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Chapitre 3 - Natalité et mortalité syndicale

p. 285-299


Texte intégral

1Le mouvement global d’expansion de la CGTU entre 1922 et 1927 ne suffit pas à rendre compte des mécanismes réels de la croissance : il trahit la réalité profonde de la confédération autant qu’il le traduit. En effet, entre chaque congrès de nombreux syndicats s’éteignent discrètement et sont remplacés par de syndicats nouveaux, la progression d’ensemble étant le résultat de ce double phénomène de mortalité et de natalité confédérales. Il importe d’autant plus de l’étudier que l’importance – relative et absolue – de la mortalité rend seule compte de l’instabilité syndicale que le nombre et le pourcentage des syndicats créés entre chaque congrès permettent seuls de cerner la fécondité de telle ou telle fédération.

2Mais cette étude nécessaire est par ailleurs difficile. En effet, certains syndicats assistant régulièrement à un congrès confédéral, ne se manifestent pas au suivant, puis « réapparaissent » ensuite : peut-on dans tous les cas les considérer comme disparus ? Le syndicat des cheminots d’Issoudun participe au premier congrès de la CGTU en 1922, ne donne pas signe de vie en 1923, puis ensuite à partir de 1925 est fidèlement représenté à tous les congrès confédéraux jusqu’à la réunification avec la CGT. Doit-on en conclure que le syndicat est « mort » entre la fin de 1923 et le début de 1925 et qu’un autre syndicat portant le même nom s’est réorganisé ensuite pour survivre contre vents et marées jusqu’en 1936 ? Ou bien le syndicat a-t-il tout simplement négligé de se faire représenter au congrès de Bourges ? Autre cas, plus obscur encore : le syndicat du Bâtiment de Millau est représenté aux assises confédérales de 1922 et 1923, puis nous perdons sa trace jusqu’en 1929, date à laquelle il se manifeste à nouveau. Mais s’agit-il bien du même syndicat ? L’absence à deux congrès consécutifs, c’est-à-dire une éclipse de six ans constitue une longue parenthèse dans la vie d’une organisation ouvrière.

3Notre perplexité est renforcée par l’existence certaine autour du noyau de syndicats assistant aux congrès, d’une masse indéfinie, insaisissable d’organisations souvent moribondes ou à tout le moins végétatives, mais parfois fort alertes, qui négligent d’envoyer un représentant aux assises confédérales ou de mandater le délégué d’un autre syndicat. Or cette nébuleuse de syndicats absents, dont nous ne parvenons pas à cerner les contours, pose un problème complexe : si nous considérons comme « disparu » tout syndicat n’assistant pas à telle assemblée confédérale, même s’il est représenté à la précédente et à la suivante, nous prenons le risque, en ignorant les syndicats « absents » mais vivants, d’augmenter fortement le taux de la mortalité syndicale. Par voie de conséquence, la réapparition de ces organisations négligentes mais vivaces à tel congrès confédéral majorerait d’autant la masse des syndicats « nés » peu avant ce congrès.

4Le débat est d’autant plus sérieux que la masse de ces syndicats au destin incertain est assez importante : au congrès de Bourges en 1923, 342 syndicats, parmi les 1 163 représentés au congrès précédent, sont absents, soit qu’ils aient disparu, soit qu’ils n’aient pu ou voulu se faire représenter. Mais parmi ces 342 syndicats, 200 seulement ne « réapparaîtront » plus ; dès 1925, nous en retrouvons 142 qui étaient donc présents au premier congrès, absents au deuxième, présents au troisième. Si nous considérons tous les syndicats absents au deuxième congrès comme disparus, le taux de mortalité entre 1922 et 1923 s’élève à 29,40 % ; si par contre, nous nous résignons à considérer comme défuntes les seules organisations absentes au deuxième congrès et qui ne réapparaissent plus, le taux de mortalité tombe à 17,19 %. C’est-à-dire que sur plus d’un dixième des syndicats présents au premier congrès, l’incertitude reste totale.

5Nous avons donc pris le parti, pour conduire cette étude :

  1. De considérer comme « disparu » le syndicat non représenté à deux congrès consécutifs : les cinq ou six ans qui s’écoulent entre deux de ses apparitions nous semblent constituer un temps d’absence suffisamment long pour caractériser la mort clinique : c’est le cas du bâtiment de Millau cité plus haut.
  2. De considérer seulement comme absent tout syndicat dont l’existence peut être repérée en amont et en aval du congrès litigieux et dont l’existence ne fait problème qu’au moment du congrès. Le syndicat des cheminots d’Issoudun pris antérieurement comme exemple fait partie de cette catégorie.

