adresser » écrit-il encore, « mes enfants et moi mangeons à sa santé cette excellente gourmandise et nous regrettons d’être autant séparés d’elle et d’Arlay. »224 Alors que la famille Depierres a quitté depuis plus de trente ans le service de la régie des terres du Cher à Menetou, la marquise Louise de Voguë, née d’Arenberg prend la peine de répondre en 1923 à l’annonce du décès d’Antoinette « Nenette » Depierres, fille ainée du régisseur Gabriel Depierres : « Je connaissais son attachement pour les miens et j’avais partagé les souffrances de cette vie exceptionnellement éprouvée. Je m’unis très sincèrement à vos regrets que je fais miens. »225
52Auguste d’Arenberg, fils du prince Pierre, est moins investi que son père dans ses possessions franc-comtoises : il reconstruit dans les années 1880 son château de Menetou où il est élu député du Cher de 1877 à 1881 et de 1885 à 1902. Il passe cependant un mois en famille dans son château d’Arlay en mai 1883 et en juin 1884. Sa présence est la source d’une grande agitation pour les employés du château – « Henry est dans ses petits souliers » – et pour les bourgeois d’Arlay : Marie Berthelet est « tous les jours sur le qui-vive attendant la visite de la princesse ». Le prince Auguste et son épouse née Jeanne Greffulhe, font séparément leurs visites aux bourgeois du village. « Le prince fait ses visites après déjeuner avant de partir en courses avec Henry. À peine avais-je terminé [mon déjeuner] que le Prince est arrivé, fort gracieux, très sans façon », écrit Marie Berthelet, séduite par la familiarité affichée par l’aristocrate qui rehausse la bourgeoisie rurale, sensible à la considération d’une classe hors norme. « En sortant de la messe, le prince m’attendait pour me demander de tes nouvelles, il est très poli et très gracieux », écrit-elle à son fils Paul. À la réception du livre de l’Histoire du Bourg d’Arlay, le prince Auguste a renvoyé « une lettre charmante où il fait les plus beaux compliments sur le beau volume de l’Histoire d’Arlay qu’il a reçu et auquel, dit-il, la place d’honneur sera donnée dans sa bibliothèque. […] Sa lettre a trois pages, d’égal à égal, il ne fait pas du tout Prince. » Que le prince communique volontiers, qu’il sache utiliser un langage commun entre l’aristocratie et la bourgeoisie et qu’il écrive de sa main un long texte sont des marques de faveur remarquées et appréciées. Dans la hiérarchie de la bourgeoisie rurale, la proximité avec le château est un signe de prééminence. Marie Berthelet savoure d’écrire à son fils que « la voisine [Mme Chavant, épouse du notaire] est arrivée après la visite du prince pour savoir ! » Seul Jules Vaudrit, maire républicain, se plie à contre-cœur aux hommages dus au châtelain et mécène du village. « Vaudrit est allé reconduire le Prince après sa visite, il a bien fait l’aimable. Mais il paraît qu’après, il est allé dans la maison de Maria [sa fille] où il a tapé les portes, fait un ramage insensé pour donner cours à sa colère. Tout cela est de l’ennui et de l’orgueil. » La présence châtelaine ne laisse aucun bourgeois indifférent.
53Outre la gratification d’être dignes d’intérêt, les bourgeois attendent de ces visites princières une légitimation de leurs choix esthétiques dans la décoration de leurs maisons. D’après ce qu’en sait Marie Berthelet, « l’hôtel de Paris [du prince Auguste] est meublé de choses anciennes, il aime les bibelots », ce qui le rapproche d’une conception bourgeoise de l’ameublement. Le fait qu’il trouve « très beau » un portrait de famille, qu’il ait « aussi remarqué la console » rassure les Berthelet. La discussion est lors de la visite de la princesse, « on ne peut plus gracieuse » ; Marie Berthelet assure à son fils : « Nos vieux meubles l’intéressent beaucoup, j’ai bien vu que le prince lui en avait parlé. » Que « Mme de Grivel [soit] en correspondance avec la princesse qui lui envoie des livres » et que ces livres circulent ensuite entre la petite noblesse de province et la bourgeoisie rurale, qu’ils soient lus d’un milieu à l’autre sans distinction flatte les bourgeois imitateurs du mirage culturel aristocratique qu’ils perçoivent.
54Toute visite entraînant une contre-visite obligatoire selon les règles du savoir-vivre de la bourgeoisie au xixe siècle, Marie Berthelet écrit : « Je vais prendre mon grand courage et faire ma visite au château. Je m’en effraye, si c’était seulement pour aller chez des gens ordinaires… » Les grands aristocrates parisiens sont bien des êtres extraordinaires pour les bourgeois comme pour tous les habitants d’Arlay. Quand la princesse est aperçue dans Arlay avec ses trois enfants, « les gens du Bourg n’ont pas voulu croire que c’était elle car elle n’était pas assez belle. » Sans doute s’attendaient-ils à la voir vêtue comme la princesse des contes. Quant aux « enfants du prince, ils se promènent dans Arlay avec leurs tabliers blancs » tout simples. Marie Berthelet elle-même s’étonne que « le prince et sa famille [soient] allés à la messe à pied et [soient] revenus de même », sans carrosse. Le bon goût dans la sobriété, « la simplicité de la princesse » devient un modèle pour les bourgeois imitateurs et pour Marie Berthelet qui n’a croisé la princesse qu’en tenue de campagne et jamais dans sa vie mondaine parisienne. L’arrivée de la famille princière est tout de même précédée d’un envoi, en 1883, par le chemin de fer, de tout ce qui lui sera nécessaire sur place : « Si tu savais quel remue-ménage il faut pour recevoir la petite princesse, écrit Marie Berthelet. Il n’y a je ne sais combien de charrettes de caisses à la gare, tout cela pour un séjour d’un mois. Si j’avais de l’argent, je l’emploierais bien autrement. »
55La position d’intermédiaire de la bourgeoisie rurale met Marie Berthelet en contact avec les deux extrémités de l’échelle sociale, avec lesquelles les codes sociaux qu’elle a acquis fonctionnent. La notion de ségrégation, volontiers débattue par les historiens de la seconde moitié du xxe siècle et en particulier appliquée à la ville haussmannienne, ne s’accorde pas au village qui concentre dans un même espace la pluralité sociale. Les pauvres de la campagne ne sont pas perçus comme répulsifs et menaçants, porteurs d’un trouble potentiel. Ils existent et les bourgeois, loin de les ignorer, les gèrent au cas par cas, dans une approche frontale ciblée. À Arlay, le groupe bourgeois ne sert en aucun cas de catalyseur pour une action plus large qu’une simple intervention individualisée. Le château garde le monopole de l’exercice de la charité ce qui semble en dispenser les bourgeois, ce n’est pas le cas dans d’autre villages du Jura. À douze kilomètres, le maître de forges Edmond Monnier, inspiré par Frédéric Ozanam, offre dès 1845 une caisse de secours mutuel aux forges de Baudin, et procure des secours et des médicaments aux ouvriers et à leurs familles tout en leur imposant une cotisation obligatoire. La position bourgeoise à la campagne repose sur un socle dont les indigents forment une part non négligeable. Les élever hors de leur misère, chercher à les éduquer, à les enrichir modifierait l’équilibre de la position ; les bourgeois ruraux préfèrent les maintenir dans une pauvreté décente. Confrontée à l’autre extrême de l’échelle sociale, Marie Berthelet exprime sa fascination, son besoin de légitimation et son intimidation, sa proximité face aux châtelains de son village, issus dans le cas précis d’Arlay de la grande noblesse européenne, ce qui est peu courant. Ces derniers sont si éloignés des « gens ordinaires » qu’elle fréquente, qu’elle ne songe aucunement à les envier : « C’est la vieille histoire qui se passe partout, je trouve qu’il faut être bien humble pour être envieux, c’est reconnaître qu’il vous manque quelque chose. » Elle fait preuve d’indépendance en estimant qu’elle saurait dépenser différemment son argent, et en n’imitant pas la générosité princière. Là encore, Marie Berthelet ne cherche pas à changer d’une position stable dans laquelle elle se montre peu généreuse et se félicite « qu’il ne lui manque rien ».
Sociabilité : une géographie sociale
56La sociabilité de la bourgeoisie rurale dans le vignoble du Jura au xixe siècle se lit à travers le prisme des correspondances citées tout au long de cette étude. Les seules lettres écrites par Marie Berthelet à son fils de 1882 à 1885 dévoilent 181 noms de famille différents, et des dizaines encore apparaissent dans les autres courriers : connaissances, parentèle, relations de travail, amis, amis d’amis. Plus qu’un groupe social, c’est un réseau de relations qui se dessine et s’entrecroise, mêlant à cinquante kilomètres à la ronde paysannerie, bourgeoisie rurale sous toutes ses formes et noblesse, souvent d’apparence. Cette abondance d’indices, sur ces thèmes insaisissables et qui ne laissent ordinairement que peu de traces dans les sources traditionnelles que sont la rencontre, la relation et l’amicalité, impose un travail spécifique. Les recherches d’Alain Pauquet sur La société et les relations sociales en Berry au milieu du xixe siècle, à partir d’une analyse systématique des témoins des mariages, ont permis de mettre en évidence des comportements de sociabilité, un terme qui s’est diffusé parmi les historiens à la suite des travaux de Maurice Agulhon226, différents selon les milieux sociaux227. Qu’en est-il dans la bourgeoisie rurale ?
La sociabilité au quotidien : éclectique !
