1La CGTU connaît entre 1922 et 1927 une progression à peu près régulière et continue dont témoigne assez bien l’évolution du nombre de ses syndiqués et de ses syndicats. Mais il s’en faut de beaucoup que les secteurs professionnels et les régions marchent du même pas et que les rythmes de cette croissance restent identiques.

Les incertitudes du dénombrement

2Il est possible de suivre d’assez près la progression du nombre des syndiqués en étudiant année par année les divers rapports financiers soumis à l’examen des militants. Encore faut-il apercevoir l’extrême disparité des données fournies, qui tient à trois séries de faits : la complexité et l’insuffisance de l’administration confédérale, les ambiguïtés de l’adhésion syndicale et la variété des modes de dénombrement.

3C’est par l’intermédiaire des fédérations que la CGTU place chaque année cartes et timbres confédéraux. Sur la base des commandes passées en fin d’année, la trésorerie centrale livre aux argentiers fédéraux cartes et timbres, à charge pour ceux-ci de faire parvenir le matériel à tous les syndicats de base. Le trésorier de chaque syndicat doit ensuite donner sa carte à chaque adhérent, lui délivrer chaque mois (chaque semaine pour la fédération du livre) un timbre, réveiller le zèle des cotisants récalcitrants, recruter de nouveaux adeptes, régler à l’Union Départementale et parfois à l’Union Locale la part qui leur revient sur la cotisation confédérale, assurer le règlement à la fédération des cartes prises en début d’année et des timbres placés (de préférence par versements échelonnés en cours d’année) ; puis assurer en fin d’année le retour des cartes et des timbres qu’il n’a pas utilisés ; ceci au moment même où il doit commander le matériel de l’année suivante : on conviendra que cela fait beaucoup de tâches pour un seul homme. Il est donc fréquent que ce travail soit mal fait. D’autant plus que la tradition française, toute d’indifférence à l’égard des obligations financières et des « états d’organisation », le travail de plus en plus parcellaire et anonyme de l’usine moderne, qui brise les relations entre ouvriers, enfin la montée dans la classe ouvrière française et par voie de conséquence dans le mouvement syndical de nouveaux prolétaires sans aucune qualification, les OS, jouent dans le même sens. Il y a certes de notables exceptions à la règle générale et les trésoreries des organisations du Livre sont parfois des modèles. Mais de quels trésors d’imagination le trésorier d’un syndicat de bûcherons, ou de marins, ou de terrassiers qui doit tenir à jour ses livres de comptes et veiller à la bonne perception des ressources syndicales, ne doit-il pas faire preuve ?

4L’indifférence pour ces questions n’est d’ailleurs pas l’apanage des seuls militants de base et les congrès confédéraux, qui durent cinq ou six jours, consacrent rarement plus de dix minutes à la discussion du rapport financier. On comprend dans ces conditions que la volonté des unitaires de procurer à leurs organisations de tous niveaux, des ressources plus élevées et plus régulières, se soit heurtée dans les profondeurs de l’organisation à une hostilité sans failles. En particulier, l’extrême disparité du montant des cotisations selon les régions et les fédérations ne put jamais être atténuée1.

5Mais à ces raisons « classiques », la double réorganisation confédérale, horizontale et verticale, ajouta d’autres éléments de confusion.

6Le resserrement des fédérations d’industrie, la fusion des syndicats à la base qui en résulta, l’échange des anciennes cartes et timbres fédéraux introduisirent en cours de route de nouveaux critères. Comment dire l’extrême confusion née de la fusion entre une fédération aussi ponctuelle, minutieuse que le Livre et une organisation aussi désordonnée et rétive aux tâches administratives que le papier-carton ? Les méthodes d’organisation du livre furent certes adoptées – et adaptées – au sommet ; mais à la base ? De plus, à partir de 1926, la volonté de regrouper horizontalement les syndicats en Unions Régionales introduisit un nouvel échelon dans la trésorerie confédérale : désormais c’est par l’intermédiaire de ces UR que les fédérations devaient fournir en cartes et timbres les syndicats de base ; à cet échelon supplémentaire, évidemment assorti d’une cotisation supplémentaire, de nombreuses organisations se plièrent en rechignant, ou mieux en ignorant les décisions confédérales2.