6Ce faisant nous avons pris le risque de compliquer nos calculs1 et surtout de gravement sous-estimer l’ampleur du mouvement naturel (mortalité et natalité) de la population syndicale. Pour rendre cette incertitude moins pesante, nous avons pris le parti de traiter séparément les deux séries chiffrées : syndicats « disparus » dans ce chapitre ; syndicats absents dans la deuxième partie de notre étude sur les taux de syndicalisation.

La natalité syndicale

1) Les rythmes

7Alors qu’en 1922, 1 163 syndicats étaient représentés au premier congrès de la CGTU le nombre des syndicats apparus entre 1922 et 1923 et présents au congrès de Bourges s’élève à 536.

8« L’indice confédéral d’expansion »2 sur la base 100 en 1922 s’élève donc à 146 en 1923. Ces 536 syndicats représentant par ailleurs 39,49 % de l’ensemble de 1 357 syndicats présents en 1923.

9Autrement dit, le nombre de syndicats a augmenté de moitié entre 1922 et 1923 (si l’on accepte de mettre provisoirement entre parenthèses la mortalité confédérale) et les deux cinquièmes des syndicats de 1923 participaient pour la première fois à un congrès. Pour leur part, les taux fédéraux d’expansion témoignent d’une grande diversité. Deux fédérations – à vrai dire de second ordre (verre et tabacs) – ont un indice d’expansion supérieur à 200, qui tient vraisemblablement à la modestie de leur représentation au congrès de Saint-Étienne. Parmi les fédérations dont l’indice d’expansion est supérieur à la moyenne confédérale, on trouve aussi bien des organisations rassemblant des travailleurs du secteur public ou semi-public à statut (cheminots, établissements de l’État, fédération postale, éclairage-Services publics) que des groupements intéressant au premier chef les industries privées (métaux). Cependant, la plupart des fédérations concernant ces dernières ont un taux d’expansion inférieur à la moyenne : faut-il voir dans cette fécondité apparemment plus grande des fédérations du premier groupe, l’origine de leurs progrès relatifs dans la CGTU pendant cette période ? Il ne semble pas. L’étude de la participation fédérale à l’expansion confédérale permet de corriger cette première impression : sept fédérations (cheminots, métaux, bâtiment, fédération postale, textile-vêtement, verre et sous-Sol) rassemblent 72,32 % des syndicats apparus en 1923 ; c’est dire, outre l’extrême disparité de la fécondité syndicale, l’apport très variable de chaque fédération dans le dynamisme confédéral : trois de ces fédérations prolifiques groupent une main-d’œuvre étatisée ou semi-étatisée (cheminots, sous-sol, fédération postale) et quatre regroupent des ouvriers de l’industrie privée (métaux, bâtiment, textile, verre). Les trois fédérations « pilotes » de la CGTU (cheminots, métaux, bâtiment) fournissent à elles seules 50,52 % des syndicats nouveaux : c’est dire, dès l’origine, leur poids dans la confédération.

10En 1925, 468 syndicats apparaissent, ils représentent 31,60 % des syndicats présents au congrès de cette année-là et portent le taux d’expansion confédéral (sur la base 100 en 1923) à 134. Autrement dit, entre 1923 et 1925 le nombre des syndicats a augmenté d’un peu plus d’un tiers ; et les syndicats nouveaux représentent un peu moins du tiers des organisations participant au congrès confédéral. La fécondité semble donc avoir, dans l’ensemble, assez fortement diminué entre 1923 et 1925.

11L’examen par fédération permet de nuancer ces données globales. Certes le tassement du taux d’expansion est perceptible dans de nombreuses fédérations et particulièrement les deux plus importantes (cheminots et métaux). Mais par contre, les fédérations assez peu fécondes en 1922-1923, telles l’agriculture, les transports, l’alimentation, connaissent un regain de vigueur et renouvellent profondément leurs effectifs.

12Par ailleurs, la part de chaque fédération dans la natalité confédérale fait ressortir les traits déjà perçus en 1923 : les sept fédérations les plus « dynamiques » fournissent les deux tiers (65,33 %) des nouveaux syndicats, en particulier les trois organisations pilotes de la CGTU contribuent encore pour la moitié, ou peu s’en faut (45,27 %) de la croissance confédérale. II semble cependant que ce poids relatif des quelques fédérations dominantes a tendance à légèrement diminuer, plutôt d’ailleurs par l’affaissement rapide de leur taux d’expansion que par les progrès de leurs concurrentes.

13Le congrès confédéral de 1927 enregistre l’apparition de 401 syndicats : ces nouvelles organisations représentent un peu plus du quart des syndicats représentés cette fois-ci (taux de natalité 26,78 %) et des syndicats représentés au congrès précédent (indice confédéral d’expansion 127 sur la base 100 en 1925).