57Les lettres de Marie Berthelet offrent un parfait exemple des relations sociales quotidiennes et de leur pratique chez une dame aisée, veuve, oisive, la cinquantaine, à la campagne dans les années 1880. « L’habitude, pour une dame, de choisir un jour de semaine où elle recevait entre deux heures et sept heures de l’après-midi s’est implantée sous la monarchie de Juillet »228, écrit Anne Martin-Fugier, dans La vie élégante ou la formation du Tout-Paris 1815-1848. La saison mondaine en ville se déroule de décembre à Pâques. Si ces habitudes se développent dans la bourgeoisie citadine de la deuxième moitié du xixe siècle, elles n’ont pas cours dans les bourgades de province. Marie Berthelet reçoit elle aussi les après-midis, mais tous les jours de la semaine, dimanche compris, sauf lorsqu’elle est elle-même en visite. Elle ne tient pas de salon à date récurrente, son salon est en revanche le lieu de rencontres quotidiennes chaque après-midi. Été comme hiver, Marie Berthelet voit défiler chaque jour chez elle après le déjeuner de nombreuses connaissances, dont elle décrit la présence dans sa lettre du lendemain matin adressée à son fils. La plupart de ces visites se composent des relations qu’elle entretient avec le voisinage, avec un éclectisme d’âges et de conditions sociales notoire. Un exemple parmi tant d’autres permet de concevoir le type de relations vécues au quotidien par la bourgeoisie rurale : « Nous avons eu hier », écrit-elle en mars 1884, « une masse de visites : Mlle Sauvage, Mme Rix, Mme de Labarge, Madame Rameaux, Marie Germain, les de Grivel. » Marie Sauvage, quarante ans, receveuse des postes, loue une chambre de la maison Pagod en face de la Chevance d’Or. Stéphanie Rix, quarante-huit ans, est une ancienne femme de chambre d’origine allemande, épouse d’un ancien valet de grande maison de cinquante-deux ans retiré depuis six ans à Arlay dans une maison bourgeoise. La marquise de Labarge, née Hélène Teste, soixante-dix-neuf ans, est veuve, riche propriétaire du manoir de Proby. Elle laissera à son décès près de 600 000 francs à ses neveux de Chamberet229. Henriette née Cusin, épouse de Sosthène Rameaux, vigneron aisé d’Arlay, est accompagnée de sa fille Marie épouse de Guillaume Germain, respectivement soixante-deux et trente-quatre ans. Le comte et la comtesse de Grivel, Ernest, cinquante-trois ans, et Céline, quarante et un ans, habitent au château de la Muyre à Domblans. Marie Berthelet ne dresse aucune hiérarchie dans ces visites successives, sauf leur ordre d’arrivée ; il est probable que les visiteurs ne se soient pas seulement croisés mais que la marquise ait discuté avec l’ancienne domestique et les épouses de vignerons. Le spectre relationnel bourgeois quotidien, à la campagne, est large. La présence de paysans vignerons dans la maison bourgeoise n’a rien d’exceptionnel. Alexandre Grappin, cultivateur, est un camarade d’enfance des futurs notaires Daille et Vaudrit dans les années 1840. Charles et Paul Berthelet ont passé leur enfance dans les années 1870 avec Lucien Crochet et les frères Louis et Joseph Berthaud, paysans, ainsi qu’avec les jumeaux Bert, gendarme et mécanicien. Une fois adultes, l’amitié entre les garçons résiste à l’éloignement : Joseph Berthaud, écrit Marie Berthelet à son fils Paul, « venait demander de tes nouvelles, je lui ai dit que tu lui écrirais bientôt ». « Crochet et Joseph ont parlé de toi chez Latapie [le buraliste], ils t’aiment beaucoup », rapporte la mère au fils militaire, qui revoit en imagination son fils plus jeune : « il me semblait à chaque instant que tu allais rentrer avec Louis Berthaud ». George Sand décrit son château de Nohant, « si château il y a (car ce n’est qu’une médiocre maison du temps de Louis XVI) » entouré des maisons du village « comme qui dirait porte à porte, et il faut vivre d’accord avec le paysan, qui est aisé, indépendant, et qui entre chez vous comme chez lui. Nous nous en sommes toujours bien trouvés. »230 Dans la sociabilité quotidienne au village, il n’est pas question d’entre-soi bourgeois qui signifierait l’isolement. Les bourgeois voisins immédiats n’y sont pas assez nombreux pour y créer une société qui se suffirait à elle-même.
58Les visites sont réciproques, c’est d’ailleurs une règle absolue de rendre une visite par une autre visite en retour. « Je vais rendre la visite des Latapie, il me tarde d’en être débarrassée », écrit Marie Berthelet quelques jours après avoir reçu la « visite de toute la bande des Latapie, même du moutard ». Charles Berthelet « est allé chez Guillaume Germain pour prendre des informations sur la foire », sa mère se déplace chez Élisa et Joseph Berthaud pour voir leur fille nouveau-née, y retourne six mois après, alors qu’elle évite la marquise de Labarge : « La vieille Labarge est ennuyée que je ne lui fasse pas de visite et ton frère non plus. Cette vieille ne nous a donné que des ennuis. » Que son domestique Henry Grappin soit le cousin germain et le témoin de mariage de Joseph Berthaud n’empêche pas une relation suivie entre la bourgeoise et le cultivateur. Certains après-midis sont consacrés à « une tournée de visites », quatre maisons dans un rayon de 500 mètres.
59Les visites d’après-midi à la Chevance d’Or sont principalement féminines mais sans exclusive. Le « bon curé » est un fidèle, mais, comme le rappelle un manuel de savoir-vivre, « un prêtre n’est pas un homme, c’est un prêtre et pour cette raison, une femme peut et doit le saluer sans attendre son salut. »231 Félix Gorin est un habitué, son cousin le docteur Clavier également, ainsi que le régisseur Henry Vannier, le notaire Alphée Chavant et le maire Jules Vaudrit dont les emplois du temps sont assez élastiques pour que ces messieurs puissent s’asseoir en semaine dans le salon bourgeois. On y sert du café et de l’alcool, l’été de la bière, indifféremment du sexe des visiteurs. En revanche il est incongru de servir du vin en dehors des repas. Les visites des premiers jours de janvier sont incontournables. Le 2 janvier 1885 « nous avons eu les dames Sauvage, Gorin, le docteur, les Vaudrit, Galiffet, le père Rix, Jacquemin, les Chavant, les Germain », soit neuf visites consécutives ou concomitantes. Une bonne part des journées bourgeoises au village est consacrée à l’interaction avec les voisins et les voisines : les visiteurs qui sonnent à la porte rendent ces journées aussi attendues qu’imprévisibles. Ce rite quotidien, sans fin puisqu’une visite en entraîne une autre, peut être vécu comme une obligation inéluctable : « Nous avons eu beaucoup de visites. C’est la vie de la campagne d’être sans cesse bousculés. » Dans la lignée du don et du contre-don, la courtoisie de la réciprocité est consubstantielle à la bonne éducation.
Les espaces de sociabilité
60Le salon ne constitue pas le seul lieu d’accueil de la maison bourgeoise. La salle à manger, réputée intime et familiale, est ouverte aux relations de toutes les strates sociales. Les deux Berthaud et Crochet y ont dîné, Charles Berthelet « a invité les Rix à venir dîner sans façon du jambon et un pied de cochon qui était resté, ils ont accepté de grand cœur », les Berthelet reçoivent Mme de Grivel à déjeuner. Comme le rappellent les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans Les ghettos du gotha à propos de la bourgeoisie du xxe siècle et applicable à la bourgeoisie du xixe siècle, « l’importance de la sociabilité se traduit par le nombre des objets qui renvoient aux arts de la table, porcelaine, argenterie, cristal »232 et dont les Berthelet ne manquent pas, tout comme de chaises autour d’une table pourvue de rallonges. Alors qu’au salon différentes strates sociales peuvent se croiser, se rencontrer, les invitations à table ne mélangent pas les paysans et d’autres bourgeois. La classe paysanne est invitée à déjeuner ou à dîner seule, sans que le maître ou la maîtresse de maison bourgeois ait prévu d’autres invitations autour de la même table. Elle ne participe qu’à un moment de convivialité entre voisins mais toujours dans le cadre solennel de la salle-à-manger. Les déjeuners dont les convives sont des bourgeois offrent en revanche l’occasion d’une célébration de l’entre-soi bourgeois et d’une mise en contact plus soutenue et réfléchie que la simple visite. La courtoisie se mue, autour d’un plat, en affabilités et en relations nouvelles : La connexion bourgeoise grandit autour des tables et s’entretient. Le réseau à la fois inclusif, ouvert à de nouveaux venus, et exclusif dans une stricte sélection des convives appartenant au même milieu, se forme volontiers à table, dans le but d’asseoir sa position, de conforter son portefeuille de relations, de créer des liens et d’établir des alliances.
61L’occupation des chambres d’amis, troisième lieu de réception avec le salon et la salle-à-manger et occupant souvent tout un étage, relève d’une sociabilité intime. Il est courant d’être invité à dormir par sa famille proche. Antoine Vannier en voyage d’affaires à Besançon est logé chez son beau-frère Clerc de Landresse rue des Chambrettes233. Zoë de Lauzière se félicite d’avoir reçu à Mornay (Ain) son frère et sa belle-sœur Candide et Marie Berthelet234. Les Berthelet à Arlay invitent régulièrement pour une ou deux nuits leurs cousins Regaud et de Chassey. Antoinette, fille de Gabriel et Amélie Depierres – Vannier, vient de Menetou passer presque trois mois dans sa dix-huitième année chez les Berthelet à Arlay plutôt que chez son oncle Henry Vannier célibataire. Les Passier, le père ami de Charles Berthelet et ses deux enfants, sont invités de Paris à Arlay pour plus d’un mois. Dans la bourgeoisie rurale du vignoble, les séjours se comptent souvent en semaine, mais pas plus qu’un ou deux par an. De 1882 à 1885, les multiples chambres de la Chevance d’Or, conçues pour accueillir le visiteur étranger au village, sont très peu utilisées, signe d’un contact social effectif concentré sur la proximité plus que sur l’affinité.
62La sociabilité au village, dans le groupe bourgeois, s’épanouit chez soi. Les cabarets, les cafés et leurs billards, la place du village, les jeux de quilles représentent autant de forums masculins que les hommes bourgeois ne fréquentent que sporadiquement et brièvement entre le moment où ils reviennent de leurs études et leur mariage. Les fontaines et lavoirs, lieux de la sociabilité féminine à la campagne, sont ignorés des bourgeoises. La rue n’est qu’un passage. La flânerie, la promenade dans le village propices aux rencontres spontanées ne sont mentionnées dans aucune lettre.
La parenté et le noyau familial
63« Après souper la conversation est tombée sur notre aimable famille, ce sujet n’est bon qu’à troubler le cœur et la conscience », écrit avec ironie Marie Berthelet à son fils. Martine Segalen dans sa Sociologie de la famille relève l’ambiguïté du terme « famille », et fait la distinction entre le « groupe domestique » et la « parenté » plus large235. Alain Pauquet cite les historiens et sociologues comme Max Weber qui s’interrogent pour savoir si les relations familiales ne sont pas à exclure de l’étude de la sociabilité, vu leur caractère prédéterminé236. Pourtant, à l’intérieur d’une même famille, les choix sont manifestes au sein de la parentèle et prouvent que la relation familiale doit être incluse dans la sociabilité : certaines branches sont privilégiées, d’autres évitées : « Nos parents de Beaufort [Emmanuel et Marie Regaud] ont fort peu de sympathie pour ton oncle Auguste [de Chassey, cousin germain] », concède Marie Berthelet qui elle-même ne peut pas souffrir sa belle-sœur Zoë de Lauzière. Les deux frères Antoine et Amédée Vannier et leurs descendants rompent définitivement leurs relations dans les années 1860. Certains contacts se révèlent plus utiles que d’autres. À son arrivée à Paris en 1804 pour obtenir un emploi de fonctionnaire, Évariste Maigrot se rend directement chez ses cousins par alliance, Perrey – chef du secrétariat à la Chancellerie – et Roux de Rochelle – chef de division au ministère des Affaires étrangères. « Je n’ai pas trouvé Rochelle mais sa femme avec laquelle j’ai passé une heure, je retournerai ce soir après son bureau »237, dit-il, n’ayant pas imaginé qu’un homme puisse être un après-midi au bureau plutôt que dans son salon. Dans son article « Fonctions de la famille », Michelle Perrot rappelle « que le legs familial ne se réduit pas aux biens matériels. L’héritage, c’est aussi un portefeuille de relations »238. Une mémoire précise et sélective de la famille permet de capitaliser les appuis et d’en attendre un soutien éventuel.