7À ce premier type de difficulté, s’ajoutent les incertitudes liées à la qualité d’adhérent à la CGTU. En effet, qu’est-ce qu’un syndiqué3 ? Est-ce seulement celui qui prend une carte dans l’enthousiasme d’une grève victorieuse et cesse de payer toute cotisation quelques mois plus tard ? Est-ce seulement celui qui peut présenter au terme d’une année une carte confédérale surchargée de douze timbres ? Mais alors celui qui a adhéré au mois d’août et qui verse régulièrement ses cotisations jusqu’en décembre n’est-il qu’un « demi-adhérent » ? Dans une période où l’instabilité des syndicats dans certaines corporations est extrême, où la fluctuation des effectifs non seulement d’une année sur l’autre, mais même d’un mois sur l’autre est la règle plutôt que l’exception, où le nomadisme de la main-d’œuvre est loin d’avoir totalement disparu, ces discussions autour de la notion d’adhérent ne sauraient être académiques.

8Une troisième cause de difficultés naît de la disparité de sources, pourtant peu nombreuses. La trésorerie confédérale dispose, pour dresser le tableau des effectifs de plusieurs séries de données qui se recoupent mal : nombre de cartes et de timbres expédiés en début d’année (les deux chiffres étant rarement proches du rapport « normal » 1 à 12) ; nombre de cartes et de timbres effectivement payés à un moment donné, mais de nombreuses fédérations règlent dès le début d’année le montant des cartes prises et remettent à plus tard le règlement des timbres ; telle fédération qui a réglé 10 000 cartes confédérales au 1^er février n’a pas pour autant recensé dans ses syndicats de base dix mille adhérents. Au début de l’année suivante, la confédération tente un double bilan : celui des cartes et timbres effectivement réglés et celui des rentrées du « matériel » non placé. Mais la plupart du temps, les fédérations s’avèrent incapables de rendre le matériel qu’elles n’ont pas utilisé : en effet, s’il leur est facile de rendre à la trésorerie confédérale les cartes et les timbres non distribués qu’elles ont conservés à leur siège, il leur est autrement malaisé de regrouper la partie du stock qu’elle a envoyé à ses syndicats de base (parfois par l’intermédiaire des UR) et dont elle ne sait pas si elle a été utilisée. Les rappels adressés aux trésoriers des unités de base sont certes fréquents et comminatoires mais la monotonie répétitive de ces sommations montre à l’évidence leur faible efficacité.

9De sorte que vers février ou mars, la trésorerie confédérale cherchant à dresser le bilan financier de l’année précédente dispose de séries incroyablement disparates (dont l’interprétation doit de plus différer selon les traditions d’organisation propre à chaque fédération), incertaines et incomplètes. Prenons l’exemple concret de l’année 1923, pour laquelle, par exception, nous disposons de données chiffrées assez nombreuses et précises. Au comité confédéral de mars 1923, la direction confédérale s’avère incapable de dresser un bilan complet du matériel commandé par les fédérations (il est vrai qu’en ce temps d’occupation de la Ruhr, nombre de ses membres sont en prison ou en fuite) ; le 10 avril, elle livre aux réflexions des militants le résultat pour l’année 1922 : 371 638 cartes placées4. Mais il faut attendre le mois d’octobre pour voir tenter un premier bilan de l’année en cours : à cette date, La Vie syndicale publie un compte rendu financier détaillé établi au 31 août5. Encore cette publication présentant un luxe de détails s’explique-t-elle par l’obligation de convoquer de manière précipitée un congrès extraordinaire. Mais ne chicanons pas : nous disposons ainsi du chiffre de cartes et de timbres pris par les fédérations au 31 août 1923.

