Soigner la terre, matrice des plantes
Agriculture et gynécologie chez Columelle
p. 113-133
Résumés
Résumé. Face au constat de la médiocrité de la production agricole contemporaine, Columelle rejette, dans les préfaces des livres i et ii, l’explication selon laquelle la baisse de la fécondité de la terre est due à la progression d’un cycle naturel de vieillissement comparable à celui d’une femme ménopausée (Rust. i, praef. 1-3 ; ii, praef. 1-2), afin de pouvoir accuser l’incurie et l’incompétence de ses contemporains. Pour autant, le modèle d’explication gynécologique n’est pas rejeté en lui-même. Désireux d’ériger l’agronomie au rang d’une ars, un savoir technique scientifiquement fondé, Columelle emprunte en effet à la médecine des femmes un vocabulaire, des techniques et les éléments d’une physiologie. Une comparaison avec le traité hippocratique Nature de la femme nous permettra de souligner certains de ces traits. Pour Columelle, le diagnostic est celui d’une mauvaise alimentation de la terre. Le remède prescrit est donc d’ordre diététique : fumier et engrais vert sont présentés dans le texte comme des aliments rééquilibrant les propriétés fertilisantes de la terre. Ce faisant, l’agronome romain effectue un parcours intellectuel inverse à celui qui est mené par différents auteurs anciens pour lesquels c’est au contraire la pousse de la plante et son interaction avec la terre qui fournissent le modèle à la réflexion théorique sur la croissance du fœtus ou l’alimentation du nourrisson.
Abstract. Acknowledging the mediocrity of contemporary agricultural production, Columella rejects, in the Prefaces to Books I and II, the idea that the earth has become barren because of a natural cycle of aging comparable to that of a postmenopausal woman (Rust. I, praef. 1-3; ii, praef. 1-2); he can thus blame the laziness and incompetence of his contemporaries. However, the model of gynaecological explanation is not rejected in itself. Wishing to raise agronomy to the rank of an ars, a scientifically founded technical knowledge, Columella in fact borrows from women's medicine a vocabulary, techniques and the elements of a physiology. A comparison with the Hippocratic treatise De natura muliebri will allow us to highlight some of these features. For Columella, the diagnosis is that of a poor feeding of the earth. The prescribed remedy is therefore of a dietetic nature: manure and green manure are viewed in the text as foods that regenerate the fertility of the earth. In this respect, the Roman agronomist follows an intellectual path that runs contrary to that followed by various ancient authors: for them, indeed, it is the growth of the plant and its interaction with the soil that provided the model for theoretical reflections on the growth of the foetus or the feeding of infants.
Texte intégral
Introduction. Le savoir médical de Columelle
1Dans le traité hippocratique De la nature de l’enfant ou dans Génération des animaux d’Aristote, pour distinctes que soient les théories défendues sur le plan ontologique, le modèle végétal est utilisé pour décrire et expliquer la ramification du fœtus dans le ventre maternel selon un processus cognitif qui vise à comprendre l’invisible (ce qui est caché dans la matrice) par le visible (la plante qui se développe à l’air libre1). La démarche de Columelle, qui utilise, à l’inverse, des modèles gynécologiques2 pour expliquer la relation des plantes à la terre peut ainsi sembler paradoxale. Certes, les articles d’A. Macé et P. Luccioni, dans le présent volume, nous invitent à replacer ces analogies dans des systèmes d’explication plus généraux, selon lesquels les processus de coagulation et de nutrition qui opèrent en gynécologie, en embryologie, dans les végétaux ou dans le cosmos sont en réalité identiques. Mais chez un auteur pratique comme Columelle, on peut se demander si l’analogie joue exactement le même rôle, si elle est révélatrice d’une conception plus ample de l’unité d’un processus à l’œuvre dans l’univers, ou si elle trouve sa principale justification dans le déploiement d’une stratégie rhétorique.
2Pour cet auteur, qui écrit, à la suite de Caton, de Varron et de Virgile, un traité agronomique en douze livres, au milieu du premier siècle après J.-C., il importe en effet de montrer, contrairement à ce qu’affirmait Xénophon dans l’Économique par exemple, que la connaissance des bonnes pratiques agricoles ne relève pas du bon sens partagé par tous3. Afin de rendre toute sa dignité à la matière rustique, il affirme qu’il s’agit d’un ensemble de techniques que l’on peut apprendre et enseigner, fondées sur la connaissance scientifique d’un certain nombre de phénomènes naturels4. C’est dans ce cadre que la référence à la tradition médicale va jouer un rôle. Comme le médecin, l’agronome s’exprime à la première personne et transmet un enseignement fondé sur sa raison et son expérience. Comme le médecin, il analyse des cas, et propose des remèdes, parfois présentés sous forme de recettes.
3Notons cependant que parmi les artes auxquelles il compare l’agriculture dans la préface du livre i, Columelle évoque la rhétorique, la musique, l’arpentage, l’architecture, l’art de piloter un navire ou de diriger une armée, la philosophie, mais non la médecine5. Parmi les auteurs auxquels il se réfère, au premier chapitre du livre i, il mentionne de nombreux philosophes grecs (Démocrite, Xénophon, Aristote et Théophraste) mais en matière de médecine, seul l’art vétérinaire paraît représenté avec Épicharme ou le Carthaginois Magon6. Le corpus hippocratique n’est pas mentionné. Parmi les sources latines, Celse apparaît comme une référence importante pour Columelle, mais sans doute davantage pour la première partie de son encyclopédie, qui concernait l’agriculture et que nous avons perdue, que pour ses livres de médecine7.
4Cependant cette absence relative de traités médicaux dans les références données par Columelle est trompeuse, car, comme on va le voir, des liens très étroits unissent les traités latins d’agronomie aux traités médicaux, dans la forme et dans le fond. La médecine et l’agronomie sont en effet toutes deux au service du corps des hommes. Columelle définit ainsi l’agriculture comme « l’activité qui convient le mieux à nos corps et à nos besoins vitaux » (res corporibus nostris uitaeque utilitati maxime conueniens)8. Or, c’est avec une assertion comparable que Celse marquait déjà la transition entre la première partie de son traité, perdue, consacrée à l’agriculture, et le De medicina que nous avons conservé : « De la même façon que l’agriculture promet des aliments à des corps sains, de même la médecine promet la santé à des corps malades » (Vt alimenta sanis corporibus agricultura, sic sanitatem aegris medicina promittit)9.