64La cellule familiale réduite, enfants, frères et sœurs et alliés, parents, forme une seule entité. Le mariage implique une symbiose totale avec sa belle-famille : les beaux-parents sont dénommés parents, les beaux-frères et belles-sœurs deviennent, sous la plume bourgeoise, des frères et des sœurs. Ainsi Évariste Maigrot s’adresse-t-il à son beau-père Abry d’Arcier en le nommant « mon cher papa », et en signant « votre fils »239, le frère d’Amédée Regaud s’adresse à l’épouse de ce dernier par « ma chère sœur »240, une formulation parfois déroutante pour comprendre qui écrit la lettre ! Le nucléo familial, au sein de la maison bourgeoise, se compose jusque dans les années 1870 de trois générations qui vivent sous le même toit, et les ménages communiers sont la règle à Arlay. Juliette Maigrot avait vingt-trois ans lorsque son grand-père Abry d’Arcier décède, Marie Berthelet aura vécu avec son grand-père Évariste Maigrot pendant quarante-deux ans. La cohabitation intergénérationnelle décline dans la seconde moitié du xixe siècle. Marié, Charles Berthelet ne propose pas à sa grand-mère Zoë Berthelet, née Branche, seule à Lons-le-Saunier, de vivre avec eux. Jules Vaudrit fait construire une nouvelle maison pour sa fille et ses petits-enfants dans les années 1880, à 100 mètres de la cellule familiale, sans envisager une cohabitation pourtant possible à l’intérieur de la maison Vaudrit composée de quatre chambres. Les familles nouvellement composées aspirent à leur indépendance vis-à-vis des générations précédentes.
65L’abondance, depuis le début de cet ouvrage, de références extraites de la correspondance de Marie Berthelet à son fils Paul justifie une analyse psychologique de la relation mère-fils. La correspondance est-elle un miroir de soi ou un miroir de l’autre ? La lettre de Marie Berthelet à Paul par sa forme – quatre pages quotidiennes – tient plus de l’écriture de soi que de l’échange. La mère accuse parfois réception d’un courrier de son fils qui lui aussi écrit chaque jour mais n’y répond jamais. La correspondance de l’un et de l’autre consiste en monologues, non en dialogues. Bien qu’écrite, la prose de Marie Berthelet prend sa source dans l’oralité : si son fils se trouvait face à elle, elle prononcerait les mêmes mots que ceux qu’elle écrit, les uns à la suite des autres, dans ses courriers spontanés et structurés comme une suite d’idées qui se succèdent, peu développées, les unes après les autres. « La causerie, écrit George Sand, est un échange au lieu qu’une lettre est un monologue où, malgré soi, on se résume de manière effrayante. »241 Ces résumés, ces suites de pensées s’expriment par écrit dans un style oral, faute d’être énoncés lors d’une conversation. Le champ lexical « causerie », « causer », « dire », « bavardage », largement utilisé dans les lettres souligne l’oralité. Chaque jour, Marie Berthelet, assise à sa table d’écriture, s’impose, pendant des dizaines de minutes, un travail d’introspection, une auto-observation. Elle analyse peu ses pensées, elle les livre sous une forme brute. Une lecture en décalé par son correspondant la stimule. Marie Berthelet se sert de l’autre – son fils – comme d’un catalyseur narcissique : par le biais de son écriture quotidienne, elle recherche l’admiration et le désir de l’autre. Baudelaire entretenait une relation conflictuelle et intense avec sa mère Caroline Aupick. « Les plaintes de Caroline », écrit Catherine Delons dans L’idée si douce d’une mère, Charles Baudelaire et Caroline Aupick, « son auto-apitoiement, sa volonté de susciter la sympathie due à son malheur de mère, qui semblent procéder de la même exhibition narcissique, correspondent aussi à une valorisation du rôle maternel, au cliché de la mère qui se sacrifie »242. Le thème du sacrifice est abondamment développé par Marie Berthelet et atteint son paroxysme lors du mariage de son fils aîné Charles qu’elle vit comme un abandon. Tout en rejetant sa belle-fille, elle reporte alors son amour de mère sur son fils cadet dans une relation exclusive développée pendant tout le dernier trimestre 1883. « À présent que ton frère est passé à l’ennemi, tu seras ma seule consolation »243, écrit-elle à Paul le jour de l’annonce du mariage de Charles. « Tu es mon soutien, ma consolation, le seul ami à qui je puisse me confier, tu m’aideras. Toutes mes tendresses, toutes mes espérances se tourneront vers toi. » La mère est en échec, elle souffre et le fait savoir. L’amour possessif – « Tu es mon tout à présent, mon bon chéri, le Charles d’autrefois est évanoui », exige la compassion – « tu m’aideras » – et la réciprocité : « Nous avons besoin l’un et l’autre de nous aimer beaucoup. » L’intensité de la relation de la mère et du fils se vérifie en 1886 dans le testament que Paul Berthelet écrit à vingt-quatre ans, avant de mourir – sans doute de maladie – quatre mois plus tard et qui tient en onze mots : « Je soussigné Paul Berthelet institue ma mère pour ma légataire universelle. »244 À partir du mariage de son frère aîné, le cadet devient le seul récipiendaire de l’âme profonde de sa mère : « je n’ai rien à lui dire [à Charles] que les choses ordinaires de la vie, le fond de mon cœur lui est scellé. » « Tu seras mon confident et mon camarade, je pourrai tout te raconter à loisir », impose-t-elle à son fils sous forme de cadeau sacrificiel suprême, à « toi qui occupes la plus grande place dans mon cœur ». Marie Berthelet, veuve depuis seulement quatre ou cinq ans, transfère-t-elle sur son fils cadet – aussi absent, dans un sens, que son défunt mari – la relation qu’elle aurait pu, qu’elle aurait aimé avoir avec son mari ? L’expérience traumatique de l’abandon, le phénotype envahissant de la déception, la vulnérabilité non contrôlée révèlent-t-ils des signes de l’inconscient ? Dans une écriture préfreudienne, peut-on y lire une projection de désir incestueux mère-fils, sans pour autant connaître en miroir la relation fils-mère puisque les lettres quotidiennes du fils à sa mère n’ont pas été conservées ? Sur le thème de l’abandon par les hommes, ne pourrait-on pas convoquer le mari de Marie Berthelet décédé sans laisser de trace épistolaire, et son père absent pendant toute son enfance puisqu’il était à des milliers de kilomètres militaire à la conquête de l’Algérie ? Comment interpréter dans une écriture qui semble automatique les phrases qui s’enchaînent : « Il y a aujourd’hui vingt ans que mon pauvre père est mort ; Le temps s’écoule bien rapidement ; Ton frère m’a envoyé un ballot de fleurs, il y a des résédas, des anémones, des héliotropes, des œillets, des pensées et une autre fleur dont il a oublié le nom, la feuille sent le poussin mort. »245 Comment appréhender les nombreux « rêves insensés »246 que raconte Marie Berthelet dans ses courriers, dévoilés au beau milieu d’observations pragmatiques et sans fantaisie ? « Cette nuit, j’ai beaucoup rêvé, d’abord au général Chomereau, il était venu chez nous avec sa famille, il était en grand uniforme, et avait un chapeau posé en bataille, tout couvert de plumes blanches comme les maréchaux du premier empire ; Le général avait amené un chien, ce chien rempli des qualités les plus merveilleuses s’appelait : Canon ! Puis je me suis embarquée sur un vaisseau, c’est quand il s’est trouvé en pleine mer que j’ai songé que peut-être je ne reverrais pas mon monde, que je pourrais faire naufrage. Je priais de tout mon cœur la Sainte Vierge étoile des marins quand je me suis réveillée. La Cécile va mieux, nous irons cet après-dîner faire quelques visites. Nous arrivons de la messe. »247 Ou bien : « J’avais si chaud dans mon lit que j’ai rêvé au soleil et au printemps. J’étais avec ma pauvre mère, Mme Loiseau et Martine, nous descendions la côte de Frontenay, tout était vert et resplendissant ; Sur la gauche de belles vaches paissaient, le petit berger qui les gardait s’appelait Julien [un fils de Marie Berthelet, appelé Julien, est mort à quatre ans le 19 septembre 1862]. J’éprouvais un bien-être infini à sentir Maman auprès de moi. Tu vas me croire folle, je t’assure que j’ai tout mon bon sens mais dans la solitude je me crois plus entourée d’esprits que d’habitude. » Dans les Transferts de Courbet, Pierre Sullivan remarque que « dans le rêve, un élément inconscient fait retour à certaines conditions de déformations ou de transformations déterminées par le principe du plaisir : un passage de l’inconscient au conscient se fait sous l’œil d’une instance qui veille à la poursuite du sommeil. Freud se servira de ce dispositif pour inventer la situation analytique divan-fauteuil qui reproduit en fait le schéma de la formation du rêve. »248 La question se pose à l’historien de savoir si une lecture psychanalytique, à partir des connaissances en psychanalyse des xxe et xxie siècles fondées partiellement sur des névroses caractéristiques de la bourgeoisie de la fin du xixe siècle, ne pourrait éclairer différemment l’analyse de courriers aussi évocateurs que le soliloque écrit-parlé conscient-inconscient de Marie Berthelet. Les lettres interpellent l’historien, le psychanalyste, mais aussi le lecteur qu’elles renvoient devant son impuissance face à un drame familial en huis-clos. Les écrits « intrapsychiques », pour reprendre le terme utilisé par Yves Sarfati dans son analyse des « scènes (intrapsychiques) de la vie familiale des Courbet-Oudot »249 s’avèrent de nouveaux révélateurs des modes de relations.
La sociabilité en dehors du village
66Hors du village, la sociabilité s’étend dans un vaste rayon d’action, dans une relation à distance entretenue par la correspondance et par la fidélité d’un solide réseau, cette fois-ci bien plus exclusif.
