Postface

1Comme beaucoup d’historiens du mouvement ouvrier de ma génération, j’ai longtemps attendu la publication de cette thèse, dont beaucoup, habitués à voir le sigle CGTU accolé à celui du PC de l’entre-deux-guerres, n’étaient pas loin de penser qu’étudier le parti dispensait de se pencher sur le syndicat. Des articles pionniers de Jean Charles, nourris de l’exploitation approfondie de sources négligées ou d’accès difficile, montraient pourtant la consistance de la centrale et laissaient entrevoir la complexité de ses origines, la diversité de ses composantes. Toutes choses que la thèse, enfin publiée, étaye d’ample et belle manière.

2La plume alerte de l’historien-pédagogue ne gâche rien. Précise, jamais ennuyeuse, elle excelle à décortiquer les questions les plus embrouillées – il n’en manque pas –, à faciliter la lecture des nécessaires développements austères, à restituer les ambiances et à ne pas « réduire les hommes à des ombres ». L’empathie de l’auteur, équitablement partagée, concourt à expliquer les positions et les comportements. Elle n’exclut pas plus la lucidité que les interrogations et, moins encore, la solidité des conclusions avancées. L’érudition maîtrisée évite les débordements, mais enrichit d’abondantes et utiles notes de bas de page.

3Butte-témoin d’une dynamique de recherche, le titre de l’ouvrage renvoie à la thématique initiale qui, dans l’air du temps historiographique de sa rédaction, visait à éclairer, sous l’objet syndical affiché, les modalités de l’enracinement réussi du communisme partisan, indéniable singularité hexagonale du xx^e siècle. À l’arrivée, l’analyse cerne bel et bien l’émergence d’un syndicalisme inédit, combinaison improbable de ruptures franches et d’accommodements avec d’anciennes références cégétistes. Au bout du compte, l’examen du processus de prise de contrôle du syndicat par le parti au moyen d’une « direction unique » en place dès 1925 et consacrée, quatre ans plus tard, par la reconnaissance du « rôle dirigeant du PC », cède le pas à la compréhension de la singularité « unitaire ». Du moins est-ce la lecture que nous voudrions privilégier aujourd’hui.

4Fertile en événements majeurs, la période retenue par la thèse se prête, certes, à l’analyse fine de leurs interactions, des césures et des infléchissements de temps court. Sur la lancée, elle invite aussi à évaluer la portée des expériences à l’œuvre. Cela vaut d’abord pour la CGTU, dont l’histoire relativement courte, à peine quinze ans, riche en initiatives, parfois contradictoires et très inégalement couronnées de succès, en souligne le caractère expérimental, au sens d’essai. Ce qui se fait et défait au sein et à travers de la centrale entre 1921 et 1936 servira de leçon, pour des décennies, aux militants cégétistes rescapés des épreuves du laboratoire « unitaire ».

5La moindre n’est pas le traumatisme de la scission, la première de cette nature, confédérale, plus subie que souhaitée, mais rendue inévitable au regard du contentieux hérité de la guerre, de l’impossible conciliation des orientations, de l’incapacité d’agir en commun, voire, tout simplement, de vivre sous le même toit. De part et d’autre, les amorces de compromis sont perçues comme autant de manœuvres à déjouer, tandis que les coalitions fragiles des minorités débordent les structures syndicales pour mieux les conquérir aux dépens d’une majorité sur la défensive, résolue à pousser ses adversaires à la faute pour les sanctionner. Et, disons-le, à les exclure, préalable à la marginalisation qu’entendent éviter nombre de minoritaires, convaincus de toucher au but et attachés à préserver la CGT, outil précieux et maison commune. De là découle le souci de se proclamer « unitaires », y compris au moment d’envisager, fin 1921, la convocation d’un congrès dissident et néanmoins ouvert à tous. En juin 1922, il n’en sera rien, entre satisfaction et soulagement tant du côté des amis de Jouhaux que des « syndicalistes purs », aile dure de la minorité impatiente de fonder une « CGT révolutionnaire ». Les assises prennent acte de la scission, mais rajoutent un « U » au vieux sigle, choix plus identitaire que programmatique.