5Puisque notre propos se limite ici à la médecine gynécologique, nous laisserons de côté pour le moment l’influence sur les traités d’agronomie de la médecine « météorologique » et « environnementale », telle qu’elle est développée dans le traité hippocratique Airs, eaux, lieux. Cornelis van Tilburg (2015) a posé quelques jalons pour une telle étude, qui me paraît indispensable à la compréhension des principes hygiéniques que donne Columelle pour implanter la ferme, notamment à travers le choix d’un site aux conditions de salubrité idéales. Je me contenterai de citer ici un extrait de la préface du livre I, dans laquelle Columelle décrit le type de connaissances scientifiques qu’un bon agronome doit maîtriser :
En effet, dans cette science, qui veut se proclamer complet a besoin de très bien reconnaître les phénomènes naturels, de ne pas ignorer les différences de latitude pour avoir des certitudes sur ce qui convient à chaque région, ce qui lui est contraire. Qu’il ait en mémoire le lever et le coucher des astres afin de ne pas commencer des travaux quand les vents et les pluies menacent et de ne pas perdre sa peine. Qu’il observe le caractère du climat et de l’année en cours, car ils n’ont pas toujours la même façon d’être comme si elle était fixée par une règle et ni l’été ni l’hiver ne viennent chaque année sous les mêmes traits, le printemps n’est pas toujours pluvieux, ni l’automne, humide. Je croirais que personne ne peut le prévoir sans un esprit éclairé et l’instruction la plus approfondie. Dès lors, il n’appartient qu’à peu de discerner ce que la variété même de la terre et le caractère de chaque sol nous refusent, ce qu’ils promettent10.
6Le traité accorde également une place très importante à la médecine vétérinaire, qui constitue une grande part des prescriptions données par Columelle en matière d’élevage, des livres vi à viii. Or, l’un des aspects de cette médecine consiste à favoriser la fertilité animale. La production de mules, qui se heurte à la difficulté d’une grossesse interspécifique, est ainsi soigneusement exposée11. Lorsqu’il traite de l’agnelage des brebis, Columelle conseille d’agir à la manière des sages-femmes, obstetricum more, et fait référence à une technique de chirurgie obstétricale que les Grecs appellent ἐμβρυουλκεῖν12. Quant à la médecine des hommes, elle ne fait pas l’objet de chapitres spécifiques dans l’ouvrage, mais intervient par de nombreuses mentions. Il revient en effet à la uilica, l’intendante, de soigner la population du domaine, si bien que parmi les recettes de conserves données au livre xii, nombreuses sont celles qui ont une visée thérapeutique (notamment les différents vins décrits aux ch. 32-38 ; 42, etc.). Ces remèdes, à destination des animaux ou des hommes, ont été brièvement étudiés par Silke Diederich qui remarque la différence de niveau scientifique entre les recettes vétérinaires, généralement rationnelles et utilisées jusqu’au début du xxe s., et les recettes destinées aux hommes, davantage marquées par la superstition13.
7Pour le moment, la place de la médecine chez Columelle n’a donc été que peu étudiée pour elle-même14, et je ne suis moi-même qu’au début de cette enquête. Par conséquent, j’ai cherché ici à ouvrir le champ de la réflexion et à faire émerger des questions plutôt qu’à apporter des réponses assurées. J’assume en particulier le caractère un peu arbitraire du choix de mener une comparaison avec le traité Nature de la femme que Columelle ne revendique absolument pas comme une source. Ce choix a été guidé par le fait qu’il s’agit d’un traité pratique, spécialisé en gynécologie et antérieur au De re rustica15. Nous faisons l’hypothèse qu’une telle comparaison peut nous aider à comprendre comment Columelle construit son discours sur les remédiations que l’on peut apporter à la stérilité de la terre.
8Nous allons voir que, de la même façon qu’il n’est pas facile de cerner la pensée philosophique de Columelle – Hermann Gummerus a montré son caractère éclectique dans une étude qui fait autorité depuis longtemps16 –, sa pensée médicale paraît varier selon les contextes et les objets à propos desquels elle se manifeste. Utilise-t-il le vocabulaire et les images médicales à de simples fins rhétoriques ? Ou bien véhicule-t-il une doxa médicale d’honnête homme, marquée par la pensée encyclopédique qui émerge à son époque ?
Remédier à la stérilité de la terre : établissement du diagnostic
9Le traité de Columelle s’ouvre sur un double constat : celui du désengagement des propriétaires terriens qui se détournent de la terre pour se livrer à d’autres activités plus lucratives et plus urbaines, et celui d’une baisse de production de l’agriculture italienne :
Saepe numero ciuitatis nostrae principes audio culpantis modo agrorum infecunditatem modo caeli per multa iam tempora noxiam frugibus intemperiem, quosdam etiam praedictas querimonias uelut ratione certa mitigantis, quod existiment ubertate nimia prioris aeui defatigatum et effetum solum nequire pristina benignitate praebere mortalibus alimenta. Quas ego causas, P. Siluine, procul a ueritate abesse certum habeo, quod neque fas est existimare rerum naturam, quam primus ille mundi genitor perpetua fecunditate donauit, quasi quodam morbo sterilitate adfectam, neque prudentis est credere tellurem, quae diuinam et aeternam iuuentam sortita communis omnium parens dicta sit, quia et cuncta peperit semper et deinceps paritura sit, uelut hominem consenuisse. Nec post haec reor uiolentia caeli nobis ista, sed nostro potius accidere uitio, qui rem rusticam pessimo cuique seruorum uelut carnifici noxae dedimus, quam maiorum nostrorum optimus quisque et optime tractauerat.
Bien des fois, j’entends nos concitoyens éminents incriminer tantôt l’infertilité des terres, tantôt les calamités climatiques qui, depuis une longue période, nuiraient aux récoltes ; certains même atténuer lesdites lamentations comme si elles avaient un fondement rationnel parce qu’ils estiment que le sol fatigué par l’excessive fertilité de l’âge précédent et l’épuisement ne peut plus fournir des aliments aux mortels avec son ancienne générosité. Je tiens, Publius Silvinus, ces causes pour certainement éloignées de la vérité, parce qu’il est impie d’estimer que la Nature, que le premier créateur de l’univers a gratifiée d’une fécondité perpétuelle, est affectée de stérilité comme d’une espèce de maladie et ce n’est pas le fait d’un homme sage de croire que la Terre, à laquelle est échue une jeunesse divine et éternelle et qui a été appelée la mère de tout parce qu’elle a de tout temps enfanté toute chose et est destinée à enfanter à nouveau toute chose, a vieilli comme un être humain. Et ensuite je ne pense pas que ces malheurs nous arrivent par suite de la violence du ciel, mais bien plutôt de notre faute à nous, qui remettons aux pires de tous nos esclaves, comme à un bourreau pour en tirer châtiment, nos domaines de campagne auxquels tous les meilleurs de nos ancêtres avaient prodigué les meilleurs soins17.