67Le réseau d’amicalité de la bourgeoisie rurale est une construction échafaudée et consolidée sur plusieurs générations. Reine Françoise d’Arçon écrit de sa famille en 1819 qu’elle « s’est bien alliée, et a toujours fréquenté ce qu’il y avait de mieux dans le pays » : elle se fait « accueillir dans les sociétés qui ont le plus de rapport avec [s]es goûts, [s]es habitudes et [s]a façon de penser » 250. Les relations sont exclusives et choisies avec soin. Bonaventure Abry d’Arcier, lors de l’inauguration de la nouvelle église d’Arlay, se barricade chez lui à la Chevance d’Or pour ne pas avoir à ouvrir sa porte à de vagues fréquentations : « Il s’est présenté à ma porte plus de quatre-vingts personnes peu ou point connues tant à pied qu’en voiture, mais les domestiques avaient ordre de n’ouvrir à qui que ce soit. »251 Seul un petit nombre d’élus sélectionnés forment la « société », sous-entendu la « société bourgeoisie ». Si trois familles bourgeoises du village voisin de Domblans se retrouvent par hasard le même après-midi en visite à Arlay, Marie Berthelet écrit : « Après les de Broissia et les dames Vermot sont arrivés les Robert. Toute la société de Domblans s’était donnée rendez-vous comme par un fait exprès. »
68La rencontre fortuite n’existe pas, le hasard n’intervient pas. De nouvelles relations bourgeoises se créent pourtant, de manière toujours endogamique. En pension, les liens de camaraderie développés dès le plus jeune âge forment un excellent terreau pour amplifier le rayon de relations à un niveau régional. Marie Berthelet cite régulièrement ses deux amies « la vieille Isabelle » de Calonne, née Goyet de Savy, et Claire Muller, née Delort, ses contemporaines originaires de l’Étoile et d’Arbois, rencontrées probablement au couvent. Pour les hommes, outre les amitiés de collège, le milieu professionnel offre tout au long d’une carrière un moyen de se créer de nouveaux contacts qui se transforment d’une relation de clientèle en nouveau réseau et parfois en alliance. Le camarade du collège de Poligny Léon Dalivoy, notaire à Louhans, est en affaires avec le régisseur Antoine Vannier dans les années 1840 et présentera sa cousine germaine Adèle Petitjean au docteur Amédée Vannier. Les dîners entre connaissances des mêmes cercles bourgeois permettent de nouvelles rencontres. Évariste Maigrot décrit à son beau-père une invitation à souper chez François Joseph Febvre, à Lons-le-Saunier : « c’était une réunion des Bobilier, nous étions vingt passé, ce souper était superbe, très gai. Je me trouve lancé dans le grand monde. »252 Il ne s’agit plus des relations intra-villageoises mais bien de mondanités, du « grand monde » lédonien comme l’écrit avec une pointe d’ironie Évariste Maigrot. « On est venu m’inviter à un dîner considérable des gens de Lons le Saunier mais j’avais une bonne migraine »253, écrit-il encore. Les cercles s’additionnent et les bourgeois les plus sociables en profitent pour élargir leurs relations en intégrant celles des autres.
69Les relations de la bourgeoise rurale sont ancrées dans un héritage familial, certaines familles sont amies de génération en génération. Ainsi Bonaventure Abry d’Arcier est-il l’« aimable voisin »254 du général Jarry sous l’Empire, sa petite-fille entretient des relations avec la nièce du général – Héléna Loiseau née Champereux – au milieu du xixe siècle, et son arrière-petite-fille est proche de Clémentine Loiseau dans les années 1880. Au château de la Muyre, Madame de Grivel, née Montjoÿe, écrit une lettre de condoléances à la mort de Laurence Abry d’Arcier, née Breney, en 1800255. Les trois sœurs de Grivel sont amies de Juliette Regaud dans les années 1840. Le comte Ernest de Grivel et son épouse invitent les Berthelet et sont reçus à la Chevance d’Or en 1884. Les enfants, les petits-enfants des relations des parents se connaissent et se fréquentent. Ainsi Charles Berthelet rencontre-t-il à Paris René de Calonne « venu [le] voir »256 : les deux mères sont des amies. Plus la relation est ancienne en termes de générations, plus elle est suivie.
70Le microcosme bourgeois se renouvelle peu et s’entretient beaucoup. L’usage de la carte de visite se multiplie, devient inéluctable non pas tant pour se faire connaître, mais pour se rappeler au bon souvenir de connaissances déjà acquises. L’adresse n’est jamais indiquée sur les cartes de visite. La calligraphie est gothique et gravée dans les années 1840, en lettres anglaises et imprimée dans la seconde moitié du xixe siècle. À la nouvelle année, il est d’usage dans le dernier tiers du xixe siècle d’envoyer sa carte de visite par la poste à toutes ses relations. Le 31 décembre 1877, Charles Berthelet étudiant à Paris envoie « des cartes à Arlay à Henry [Vannier], à Vaudrit [Jules Vaudrit], au père Favier [Gustave Favier] et à Auguste Favier, à Mad. de Labarge »257. Marie Berthelet recommande à son fils militaire fin décembre 1883 d’envoyer de Carcassonne sa carte à seize correspondants. « Comme toi, lui dit sa mère, je trouve cette mode de cartes de visites absurde. Le prochain s’ennuie et on ennuie le prochain pour se rappeler mutuellement au souvenir d’indifférents. » L’investissement relationnel demeure pourtant une obligation. Afin de ne pas perdre son identité bourgeoise et perpétuer le capital social à travers les générations successives, le carnet d’adresses soumis à l’épreuve de l’espace et du temps doit sans cesse être ravivé. C’est le rôle des générations les plus avancées en âge. Charles Berthelet avoue à sa mère : « J’ai à peu près fini avec les écritures du nouvel an ; d’ailleurs elles ne sont pas trop lourdes pour moi, ton lot, sous ce rapport, est bien plus lourd que le mien. »258 Les fêtes du nouvel an ne sont pas les seuls moments culminants de la mondanité bourgeoise à distance. Dans le mois et demi qui suit le mariage de Charles Berthelet, sa mère compte les faire-part envoyés : « nous en avons envoyé plus de deux cents, sans compter ceux qui ont été envoyés de là-haut [Charon, à Champagne-en Valromey]. » Deux cents faire-part de mariage pour le seul côté du marié ne sont pas négligeables mais ne représentent pas, une fois soustraite la vaste parentèle, un carnet d’adresses mondain considérable. D’ailleurs écrire, mis à part à son fils, n’est pas une sinécure pour Marie Berthelet, elle s’y attelle par devoir : « J’ai beaucoup à écrire aujourd’hui, ce qui ne m’amuse guère, j’ai horreur de la correspondance ». « En général, à part toi et ton frère, je n’aime pas qu’on m’écrive, ton pauvre père détestait les lettres et je me souviens que les écritures inconnues bouleversaient Maman », ajoute-t-elle. La lettre joue un rôle considérable dans cet espace perçu par la bourgeoisie, à distance. Elle assure la survie du groupe.
71Une fois le cercle de connaissances circonscrit, en particulier grâce à des relations familiales héritées, le bourgeois rural n’ambitionne pas son renouvellement. Évariste Maigrot, pourtant jeune veuf de trente-deux ans, n’écrit-il pas à propos des dissensions de la famille Bourdon à Domblans : « Je suis sensiblement affligé de ceci, ce sont d’anciens amis, je n’aime pas les nouveaux, et cette circonstance va changer la face de la maison. » Évariste Maigrot n’est pas l’ami d’un seul individu dans la famille Bourdon, mais bien de toute la famille, il évoque ses « anciens amis » au pluriel. L’amitié individuelle apparaît peu dans les correspondances étudiées, la préférence est donnée aux relations amicales avec des familles dans leur entier, souvent déjà choisies par les générations précédentes et non pas par soi-même. Ces relations représentent-elles une pratique de l’amitié individuelle ou plutôt une simple sociabilité sans risque au sein du groupe bourgeois ? Les relations de Marie Berthelet, celles qu’elle reçoit chaque après-midi ou celles à qui elle envoie sa carte de visite relèvent-elles vraiment de l’amitié ? L’amitié de la bourgeoisie rurale est-elle volontaire ? Certains choix négatifs prouvent une possible autonomie à l’intérieur du cercle de relations. Marie Berthelet ne dit-elle pas de madame Prost, à Lons-le-Saunier : « Mme Prost grille d’envie de se lier avec nous. Il n’y a pas la réciproque, les relations seront fraîches, rien n’est commun comme cette créature-là ! Les écus ne font pas tout. » Alors qu’elle appelle Adèle Vannier, l’épouse du docteur Amédée Vannier, « Mme Amédée », une formulation réservée à de rares amies très proches, Marie Berthelet si prolixe pour détailler la société rurale qui l’entoure, l’ignore presque totalement dans les années 1880. Elles sont pourtant contemporaines, nées toutes deux en 1827, voisines, se connaissent depuis près de quarante ans et appartiennent au même milieu social. L’absence totale de relations, alors qu’Adèle Vannier est parallèlement en lien avec le groupe bourgeois d’Arlay comme les Vaudrit par exemple, montre en creux que la relation intracommunautaire reste un choix personnel et facultatif. La belle-fille de Marie Berthelet, Isabelle née de Lauzière, ainsi que les deux filles de cette dernière, s’entendront parfaitement dans les années 1900 avec la fille d’Adèle Vannier, Marie Laferrère et sa descendance comme en témoigne la carte postale de 1907 écrite par Paule de Montgolfier à sa cousine germaine Marguerite Marmonier née Laferrère : « Nous allons mercredi chez Mme Berthelet [Isabelle Berthelet née de Lauzière] pour répéter un chœur de chant que nous chanterons dimanche prochain à l’église »259. En revanche il s’agit toujours de contact relationnel plus que d’amitié. Il semble que le bourgeois rural soit plus souvent l’ami d’un groupe que d’individus. Amicalité, amitié, ami : les nuances sont difficiles à cerner. L’amicalité des bourgeois avec la classe paysanne a laissé peu de traces dans les archives publiques, alors que l’amitié bourgeoise se retrouve dans les alliances, les témoins de mariages, les relations qui font l’objet d’invitations et qui signent les contrats de mariage. Quant aux amis intimes, c’est la notion même de l’intimité qu’il s’agit de prendre en considération, croissante au xixe siècle, mais balbutiante comme nous l’avons évoqué, par exemple dans le domaine de l’architecture et du décor intérieur. Avec ses deux vraies amies connues en pension, Isabelle de Calonne et Claire Muller, les seules qualifiées par le terme d’« amies » à travers toute sa correspondance, Marie Berthelet n’entretient qu’une relation épistolaire. En 1882, cette dernière n’avait pas vu « sa vieille amie » Claire Muller depuis 1859.
72En résumé, le bourgeois rural possède peu d’amis, peu d’ennemis, mais un cousinage et un réseau qu’il a recueilli et qu’il a le devoir d’entretenir. Sans doute le jeune homme bourgeois, dès son enfance plus ouverte au monde tant au village qu’au collège et à l’université, se crée-t-il un réseau au spectre plus large que la jeune fille bourgeoise. À l’âge adulte, tous deux possèdent les instruments et les codes des relations sociales.