14Par fédérations, le recul du taux général d’expansion enregistré depuis 1922 traduit une grande homogénéité de fédérations, pour la plupart regroupées autour de l’indice confédéral : y échappent seules l’Agriculture, dont se confirme la grande fécondité et la fédération de l’Enseignement.

2) L’expansion moyenne

15Le regroupement des trois séries chronologiques de 1923, 1925 et 1927 permet d’éliminer quelque peu les facteurs conjoncturels dont résulte le dynamisme fédéral. On voit ainsi s’affirmer des fédérations dont l’aptitude à créer des nouveaux organismes syndicaux est relativement régulière, qu’elle soit forte (agriculture ou fédération des postes), particulièrement faible (spectacle) ou moyenne (c’est-à-dire proche à chaque congrès de l’indice confédéral : établissements de l’État, éclairage, textile, bois, bâtiment, livre). Par contre, d’autres fédérations connaissent une expansion discontinue, de style très heurté, telle la fédération du verre qui révèle une vigueur impérieuse entre 1922 et 1923, puis s’assagit en 1923-1925, ou au contraire l’alimentation, où la croissance marquée de 1923-1925 contraste avec la médiocrité de la période précédente.

16Les 401 syndicats de 1927 sont par ailleurs moins exclusivement fournis par quelques fédérations : la diminution nette du taux d’expansion des trois fédérations-clés (qui ne fournissent plus, pour l’ensemble de la période, que le tiers des nouvelles organisations (33,65 %) concourt à la diminution de disparités à l’intérieur de la CGTU. Sur ce plan encore, on peut utilement mesurer le rôle de chaque fédération dans l’expansion confédérale en 1922,1923 et 1927. Si certaines fédérations participent très inégalement à la création de nouvelles organisations (telles celles du verre, de l’alimentation, des coiffeurs), d’autres par contre, prennent une part à peu près constante dans cette expansion ; part qui peut être faible (spectacle, bijou, livre), forte (cheminots, bâtiment, fédération postale, métaux) ou moyenne (établissements de l’État, éclairage, bois).

17Ainsi se crée incessamment une masse importante de syndicats nouveaux qui apparaissent à chaque congrès biannuel. Mais cette fécondité des organisations de base de la CGTU semble peu à peu se tarir. Le nombre des syndicats nouveaux diminue de congrès en congrès : 536 en 1923, 468 en 1925, 401 en 1927 ; mais recule plus encore leur part relative, tant par rapport à l’ensemble des syndicats représentés chaque année (le taux de natalité passant en effet de 39,49 % en 1923 à 31,60 % en 1925 et 26,79 % en 1927) qu’à l’ensemble des syndicats représentés au congrès précédent.

18En effet,

  • sur la base 100 en 1923, le taux d’expansion de 1925 s’établit à 146,
  • sur la base 100 en 1925, le taux d’expansion de 1927 s’établit à 134,
  • sur la base 100 en 1927, le taux d’expansion de 1929 s’établit à 127.

19Le dynamisme confédéral a donc fortement tendance à décroître : le nombre de syndicats (si l’on néglige provisoirement les syndicats disparus chaque année) augmente de moitié entre 1922 et 1923, d’un tiers entre 1923 et 1925, d’un quart en 1925 et 1927. La proportion des syndicats nouveaux à chaque congrès représente les 2/5e des syndicats de 1923, le tiers des syndicats de 1925, le quart des syndicats de 1927. Ainsi la CGTU connaît tout à la fois, en 1927, sa plus grande extension numérique et son plus faible taux de reproduction ; si sa progression se ralentit, c’est d’abord parce que la capacité de renouvellement de ses organisations de base n’a cessé de décroître.

20Cependant à l’échelon fédéral le tableau apparaît plus contrasté. Neuf fédérations seulement (textile, agriculture, métaux, fédération postale, éclairage, cheminots, cuirs et peaux, établissements de l’État, tabacs)3 ont connu, à l’image de la CGTU, une diminution de leur taux de natalité ; cinq fédérations (produits chimiques, verre, sous-sol, ports et docks, bijou) ont connu un déclin puis une remontée de leur natalité relative. Dans sept fédérations (bâtiment, transports, employés, bois, alimentation, coiffeurs, enseignement), le taux d’expansion, qui avait d’abord progressé entre 1923 et 1925, recule ensuite. Enfin, deux fédérations (Livre et spectacle) peuvent se glorifier d’un progrès régulier de leur taux d’expansion. C’est dire la diversité des modes de croissance selon les secteurs professionnels.