10Or on ne peut manquer d’être frappé par l’extrême disparité de cette liste. La fédération des « Établissements militaires de la guerre » a pris 60 000 timbres pour 7 400 cartes (moyenne de 8) mais celle de la blanchisserie se satisfait de 1 400 timbres pour 1 000 cartes (moins de 2). Les fortes organisations ont pris en moyenne 4 timbres par carte ; mais la plus grande d’entre elles, celle des cheminots, en a pris 8. Dans l’ensemble, cinq fédérations ont pris 8 timbres par carte, trois ont pris 7 timbres, cinq ont pris 6 timbres ; mais huit se contentent de 5 timbres, onze de 4 timbres, trois de 3 timbres et une d’un seul timbre.

11Que tirer de ces chiffres ? Théoriquement, les fédérations commandent mois après mois un stock de timbres à la CGTU. En fait, certains prennent dès le début de l’année tout le « matériel » dont elles jugent avoir besoin pour l’ensemble de l’exercice. D’autres fractionnent leurs prises de timbres à la confédération (le plus souvent par trimestre) en fonction de l’évolution apparente de leurs effectifs. Aussi comment interpréter ces chiffres donnés en août 1923 ? Fournissent-ils pour toutes les fédérations le nombre de timbres pris pour les huit premiers mois de l’année comme il paraîtrait vraisemblable ? Il serait bien hasardeux de l’assurer. Au total, 448 075 cartes et 2 436 632 timbres ont été livrés aux fédérations. S’il est impossible d’en conclure que la CGTU a 450 000 adhérents, peut-on trouver une indication plus précise dans le nombre des timbres livrés ? Pour l’ensemble de la période janvier août, la CGTU aurait, si l’on exige huit timbres par cartes, environ 305 000 adhérents. Mais c’est à l’évidence trop demander : si l’on se contente, comme les dirigeants confédéraux, de six voire cinq timbres6, le nombre des cotisants oscillerait donc entre 4 et 500 0007. On avouera que ce résultat, dans son imprécision est peu satisfaisant pour l’esprit.

12Par bonheur – et par exception – d’autres précisions nous seront ultérieurement données sur cette année 1923. En mars 1924, La Vie syndicale publie une « annexe au compte rendu financier pour l’année 1923 »8 dressée à partir des cartes et timbres retournés par les diverses fédérations au 3 février. Cette précision exceptionnelle9 permet donc un second bilan : 430 467 cartes et 2 821 414 timbres auraient été délivrés par les fédérations en 192310. La moyenne des timbres par cartes placées s’établit donc à 6,55 ! Mais les disparités déjà constatées au milieu de l’année 1923 apparaissent en pleine lumière : aux fédérations des cheminots (13,5 timbres par cartes), de la chapellerie (10), de l’enseignement (près de 11) s’opposent le tonneau (5), l’agriculture (4), la blanchisserie (2). Les grandes fédérations de l’industrie privée, métaux et bâtiment se satisfont de 5 timbres par cartes ; même le livre n’a placé que 7 timbres.

13Quelles conclusions tirer ? Que le chiffre de cartes placées était manifestement surévalué ? Que le nombre des adhérents épisodiques a été considérable, surtout dans certains secteurs ? Que les fédérations ont connu, soit un déclin considérable qui a jeté hors de leurs rangs en cours d’année de très nombreux adhérents ? Ou au contraire un essor spectaculaire qui a attiré dans les bataillons unitaires une masse d’adhérents nombreux mais tard venus et n’ayant réglé à ce titre que quelques timbres ? Ou encore que certaines fédérations dépourvues d’appareil administratif, accablées de tâches diverses dans une année qui fut singulièrement mouvementée, considèrent les problèmes de trésorerie et donc d’effectif comme le moindre de leur souci ? On voit la complexité du problème à la variété des interprétations possibles. Il est certes impossible de choisir prématurément ; il faudrait pouvoir examiner, fédération par fédération, le problème des effectifs en recourant aux documents classiques, comptes rendus des congrès confédéraux, journaux corporatifs, etc. Encore l’examen de ces documents révélerait-il les mêmes imprécisions et au fond la même profonde indifférence aux préoccupations comptables.