Une aisance sociale peu exploitée
73Le bourgeois est façonné dès son plus jeune âge pour vivre en société. Dans son enfance, chez ses parents, son comportement est modelé par les espaces qu’il distingue, salle à manger, salon, chambre, cuisine, et dans lesquels il lui est demandé un maintien particulier. En pension, il expérimente la socialisation avec l’inconnu et s’arme encore davantage par une éducation de la parole, de l’écrit, de la gestuelle. Les codes bourgeois fabriquent l’individu à l’image d’un groupe d’appartenance particulièrement équipé pour sociabiliser. Par ailleurs l’instruction et les connaissances des bourgeois ruraux leur permettent de s’évader de leur quotidien géographique, de voyager mentalement. La présence d’ananas sur une table, le retour de l’ingénieur René Denis du Panama, les récits de la conquête d’Algérie, l’attirance pour la mer tout comme la lecture des livres et des journaux sont autant de portes ouvertes au monde et aux hommes. Le fait même qu’au village il n’y ait pas, comme en ville, de quartiers bourgeois exclusifs dans lesquels les classes supérieures vivent au milieu de leurs pairs, ni même de clubs, de cercles ou de chambrées comme dans les villages de Provence260, incite de facto à la rencontre d’univers différents. L’auteur de l’éloge funèbre de l’érudit comtois Désiré Monnier, mort à Domblans en 1867, dit de lui dans l’Annuaire du département du Jura pour l’année 1869 : « Il avait l’art de se mettre à son aise et d’y mettre les autres, qualité précieuse en voyage et partout. »261 La qualité d’aisance sociale est-elle une marque de fabrique de la bourgeoisie rurale ? Elle montre en tous cas une subtilité dans des rapports sociaux dont l’amplitude est sans doute plus rare en ville. Elle semble à l’aise dans les toutes les situations qu’elle maîtrise et qu’elle connaît, avec les plus humbles comme avec les plus riches, dans son village comme dans sa correspondance.
74La bourgeoisie rurale se montre moins confiante lorsque les circonstances imposent une nouveauté imprévue, une relation nouvelle. À l’occasion de l’érection de la statue du général Lecourbe à Lons-le-Saunier en 1857, Amédée Regaud demande à son épouse de préparer un éventuel déjeuner à Arlay pour les officiels militaires qui pourraient faire le voyage depuis Paris : « Le général de Villiers ne sait pas encore s’il viendra pour cette cérémonie, dans tous les cas ne t’inquiète pas, il est plus facile de donner à déjeuner qu’à dîner, nous trouverons de la truite, de la volaille, filet de bœuf, côtelette, etc. »262 Juliette Regaud s’inquiète de cet hôte important qui tranche avec son univers clos. Leur fille Marie Berthelet ne saisit pas en quoi la lecture d’Au bonheur des Dames, ouvrage dans lequel Zola campe un grand magasin parisien, pourrait la concerner. Cette étude, dit-elle, « intéressera bien davantage les Parisiens que les gens de la Province. » Alors que le centre du village d’Arlay s’est déplacé en 1819 avec la construction d’une nouvelle église, suivie d’une mairie et d’une école, Marie Berthelet regrette encore, soixante ans après, que l’épicentre d’Arlay ne soit plus situé au Bourg, dans l’ancien quartier bourgeois d’Arlay peuplé au xviiie siècle des familles notables du village.
75La tendance au regroupement et au repli identitaire se vérifie chez les bourgeois ruraux en visite à Paris. Évariste Maigrot, sous l’Empire, raconte ses premières rencontres dès son arrivée à Paris : il se rend immédiatement à Maisons [Maisons-Alfort] chez Augustin Trouillot, quarante-six ans, originaire du vignoble du Jura et propriétaire à Plainoiseau. Le dimanche se passera « chez M. Bataillard » entre Comtois et il est invité à déjeuner « chez M. Vernier à sa maison de campagne de Meudon. Il y a réuni tous les Comtois qui se trouvent actuellement à Paris, nous étions vingt-cinq au moins, tous solliciteurs et ayant bon appétit. »263 Théodore Vernier, ancien sénateur lédonien de soixante-treize ans, recueille et met en relation les Comtois exilés à Paris comme le jeune Évariste Maigrot qui a vingt-huit ans. En 1814, Maigrot, censé remplir ses fonctions de maire à Arlay, séjourne de nouveau plusieurs mois à Paris. Il avoue : « Je suis resté trop longtemps ici pour que mon voyage ait pu demeurer secret, j’y ai vu tant de Comtois »264, et se plaint de ses « compatriotes »265 qui ne l’ont pas aidé dans ses démarches professionnelles. Son arrière-petit-fils Charles Berthelet, étudiant à Paris en 1878, retrouve-lui aussi les Francs-Comtois en exil dans la capitale, et cite plusieurs noms d’amis lédoniens. S’il est invité à Paris à la noce de Jeanne Mazeau avec Jules Choppard le 9 mai 1883, c’est qu’elle est la fille de Charles Mazeau (1825-1905), futur ministre, et la petite-fille de Nicolas Mazeau, notaire à Lons-le-Saunier de 1852 à 1863. La Liberté, journal du Jura et de la Franche-Comté reprend en 1881 un article publié dans un journal parisien, L’Étoile française : « La Franche-Comté s’insinue partout, dans la politique, dans l’art, dans la presse, dans la littérature. […] Vous ne pouvez plus entrer dans une administration sans vous heurter à un monsieur carré d’épaules et lourd d’apparence, dont l’accent nasal – tout pareil à un reniflement- trahit l’origine séquanaise. […] Le Franc-Comtois est resté au fond ce qu’il était en 93, un girondin, un fédéraliste. Le patriotisme de clocher est supérieur à ses yeux aux intérêts de parti et aux classifications politiques. La principale des références qu’il demande à ses amis est leur extrait de naissance. »266 Le patriotisme de clocher trahit, pour l’auteur, la gêne proverbiale et érigée en cliché des provinciaux dans des relations sociales nouvelles en terre « étrangère ». Les courriers étudiés attestent que le bourgeois jurassien séjournant à Paris se ceint dans un cocon qu’il s’est tissé en amalgamant deux entités qui forment son identité, l’appartenance bourgeoise et l’appartenance franc-comtoise. Confortable au sein de ce sous-groupe rassurant, il éprouvera sans doute quelques difficultés à en sortir. Parmi les centaines de noms de personnes cités au fil des lettres, très peu apparaissent sans qu’on puisse leur attribuer une connexion territoriale, familiale ou professionnelle. La mondanité, la rencontre dépourvue de cohérence, la sociabilité futile, si elles existent, ne sont pas racontées et ne sont pas suivies d’une relation nouvelle soutenue. La nouveauté sociale occupe une place minime dans le schéma mental identitaire du bourgeois rural, la sclérose et l’éjection du groupe social, faute de relations adéquates : seul l’apport d’un nouveau capital social à chaque alliance permet d’éviter un tel péril.
76Dans la réalité quotidienne du village, la société bourgeoise anime et entretient un cercle comprenant de grands écarts sociaux. Il ne fait aucun doute qu’elle hiérarchise ses accointances et qu’elle n’invite pas le voisin paysan à sa table lorsqu’elle reçoit des bourgeois, mais elle fréquente les uns et les autres communément, à une fréquence soutenue : Les après-midis sans visites, à la Chevance d’Or, sont rares. L’enchevêtrement des relations est total. Tous les membres de la bourgeoisie des environs de Lons-le-Saunier se connaissent, se reçoivent, s’épient et se jaugent. Les nouveaux venus sont rares, et les amitiés, souvent héréditaires, sont renouvelées de générations en générations. La bourgeoisie rurale veille, par ses visites ou à travers une correspondance fournie lorsque les relations se trouvent à plus de vingt kilomètres du village, à constamment préserver et nourrir son groupe d’appartenance. Mentalement, elle est éduquée à concevoir un accroissement constant de ses relations sociales mais elle ne semble pas en éprouver le désir et ne fait aucunement preuve d’une sociabilité tournée vers le renouvellement. Plutôt que de conquérir de nouveaux réseaux, les bourgeois de village préfèrent s’en tenir à leur groupe formaté, plus transmis qu’acquis.
Conclusion de la quatrième partie
77Les enfants de la bourgeoisie rurale sont éduqués en ville et grandissent en partie loin de leurs proches, jusqu’à ce qu’ils reviennent au village après leurs études et fondent eux-mêmes une famille. Le mariage est une grande affaire largement discutée dans les correspondances et les jeunes filles, à l’inverse des garçons, sont élevées dans la candeur infantile même si cette étude écorne en partie le mythe d’une virginité inconditionnelle avant le mariage : peut-être est-ce la particularité d’une bourgeoisie vivant dans une campagne prosaïque. Si la bourgeoise du xixe siècle, mariée à un industriel comme le décrit Bonnie Smith dans Les bourgeoises du Nord 1850-1914, « est spécifiquement vouée à la reproduction »267, la bourgeoise du vignoble jurassien contrôle ses naissances, et par là-même la division de son patrimoine. Le mariage est considéré comme une manne financière, avec lequel elle cherche à composer et qui peut se solder par une séparation de fait. Grâce au mariage, le ou la bourgeois/e double son réseau d’une sociabilité construite dès l’enfance dans les codes de son groupe. Les lettres témoignent d’une vie sociale locale intense et rhizomique. Elles dévoilent un réel décloisonnement des mondes sociaux, peu envisageable en ville. Le narrateur dans À la Recherche du temps perdu raconte que sa famille ignore que Swann se partage entre elle et une brillante vie mondaine, parce que « les bourgeois d’alors se faisaient de la société une idée un peu hindoue et la considéraient comme composée de castes fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait placé dans le rang qu’occupaient ses parents ».268 Les bourgeois, en ville, peuvent vivre dans des quartiers peuplés de relations potentielles issues de leur groupe social. Isolés dans leurs villages, les bourgeois ruraux entretiennent une sociabilité double : à la fois avec leur milieu social – souvent virtuellement grâce à la correspondance – mais aussi avec leurs voisins du quotidien, qu’ils soient journaliers, cultivateurs, employés, propriétaires terriens ou même aristocrates. Le grand seigneur – un cas particulier du village d’Arlay – impose sa bienveillance et patronne, avec un sens aigu de son devoir d’exemplarité, tous les villageois, bourgeoisie incluse. Cette dernière, écrasée par ce patronage qui annihile toute velléité en matière d’altruisme, est partagée à son égard entre une fascination, une allégeance d’Ancien Régime, et une appétence à rester indépendant. Hommes et femmes bourgeois à la campagne, aux marges des codes de leur groupe social parfaitement intégrés, se croisent et correspondent sans contenance genrée. L’altérité de la rencontre fait-elle du bourgeois rural un être social à l’esprit large, ouvert intellectuellement à la découverte et au monde ? Sans doute, parce qu’il côtoie des expériences de vies lesquelles, même circonscrites au territoire local, lui apprennent d’autres modes de vies. En tire-t-il profit, se remet-il en question ? Les correspondances ne permettent pas d’y répondre par l’affirmative.