10Comme on le voit, les contemporains de Columelle adoptent des explications d’ordre philosophique, pour dresser, avec fatalité, un constat définitif : la terre est devenue stérile. Le discours stoïcien (organicité du monde et conflagration universelle) ou épicurien (fin d’un monde qui se désagrège comme tout corps et tout composé atomique)18, pousse ici jusqu’au bout l’analogie usuelle entre la terre et une mère pour décrire le corps d’une femme vieillie, épuisée par l’enfantement, ménopausée. Jouant avec la même image, Columelle commence par lui opposer une double personnification : la Natura providentielle, qui peut être celle des stoïciens ou des péripatéticiens, et la figure de Tellus, empruntée à la religion romaine traditionnelle19. Derrière le désespoir affiché par ses contemporains, Columelle dénonce soit une contradiction, soit un blasphème, car la faute qu’ils rejettent sur la nature n’est due qu’à leur propre négligence. Dans cette première préface, Columelle n’invalide donc pas la pertinence d’un rapprochement entre la terre et une mère, mais il dénonce l’hypothèse d’une sénescence du sol et d’une stérilité qui seraient dues à des processus internes. La terre ne donne pas d’enfants parce qu’elle est mal entretenue. Laurence Totelin (2017) va même jusqu’à lire dans le passage un reproche qui serait exercé à l’encontre du paterfamilias qui, en négligeant sa terre, ne joue pas son rôle de pater rendant fertile la terre-mère.
11À la demande de son destinataire, P. Silvinus, qui semble attaché à l’image d’une terre épuisée par l’enfantement, Columelle reprend la discussion dans la préface du livre ii :
Quaeris ex me, P. Siluine, […] cur […] falsamque sententiam repudiauerim censentium longo aeui situ longique iam temporis exercitatione fatigatam et effetam humum consenuisse. […] [Tremelius] falso credidit, parentem omnium terram sicut muliebrem sexum aetate anili iam confectam progenerandis esse fetibus inhabilem.
Tu me demandes, P. Silvinus, […] pourquoi j’ai aussi rejeté comme faux le jugement de ceux qui pensent que la terre a vieilli, épuisée et rendue stérile par la longue usure du temps et une activité qui dure déjà depuis longtemps. […] [Tremelius] a cru à tort que la terre, mère de toutes choses, comme un être de sexe féminin, était déjà affectée par la vieillesse et incapable de donner naissance à ses petits20.
12Dans cette seconde préface, son argumentation est plus serrée. On apprend que cette thèse a été défendue par Cn. Tremelius Scrofa, agronome du ier siècle avant J.-C. dont les textes ne nous sont pas parvenus, à l’exception peut-être de cette formule fatigatam et effetam, dont la répétition suggère qu’il peut s’agir d’une citation21. Aux paragraphes 3 et 4, Columelle développe le raisonnement analogique de son adversaire et le retourne contre lui en montrant que les conséquences observées dans le champ de la reproduction humaine ne sont pas transposables dans le domaine des productions de la terre : la stérilité des femmes ménopausées est totale et irrémédiable, ce qui n’est pas le cas d’une terre laissée en jachère.
13À partir du paragraphe 4, c’est l’hypothèse d’une fatigue de la terre qui est rejetée. Tremelius l’avait formulée en s’appuyant sur une observation que Columelle trouve juste : une terre vierge mise en culture donne beaucoup les premières années mais s’épuise peu à peu. Cependant si les symptômes ont bien été décrits par Scrofa, le diagnostic de la maladie est erroné, selon Columelle :
Neque enim prudentis est adduci tamquam in hominibus nimiae corporis exercitationi aut oneris alicuius ponderi, sic cultibus et agitationibus agrorum fatigationem succedere.
Et en effet, ce n’est pas le propre d’un homme avisé d’être conduit à penser que, comme chez les êtres humains où la fatigue succède à une trop grande activité physique ou à la charge de quelque poids, de même elle succéderait, dans les champs, à leur mise en culture et en mouvement22.
14Chez le médecin Soranos d’Ephèse, par exemple, l’épuisement est en effet présenté comme une conséquence possible soit de la grossesse, pendant laquelle la femme doit assumer la charge d’un poids supplémentaire, soit de l’accouchement et de ses douleurs23. C’est donc peut-être sur une source médicale commune plus ancienne que Tremelius s’appuie en faisant de la stérilité de la terre une conséquence de sa fertilité passée. Or, pour Columelle, au paragraphe 5, ce diagnostic est à revoir. Lorsqu’une terre régulièrement cultivée manque de fertilité, c’est, selon lui, parce qu’elle est insuffisamment nourrie.
Videt sine dubio, quid eueniat, sed cur id accidat, non peruidet. Neque enim idcirco rudis et modo ex siluestri habitu in aruum transducta fecundior haberi terra debet, quod sit requietior et iunior, sed quod multorum annorum frondibus et herbis, quas suapte natura progenerabat, uelut saginata largioribus pabulis facilius edendis educandisque frugibus sufficit. At cum perruptae rastris et aratris radices herbarum ferroque succisa nemora frondibus suis desierunt alere matrem, quaeque temporibus autumni frutectis et arboribus delapsa folia superiaciebantur, mox conuersa uomeribus et inferiori solo, quod plerumque est exilius, permixta atque absumpta sunt, sequitur, ut destituta pristinis alimentis macrescat humus.
Il perçoit sans aucun doute un phénomène réel, mais il ne comprend pas pourquoi il se produit. En effet, une terre inculte et qui vient d’être dépouillée de ses bois pour devenir un champ ne doit pas être tenue pour plus féconde sous prétexte qu’elle serait plus reposée et plus jeune, mais parce que, ayant été comme engraissée par les feuillages et les herbes qu’elle produisait spontanément pendant de nombreuses années, elle parvient à faire naître et à nourrir des cultures plus facilement, grâce à une nourriture plus abondante. Mais quand les racines des herbes, fendues par les hoyaux et les araires et quand les bois, coupés au fer, ont cessé d’alimenter leur mère de leur feuillage, et que les feuilles, qui jonchaient le sol après être tombées des buissons et des arbres en automne, ont été bientôt retournées par le soc, mêlées aux couches inférieures du sol, qui sont en général plus pauvres, et absorbées par elles, il s’ensuit que la terre, privée de ses aliments anciens, maigrit24.
15Les métaphores utilisées permettent de comparer d’abord la terre à du bétail qu’une bonne alimentation a engraissé : saginata largioribus pabulis. C’est cette bonne alimentation qui la rend plus fertile, fecundior, et capable d’« élever » ses petits, educandis, à savoir les faire croître et les nourrir. Puis Columelle revient à l’image de la mère (matrem) qui maigrit par manque d’alimentation. Cette opposition entre une terre plus grasse et une terre plus maigre (exilius, macrescat) pose les premiers jalons d’une physiologie commune au corps des femmes et au corps de la terre. Après avoir établi un diagnostic et identifié la cause de la maladie, Columelle propose un traitement qui est une indication de régime :
Non igitur fatigatione, quem ad modum plurimi crediderunt, nec senio, sed nostra scilicet inertia minus benigne nobis arua respondent. Licet enim maiorem fructum percipere, si frequenti et tempestiua et modica sterceratione terra refoueatur.
Ce ne sont donc ni la fatigue, comme la plupart l’ont cru, ni la vieillesse, mais assurément notre inertie qui est cause que nos champs répondent moins bien à nos attentes. En effet, il est possible d’obtenir un meilleur rendement si les forces de la terre sont rétablies par une fumure régulière, opportune et mesurée25.