14Pour comble de bonheur, le bilan de l’année 1923 n’est pas définitivement clos en février 1924. Une petite note annexée au deuxième compte rendu financier de l’année 1924 nous apprend « qu’au 15 mai, délai fixé par la Commission Exécutive pour la rentrée des cartes 1923, les rendus étaient de 70 000, ce qui ramène le nombre des adhérents à la CGTU pour 1923 à 389 000 »11. C’est ce chiffre-là qui sera désormais employé durant toute la période 1922-1930 pour replacer l’année 1923 dans l’évolution de la confédération.

15Certes le rapport timbres-cartes (qui passe à 7,29) est un peu plus satisfaisant pour l’esprit. Mais comme cette annexe à l’annexe ne précise pas de quelles organisations proviennent les 70 000 cartes retournées à la Confédération, tout essai de progresser plus avant dans la connaissance des mécanismes fédéraux devient impossible.

16Dans ces conditions, il nous a semblé nécessaire d’examiner les données ainsi fournies par les bilans partiel ou définitif des diverses années avec circonspection. Il est évident que ces chiffres sont faux, non qu’ils soient systématiquement gonflés pour faire figure devant l’adversaire patronal ou le concurrent CGT, comme on le dit souvent12, mais tout simplement parce que les dirigeants confédéraux sont incapables de tenter, à un moment précis, un inventaire. Du reste, celui-ci aurait-il le moindre intérêt ? L’ampleur du flux et du reflux des effectifs syndiqués est telle qu’à peine dressé tout bilan risquerait de se révéler fantaisiste. Les données chiffrées « classiques » sont ainsi erronées mais, dans les mêmes contextes (croissance entre 1922 et 1926 ; déclin entre 1927 et 1930), fausses toujours de la même façon. Nous avons donc décidé de ne retenir que les séries cohérentes : ne peuvent, par exemple, être légitimement comparés que les effectifs portant sur l’ensemble d’une année ou sur une demi-année ; mais non les premiers aux seconds. Ne peuvent être à bon droit associé les effectifs calculés sur la base des timbres à un moment donné et sur la base des cartes à une autre période. Plus précisément, nous avons pris le double parti :

1. De traiter comme une série cohérente les chiffres fournis au printemps de chaque année sur les effectifs de l’année précédente : ils nous donnent l’allure de l’évolution numérique de la CGTU : plus que sur le nombre d’adhérents, ils fournissent des données intéressantes sur la conjoncture syndicale. Mais le plus souvent, ces « bilans définitifs » ne sont pas dressés par fédération, jamais par Union Départementale puis régionale : c’est dire leur extrême insuffisance.
2. De ne comparer (puisque nous n’avons pas d’autres sources) fédération par fédération que les séries fournies pour 1923 et 1927.

17Pour 1927, nous nous en sommes tenus aux chiffres obtenus par calcul à partir des listes annexées au procès-verbal du congrès de Bordeaux13. Pour 1923, nous avons décidé d’utiliser les chiffres fournis au début de l’année 1924 mais rectifiés pour les rendre comparables aux chiffres de 1927. En effet pour cette dernière année14, les syndicats sont représentés au congrès confédéral sur la base du nombre de timbres pris durant toute l’année précédente, divisé uniformément par huit, chiffre de base pour l’ensemble de la confédération15. Pour comparer les données de 1923 à celles de 1927, il nous a semblé légitime de faire subir le même traitement aux premières d’entre elles. Nous avons donc divisé pour cette année, le nombre des timbres pris par fédération par 8 pour obtenir le nombre « approché » d’adhérents16. Nul doute que les effectifs ainsi obtenus soient « fictifs » et présentent de graves disparités, en particulier sont vraisemblablement gonflés les effectifs des cheminots, de l’enseignement, des divers travailleurs de l’État ou travailleurs à statut, dont les syndicats ont en général un rapport timbres-cartes élevé ; par contre sont sans doute écrasés les effectifs de certaines fédérations de l’industrie privée, en particulier le bois, le bâtiment, l’agriculture. Mais ces distorsions inévitables sont en quelque sorte égalisées par la CGTU à partir de 1927 et deviennent ainsi inhérentes au seul matériel sur lequel nous pouvons raisonnablement travailler. Il convient donc de garder ces réserves constamment présentes à l’esprit, quitte, lorsque nous aborderons l’épineuse question des taux de syndicalisation, à tenter de rectifier les données fournies.