6Franchir le Rubicon ne suffit pas, toutefois, à garantir l’existence de la nouvelle CGTU. Si l’organisation n’est pas loin d’égaler sa rivale, dont elle revendique le legs syndicaliste et révolutionnaire, ses militants peinent à se guérir du syndrome de minoritaires. Rompus aux batailles internes d’appareils avec ce que cela suppose de groupes, « pactes », « noyaux » et autres « fractions », de bulletins et d’organes, les « unitaires », rassemblés dans le rejet des compromissions « réformistes » et l’espérance de bouleversements émancipateurs, sont prompts à s’exagérer les écarts, à ériger l’ombre d’un désaccord en indice de clivages essentiels. Le reflux de la formidable vague de contestation sociale de l’immédiat après-guerre et la décantation qui s’opère en Russie, modèle toujours plus impérieux, bousculent les projets et refroidissent les enthousiasmes. Il faut, de nouveau, se repositionner, reformuler ses choix, ses priorités et, au gré des options en présence, se rapprocher des uns pour s’éloigner des autres.

7Née de ces luttes, la CGTU ne saurait proscrire le droit de tendance, que les communistes, après avoir tardé à s’y plier, au grand dam de l’Internationale, finissent par appliquer avec une redoutable efficacité. Jean Charles en saisit les premières manifestations, mais abandonne leurs suites au-delà de 1922, pour s’intéresser à l’implantation différenciée de la centrale. De fait, la reconnaissance de courants ne débouche pas sur leur tolérance. Au contraire, tous les coups sont permis afin de réduire l’audience, voire l’expression de minorités. À l’occasion des congrès, il s’agit moins de dissiper des malentendus et de confronter des points de vue afin d’affiner analyses et propositions que de vaincre. Il importe peu, dès lors, que les orientations changent au prix de tête-à-queue d’autant plus rudes que la confédération n’est pas à l’initiative de décisions arrêtées à Moscou ou répercutées par le Parti. Au fil des ans, ces virages produisent de nouvelles strates d’opposants qui, à défaut de s’agréger, ont beau jeu de pointer l’affaiblissement de la CGTU à compter de 1927. Des cohortes de syndicalistes communistes regimbent, tour à tour, devant la version caporalisée et unilatérale des relations parti/syndicat. Tous dénoncent un « syndicalisme de secte », plus soucieux de l’orthodoxie de ses mots d’ordre que de leur effectivité, inaudible du gros des travailleurs et propice aux coups d’éclat sans autres lendemains que l’exposition inconsidérée et démoralisante des militants à la répression. En interne, ces critiques ne sont pas sans échos. Pour peu qu’elles soient le fait de responsables appréciés, elles dotent les oppositions, à diverses dates, de solides bases locales et fédérales, notamment dans le livre, l’alimentation, l’enseignement, le verre, les PTT, les ports et docks ou chez les cheminots. Les effectifs confédéraux s’en ressentent. Leur chute inexorable dans les années 1930, pour ne pas être étrangère à la crise économique, doit beaucoup à l’activisme débridé de la stratégie « classe contre classe » et au refus des majoritaires de rendre la « maison habitable ». En foi de quoi, nombre de militants désertent la centrale, une partie ralliant les organisations plus accueillantes des autonomes ou des confédérés.