21La même variété peut être repérée dans les divers départements. Il nous a semblé peu significatif de suivre congrès par congrès l’évolution du taux départemental d’expansion, car les chiffres et les pourcentages de syndicats nouveaux par département sont souvent trop faibles pour constituer une base de calcul valable. Par contre, les taux départementaux moyens de natalité (rapport entre le nombre des syndicats apparus en 1923, 1925 et 1927 et l’ensemble des syndicats du département représentés à ces trois congrès) et d’expansion fournissent d’intéressantes précisions sur le dynamisme des diverses régions confédérales. Si la plupart des régions où le nombre des syndicats a décru durant la période considérée (et d’abord le Centre-Est) apparaissent bien comme des zones de taux de natalité médiocre, si inversement certaines zones de progrès rapides de la population syndicale sont bien des secteurs de forte natalité (région provençale et Alpes-du-Sud, ensemble alsacien et lorrain), il n’y a pas pour autant coïncidence exacte entre cartes de la croissance et cartes de la natalité syndicale. Un département comme le Cantal recule malgré un taux de natalité fort honorable ; tels autres (Bouches-du-Rhône, Charente) progressent peu malgré des taux de natalité supérieure à la moyenne confédérale : c’est dire évidemment l’importance, en ces régions, de la mortalité syndicale.

La mortalité syndicale

1) L’évolution confédérale

22Le nombre de syndicats qui disparaissent entre chaque congrès (même si l’on en défalque les syndicats considérés comme absents) croît sans discontinuer entre 1923 et 1927.

23Dès 1923, 200 syndicats présents au premier congrès peuvent être considérés comme ayant définitivement disparu. En 1925, 289 des 1 357 syndicats représentés au congrès précédent connaissent le même sort, de même qu’en 1927, 393 des 1 481 syndicats du troisième congrès. La mortalité confédérale (c’est-à-dire le rapport entre le nombre de syndicats définitivement disparus entre chaque congrès et l’ensemble des syndicats présents au précédent congrès) passe donc de 17,19 % en 1923 à 21,29 % en 1925 et 26,53 % en 1927. Autrement dit, la croissance constante du nombre des syndicats défunts n’est pas l’inévitable déchet de la progression syndicale, car en ce cas, le taux de mortalité resterait, au pire, à peu près constant. Or, il ne cesse de croître. La progression de cette mortalité confédérale fait donc problème.

24Ceci d’autant plus que l’ampleur relative et absolue des disparitions est fort variable selon les secteurs professionnels : en témoignent aussi bien l’importance relative du taux de mortalité selon les fédérations, que les variations conjoncturelles de ce taux entre 1923 et 1927. La ventilation des 200 syndicats disparus entre 1912 et 1923 de part et d’autre du « taux confédéral de mortalité » fait en effet ressortir les disparités existant de ce point de vue entre les diverses fédérations. Si l’on veut bien exclure l’aberrante organisation des marins dont l’existence même est problématique (puisque les deux syndicats qui représentent cette corporation en 1922 disparaissent au cours de l’année), onze fédérations ont un taux supérieur au taux confédéral, douze un taux inférieur.

25Ont un taux de mortalité particulièrement élevé (de l’ordre de 25 %) l’agriculture, le bois, les ports et docks, les transports, toutes fédérations recrutant dans une main-d’œuvre assez instable : le bois (en réalité, cette année-là, les trois vieilles fédérations de métier du tonneau, de l’ameublement, du sciage-tabletterie non encore regroupées) frappé par les transformations techniques qui s’ébauchent alors ; les ports et docks, fédération « fourre-tout » regroupant les divers travailleurs de force, toutes catégories professionnelle fort mouvantes ; l’agriculture, pour des causes identiques ; enfin, les transports où le déclin des cochers et la montée des chauffeurs se traduisent par d’incessants brassages. Mais on trouve également dans cette catégorie, les PTT. Cette présence imprévue s’explique aisément : entre 1922 et 1923 disparaissent au sein de celle-ci les diverses organisations d’ouvriers, d’employés et d’agents faisant place à une fédération unique, possédant à tous les échelons des syndicats unifiés.

26Ont, par contre, un taux de mortalité particulièrement faible (inférieur à 10 %) toutes les fédérations encadrant des ouvriers à statut (hormis les PTT évidemment) éclairage-services publics, établissements de l’État, cheminots, tabacs, enseignement. On voit ainsi se dessiner, dès 1923, les composantes confédérales du taux de mortalité : les facteurs essentiels en sont – nous semble-t-il – les plus ou moins grandes stabilités et sécurité de la main-d’œuvre employée.

27Les chiffres de 1925 confirment pour l’essentiel ces vues : comme il va de soi, le taux des PTT a fortement décru et se trouve maintenant très inférieur au taux de l’indice moyen. Par contre présentent un taux de mortalité particulièrement élevé trois organisations (bois, textile, bâtiment) dans lesquelles se conjuguent l’instabilité structurelle de la main-d’œuvre (féminine pour le textile), les exigences de la réorganisation confédérale (fusion des trois fédérations du bois, des cinq fédérations du textile) et les conséquences de la scission anarchisante de 1924, qui frappe surtout la fédération du Bâtiment.