Les rythmes de la croissance confédérale

Le mouvement annuel du nombre des syndiqués

18L’utilisation des divers bilans financiers nous permet de suivre d’assez près l’évolution d’ensemble des effectifs confédéraux entre 1922 et 1927. Mais il s’en faut de beaucoup que ces bilans nous fournissent des séries satisfaisantes pour les diverses fédérations et unions départementales.

19En 1922, année de la scission, les données sont d’une extrême imprécision : au 30 avril, les fédérations avaient pris à la confédération 1 355 761 timbres17. Mais au congrès de Saint-Étienne, à la fin du mois de juin, le trésorier confédéral fait état de 400 000 cartes envoyées et de 360 000 adhérents18. Le bilan annuel définitif tenté à la fin du mois d’avril 1923 confirme pour l’essentiel ces données, puisqu’il retient pour la première année de la CGTU les chiffres de 371 638 cartes et 2 480 000 timbres (en réalité 2 489 190 « demi-timbres » placés par les fédérations, et 2 475 199 placés par les unions). Ces chiffres repris sans défaillance jusqu’en 1927 constituent un élément raisonnable d’appréciation. Encore faut-il remarquer que le rapport timbres-cartes (6,67) est moins médiocre qu’il n’y paraît, si l’on se souvient des débuts incertains de l’organisation qui ne recrute vraiment qu’à partir de mars.

20Sur 1923, les chiffres précis ne manquent pas, nous l’avons dit, mais ils proviennent essentiellement de la première moitié de l’année 1924, c’est-à-dire quand les dirigeants confédéraux préoccupés de mettre en pleine lumière la croissance de leur centrale jettent sans trop de scrupules un regard critique sur le passé immédiat : de 448 075 cartes et 2 436 632 timbres « expédiés » aux fédérations au 31 août 192319, on passe ainsi sans trop de douleur à 451 633 cartes et 2 827 964 timbres « pris » par les organisations en février 192420 et à 389 000 cartes « payées » au 15 mai de la même année, toujours pour 1923. Il semble bien que ce dernier chiffre assorti de 2 800 000 timbres soit le plus proche des réalités, aussi le voyons-nous repris en novembre 192421, pour illustrer, il est vrai, l’ampleur des progrès réalisés dans l’année en cours. Le rapport timbres-cartes pour 1923 s’établirait ainsi à 7,19, ce qui est incontestablement faible pour une organisation dont les troupes paraissent peu progresser, avec 4 % de croissance seulement par rapport à 1923. Faut-il en conclure que l’apparente stabilité des effectifs dissimule en réalité un ample mouvement de démissions, compensé par un apport un peu plus considérable d’adhérents nouveaux ? Cela n’est pas impossible si l’on se souvient du caractère très heurté de cette année 1923. L’intense lutte politique contre l’occupation de la Ruhr est conduite par une CGTU décapitée par l’emprisonnement de ses meilleurs dirigeants ; à peine ceux-ci sont-ils libérés que la confédération menace d’éclater et ne colmate les brèches qu’au prix d’un tumultueux congrès extraordinaire : tous éléments qui expliquent, mal on l’avouera, des effectifs étalés.