8Au vrai, si l’expérience CGTU est collective, la thèse de Jean Charles fait ressortir sa dimension humaine, la manière dont les individus, avec leur parcours, leur culture et leurs convictions, leurs enracinements et sociabilités traversent une séquence historique des plus tumultueuses. Et, par-là, déconcertante au sens où les certitudes et attentes militantes, pourtant changeantes entre 1914 et 1922, sont régulièrement infirmées ou ajournées. Jean Charles ne l’écrit pas ainsi, mais son travail met en évidence la réactivité des syndicalistes, toutes tendances mêlées, et leur difficulté à maîtriser le cours précipité, dense, heurté et brutal des événements qui les rattrapent, les dépassent et les submergent, quand ils ne les écartent pas le temps d’un séjour en prison ou au terme d’une procédure d’exclusion. Ces remue-ménages ne vont pas sans confusions, contradictions, volte-face, chassés-croisés gros de « reniements » et de « trahisons », vocables normatifs et moraux dont les contemporains usent d’abondance. Quels que soient les invariants, invoqués ou reconstitués ultérieurement, les itinéraires de Merrheim ou de Dumoulin ne laissent pas d’intriguer. Si l’on s’en tient aux « unitaires », la rapidité des évolutions observées défie les esquisses de typologies. Prenons les 18 signataires du pacte de février 1921. Des libertaires ? Pour quelques-uns, assurément, mais le groupe secret réunit surtout des « syndicalistes purs ». Ce qui n’empêche pas l’un d’eux, Toti, d’appartenir au Parti Communiste jusqu’en 1923. Kneler, dit Relenque, qui est aussi du nombre, passera bientôt pour un agent soviétique, avant de se rapprocher de Jouhaux, cependant que Bisch, familier de La Vie ouvrière, ne tarde pas à se désolidariser de l’accord, qu’il contribue à rendre public, puis participe aux commissions syndicales communistes. Que penser encore des variations de Cadeau, taxi, vent debout, en 1922, contre l’intrusion des « politiciens » dans le syndicat et qui, deux ans plus tard, s’affiche en bolchevisateur assez forcené pour siéger au comité central du PC, étape vers d’autres aventures politiques. Les anarchistes n’ont pas l’exclusivité de telles bifurcations. Démissionnaire, en 1919, de la SFIO, l’enseignant Mayoux adhère au PS/SFIC, où il prône l’absolue indépendance du syndicalisme, position réitérée à la CGTU, qui lui vaut l’exclusion réclamée par Trotsky. N’imaginons pas des itinéraires plus rectilignes parmi les communistes « purs », partisans d’une adhésion sans condition à l’ISR. Lauridan, employé municipal et ancien radical, devenu socialiste au sortir de la guerre, puis communiste et animateur des CSR du Nord, dont l’ascension politico-syndicale est brisée nette en 1923 pour cause de suspicion « d’attaches suspectes avec la police ». Gabriel Planchon, employé, activiste des CSR, membre du Parti et tenant de la plus stricte orthodoxie au congrès « unitaire » de 1922, est sanctionné, peu après, pour « indiscipline grave ». Réintégré en 1926, il est à nouveau exclu en 1929. Plus sensible à l’autonomie syndicale, le boulanger Boville annonce à Saint-Étienne avoir démissionné du PC en 1922, mais y demeure jusqu’en 1929. Herclet, militant du Textile, quitte les anarchistes en novembre 1921 pour entrer au Parti Communiste après l’exclusion de Monatte, dont il était proche et qu’il condamne publiquement. Hormis la longévité de ses responsabilités syndicales, Monmousseau suit un itinéraire similaire sur bien des points. Ses sympathies anarchistes initiales ne font pas de doute et transparaissent dans sa manière de voir dans l’Internationale communiste (IC) une organisation ouverte, dans la continuité de l’AIT, à toutes les composantes du mouvement ouvrier révolutionnaire. Son rôle à la fédération des Cheminots et durant la grève de 1920 le lie à Monatte, qui lui confie la direction de La Vie ouvrière, de préférence à Rosmer, trop engagé auprès de l’IC. En décembre 1921, Monmousseau, hostile à toute liaison organique avec cette dernière, se dit prêt à s’opposer à quelque parti que ce soit qui prétendrait s’ériger en avant-garde du syndicalisme, « facteur essentiel de révolution », répète-t-il à Saint-Étienne. Cette fois, il s’oppose aux « syndicalistes purs », mais rappelle les conditions de la CGTU à l’adhésion à l’ISR. En lui donnant satisfaction, les responsables soviétiques qui, en 1920, posaient de sévères conditions à l’affiliation du parti français, ne sauraient mieux signifier les espoirs qu’ils placent dans la centrale « unitaire » et ses militants.

9L’avenir de la jeune confédération n’est pas dissociable, en effet, de celui d’un communisme hexagonal. Moscou attend de la CGTU qu’elle lui fournisse la combativité et l’ancrage prolétarien qui font défaut au parti issu de Tours. Depuis Paris, Monatte pense être sur la même longueur d’onde quand, après la démission de Frossard, début 1923, il croit possible de « syndicaliser » le PC et espère que ses commissions syndicales vont « vider le parti français de son esprit électoraliste pour le remplir d’esprit prolétarien ». Sceptique sur ce point, Monmousseau ne raisonne pas moins en secrétaire général « unitaire » lorsqu’il s’inquiète auprès de Lozovski de ce que « le Parti Communiste français n’apparaisse comme l’enfant chéri de l’Internationale en laissant la CGTU comme un enfant bâtard ».