28En 1927 sont surtout remarquables les taux de mortalité exceptionnellement élevés des métaux (44,65 %), du sous-sol (62,50 %), des travailleurs de l’État (38,09 %) et du bijou (44,82 %). Mais si l’on veut bien se souvenir que les deux premières de ces fédérations sont seules à avoir largement tenté le regroupement de leurs syndicats sur une base régionale ; que les travailleurs de l’État forment pour la première fois une fédération unifiée dans laquelle se sont fondus à tous les échelons les divers éléments constitutifs, on comprend l’ampleur anormalement forte des trois premiers taux. Reste le cas du bijou, inexpliqué.

29L’évolution de la part des taux fédéraux est pour l’essentiel calquée sur la mortalité d’ensemble de la CGTU. Sur les vingt-trois fédérations étudiées4 (les marins étant exclus), deux seulement ont un rythme fédéral fondamentalement différent de celui de la CGTU : l’Agriculture et les PTT, dont le taux de mortalité exceptionnellement fort en 1922-1923 ne cesse ensuite de décliner. Par contre, vingt et une fédérations suivent une courbe proche de celle de la CGTU, soit que :

  • Leur taux de mortalité connaît un progrès constant entre 1922 et 1927 à l’image du taux confédéral : c’est le cas de 10 fédérations.
  • Leur taux de mortalité après avoir décliné en 1923-1925 progresse à nouveau en 1925-1927 pour finalement dépasser le taux de 1922-1923 : c’est le cas des cinq fédérations de l’enseignement, du Livre, des produits chimiques, de l’alimentation.
  • Leur taux de mortalité après avoir fortement progressé entre 1923-1925 par rapport au taux initial décline dans la dernière période, mais pour se situer en 1927, au-dessus du taux de départ : c’est le cas des coiffeurs, du spectacle, du textile, du bois, des ports et docks, du bâtiment ; c’est-à-dire six fédérations.

30La participation fédérale à la mortalité confédérale confirme ces données : huit fédérations entre 1922 et 1923 se voient amputées de 76 % des syndicats disparus ; on trouve dans ce groupe cinq organisations intéressant l’industrie privée (bâtiment, métaux, bois, textile, alimentation), la fédération de l’agriculture, les PTT dont la présence exceptionnelle dans ce groupe a été expliquée plus haut, enfin la fédération des cheminots qui, malgré son taux de mortalité très faible, fournit – par la seule vertu du nombre de ses syndicats affiliés – un fort contingent des syndicats morts.

31Entre 1923 et 1925, ces traits s’accusent. Dans les huit fédérations fournissant 75,41 % des syndicats disparus, on n’en trouve aucun encadrant des travailleurs à statut (à part les cheminots). Il en va de même entre 1925 et 1927, où ne se situent dans les huit premières fédérations fournissant 66,63 % des syndicats « morts » que les cheminots et la fédération – en voie de réorganisation – des travailleurs de l’État. Il semble donc bien, par-delà les aléas de la conjoncture, que des facteurs professionnels contraignants jouent le rôle essentiel en matière de mortalité syndicale.

2) La mortalité moyenne pour la période 1922-1927

32Peut-on tirer, sans trop de témérité, quelques conclusions de ces études conjoncturelles ? Le taux confédéral qui s’élève régulièrement et fortement s’établit, en moyenne pour la période 1922-1927, à 22,04 % : sur 4 001 syndicats représentés aux trois congrès confédéraux de 1922, 1923 et 1925, 882 ont disparu dans l’ensemble des périodes inter-congrès (1922-1923, 1923-1925 et 1925-1927). C’est dire qu’un peu plus du tiers des syndicats représente une masse instable. Il ne s’agit pas là d’un déchet normal lié à la progression d’ensemble de la CGTU puisque le nombre et la proportion des disparitions progressent sans cesse entre 1923 et 1227.

33Le calcul selon les fédérations des taux moyens de mortalité entre 1922 et 1927 permet d’atténuer quelque peu l’influence de la conjoncture dont nous avons vu l’importance pour certaines fédérations (fusions fédérales de 1922-1923 dans les PTT, de 1923-1924 dans le textile et le bois, de 1925-1927 dans les établissements de l’État, tentatives de réorganisation syndicale des métallurgistes et des mineurs entre 1925 et 1927 ; scission de 1924 dans le bâtiment, etc.) et de mieux faire apparaître les facteurs structurels de la mortalité syndicale.