16L’objectif visé est donc de rétablir les forces de la terre, en régulant son alimentation. Le rôle fondamental joué par le fumier dans la pensée agronomique de Columelle a été étudié de façon très complète par Jean Trinquier (2020). Je me suis beaucoup appuyée sur son article. Il insiste en particulier sur la transformation subie par l’image de la terre-mère dans la préface : au terme de l’exposé, l’image se trouve dépouillée de tout contenu religieux ou providentialiste. La terre n’apparaît que dans sa stricte physicalité. Reste à savoir, si, comme l’affirme Jean Trinquier, il s’agit d’une simple métaphore, ou si Columelle entend bien décrire un processus physiologique commun à la terre et aux femmes.
17Une comparaison avec le traité Nature de la femme, dont les notices suivent une structure claire et répétitive26 nous permet de confirmer que Columelle, en décrivant des symptômes, en formulant un diagnostic et en prescrivant un traitement, adopte une structure d’exposition que l’on trouve déjà à l’œuvre dans ce traité médical, et qu’il intègre à sa physiologie une opposition entre maigreur et embonpoint qui appartient bien à la tradition gynécologique :
Ἕτερον· ὁκόταν ἐν γαστρὶ ἔχουσα διαφθείρῃ τὸ ἔμβρυον μηνιαῖον καὶ ἐκφέρειν μὴ δύνηται καὶ λεπτὴ παρὰ φύσιν γίνηται, ταύτην χρὴ καθήραντα καὶ τὰς ὑστέρας τὸ σῶμα ἁπαλῦναι27. οὐ γὰρ δυνήσεται πρότερον διενέγκαι ἔστ’ ἂν αὐτὴ παχεῖα γένηται [ἡ ὑστέρη] καὶ ἰσχύσωσιν.
Autre cas : quand une femme enceinte perd le fœtus âgé d’un mois, qu’elle ne peut mener une grossesse à terme et maigrit contre nature, il faut la purger, ainsi que son utérus, et lui donner de l’embonpoint : car elle ne pourra pas porter un enfant à terme tant qu’elle ne sera pas devenue corpulente et que sa matrice n’aura pas gagné en vigueur28.
18Comme une femme, une terre amaigrie risque de ne pas porter ses fruits à terme. En nourrissant le sol, l’agriculteur agit en médecin. Bien qu’il soit préférable d’installer la ferme sur un site qui se recommande par ses qualités de salubrité et de fertilité (salubritas, ubertas), Columelle peut ainsi avoir toute confiance dans les capacités de l’art agricole à amender les défauts de terres moins saines :
Quapropter cum sit sapientis non ubique emere nec aut ubertatis inlecebris aut deliciarum concinnitate decipi, sic uerum industrii patris familiae est, quicquid aut emerit aut acceperit, facere fructuosum atque utile, quoniam et grauioris caeli multa remedia priores tradiderunt, quibus mitigetur pestifera lues, et in exili terra cultoris prudentia ac diligentia maciem soli uincere potest.
C’est la raison pour laquelle, bien que ce soit le fait du sage de ne pas acheter partout et de ne pas se laisser prendre par les attraits de la fertilité ni par les charmes de la beauté, c’est pourtant le fait d’un chef de famille dynamique, quoi qu’il ait acheté ou reçu, de le rendre rentable et utile, puisque, à la fois, les prédécesseurs ont transmis de nombreux remèdes aux difficultés climatiques, pour atténuer les effets d’une calamité destructrice et que, sur une terre ingrate, la prévoyance et le soin du cultivateur peuvent vaincre la pauvreté du sol29.
19Les champs lexicaux du poison et de l’infection (uirus, pestifera lues), du soin et du remède (remedium, mederi), représentés ici, sont régulièrement utilisés au livre ii pour décrire une terre en mauvais état après une culture trop exigeante, et le fumier ou l’engrais vert qu’il faut lui apporter pour la rééquilibrer30. La métaphore de la lutte contre la maladie, présente ici à travers le choix du verbe uincere, est également courante dans le vocabulaire médical31. Tentons maintenant de préciser sur quelle physiologie s’appuie l’auteur.
Étiologie, constitutions, sémiologie
20Pour bien cultiver sa terre, il faut en connaître les qualités et les défauts. Si cette prescription paraît encore aujourd’hui familière aux cultivateurs, et si l’on peut tenter de déceler, comme l’a fait Michèle Fruyt (2014), à travers les catégories définies par Columelle, les caractères mis en lumière par l’agronomie moderne et la pédologie, il ne faut pas gommer la tentative faite par l’auteur ancien d’accéder à un niveau plus élémentaire de description de la matière organique :
His autem generibus singulis senae species contribuuntur, soli pinguis uel macri, soluti uel spissi, umidi uel sicci, quae qualitates inter se mixtae uicibus et alternatae plurimas efficiunt agrorum uarietates. […] Recurrendum est igitur ad qualitatium inter se dissidentium quasi quasdam coniunctiones, quas Graeci συζυγίας ἐναντιοτήτων, nos « discordantium conparationes » tolerabiliter dixerimus.
Chacun de ces types de terrain se divise en six espèces, au sol gras ou maigre, meuble ou compact, humide ou sec, qualités qui, tour à tour mêlées et alternées entre elles produisent un très grand nombre de variétés de terrains. […] Il faut donc revenir à celles de ces qualités qui s’opposent les unes aux autres comme à certaines formules que les Grecs appellent « couples de contraires » et que nous traduisons de façon tolérable par « comparaison des contraires »32.
21Après avoir distingué les différents types de terrain selon qu’ils se trouvent en plaine, sur une colline ou en montagne, Columelle fonde sa physiologie des sols sur la combinaison de trois couples de contraires : gras ou maigre, meuble ou compact, humide ou sec, qu’il dit emprunter aux Grecs, sans plus de précisions. Pour Herman Gummerus, cette polarisation est caractéristique de la méthode aristotélicienne de division par genres, exposée dans les Topiques33. Elle rejoint également les listes de contraires de la physique pythagoricienne, et la polarisation à l’œuvre dans la dialectique platonicienne34. Cependant la formule grecque συζυγίας ἐναντιοτήτων n’apparaît pas dans les textes que nous avons conservés émanant de cette tradition. Si Aristote emploie de nombreuses formules similaires (Meteor. iv, 1, 378b ; Top. ii, 7, 112b ; etc.), c’est chez le Ps.-Philon que Gummerus la retrouve exactement (περὶ ἀφθαρσίας κόσμοὺ, c. 20). Bien que ce livre ait été compilé avec un corpus péripatéticien, il n’est pas impossible, selon lui, que cette formule remonte à des sources stoïciennes (Chrysippe). Notons que la liste de contraires évoquée au livre III à propos de la culture des vignes et empruntée à Julius Graecinus, autre agronome romain dont nous n’avons rien gardé, ajoute à ces trois couples ceux du chaud et du froid, du poids et de la légèreté35, ce qui indique peut-être, de la part de Columelle, le recours à deux sources distinctes dans la composition des livres ii et iii.