10Grâce aux relations nouées lors de son long séjour parisien, le dirigeant de l’ISR sait parfaitement ce que la contestation de l’union sacrée, puis les grandes mobilisations de l’après-guerre doivent aux minorités syndicalistes. Le constat s’applique au comité pour la reprise des relations internationales comme à son successeur, le comité de la III^e Internationale dont la trame double les réseaux syndicalistes révolutionnaires constitués autour de La Vie ouvrière. L’objection d’une présence socialiste ne tient pas. La majorité des militants concernés est formée de syndicalistes, dont l’adhésion à la SFIO, postérieure à la guerre, participe d’une stratégie de subversion-investissement du parti, qu’ils se proposent de pousser vers Moscou sans renoncer à leurs conceptions du syndicalisme.

11D’évidence, ces convergences sont source de malentendus. Lozovski, Trotsky ou Lénine ne privilégient pas leurs interlocuteurs syndicaux en raison d’une quelconque faiblesse idéologique envers le syndicalisme révolutionnaire, mais par défiance à l’égard d’un PS/SFIC mal dégagé de sa gangue politicienne réformiste et petite-bourgeoise. Là où Monmousseau et ses amis insistent sur l’importance du syndicat dans le cours de la révolution, les bolcheviks ne lui concèdent que le rôle circonstanciel de principal foyer de régénération militante et de relais ouvrier du parti communiste qu’ils appellent de leurs vœux. Comme on le sait, à cette fin, l’IC n’hésite pas, au printemps 1925, à imposer la promotion des quatre secrétaires confédéraux non communistes – Monmousseau, Racamond, Dudilieux et Berrar – à la direction du parti français. Une page se tourne tant pour l’histoire du PC que celle de la CGTU, dont tous les protagonistes ne réalisent pas la portée sur-le-champ. Ainsi les « unitaires » propulsés au bureau politique, où ils font bloc, ne sont pas loin de s’estimer en mission de représentation syndicale dans le parti. En novembre 1925, Monmousseau évoque leurs relations fraternelles et un « même état d’esprit ». Face à l’appareil déjà bien développé du parti, « nous sommes en état d’infériorité », avoue-t-il, craignant de se « retrouver en état d’opposition doctrinale avec l’Internationale communiste… ». Pour plusieurs mois encore, les syndicalistes résistent au style de direction qui s’installe au sein du PC et font valoir, à l’instar de Racamond, qu’au syndicat « on ne peut agir comme les camarades du parti avec leurs adhérents ».

12Mais l’on s’éloigne ici de la période couverte par la thèse de Jean Charles1, laquelle, convenons-en, suffisait déjà largement à sa peine. En l’état, elle fournit aux chercheurs actuels un ample et robuste socle de connaissances et de réflexions. C’est le propre des œuvres pionnières que de suggérer de nouvelles questions et approches. Demeuré trop longtemps confidentiel, sinon secret, ce travail n’a pu jouer son rôle d’ouvrage de référence. Il n’a pu contribuer, notamment, à susciter les investigations que la CGTU appelait et qui sont restées en friches, cependant que l’histoire du communisme s’enrichissait en se renouvelant. Sachons profiter désormais de ses avancées et efforçons-nous de les croiser avec ceux opérés par la foisonnante historiographie du syndicalisme, des mouvements sociaux et du travail, y compris en vue de réinterroger le passé de la CGTU.

13Dans cette perspective, le large collectif récemment formé autour de l’IHS-CGT se propose ainsi, par-delà la réalité des impératifs internationaux et des subordinations politiques, des leaders, des débats et résolutions de congrès, de s’attacher à l’observation des pratiques « unitaires ». Sur cette voie, il s’agit d’aller à la rencontre d’une CGTU ordinaire et plurielle, encore mal connue, de l’étudier au plus près des quotidiens militants, des responsabilités et services exercés – délégués, gérants de mutuelles, de cliniques, de coopératives, etc. –, des spécificités professionnelles et territoriales, des relations entretenues dans ces cadres avec les autres organisations ouvrières, les groupes cibles d’actions particulières – étrangers, « coloniaux », femmes, chômeurs… En ce sens, revisiter le passé révolu de la CGTU, c’est se donner les moyens d’en repérer les traces et les legs, pas toujours identifiés ou admis, dans les syndicalismes contemporains, en premier lieu dans la CGT d’après la Libération. Gageons que Jean Charles n’aurait pas répudié ces prolongements aux questions qu’il avait résolues. Au travail, donc.