Notes de bas de page
1 Alain Plessis, « Une France bourgeoise » dans André Burguière, Jacques Revel (dir.), Histoire de la France, Héritages, Paris, Le Seuil, 2000, p. 361.
2 Michelle Perrot, « Figures et rôles », dans Philippe Ariès, Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, Paris, Le Seuil, 1999, p. 146.
3 Isabelle Bricard, Saintes ou pouliches, L’éducation des jeunes filles au xixe siècle, Paris, Albin Michel, 1985, p. 17.
4 Régine Pernoud, Histoire de la bourgeoisie de France, tome 2, Les Temps modernes, Paris, Le Seuil, 1962, p. 388.
5 Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, Paris, Le livre de Poche, 1997.
6 Clerc de Landresse à son beau-frère Antoine Vannier, 12 décembre 1833.
7 Élisabeth Badinter, L’amour en plus, Histoire de l’amour maternel (xviie-xxe siècle), Paris, Flammarion, 1980, p. 145.
8 Bonaventure Abry d’Arcier à son père, 25 avril 1779. Pierrette Marie Valérie Abry d’Arcier est née le 1 avril 1779 à Arlay.
9 Évariste Maigrot à son beau-père Abry d’Arcier, 16 avril 1804.
10 Léonie d’Aubignosc à Juliette Regaud, 20 septembre 1849.
11 « Henriette » à Marie Berthelet, 6 février 1878.
12 Évariste Maigrot à son beau-père, 22 juin 1808.
13 Bonaventure Abry d’Arcier à sa petite-fille, 9 janvier 1813.
14 Juliette Maigrot à son grand-père Abry d’Arcier, 8 octobre 1814.
15 Edmond Goblot, La barrière et le niveau, Brionne, Gérard Monfort, 1965, p. 61.
16 Minutes du procès Vannier-Dubief et citations de témoins, dont Gustave Favier, 19 juillet 1871.
17 Note manuscrite du prince Pierre d’Arenberg à propos de » la maison des sœurs », 1844.
18 ADJ, 5E 201/70, registre des délibérations du conseil municipal d’Arlay, 22 décembre 1844.
19 Anne-Marie Sohn, La fabrique des garçons, Paris, Textuel, 2015, p. 6.
20 Prince Pierre d’Arenberg à Antoine Vannier, 5 septembre 1846.
21 Ibid., 6 avril 1849.
22 Léonie d’Aubignosc à Juliette Regaud, 20 septembre 1849.
23 Maurice Crubellier, L’enfance et la jeunesse dans la société française 1800-1950, Paris, Armand Colin, 1979, p. 68.
24 Note du principal du collège de Poligny M. Reffay au départ d’Amédée Vannier, 22 novembre 1824.
25 Annuaire du département du Jura pour l’année de grâce 1830, Lons-le-Saunier, Escalle ainé, 1830, p. 134.
26 Bonnie G. Smith, Les bourgeoises du Nord 1850-1914, Paris, Perrin, 1981, p. 45.
27 Edmond Goblot, La barrière et le niveau, Paris, Alcan, 1925, 2e éd. PUF, 1967, p. 81-86.
28 Edmond Goblot, La barrière et le niveau, Brionne, Gérard Monfort, 1965, p. 77.
29 M° Léon Dalivoy à Antoine Vannier, 10 janvier 1843.
30 Ibid., 30 novembre 1845.
31 Anne-Marie Sohn, La fabrique des garçons, Paris, Textuel, 2015, p. 18.
32 Livres scolaires de la bibliothèque de la famille Vaudrit annotés.
33 Charles Loiseau à sa mère, mars 1878. Il a dix-sept ans.
34 Notes d’un petit-fils de Charles Loiseau qui relate les premiers souvenirs de son grand-père ; diplôme de bachelier-es-lettres.
35 Marie Berthelet à son fils Paul, 21 mai 1883. Pierre Goyet de Savy est né en 1872, 4e des 5 enfants de Louis Goyet de Savy (1827-1874) et Claire née de Rotalier (1842-1906).
36 Ibid., 26 juin 1884.
37 Ibid., 16 mars 1884.
38 Alain Plessis, « Une France bourgeoise » dans André Burguière, Jacques Revel (dir.), Histoire de la France, Héritages, Paris, Le Seuil, 2000, p. 362.
39 Edmond Goblot, La barrière et le niveau, Brionne, Gérard Monfort, 1965, p. 61.
40 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 117.
41 Jean-Claude Caron, À l’école de la violence, Paris, Aubier, 1999, p. 35.
42 Edmond Goblot, La barrière et le niveau, Brionne, Gérard Monfort, 1965, p. 77.
43 Alain Plessis, « Une France bourgeoise » dans André Burguière, Jacques Revel (dir.), Histoire de la France, Héritages, Paris, Le Seuil, 2000, p. 361.
44 Marie Berthelet à son fils Paul, 16 octobre 1883.
45 Jeanne Baptiste Maigrot née Letroublon, grand-mère paternelle de Juliette Maigrot, à Abry d’Arcier, grand-père maternel, 1 décembre 1814.
46 Léonie d’Aubignosc à Juliette Regaud, 20 septembre 1849.
47 Général Bachelu à Juliette Regaud, 9 janvier1841.
48 Maurice Crubellier, L’enfance et la jeunesse dans la société française 1800-1950, Paris, Armand Colin, 1979, p. 282.
49 Annuaire du département du Jura pour l’année de grâce 1830, Lons-le-Saunier, Escalle ainé, 1830, p. 142.
50 Rebecca Rogers, Les Bourgeois au pensionnat. L’éducation féminine au xixe siècle, Rennes, PU Rennes, 2007.
51 Alice Vannier à sa mère, 21 juillet 1884.
52 Marie-Françoise Lévy, De mères en filles, L’éducation des Françaises 1850-1880, Paris, Calmann-Lévy, 1984, p. 24.
53 Frédéric Loiseau à sa mère, 19 novembre 1861.
54 Éloge funèbre de sœur Louise Loiseau, morte à Saint-Ferjeux le 10 juillet 1887.
55 Alice Vannier à sa mère, 21 juillet 1884.
56 Ibid.
57 Daniel Fabre, « Une culture paysanne » dans André Burguière, Jacques Revel (dir.), Histoire de la France, Héritages, Paris, Le Seuil, 2000, p. 217.
58 Émile Zola, Pot-Bouille, Paris, Charpentier, 1883, p. 84.
59 Marie de Beaufort à son fils Charles Loiseau, 30 août 1885.
60 Id., 16 novembre 1886.
61 Deborah Gutermann-Jacquet, Les équivoques du genre, devenir homme et femme à l’âge romantique, Rennes, PUR, 2012, p. 31.
62 Alain Plessis, « Une France bourgeoise » dans André Burguière, Jacques Revel (dir.), Histoire de la France, Héritages, Paris, Le Seuil, 2000, p. 337.
63 Martine Segalen, « L’Occident : industrialisation et urbanisation » dans André Burguière, Christiane Klapisch-Zuber, Martine Segalen, Françoise Zonabend (dir.), Histoire de la famille, tome 2, Le choc des modernités, Paris, Armand Colin, 1986, p. 390.
64 Caroline Muller, « Je crois que je l’aimerai de tout mon cœur », dans Stéphane Gougelmann, Anne Verjus (dir.), Écrire le mariage en France au xixe siècle, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2016, p. 314.
65 Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte, 2003, p. 48.
66 Alain Pauquet, La société et les relations sociales en Berry au milieu du xixe siècle, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 286.
67 Michelle Perrot, « Figures et rôles », dans Philippe Ariès, Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, Paris, Le Seuil, 1999, p. 134.
68 Prince Pierre d’Arenberg à Antoine Vannier, 16 novembre 1863. Mariage d’Amélie Vannier et Gabriel Depierres le 14 décembre 1863.
69 Marie Berthelet à son fils Paul, 3 avril 1884.
70 Emmanuel Clément, Guide des gens mariés, Paris, Librairie de Jules Tarde, 1873, p. 19.
71 Jean-Claude Bologne, Histoire du célibat et des célibataires, Paris, Fayard, 2004, p. 217.
72 Prince Pierre d’Arenberg à Antoine Vannier, 5 novembre 1845.
73 César Clerc de Landresse à Antoine Vannier, 19 novembre 1839.
74 Prince Pierre d’Arenberg à Antoine Vannier, 24 décembre 1862.
75 Henry Vannier au prince Pierre d’Arenberg, 23 août 1870.
76 Prince Pierre d’Arenberg à Henry Vannier, 4 octobre 1871.
77 Charles Berthelet à sa mère, 16 février 1878.
78 Auguste de Chassey au prince Pierre d’Arenberg, 16 mai 1866, Arlay à Vienne.
79 Richard Pyot, Statistique générale du Jura, Lons-le-Saunier, Athalin Courbet, 1838, p. 365.
80 Maurice Agulhon, « La vie du corps », dans Duby, Wallon (dir.), Histoire de la France rurale, tome 3 Apogée et crise de la civilisation paysanne, 1789-1914, Paris, Le Seuil, 1976, p. 331.
81 Lettre sans signature à Évariste Maigrot, 19 août 1800.
82 Marie Berthelet à Paul, 9 octobre 1883. Mariage de Marguerite de Broissia (fratrie de 11 enfants) et de Georges Michel à Domblans le 11 juin 1883. Mariage de René de Calonne et de Marthe de Boigne à Chambéry le 2 février 1884.
83 Benoit Joseph Corbisier à Antoine Vannier, 24 février 1857.
84 Victor Lubin à Antoine Vannier, 7 mars 1857.
85 Benoit Joseph Corbisier à Antoine Vannier, 24 février 1857.
86 Martine Segalen, « L’Occident : industrialisation et urbanisation » dans André Burguière, Christiane Klapisch-Zuber, Martine Segalen, Françoise Zonabend (dir.), Histoire de la famille, tome 2, Le choc des modernités, Paris, Armand Colin, 1986, p. 392.
87 Théodore Zeldin, Histoire des passions françaises, 1848-1945, tome 1, Ambition et amour, Paris, Recherches, 1979, p. 340.
88 Joseph Maigrot à Bonaventure Abry d’Arcier, 6 juin 1800.
89 Contrat de mariage d’Évariste Maigrot et Valérie Abry d’Arcier signé sous seing privé, 3 mars 1801, 12 ventôse an 9.
90 ADJ, 4E 43/133, acte reçu M° Jacquier à Arlay, 18 mars 1801. Mariage d’Évariste Maigrot et Valérie Abry d’Arcier le 19 mars 1801, 28 ventôse an 9.
91 Honoré de Balzac, La Cousine Bette, Paris, Gallimard, Pléiade, 1977, p. 103
92 Contrat de mariage reçu par M° Chaboux à Champagne, Ain, 27 novembre 1883. Mariage de Charles Berthelet et Isabelle de Bernard de Lauzière le 28 novembre 1883 à Champagne-en-Valromey.