22Quoi qu’il en soit, la combinaison de ces différents couples de contraire permet d’envisager différentes constitutions pédologiques, favorisant tel ou tel type de culture, sur le modèle des constitutions de cités établies par l’auteur d’Airs, eaux, lieux, qui permettent au médecin itinérant de dresser des tableaux nosologiques en lien avec chacune d’elles36. L’humidité ou la sécheresse d’une terre ne sont pas bonnes ou mauvaises en elles-mêmes puisque chacune de ces qualités favorise la croissance d’espèces de plantes différentes. Pascal Luccioni a étudié, par exemple, comment Columelle explique la transformation du triticum en siligo (deux espèces de blé) si le premier est semé en terrain trop humide37. En revanche, la fertilité d’une terre paraît compromise par une trop grande densité du terrain :
De siccaneis et riguis non conperimus utra numero uincant, quoniam utrimque paene infinita sunt, quae siccis quaeque umidis locis gaudent ; sed ex his nihil non melius resoluta humo quam densa prouenit. […] Neque enim aliud est colere quam resoluere et fermentare terram, ideoque maximos quaestus ager praebet idem pinguis ac putris, quia cum plurimum reddat, minimum poscit, et, quod postulat, exiguo labore atque inpensa conficitur : praestantissimum igitur tale solum iure dicatur.
Au sujet des terres sèches ou humides, nous n’avons pas trouvé lesquelles l’emportent par leur nombre, puisque, de part et d’autre, les plantes qui tirent profit d’un terrain sec et celles qui tirent profit d’un terrain humide sont en nombre infini ; mais parmi ces dernières, tout vient mieux dans un sol meuble que dans un sol dense. En effet, cultiver une terre n’est rien d’autre que l’ameublir et la faire entrer en fermentation, à tel point que le champ qui produit le meilleur rendement est gras et meuble, parce que, alors qu’il produit énormément, il réclame très peu, et que ce qu’il demande, on peut l’accomplir avec peu de peine et de dépense : par conséquent, c’est à bon droit que ce sol est déclaré le meilleur38.
23Columelle explique donc les buts physiologiques poursuivis par l’agriculteur qui laboure et nourrit la terre : l’aération du sol et son engraissement, en permettant une meilleure circulation de l’eau et de l’air dans le sol, favorisent son réchauffement et sa fermentation. La productivité d’un sol est ainsi comparée explicitement à la bonne santé du corps humain par Julius Graecinus dans son traité de viticulture, que cite Columelle :
Opus est, inquit, inter has tam diuersas inaequalitates magno temperamento, quod in corporibus quoque nostris desideratur, quorum bona ualetudo calidi et frigidi, humidi et aridi, densi et rari certo et quasi examinato modo continetur.
Entre ces différentes oppositions, dit-il, il faut une large combinaison, qui est aussi celle que réclame notre corps, dont la bonne santé tient à une proportion déterminée et faisant pour ainsi dire poids égal de chaud et de froid, d’humide et de sec, de dense et de rare39.
24Il y a bien, aux yeux de ces deux auteurs, une communauté de nature, et non une simple comparaison, entre le corps humain et celui de la terre, dont la meilleure constitution est celle qui présente un équilibre des contraires, temperamentum40. Mais cet équilibre est variable, car chaque individu, selon le type auquel il appartient, apparaît comme le fruit d’un mélange dans des proportions qui lui sont propres. Le traité Nature de la femme s’ouvre également sur le tableau de différentes constitutions féminines :
Περὶ δὲ τῆς γυναικείης φύσιος καὶ νοσημάτων τάδε λέγω· μάλιστα μὲν τὸ θεῖον ἐν τοῖσιν ἀνθρώποισιν αἴτιον εἶναι· ἔπειτα αἱ φύσιες τῶν γυναικῶν καὶ χρόαι· αἱ μὲν γὰρ ὑπέρλευκοι ὑγρότεραί τε καὶ ῥοωδέστεραι, αἱ δὲ μέλαιναι ξηρότεραί τε καὶ στιφρότεραι, αἱ δὲ οἰνωπαὶ μέσον τι ἀμφοτέρων ἔχουσιν. Ὧδε περὶ τῶν ἡλικιῶν συμβαίνει· αἱ μὲν νέαι ὑγρότεραι καὶ πολύαιμοι ὡς ἐπὶ τὸ πολύ, αἱ δὲ πρεσβύτιδες ξηρότεραι καὶ ὀλίγαιμοι, αἱ δὲ μέσαι μέσον τι ἀμφοτέρων ἔχουσι. Δεῖ δὲ τὸν ὀρθῶς ταῦτα χειρίζοντα πρῶτον μὲν ἐκ τῶν θείων ἄρχεσθαι, ἔπειτα διαγινώσκειν τὰς τε φύσιας τῶν γυναικῶν καὶ τὰς ἡλικίας καὶ τὰς ὥρας καὶ τοὺς τόπους οὗ ἂν ᾖ· οἱ μὲν γὰρ ψυχροὶ ῥοώδεις, οἱ δὲ θερμοὶ ξηροὶ καὶ στάσιμοί εἰσιν. Ἄρξομαι δὲ διδάσκων ἀπὸ τοῦ ὑγροῦ κατὰ φύσιν.
Au sujet de la nature de la femme et des maladies, voici ce que je dis : avant tout, c’est le divin qui en est responsable chez les hommes ; il y a ensuite les natures des femmes liées aux teints. En effet, les femmes très blanches sont plutôt humides et ont des flux plutôt abondants, les brunes sont plutôt sèches et ont des flux plutôt restreints, et celles qui sont colorées comme le vin présentent un état moyen. Il se produit une distinction selon les âges de la manière suivante : les jeunes femmes sont plutôt humides et généralement riches en sang, les vieilles femmes plutôt sèches et pauvres en sang, et celles qui sont moyennement âgées présentent un état moyen. Celui qui exerce correctement dans ce domaine doit commencer tout d’abord par les aspects divins et discerner ensuite les natures des femmes et les âges, les saisons et les lieux où il vient à se trouver. En effet, les lieux froids favorisent les flux, tandis que les lieux chauds dessèchent et stabilisent. Je commencerai mon enseignement par ce qui est humide par nature41.
25La première tâche du médecin est donc de discerner les natures des femmes, en fonction de leur teint et de leur âge, et le contexte climatique et environnemental qui va influer sur leur santé. Pour cela, le médecin doit observer et analyser des signes, et procéder à des expérimentations, comme le test des règles par le sable :
Ἢν γυναῖκα μὴ δυναμένην τεκεῖν ἐθέλῃς καθῆραι καὶ ᾖ χολώδης τε ἢ φλεγματώδης, γνώσῃ τῷδε ὁκότερον ἂν ᾖ μᾶλλον· ψάμμον ὑποβαλών, ἐπὴν τὰ ἔμμηνα γένηται, ἐν τῷ ἡλίῳ ἐπιχέας τὸ αἷμα ἐᾶν ξηρανθῆναι· ἢν μὲν χολώδης ᾖ, ἐπάνω τῆς ψάμμου ἔσται ὠχρά, ἢν δὲ φλεγματώδης, οἷον μύξα. Ὁκότερον ἂν ᾖ καθήρας τὴν κοιλίην κάτω πρὸς τὰς ὑστέρας προσθεῖναι προσθετά.