34Ont un taux de mortalité supérieur au taux confédéral, l’agriculture, les fédérations encadrant des personnels de l’industrie privée, en gros le « secondaire » économique (bois, bâtiment, textile, cuirs et peaux, produits chimiques, verre, métaux, à l’exclusion du bijou) ; certaines fédérations des moyens de transports (ports et docks, transports), le sous-sol (peut-être parce que la proportion de la main-d’œuvre étrangère y pose aux syndicats de très difficiles problèmes) ; enfin deux fédérations du secteur tertiaire : coiffeurs et employés dans lesquels l’isolement de la main-d’œuvre peut contribuer à nourrir une forte instabilité syndicale ; enfin la fédération des PTT que seule l’ampleur exceptionnelle du regroupement de 1922-1923 place dans ce groupe puisque pour la seule période 1923-1927, son taux de mortalité tombe à 16,42 %.

35Dans cet ensemble assez disparate, sont particulièrement sujet à épidémies mortelles l’agriculture, reflet sans doute de l’instabilité et de l’isolement de la main-d’œuvre, le bois où le passage de l’artisanat à l’industrie s’effectue rapidement au prix d’un intense brassage de main-d’œuvre, les ports et docks, fédération hétéroclite recueillant fréquemment divers syndicats isolés (marins, camionneurs, « hommes de peine », etc.) et donc susceptible de gonflements et de contractions désordonnés enfin, les métaux et le sous-sol dont nous avons souligné la réorganisation fédérale. Ainsi ne peut-on penser, dans ces deux derniers cas, que ces essais de « syndicats régionaux », prônés par la direction de la CGTU mais si peu pratiqués ailleurs, étaient déjà des tentatives de freiner l’instabilité des effectifs ? Autrement dit, les essais de regroupement seraient à la fois réponses et causes – temporaires ? – d’une importante mortalité. Il serait utile de vérifier si dans la période postérieure ces fédérations voient baisser leur taux d’instabilité ; il est vrai que les prodromes de la crise économique à partir de 1929 viennent de ce point de vue brouiller les cartes.

36Ont un taux de mortalité inférieur au taux confédéral, toutes les fédérations encadrant les employés de l’État (à l’exception des postiers) ou des collectivités publiques et les travailleurs dotés d’un statut (cheminots, éclairage et service publics, établissements de l’État, manufactures des tabacs, livre, enseignement) ; mais aussi le spectacle, corporation disparate, mais où dominent les ouvriers qualifiés ; enfin le bijou qui pose un double problème. D’une part, cette corporation englobe une importante main-d’œuvre à domicile (mais dont on peut légitimement penser qu’elle n’est pas – ou très peu – syndiquée) ; d’autre part, l’ampleur de la réorganisation industrielle5 et l’intensité du mouvement de déqualification salariale ne contribuent pas à expliquer la stabilité foncière des effectifs syndiqués. Faut-il admettre que seule une aristocratie ouvrière est organisée dans cette corporation ?

37Ainsi les facteurs structurels de l’instabilité syndicale ne sauraient être sous-estimés. Ils en constituent à notre avis, du moins au lendemain de la première scission6, l’élément essentiel, beaucoup plus par exemple, que l’ancienneté des traditions syndicalistes. Le confirme encore (avec naturellement les corrections introduites par le poids très variable des diverses fédérations) la participation fédérale moyenne à la mortalité confédérale. Parmi les huit fédérations fournissant 70,37 % des syndicats disparus durant toute la période 1922 à 1927, on trouve seulement deux fédérations (cheminots et PTT) encadrant des travailleurs à statut.

38Enfin il n’est pas inutile d’accorder une attention aux variantes géographiques de la mortalité. De grandes zones se distinguent assez nettement sur une carte de la mortalité confédérale. Apparaît comme ensemble de fortes disparitions tout l’est de la France (hormis les Vosges), où l’ampleur de la réorganisation sur une base régionale fut, comme nous l’avons déjà signalé, étendue aux organisations de base, fondues en syndicats régionaux. Cette tentative, conforme à la tradition allemande d’organisation et répondant aux vœux de la plupart des dirigeants d’une région récemment réintégrée dans l’hexagone, explique l’ampleur relative des disparitions. Zones de forte mortalité également la Franche-Comté, toute la partie Sud et Ouest du Massif Central et la plupart des départements aquitains ; enfin, à un moindre degré, le Centre-Est (voir carte n° 6). Cette dernière zone, base du syndicalisme révolutionnaire d’avant 1914, apparaît moins fortement touchée qu’on l’aurait cru en lien avec le passage à l’autonomie de ses principaux dirigeants en fin 1924 : les taux de la Loire et du Rhône montent brutalement en 1925 (respectivement de 13 à 27 % et de 16 à 36 %) pour retomber ensuite. De sorte que le déclin relatif de cette région s’expliquerait moins par l’intensité de la mortalité que par la faiblesse du recrutement dans un milieu ouvrier « hostile », encore fortement influencé par les idéologies anarchisantes et rebelle à la conquête communiste.