93 Contrat de mariage reçu par M° Louvier à Lyon, 23 novembre 1886. Mariage d’Alice Vannier et Gaston de Montgolfier le 9 décembre 1886 à Arlay.
94 Émile Zola, Pot-Bouille, Paris, Charpentier, 1883, p. 429.
95 Charles Berthelet à sa mère, février 1878. Laurence Chevillard, vingt-quatre ans, fille de Léon Chevillard ancien magistrat, propriétaire à l’Étoile, épouse le 27 février 1878 Louis Alexandre Cosson, trente-sept ans, propriétaire à Versailles.
96 Marie de Beaufort à son fils Charles, 3 décembre 1881. Mariage de Marie Darnaud et Henri Guinand le 10 janvier 1882 à Nevy-sur-Seille.
97 Clémentine Loiseau à son neveu Charles, 9 février 1878. Mariage d’Ernest Olivier à Thérèse Loiseau le 18 mars 1878 à Besançon. Le père de Thérèse Loiseau, Gustave Loiseau, est le cousin germain de Théodule Loiseau, père de Clémentine Loiseau.
98 Adrienne de Grivel à Juliette Regaud, vers 1843.
99 Ninon d’Arçon à Abry d’Arcier, 15 août 1819.
100 César Clerc de Landresse à Antoine Vannier, 26 mai 1836.
101 Prince Pierre d’Arenberg à Antoine Vannier, 5 novembre 1845.
102 Adrienne de Grivel à Juliette Regaud, vers 1843.
103 Ibid. Mariage d’Adrienne de Grivel et d’Alfred le Démours, comte d’Ivory le 18 juillet 1843 à Domblans.
104 Évariste Maigrot à son beau-père, 4 août 1808.
105 Mariage de Joséphine Chapuis et Bertrand Ranveau le 27 juillet 1847 à Arlay.
106 Peter Gay, Une culture bourgeoise, Paris, Autrement, coll. Mémoires n° 113, 2005, p. 82.
107 Michelle Perrot, « Figures et rôles », dans Philippe Ariès, Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, Paris, Le Seuil, 1999, p. 137.
108 Caroline Muller, « Je crois que je l’aimerai de tout mon cœur », dans Stéphane Gougelmann, Anne Verjus (dir.), Écrire le mariage en France au xixe siècle, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2016, p. 318.
109 Isabelle Bricard, Saintes ou pouliches, L’éducation des jeunes filles au xixe siècle, Paris, Albin Michel, 1985, p. 306.
110 Gaston de Montgolfier à Alice Vannier, 2 décembre 1886. Ils se marient le 9 décembre 1886 à Arlay.
111 Gaston de Montgolfier à son épouse, 19 septembre 1889.
112 Ibid., 4 juin 1894.
113 Marie Berthelet à Paul, 1 mai 1883. Mariage du docteur Victor Chevassus, originaire de Lons-le-Saunier, et Nathalie Sinclair le 7 mai 1883 à Levallois-Perret.
114 Jean-Claude Daille à son ami Jules Vaudrit, 19 juin 1845. Mariage de Laurence Vernier et de l’architecte polinois Wladimir Larouë à Arlay le 27 mai 1845.
115 Marie Berthelet à son fils Paul, 12 mars 1884.
116 Ibid., 26 septembre 1883. Mariage de Julien Feuvrier et Marie Adrienne Alexandrine Élie Puffeney à Azans (Dole) le 10 mars 1883.
117 Général Bachelu à Juliette Regaud, 9 décembre 1837.
118 Amédée Regaud à son épouse, 16 décembre 1842.
119 Héléna Loiseau à Msg Mathieu, brouillon, 11 février 1854. Mariage d’Héléna Champereux et Théodule Loiseau à Poligny le 30 octobre 1824.
120 Msg Mathieu à Héléna Loiseau, 12 mai 1854.
121 Ibid., 26 avril 1854.
122 Ibid., 12 mai 1854.
123 Ibid., 18 décembre 1860.
124 Notes d’Héléna Loiseau, 12 mai 1862.
125 Marie Berthelet à son fils Paul, 1 décembre 1883. Mariage de Maria Vaudrit et Ernest Journet à Arlay le 30 novembre 1872.
126 ADJ, 4E 13024, acte reçu M° Clavelin à Arlay, succession de Jules Vaudrit, 24février 1902.
127 Marie Berthelet à son fils Paul, 4 décembre 1883.
128 Charles Berthelet (1852-1895) – 1883 – Isabelle de Lauzière (1861-1939).
129 Michelle Perrot, « En marge : célibataires et solitaires », dans Philippe Ariès, Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, Paris, Le Seuil, 1999, p. 299.
130 Antoine Vincent Vannier (1772-1805) – 1798 – Catherine Xavière Petitjean de Merlu (1779-1841).
131 Amédée Vannier (1805-1881) – 1845 – Adèle Petitjean de La Noüe (1827-1919).
132 Jules Michelet, La femme, Paris, Hachette, 1860, 396 p.
133 Poème manuscrit signé « À ma femme (Août 1889) Gaston de Montgolfier ».
134 Prince Pierre d’Arenberg à Antoine Vannier, 14 mai 1867.
135 Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, Isabelle Luciani, « Le corps dans les écrits du for privé », Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu (dir.), Les Écrits du for privé en France, Paris, Éditions du CTHS, Université Paris-Sorbonne, 2014, p. 128.
136 Évariste Maigrot à son beau-père Abry d’Arcier, 26 octobre 1814.
137 Général Gilbert Bachelu à Juliette Regaud, 8 janvier 1845. Gilbert Bachelu est né le 9 février 1777, à Dole.
138 Prince Pierre d’Arenberg à Antoine Vannier, 3 août 1863.
139 Ibid., 20 mars 1866.
140 ADJ, 6M/341, Recensements, liste nominative de 1911 à Arlay.
141 Théodore Zeldin, Histoire des passions françaises, 1848-1945, Anxiété et hypocrisie, Paris, Recherches, 1979, p. 242-243.
142 Émile Zola, La Terre, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 748.
143 Marie Berthelet à son fils Paul, 29 décembre 1883. Joséphine de Chassey, née Regaud, meurt à soixante-dix-sept ans le 1 février 1874 à Besançon.
144 Eugène Labiche, La poudre aux yeux, Paris, Robert Laffont, 1991, p. 807.
145 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. La Prisonnière, Paris, Gallimard, 1988, p. 526.
146 Marie Berthelet à son fils Paul, 15 mai 1885.
147 Henry Vannier au prince Pierre d’Arenberg, 19 juin 1870.
148 Marie Berthelet à son fils Paul, 2 juillet 1883.
149 Évariste Maigrot à son beau-père, 29 juillet 1808.
150 Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Littré, 1883, p. 2064.
151 Évariste Maigrot à son beau-père, 29 juillet 1808.
152 Georges Vigarello, Le sain et le malsain, Santé et mieux-être depuis le Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 1993, p. 253.
153 Abbé Coulon à Ferdinand Coulon, 17 octobre 1829.
154 Ibid., 10 novembre 1829.
155 Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, Isabelle Luciani, « Le corps dans les écrits du for privé », Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu (dir.), Les Écrits du for privé en France, Paris, Éditions du CTHS, Université Paris-Sorbonne, 2014, p. 100.
156 Jules Vaudrit à Jean-Baptiste Laferrère, 18 mars 1896.
157 Marie Berthelet à Paul, 21 avril 1883.
158 Dr Sébastien Guyétant à François Berthelet, 6 avril 1829.
159 Marie Berthelet à Paul, 21 avril 1883.
160 Ibid., 24 octobre 1882.
161 Ibid., 1 et 14 novembre 1883.
162 Charles Berthelet à sa mère, vers 1878.
163 Antoine Vannier au prince Pierre d’Arenberg, 19 août 1854.
164 Ibid., 27 septembre 1854.
165 Prince Pierre d’Arenberg à Antoine Vannier, 28 octobre 1866 et 10 août 1867.
166 Marie Berthelet à son fils Paul, 10 juillet 1884.
167 Ibid., 29 avril 1884.
168 Amédée Regaud à son épouse, 7 mars 1838.
169 Charles Berthelet à sa mère, vers 1878.
170 Jules Vaudrit à la Supérieure Générale des sœurs garde-malades de Montferrand, 8 décembre 1893.
171 Marguerite Perrot, Le mode de vie des familles bourgeoises : 1873-1953, Paris, PFSNP, 1982, p. 71.
172 ADJ, 4E 12978, inventaire après le décès de Charles Berthelet à Arlay le 6 décembre 1895, acte reçu M° Clavelin à Arlay le 10 et 11 janvier 1896. Le docteur en médecine cité est sans doute Henri Rendu (1844-1902), médecin agrégé des hôpitaux, chef de clinique à Necker, médecin de Maupassant, des frères Goncourt…
173 Jules Vaudrit à Gaston de Montgolfier, 20 mars 1895.
174 Jacques Léonard, La vie quotidienne d’un médecin de province au xixe siècle, Paris, Hachette, 1977, p. 115.
175 Archives du Service Historique de la Défense, Vincennes, 3YF82101, Colonel Combe au Ministre de la Guerre à Paris, 17 septembre 1837.
176 Général Bachelu à Juliette Regaud, 29 janvier 1841. « Le pied de Mr Regaud n’est donc pas encore radicalement guéri, puisqu’il pense aller prendre les eaux de Barèges. »
177 Amédée Regaud à son épouse, 8 août 1857.
178 Amédée Regaud à son épouse, 20 avril 1848. Marie-Gabriel Masuyer, professeur de médecine à la faculté de Strasbourg entre 1798 et1838, père de Fanny, Valérie et Laure Masuyer, est mort à l’Étoile le 24 mars 1849 à quatre-vingt-huit ans.
179 Marie Berthelet à son fils Paul, 10 juillet 1884. Décès de Jean Joseph Tournier le 8 juillet 1884 à Arlay, à quatre-vingt-cinq ans.
180 Ibid., 1 août 1884. Décès Gustave Gerrier, juge de paix, le 30 juillet 1884 à Saint-Didier, à soixante-trois ans.
181 Prince Pierre d’Arenberg à Antoine Vannier, 17 septembre 1867. Décès de César Clerc de Landresse, maire de Besançon, le 31 août 1867 à soixante-six ans.
182 Marie Berthelet à son fils Paul, 20 mai 1885. Décès de Marie Catherine Roux de Rochelle née Füller le 28 mars 1885 à Paris, mariée à Emmanuel Roux de Rochelle mort en 1879 à Villevieux, mère de Julie de Laclos née Roux de Rochelle.
183 Rochelle à Abry d’Arcier, 14 juin 1822. Décès de Claude Agapine Perrey née Roux de Rochelle le 14 janvier 1822 à Salins.
184 Crestin d’Oussière (le signataire C. d’Oussière n’est pas identifié avec précision) à Clémentine Loiseau, 5 janvier 1894. Décès de Zoë Droz des Villars à Gevingey le 27 décembre 1893, à soixante-quatorze ans.