Si vous voulez purger une femme qui ne peut pas avoir d’enfants et si elle est bilieuse ou phlegmatique, vous reconnaîtrez quelle humeur prédomine de la manière suivante : disposer du sable et, lorsque les règles ont paru, verser le sang dessus, au soleil ; laisser sécher. Si la malade est bilieuse, à la surface du sable il y aura une matière jaune, et si elle est phlegmatique, comme une mucosité. Purger de l’humeur en cause la cavité du bas et procéder à des applications contre l’utérus42.
26Le résultat de l’expérience s’observe ici avec la vue. On voit que le traité Nature de la femme repose sur une théorie humorale binaire, opposant nature bilieuse (sèche et dense) et nature phlegmatique (humide et relâchée). Bien que les couples élémentaires soient utilisés aussi bien pour décrire le corps des femmes et le corps de la terre, le système des humeurs reste l’apanage du corps humain. En revanche, la méthode d’analyse, celle qui consiste à faire des expériences pour connaître la constitution de son patient, est abondamment pratiquée par Columelle à l’égard de la terre.
Plurimos antiquorum, qui de rusticis rebus scripserunt, memoria repeto quasi confessa nec dubia signa pinguis ac frumentorum fertilis agri prodidisse dulcedinem soli propriam, herbarum et arborum prouentum, colorem nigrum uel cinereum. Nihil de ceteris ambigo, de colore satis admirari non possum cum alios tum etiam Cornelium Celsum, non solum agricolationis, sed uniuersae naturae prudentem uirum, sic et sententia et uisu deerrasse, ut oculis eius tot paludes, tot etiam campi salinarum non occurrerent, quibus fere contribuuntur praedicti colores.
De très nombreux auteurs anciens qui ont écrit sur l’agronomie, je m’en souviens, ont reconnu comme des signes quasi incontestables et indubitables d’un champ gras et fertile en blés la douceur intrinsèque au sol, la venue d’herbes et d’arbres, la couleur noire ou cendrée. Je ne conteste pas du tout les deux premiers, mais à propos de la couleur, je ne peux assez m’étonner de ce que de nombreux auteurs, mais surtout Cornelius Celsus, un homme expert non seulement en agriculture, mais dans toutes les disciplines qui ont trait à la nature, se soit trompé à la fois sur le propos et sur l’observation, puisque tant de marais, tant de prairies salines qui ont en partage les couleurs susdites, ne sont pas tombées sous ses yeux43.
27La dimension sémiologique du passage est explicitée par l’emploi du terme signa. Columelle commence par critiquer une hypothèse de Celse selon laquelle on peut reconnaître la qualité d’une terre à sa couleur, démarquant ainsi le savoir agronomique du savoir gynécologique44. Il propose en revanche, à la suite de cette objection (ii, 2, 18-20), quatre expériences-tests, engageant tous les sens de l’agronome : celle d’une terre que l’on arrose d’eau et que l’on travaille à la main pour voir si elle est collante (glutinosa), si elle s’agglomère (inhaerescit)45, indice de son humidité et de sa graisse. C’est une terre riche (pinguis). La deuxième expérience est celle du trou que l’on creuse et dans lequel on remet la terre que l’on a extraite : la bonne terre est celle qui déborde du trou, car elle a comme fermenté sous l’effet d’un levain (cum aliquo quasi fermento abundauerit). La troisième expérience consiste à goûter de l’eau que l’on a flitrée après y avoir fait tremper de la terre : si l’eau est douce, la terre est riche. L’observation du couvert végétal spontané est également une bonne indication pour le cultivateur. In fine, l’image du corps de la terre est ravivée par la métaphore usuelle des veines de la terre (dulcibus terrae uenis) qui transmettent aux plantes l’eau qui les fait pousser.
28La physiologie de la terre présentée par le traité de Columelle paraît donc très proche de celle du corps féminin présentée dans le traité Nature de la femme, si l’on excepte l’identification de deux humeurs, la bile et le phlegme, chez cette dernière : chaque femme, comme chaque terre, appartient à un type déterminé par la combinaison de plusieurs principes élémentaires contraires, qu’il faut reconnaître à des signes pour pouvoir adopter un régime ou une thérapeutique adaptés à chaque cas. Tout remède ne convient pas à toute femme, toute culture ne convient pas à toute terre.
29À ce stade de l’exposé, il pourrait ainsi sembler que la physiologie adoptée par Columelle pour expliquer comment rétablir la fertilité de la terre ne soit pas propre au discours gynécologique, mais reflète une description de la matière vivante qui s’applique également, sans métaphore, aux corps des hommes, des animaux, des plantes et de la terre. Bien que l’agronome romain ne cite pas explicitement le traité Airs, eaux, lieux, il pourrait en avoir reçu l’enseignement de façon indirecte. Cependant, des indices ténus m’invitent à maintenir mon hypothèse d’une comparaison avec le discours gynécologique, car il est le principal support de l’articulation entre fertilité et nutrition qui structure l’argumentation de Columelle.
Conclusion. Comment rendre une terre fertile ?
30Pour rendre une terre fertile, il faut donc la rendre meuble par le labour, préserver son humidité et la nourrir avec du fumier, mais sans excès, sous peine de la brûler46 de façon à lui donner un « tempérament moyen » (medium temperamentum)47. La force productive de la terre est décrite en termes de fermentation, et, avec la métaphore du levain relevée ci-dessus, on retrouve l’image traditionnelle du ventre maternel « cuisant » l’enfant comme un pain dans un four48.
31Lorsque la terre est idéalement travaillée et nourrie, elle permet aussi le développement mécanique de la plante dans ses parties souterraines et aériennes. Par exemple, lorsque l’on y implante une bouture de vigne :
Neque enim parum refert suspensissimum esse pastinatum et, si fieri possit, uestigio quoque inuiolatum, ut mota aequaliter humus nouelli seminis radicibus, quamcumque in partem prorepserint, molliter cedat nec incrementa duritia sua reuerberet sed tenero ueluti nutritio sinu recipiat et caelestes admittat imbres eosque alendis seminibus dispenset ac suis omnibus partibus ad educandam prolem nouam conspiret.
Car il n’est pas de trop peu d’importance que le champ défoncé soit extrêmement meuble et, si faire se peut, également exempt d’empreintes de pas, afin que la terre, qui a été remuée uniformément, cède doucement aux racines des nouvelles boutures, dans quelque direction qu’elles se soient étendues, et ne fasse pas obstacle à leur croissance par sa dureté, mais les accueille comme en son tendre sein nourricier, qu’elle laisse passer les eaux pluviales pour les dispenser aux boutures qu’elle doit nourrir et qu’elle concoure de toutes ses parties à élever sa nouvelle progéniture49.