39Il est à remarquer que, contrairement à une idée reçue, il n’y a pas rapport obligatoire entre faiblesse régionale de syndicalisation et ampleur du taux de mortalité. Il était pourtant tentant – et au demeurant légitime – de croire que des syndicats pionniers, situés en terre indifférente ou hostile, étaient pour la plupart promis à une mort précoce. Si l’on examine le cas de la Haute-Marne, des Hautes-Pyrénées, des Hautes et Basses-Alpes, de l’Ariège, de la Haute-Loire… on s’aperçoit qu’il n’en est rien. Serait-ce dû à la foi syndicaliste particulièrement brûlante de ces syndicats missionnaires ou beaucoup plus simplement aux caractéristiques professionnelles des syndicats implantés ? Dans des régions à dominante rurale, le syndicalisme ne recrute guère que dans les milieux garantis ou tout du moins protégés contre les tentatives de répression, c’est-à-dire parmi les travailleurs de l’État ou les ouvriers à statut. Pour dire brutalement les choses, il nous semble que la grande stabilité de certaines unions départementales, minimes souvent mais quelquefois fort importantes, n’est que le reflet de la solidité structurelle des syndicats de cheminots qui fournissent souvent l’armature voire la substance de ces organisations régionales. Autrement dit, d’un problème de mortalité régionale on est ramené à une question de stabilité professionnelle, hypothèse intéressante à vérifier par une analyse de détail.

Les facteurs naturels de la démographie syndicale

40Concluons : l’évolution des effectifs unitaires est évidemment la résultante – si l’on néglige temporairement l’incertaine catégorie des syndicats « absents » – du jeu complexe entre natalité et mortalité confédérales.

41Sur le plan fédéral, la natalité apparaît difficilement explicable selon des critères simples ; ce dont témoigne l’extrême variété des types de taux d’expansion, sans qu’il soit vraiment possible d’avancer des éléments généraux d’explication. C’est dire qu’il est nécessaire de rechercher à chaque fois dans la conjoncture les éléments d’expansion de chaque union professionnelle. Par contre, il nous a semblé que les taux de mortalité étaient régis par des facteurs professionnels assez fortement contraignants : sans qu’il y ait coïncidence absolue (comme il va de soi pour des organismes vivants soumis aux aléas du développement économique, des conflits sociaux et des affrontements idéologiques), on a pu noter que la plupart des fédérations à faible mortalité regroupaient des travailleurs protégés par un statut. Sur le plan départemental, il nous a semblé que la disparité extrême des taux d’expansion et de mortalité relevait, pour l’essentiel, de l’éventail professionnel des syndiqués ; d’où l’absence de rapport direct entre faiblesse de l’implantation syndicale et ampleur de la mortalité régionale.

42Mais les taux moyens ne donnent qu’une image trompeuse de l’évolution régionale de la CGTU : à des zones de forte instabilité générale, par exemple la France du Sud (où taux de mortalité et taux d’expansion se révèlent souvent élevés) et de l’Est, s’oppose la plus grande rigidité de la France du Nord, en particulier des secteurs dans la mouvance de Paris.

43Peut-on aller au-delà de ces constatations assez banales ? Le regroupement sur un graphique des deux taux fédéraux de natalité et de mortalité permet de faire quelques constatations simples. Dix fédérations entre 1922 et 1927 ont un taux de croissance supérieur à la moyenne confédérale : leur poids spécifique augmente donc dans la CGTU. Parmi ces fédérations, on peut distinguer trois modes de croissance :

  • Pour trois d’entre elles (tabacs, PTT, transports), le progrès d’expansion s’avère fort et le taux de mortalité faible.
  • Quatre autres progressent grâce à un taux d’expansion particulièrement élevé et malgré un taux de mortalité fort : produits, chimiques, agriculture, coiffeurs, verre.
  • Enfin trois croissent par le jeu d’un taux de mortalité très inférieur à un taux de natalité pourtant faible : éclairage-services publics, travailleurs de l’État, cheminots.

44Au contraire, treize fédérations connaissent entre 1922 et 1927 un déclin relatif (pour le nombre des syndicats) de leur influence numérique dans la CGTU (et six parmi elles connaissent un déclin absolu). Là encore trois modes de « décroissance relative » peuvent être isolés :

  • Une seule fédération (le sous-sol) est victime d’un taux d’expansion faible et d’un taux de mortalité élevé.
  • Cinq reculent, malgré un taux de mortalité faible ou moyen, du fait de la médiocrité de leur taux d’expansion (spectacle, enseignement, livre, cuirs et peaux, bijou).
  • Sept enfin, malgré un taux d’expansion assez bon ou moyen déclinent, car elles sont victimes d’un taux de mortalité élevé (bois, métaux, employés, ports et docks) ou assez élevé (bâtiment, textile, alimentation).