185 Victor Hugo, Les misérables, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1956, p. 785.
186 ADJ, Qp 1015, actes civils publics du bureau de Bletterans, 11 novembre 1881.
187 ADJ, 2Op 938, dossiers d’Arlay en préfecture, concession à perpétuité, 21 avril 1908.
188 ADJ, Qp 1015, actes civils publics du bureau de Bletterans, concession à perpétuité le 22 novembre 1881 pour la sépulture de Mathilde Vaudrit décédée à Arlay le 1 juillet 1874.
189 ADJ, 2Op 938, dossiers d’Arlay en préfecture, concession trentenaire le 4 décembre 1893 pour la sépulture de Victor Rix décédé à Arlay le 17 septembre 1893.
190 Décès d’Hyppolite Colin, fils d’Adolphe Colin et de Claudine née Vannier, sœur du régisseur et du docteur Vannier, le 27 juillet 1851 au petit séminaire de Vaux-les-Poligny.
191 Manuel Charpy, Le théâtre des objets. Espaces privés, culture matérielle et identité bourgeoise, Paris, 1830-1914, thèse de doctorat, Tours, Université François Rabelais, 2010, p. 465.
192 Marie Berthelet à son fils Paul, 10 novembre 1884.
193 Henry Vannier au prince Pierre d’Arenberg, 16 décembre 1869.
194 Paul A. David, Mark Thomas, The Economic Future in Historical Perspective, Oxford, OUP/The British Academy, 2006, p. 528.
195 Prince Pierre d’Arenberg à Antoine Vannier, 7 avril 1841.
196 Antoine Vannier au prince Pierre d’Arenberg, 26 janvier 1855.
197 Prince Pierre d’Arenberg à Antoine Vannier, 18 novembre 1846.
198 Antoine Vannier au prince Pierre d’Arenberg, 2 janvier 1854.
199 Ibid., 26 janvier 1854.
200 Ibid., 8 octobre 1854.
201 Note du prince Pierre d’Arenberg à l’intention d’Antoine Vannier, 17 novembre 1832.
202 ADJ, 5E 201/68, registre des délibérations du conseil municipal d’Arlay, 6 novembre 1830.
203 ADJ, 4E 43/182, acte de location reçu M° Vaudrit à Arlay, 5 septembre 1852.
204 ADJ, 5E 201/68, registre des délibérations du conseil municipal d’Arlay, 6 novembre 1840.
205 Alphonse Rousset, Dictionnaire géographique, historique et statistique des communes de Franche-Comté, département du Jura, Besançon, Bintot, « Arlay », 1853, p. 75.
206 ADJ 5E 201/75, registre des délibérations du conseil municipal d’Arlay, 14 juillet 1887.
207 Peter H. Lindert, Growing Public, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 252.
208 Antoine Vannier au prince Pierre d’Arenberg, 8 décembre 1854.
209 Livre de comptes des régisseurs Antoine et Henry Vannier au château d’Arlay, 1855 à 1879.
210 ADJ, 5E 201/160, registre du bureau de bienfaisance à Arlay.
211 ADJ, 4O 135 à 148, 1808 à 1900, dons et legs.
212 Alfred Loiseau à Marie de Beaufort, 6 juillet 1863. Décès de Théodule Loiseau le 2 juillet 1868 à Dole.
213 Testament de Zoë Berthelet, née Branche déposé chez M° Comte, notaire à Thoirette dans l’Ain, 17 septembre 1886. Décès de Zoë Berthelet le 25 avril 1887 à Mornay, Ain.
214 Marie Berthelet à son fils Paul, 2 septembre 1883. Sans doute après le tremblement de terre d’Ischia du 28 juillet 1883 qui fit 2 000 morts.
215 Prince Pierre d’Arenberg à Antoine Vannier, 22 septembre 1863.
216 Marie de Beaufort à Charles Loiseau, 16 novembre 1886.
217 Prosper Thoulier à Clémentine Loiseau, 1 janvier 1875.
218 Morel-Poulet à Antoine Vannier, 29 décembre 1853.
219 Marie Berthelet à son fils Paul, 16 septembre 1884.
220 Archives départementales de la Haute-Saône, 44J 132, Fonds Depierres, faire-part de naissance d’Edith Depierres à Menetou-Salon le 21 avril 1873. Edith Depierres se marie en 1905 à Port-sur-Saône avec Jules Dubouies.
221 Marie Berthelet à son fils Paul, 5 décembre 1883. Le jeu est un boulingrin, de l’anglais bowling-green, un jeu de boule sur gazon.
222 Annuaire du département du Jura pour l’année 1869, Lons-le-Saunier, Damelet, 1869, p. 132.
223 Prince Pierre d’Arenberg à Antoine Vannier, 17 juin 1835.
224 Ibid., 13 février 1849.
225 Archives départementales de la Haute-Saône, 44J 108, Fonds Depierres, marquise Louise de Voguë, fille d’Auguste d’Arenberg, à Roger Depierres, cousin germain d’Antoinette Depierres à Vesoul, 4 avril 1923.
226 Maurice Agulhon, Les populations du Var de la Révolution à la Seconde République, Paris, Plon, 1970.
227 Alain Pauquet, La société et les relations sociales en Berry au milieu du xixe siècle, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 526.
228 Anne Martin-Fugier, La vie élégante ou la formation du Tout-Paris 1815-1848, Paris, Perrin, 2011, p. 121.
229 ADJ, Qp 1174, 15 octobre 1889, Enregistrement, Bletterans, mutation par décès d’Hélène de Labarge, née Teste de Sagey, décédée à Arlay le 17 avril 1889.
230 George Sand, Histoire de ma vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2004, p. 159.
231 Notes manuscrites de Marie Vannier vers 1865.
232 Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Les ghettos du gotha, Paris, Le Seuil, 2007, p. 188.
233 Perrard à Antoine Vannier, 17 février 1840.
234 Zoë de Lauzière à Marie Berthelet, vers 1873.
235 Martine Segalen, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin, 2000, p. 37.
236 Alain Pauquet, La société et les relations sociales en Berry au milieu du xixe siècle, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 15.
237 Évariste Maigrot à Abry d’Arcier, 28 avril 1804.
238 Michelle Perrot, « Fonctions de la famille », dans Philippe Ariès, Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, Paris, Le Seuil, 1999, p. 114.
239 Évariste Maigrot à Abry d’Arcier, 29 juin 1811.
240 Alcide Regaud à Juliette Regaud, 29 décembre 1849.
241 George Sand, Correspondance, George Sand à Hetzel, 17 octobre 1847, tome 8, Paris, Garnier, 1971, p. 103.
242 Catherine Delons, L’idée si douce d’une mère, Charles Baudelaire et Caroline Aupick, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 103.
243 Marie Berthelet à son fils Paul, 23 septembre 1883.
244 ADJ, 4E 12960, testament de Paul Berthelet décédé le 4 avril 1887 à Arlay, acte reçu M° Buffard à Arlay le 12 mai 1887.
245 Marie Berthelet à son fils Paul, 2 mai 1883. Amédée Regaud est mort le 2 mai 1863 à Arlay.
246 Ibid., 11 mars 1884. « Ce vent affreux m’a bercée cette nuit, j’ai fait des rêves insensés. J’ai rêvé au curé Gréa qui témoignait une grande joie de me voir. J’ai rêvé aussi que C… L… [Clériade de Lauzière, le père de sa bru ?] nous envoyait des titres, il avait allongé son nom à l’allemande ! »
247 Ibid., 25 mai 1883. Le colonel Louis Marie Gaston de Chomereau de Saint-André (1826 à Arbois, 1905 à Dijon), commandant du 17° régiment des dragons à Carcassonne.
248 Pierre Sullivan, « “Je peins comme Dieu” (G. Courbet) », dans Yves Sarfati (éd.), Transferts de Courbet, Paris, Dijon, les Presses du réel, 2013, p. 217.
249 Yves Sarfati, « Scènes (intrapsychiques) de la vie familiale des Courbet-Oudot », dans Yves Sarfati (éd.), Transferts de Courbet, Paris, Dijon, les Presses du réel, 2013, p. 30.
250 Reine Françoise d’Arçon à Abry d’Arcier, 15 août 1819.
251 Abry d’Arcier à Alexis Dananche, brouilon, 23 février1820.
252 Évariste Maigrot à son beau-père, 4 août 1808.
253 Ibid., 19 août 1808.
254 Général Jarry à Abry d’Arcier, 5 décembre 1813.
255 Françoise de Grivel à Bonaventure Abry d’Arcier, 16 mars 1800. Décès de Laurence Abry d’Arcier née Breney le 25 ventôse an 8 (16 mars 1800) à Arlay.
256 Charles Berthelet à sa mère, vers 1878.
257 Ibid., 31 décembre 1877.
258 Charles Berthelet à sa mère, 31 décembre 1877.
259 Carte postale écrite par Paule de Montgolfier, fille de Gaston de Montgolfier et Alice née Vannier, à sa cousine germaine Marguerite Marmonier née Laferrère, fille de Jean-Baptiste Laferrère et Marie née Vannier, Arlay à Lyon, 2 septembre 1907.
260 Maurice Agulhon, La République au village, Paris, Plon, 1970, p. 207 à 245.
261 Annuaire du département du Jura pour l’année 1869, Lons-le-Saunier, Damelet, 1869, p. 125-126.
262 Amédée Regaud à son épouse, 8 août 1857. Il s’agit probablement du général Louis de Villiers (1802-1884), ancien capitaine et aide de camp du général d’Houdetot dans la campagne d’Algérie à laquelle Amédée Regaud participe.
263 Evariste Maigrot à son beau-père, 16 avril 1804. Pierre « Bataillard » (1759 Salins-1840 Poligny), receveur des droits du greffe du tribunal civil de Paris IIIe.
264 Ibid., 26 octobre 1814.
265 Ibid., 2 mai 1815. « J’ai bien à me plaindre de nos compatriotes, M. Rivière m’a amusé pendant 15 jours et j’ai retrouvé dans Rochelle auquel j’ai été réduit de m’adresser cette sécheresse d’âme qui tient presque de la cruauté ».
266 Alfred Desrondins, extrait du journal L’Étoile française, dans La Liberté, journal du Jura et de la Franche-Comté, Lons-le-Saunier, Gauthier frères, 1881.
267 Bonnie G. Smith, Les bourgeoises du Nord 1850-1914, Paris, Perrin, 1981, p. 16.
268 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, I, 1, collection La Pléiade, Paris, Gallimard, 1987, p. 16.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Michelet, à la recherche de l’identité de la France
De la fusion nationale au conflit des traditions
Aurélien Aramini
2013
Fantastique et événement
Étude comparée des œuvres de Jules Verne et Howard P. Lovercraft
Florent Montaclair
1997
L’inspiration scripturaire dans le théâtre et la poésie de Paul Claudel
Les œuvres de la maturité
Jacques Houriez
1998