32Une terre bien alimentée nourrit à son tour ses productions comme une nourrice. Il me semble que Columelle, tout en reprenant certaines des hypothèses, sans doute communes, qui se trouvent déjà formulées dans De la nature de l’enfant, concernant le fait que le fœtus, comme la plante, se développe mieux dans un environnement qui ne lui fait pas obstacle50, ne reprend pas ici jusqu’au bout le raisonnement du médecin grec. Il n’explique pas le processus de génération en lui-même : l’étape de coagulation (c’est-à-dire, pour la plante, la formation du fruit51) est évincée, au profit d’une simple description de la circulation de fluides alimentaires. La question de l’animation52 n’est pas non plus posée par Columelle dans les livres consacrés aux végétaux, si bien qu’il n’utilise pas le concept d’âme végétative et ne s’interroge pas sur la spécificité du statut ontologique des plantes par rapport à l’ensemble des vivants53.
33Peut-on désormais caractériser plus précisément le savoir médical de Columelle ? Il s’agit d’un savoir acquis indirectement puisque l’agronome ne cite aucun traité médical dans ses sources. Les traités agronomiques de Celse et de Julius Graecinus ont peut-être joué le rôle d’intermédiaires dans cette adaptation du savoir gynécologique aux pratiques agronomiques54. Ce que Columelle en retient est principalement un savoir pratique : que faire en cas de stérilité d’un sol ? En effet, les explications scientifiques qu’il avance ne sont pas homogènes : la liste des contraires n’est pas la même aux livres II et III, et elle n’est pas utilisée pour expliquer les processus à l’œuvre dans la génération des animaux55.
34En somme, le modèle gynécologique joue, dans le traité, un rôle essentiellement rhétorique (dans le rejet de l’argument adverse) et heuristique (dans le déploiement par Columelle d’une argumentation originale) : si la terre ne doit pas être comparée à une femme ménopausée ou fatiguée par ses grossesses, en revanche, l’analogie entre la terre et le corps d’une mère ou d’une nourrice permet de penser comment fonctionne ce corps-interface qui reçoit et transforme une nourriture destinée à faire croître un autre organisme que lui-même.
35En revanche, deux cadres explicatifs sont constamment employés par l’agronome, qui mériteraient une recherche complémentaire :
- Un modèle écologique qui établit que toute terre ne peut pas tout produire, et fait valoir les interactions fortes existant entre une plante et son milieu. La connaissance de ces liens permet à l’agriculteur d’amender ses terres afin de leur permettre d’accueillir, dans une certaine mesure, des plantes qui n’y poussent pas spontanément, de la même façon qu’il greffe des espèces hétérogènes, comme le figuier et l’olivier, ou faît naître des animaux hybrides comme les mules. L’origine de ce modèle peut remonter au médecin itinérant d’Airs, eaux, lieux, mais c’est surtout chez Théophraste qu’il trouve sa formulation la plus claire56.
- Un modèle diététique, qui décrit la croissance des plantes comme la conséquence d’une alimentation de la terre suffisante et adaptée aux spécificités du terrain. Dans la mesure où le sol se nourrit de déchets végétaux ou de déjections animales, ce modèle diététique pose l’existence d’une communauté de nature, à l’échelle élémentaire, entre la terre et les différents êtres vivants, engagés dans un cycle nourricier qui leur est commun57.
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Notes de bas de page
1 Hippocrate, Nature de l’enfant 17, 2 ; 19, 1 ; Aristote, Génération des animaux, 740 à 24-30 ; 740 b 8-11 ; Hanson, 2008, p. 104 ; et, dans ce volume, les articles de Luc Brisson et Alessandro Buccheri.
2 Dans le corpus hippocratique, la relation entre la mère et le fœtus est décrite à la fois par des traités d’embryologie (De la nature de l’enfant) et des traités de gynécologie (Nature de la femme). En posant la question des causes d’une baisse de fertilité de la terre, Columelle nous conduit à dresser un parallèle avec les traités qui se focalisent principalement sur les conditions de possibilité d’une bonne croissance de l’enfant, et non sur les modalités de cette croissance elle-même, donc sur les traités de gynécologie. Dans ce corpus gynécologique, la « matrice » (μῆτραι) ou « utérus » (ὑστέραι), organe spécifique à l’anatomie féminine, joue un rôle central, car ce sont ses mouvements qui se trouvent à l’origine des affections proprement féminines (Lieux dans l’homme, c 47 ; Jouanna, 2017, p. 438). La gynécologie antique traite donc principalement de phénomènes liés, normalement ou pathologiquement, aux cycles menstruels, à la fertilité ou à la stérilité, à la grossesse, à l’accouchement ou à l’allaitement (Bourbon, 2008, p. lxiii ; Burguière et Gourevitch, 2003, p. xxxii-xxxvi).
3 Xénophon, Économique, xv ; Martin, 1995 ; Noè, 2002, p. 151-160.
4 Columelle, De l’agriculture, i, praef. 21-28 ; Scivoletto, 1992, p. 790 ; Diederich, 2007, p. 58-61.
5 Columelle, De l’agriculture, i, praef. 3-5 et 7-9 ; Scivoletto, 1992, p. 792-793.
6 Columelle, De l’agriculture, i, 1, 8 et 13.
7 Columelle, De l’agriculture, i, 1, 14-15 (Celse a traité de l’ensemble de la discipline agricole en cinq livres) ; ix, 2, 1 (Celse a traité d’apiculture avec une élégance inégalable) ; Baldwin, 1963, p. 788-789 ; Gautherie, 2017, p. 159.
8 Columelle, De l’agriculture, i, praef. 7. Sauf mention contraire, les traductions sont personnelles.
9 Celse, De la médecine, i, praef. 1.
10 Columelle, De l’agriculture, i, praef. 22-23 (trad. J. C. Dumont, à paraître). Voir Hippocrate, Airs, eaux, lieux, i -ii.
11 Columelle, De l’agriculture, vi, 36, 1-2 ; Bretin-Chabrol, 2017.
12 Columelle, De l’agriculture, vii, 3, 16-17.
13 Diederich, 2007, p. 117-122.
14 À la différence de la place de la médecine chez Caton et Varron, qui a fait l’objet d’une étude de S. Boscherini, 1993.
15 Ces critères m’ont ainsi conduite à laisser provisoirement de côté le traité De la médecine de Celse, qui ne propose que de brefs développements en matière de gynécologie et ne traite quasiment pas de remèdes à la stérilité (Celse, De la médecine, iv, 27 ; v, 21 ; vii, 28 et 29 ; Gautherie, 2017, p. 283-287) ou les Maladies des femmes de Soranos, beaucoup plus riche sur la question, mais écrit environ un siècle après le traité d’agronomie de Columelle.