Graphique 1 : nombre cartes et timbres placés 1922-1927.

21L’année 1924 se présente apparemment sous de meilleurs auspices. Mais les menaces de scission qui dominent le début de l’année ne sont peut-être pas étrangères au caractère tardif des premières données précises. Certes au CCN de mars, il est fait état de 410 000 cartes et de 2 500 000 timbres « placés »22, mais il faut attendre décembre pour avoir des chiffres un peu plus précis ; 431 680 cartes et 3 300 505 timbres « délivrés » ; « prévoyant des rendus » précise hardiment le grand argentier confédéral, nous pouvons tabler sur un chiffre minimum de 460 000 adhérents »23.

22Il faudra pourtant quelque peu en rabattre : 450 000 adhérents sont revendiqués pour 1924 au CCN d’avril 192524. Le même chiffre, assorti de 3 350 000 timbres, est encore présenté au congrès confédéral d’août25. Mais subrepticement, le compte-rendu financier de l’année 192626 fait état, pour 1924, de 450 000 cartes, chiffre confirmé – mais seulement de 3 050 000 timbres : il ne s’agit pas d’une erreur puisque désormais c’est ce dernier chiffre qui sera utilisé. Qu’en conclure ? Que l’année 1924 n’a pas exactement répondu aux espoirs des dirigeants confédéraux ? Pourtant c’est l’année où le taux de croissance des effectifs est de loin le plus élevé (plus de 15 %). Certes le rapport timbres-cartes déjà bien médiocre s’est encore dégradé ; il s’établit maintenant à 6,77 %. Pourtant n’est-ce pas assez normal dans une année de croissance intense, durant laquelle de nombreux adhérents prennent une carte en cours d’année ? Mais peut-être cette révélation tardive sur les timbres confédéraux a-t-elle pour seul but de faire paraître moins amers les fruits de l’année en cours.

Graphique 2 : progression indiciaire du nombre de syndiqués (indice 100 en 1921).

23L’optimisme qui soulève les dirigeants fédéraux au début de l’année 1925 les incite à des approximations fâcheuses (463 300 cartes « livrées » aux fédérations fin janvier, mais seulement 462 500 « prises » par les fédérations « dans les deux premiers mois de l’année »27 et à de dangereuses prédictions : 600 000 cartes pour l’ensemble d’une année à peine commencée28. Tout au long de l’année, ils vont suivre fiévreusement l’évolution des effectifs : 485 000 cartes et 2 millions de timbres délivrés, selon Berrar au CCN de mars29, 505 380 cartes et 2 424 340 timbres « placés » d’après le CR financier établi au 30 juin30, 512 235 cartes et 2 771 470 timbres si l’on en croit les chiffres fournis au CCN du 17 septembre31. L’abondance de ces chiffres, en cours d’année, contrairement à toutes les traditions, leur imprudence aussi, étonnent. Peut-être faut-il y voir une réplique à la campagne engagée par la CGT, qui annonce la mort prochaine de sa rivale, dont les effectifs ne cesseraient de décliner ? Toujours est-il que le bilan final n’a que peu de rapport avec les ambitions proclamées32 : fin février 1926, il s’établit à 460 000 cartes et 3 160 000 timbres effectivement payés. Au titre de l’année précédente, la progression annuelle (2,22 %) est la plus faible enregistrée par le CGTU depuis 1922 ; le taux de croissance est sept fois inférieur à celui de l’année précédente. Seule consolation dans un bilan décevant, le rapport timbres-cartes (6,86) s’est très légèrement amélioré ; mais cette apparente progression se révèle fort illusoire. Un taux médiocre pouvait à la rigueur s’expliquer l’année précédente par l’ampleur de la croissance ; mais quand les effectifs demeurent à peu près stationnaires, l’argument tombe et l’assiduité confédérale se révèle brutalement médiocre ; ceci explique sans doute la recherche constante, à partir de 1926, de moyens visant à freiner l’instabilité syndicale, à ôter aux organisations de base de la CGTU le fâcheux qualificatif de “syndicats passoires”.