45Autrement dit, si l’on considère l’ensemble des fédérations, sans tenir compte de leur déclin et de leur progrès relatif :

  • Pour quatre d’entre elles, taux de mortalité et taux d’expansion se conjuguent soit pour expliquer le déclin (taux de mortalité fort et taux d’expansion faible), soit la croissance relative. Dans ces fédérations, il est très difficile, sinon impossible de dégager la part respective de chacun des deux taux.
  • Dans sept fédérations, l’élément moteur semble être le taux d’expansion : un taux de mortalité fort (ou au contraire faible) étant compensé – et au-delà – par le taux d’expansion encore plus élevé (ou encore plus bas).
  • Dans dix fédérations enfin, le taux de mortalité semble l’élément dominant : soit qu’elles croissent par le jeu d’un taux d’expansion faible et d’un taux de mortalité encore plus faible ; soit qu’elles déclinent malgré un taux d’expansion assez satisfaisant, du fait d’une mortalité élevée.

46Ces conclusions ne sont certes pas très probantes, on peut donc les compléter par un examen de l’évolution chronologique des divers taux. Alors que le taux de natalité de la CGTU recule sans discontinuer entre 1922 et 1927, il s’en faut de beaucoup que l’on retrouve ce phénomène au niveau fédéral, où les modes d’évolution sont fort variés. Par contre, 21 fédérations sur 23 ont un type d’évolution du taux de mortalité identique ou semblable au taux confédéral. Serait-il trop hasardeux d’en conclure que le taux de mortalité aurait dans l’évolution confédérale un rôle légèrement plus important que le taux d’expansion ?

47Quoi qu’il en soit, il paraît possible de rejeter l’idée apparemment séduisante que taux de natalité et de mortalité vont de pair. Par exemple, est fréquemment avancée l’idée que le syndicalisme unitaire s’étendant hors de son secteur original et pénétrant en terre de mission7 y créerait des syndicats nombreux mais instables : dans cette perspective, natalité et mortalité progresseraient de concert, le flux syndical s’accompagnant avec quelque retard d’une vague de disparitions. Cette affirmation est doublement démentie, et par la faible mortalité des départements peu syndiqués, et par l’évolution d’ensemble de la CGTU entre 1922 et 1927.

48Certes, dans d’assez nombreux cas, mortalité et natalité progressent corrélativement. La fusion des fédérations de métier, la tentative de créer des syndicats d’industrie et des syndicats régionaux s’accompagnent tout à la fois de disparitions de syndicats anciens et de l’apparition d’organismes nouveaux, de taille plus importante. Mais le fait majeur de la période, c’est évidemment – symptôme annonciateur de lendemains qui déchantent – le déclin accéléré de la natalité et le progrès encore plus redoutable de la mortalité confédérale.

Notes de bas de page

1 En effet, la différence entre syndicats apparus et syndicats disparus entre deux congrès n’est plus égale à la différence entre le chiffre des syndicats présents à ces congrès. Entre 1923 et 1925, 536 syndicats apparaissent, 289 disparaissent, le solde est donc de 247 unités. Comme en 1923, 1 357 syndicats étaient présents, nous devrions en trouver 1357 + 247 = 1604 présents au congrès de 1925. Or ils ne sont que 1401, 123 sont donc, selon nos critères, « vivants » mais « absents ».

2 Nous pouvons calculer le pourcentage de ces syndicats nouveaux apparus à un congrès sur deux bases différentes : 1) Sur la base de l’ensemble des syndicats présents au congrès précédent, et que nous avons décidé d’appeler taux d’expansion. 2) Sur la base de l’ensemble des syndicats présents au congrès même, ce que nous appelons taux de natalité.

3 Il est vrai que s’y trouvent, à l’exception du bâtiment, la plupart des fédérations importantes de la CGTU.

4 Il s’agit bien entendu des fédérations « normalisées » qui nous ont servi de base tout au long de l’étude.

5 Cf. par exemple à ce sujet : J.-P. Boccard, Le mouvement syndical à Besançon 1914-1936, DES, université de Besançon, 1964.

6 Il est intéressant de constater qu’Annie Kriegel aboutit pour l’immédiat après-guerre à des conclusions plus nuancées : il est vrai que le contexte général (croissance impétueuse d’une CGT encore unifiée) est tout autre.

7 Il ne faudrait pas oublier que les secteurs marginaux en question, restés imperméables aux organisations syndicales CGT, CGTU comme CFTC, regroupent 90 % des ouvriers français vers 1930. Certes nombre d’entre eux sympathisent à l’occasion en pratiquant grèves et manifestations, mais ils restent obstinément rebelles à l’adhésion durable à un syndicalisme en miettes.

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