16 Gummerus, 1910.
17 Columelle, De l’agriculture, i, praef. 1-3 (trad. J. C. Dumont, à paraître).
18 Gummerus, 1910, p. 15-19.
19 Gummerus, 1910, p. 19-20.
20 Columelle, De l’agriculture, ii, praef. 1-2.
21 On trouve une formule proche chez Lucrèce, De la nature, ii, 1150 : effetaque tellus ; cf. Gummerus, 1910, n. 2, p. 18.
22 Columelle, De l’agriculture, ii, praef. 4.
23 Soranos d’Éphèse, Maladies des femmes, i, 13, 17-19 (fatigue de la grossesse) et 30-35 (argument soutenu par une comparaison avec la terre) ; ii, 8, 92-95 (fatigue de l’accouchement justifiant le recours à une nourrice) et 95-110 (argument soutenu par une autre comparaison avec la terre). À rapprocher du récit introduisant le discours de Favorinus en faveur de l’allaitement maternel, par Aulu-Gelle, Nuits attiques, xii, 1, 4, où il évoque les « douleurs de l’accouchement » (laboriosi nixus) et « une jeune femme épuisée par l’effort » (puellam defessam labore). Favorinus reprend ensuite la comparaison avec la terre pour la mettre au service d’un argument opposé à celui de Soranos (voir Bretin-Chabrol, 2017, p. 106-107).
24 Columelle, De l’agriculture, ii, praef. 5-6.
25 Columelle, De l’agriculture, ii, praef. 7.
26 Description des symptômes, pronostic, thérapeutique (Jouanna, 2017, p. 102).
27 Texte incertain : ἁπαλῦναι constitue la lectio difficilior. Le verbe, dérivé de l’adjectif ἁπαλός, signifie généralement « assouplir », mais Florence Bourbon justifie son choix de traduction par le contexte et par quatre autres attestations du verbe au sens de « donner de l’embonpoint » dans le corpus hippocratique (Bourbon, 2008, n. 4, p. 135).
28 Hippocrate, Nature de la femme, xix (éd. et trad. F. Bourbon). La notice xx met parallèlement en garde contre un excès d’embonpoint, qui n’est pas non plus propice à la grossesse.
29 Columelle, De l’agriculture, i, 4, 3 (trad. J. C. Dumont, à paraître, modifiée pour patris familiae et prudentia). Bien que le terme paterfamilias désigne en premier lieu, notamment dans les traités d’agronomie, un chef de famille au sens économique plutôt qu’un père ou un mari, les images employées ici pour décrire la beauté de la propriété (aut ubertatis inlecebris aut deliciarum concinnitate), qui ne sont pas sans rappeler les séductions d’un corps féminin, peuvent soutenir l’hypothèse de L. Totelin (2017) selon laquelle l’agronome construit le lien entre le propriétaire et sa terre sur le modèle d’un couple matrimonial uni pour donner des enfants.
30 Columelle, De l’agriculture, ii, 2, 13 ; ii, 9, 9 ; ii, 13, 3-4 et ii, 17, 2.
31 Par ex., Hippocrate, Airs, eaux, lieux, ix, 2 : στασιάζειν καὶ κρατεῖν ; Jouanna, 1992, p. 202 : « une conception agonistique de la maladie ».
32 Columelle, De l’agriculture, ii, 2, 2-3.
33 Gummerus, 1910, p. 5-7.
34 Notamment dans Le Sophiste et Le Politique. Je remercie Arnaud Macé pour ces références.
35 Columelle, De l’agriculture, iii, 12, 1 : Idem enim Graecinus sic ait : esse aliquam terram calidam uel frigidam, umidam uel siccam, raram uel densam, leuem aut grauem, pinguem aut macram, « Ledit Julius Graecinus affirme en effet ce qui suit : qu’une terre est chaude ou froide, humide ou sèche, dense ou rare, légère ou lourde, grasse ou maigre » (trad. J. C. Dumont).
36 Hippocrate, Airs, eaux, lieux, i, 5 ; Jouanna, 1996, p. 30.
37 Columelle, De l’agriculture, ii, 9, 13 ; Luccioni, 2020.
38 Columelle, De l’agriculture, ii, 2, 4-5.
39 Columelle, De l’agriculture, iii, 12, 3 (trad. J. C. Dumont).
40 Le terme temperamentum n’est employé que quatre fois par Columelle, toujours appliqué aux qualités d’un sol ou à son exposition (Columelle, De l’agriculture, ii, 4, 6 ; iii, 12, 3 et 4 ; iii, 21, 8-9). Ce terme n’apparaît que tardivement dans l’histoire des différentes théories humorales développées dans l’Antiquité gréco-romaine, puisque ce sont des interprètes latins de Galien qui utilisent le mot pour décrire les neuf mélanges possibles que Galien identifie à partir de la théorie des quatre humeurs telle qu’elle est développée par Nature de l’homme (Galien, Tempéraments, 1, 509-694 ; Nutton, 2016, p. 263-264).
41 Hippocrate, Nature de la femme, i (trad. F. Bourbon).
42 Hippocrate, Nature de la femme, xxii (trad. F. Bourbon).
43 Columelle, De l’agriculture, ii, 2, 14-15.
44 Sur le rôle joué par la couleur dans l’observation médicale antique et plus particulièrement dans le De elementis de Galien, voir Luccioni 2017.
45 Ce qui ne signifie pas qu’elle coagule pour donner naissance à un nouveau corps, contrairement aux processus de concrétion décrits par Pascal Luccioni dans ce volume. En effet, le nouveau corps est étranger à la terre : c’est une graine semée par le cultivateur, ou une bouture prélevée sur une plante déjà adulte.
46 Columelle, De l’agriculture, ii, 4, 6 ; 5, 1-2.
47 Columelle, De l’agriculture, ii, 4, 6.
48 Hippocrate, De la nature de l’enfant, xii, 6 ; King 1990, p. 14.
49 Columelle, De l’agriculture, iii, 13, 7 (trad. J. C. Dumont).
50 Hippocrate, Nature de l’enfant, xxii et xxiii.
51 Hippocrate, Nature de l’enfant, xxii, 4-5.
52 Sur cette question, voir le volume édité par L. Brisson, M.-H. Congourdeau et J.-L. Solère, 2008.
53 Cette remarque est à nuancer pour les passages consacrés à la reproduction des animaux. Par ex. pour les mules, Columelle emploie le verbe animare (Columelle, De l’agriculture, vi, 36, 2).
54 L’orientation doctrinale du De medicina de Celse a elle-même fait l’objet d’importants débats qui ne peuvent être tranchés sans adopter la plus grande nuance : Mudry, 1993 ; Gautherie, 2017, p. 17-18.
55 Par ex., Columelle, De l’agriculture, vi, 36, 1-2 ; vii, 3, 16-17.
56 Théophraste, Recherches sur les plantes, i, 4, 2-4.
57 Je remercie chaleureusement Sarah Carvallo et Arnaud Macé pour leur relecture attentive et leurs suggestions fort utiles, ainsi que le relecteur ou la relectrice anonyme pour son expertise exigeante.
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