24Pas de prévisions au début de l’année 1926, pas même de bilan printanier : au 31 août seulement, la trésorerie confédérale recense 541 823 cartes et 2 886 755 timbres « commandés » par les fédérations33. Aucun autre chiffre n’est fourni en cours d’année ; le bilan, tenté fin janvier 1927, note très sobrement que la CGTU a légèrement progressé : 475 000 cartes et 3 330 000 timbres réglés. Le taux de croissance s’est donc légèrement amélioré (il atteint 3,26 %) de même que le rapport timbres-cartes à 7, qui reste pourtant inférieur à celui de 1923.

25La même austérité caractérise les documents comptables de l’année 1927. Aucune donnée n’est publiée en cours d’année, et c’est harcelé par l’opposition que Dudilieux reconnaît de mauvaise grâce au congrès confédéral ce que tout le monde chuchotait : les effectifs de l’organisation ont cessé de progresser34. Au 31 août, 534 022 cartes et 2 679 140 timbres auraient été placés par l’ensemble des fédérations, c’est-à-dire moins qu’en 1926 à la même époque. Le bilan annuel fourni fin janvier 192835 fait état de 460 000 cartes (dont 10 000 cartes de chômage c’est-à-dire délivrées gratuitement) et de 3 200 000 timbres. Au congrès de 1929, 450 000 cartes seront finalement retenues comme chiffre de l’année 1927. Il est vrai qu’à cette date, le recul s’amplifiant, la direction confédérale accepterait d’un cœur léger de réduire les effectifs antérieurs pour rendre la chute moins brutale.

26Nous avons tenu à suivre minutieusement cette évolution des effectifs à l’aide des sources « classiques ». Il nous semble possible d’affirmer que les documents émanant d’une centrale syndicale, s’ils sont l’objet d’évidentes distorsions, ne sont pas aussi suspects qu’on l’affirme parfois ; au moins fournissent-ils des indications précieuses sur le sens de l’évolution : à quelles autres sources peut-on, sur le sujet, demander plus ?

Le mouvement des syndicats

27L’analyse année par année que nous venons de tenter pour les syndiqués est impossible pour les organisations. En effet les congrès confédéraux qui nous fournissent la matière première de cette étude ne se tiennent que tous les deux ans (sauf cas exceptionnel de l’année 1923). Nous n’avons donc des données que pour 1922, 1923, 1925 et 1927. De sorte que des points importants échappent à l’investigation. Par exemple le nombre des syndicats est étalé entre 1925 et 1927 ; or il y a fort à parier que cette apparente stabilité dissimule en réalité le double mouvement perceptible au niveau des effectifs syndiqués, croissance entre 1925 et 1926, recul entre 1926 et 1927. Par contre, ces données permettent de ne pas borner l’étude à l’ensemble confédéral, mais de descendre dans le lacis des fédérations et des régions : la perte de précision chronologique est largement compensée par les possibilités de radiographie profonde offertes par ce matériel.

Graphique 3 : progression indiciaire du nombre de syndicats (indice 100 en 1921).

28Au niveau confédéral, le nombre des syndicats représentés aux congrès s’établit ainsi :

1922 : 1 163
1923 : 1 357
1925 : 1 481
1927 : 1 497

29Sur la base 100 en 1922, l’évolution est donc la suivante :

1922 : 100
1923 : 116
1925 : 127
1927 : 128

30Pour l’ensemble de la confédération, le nombre des syndicats s’accroît :

De 194 entre 1922 et 1923
De 124 entre 1923 et 1925
De 16 entre 1925 et 1927

31C’est dire que le taux de progression de la CGTU ne cesse de décliner dans la période, passant (sur la base des syndicats représentés au congrès précédent) de 16,68 % en 1923 à 9,13 % en 1925 et à 1,06 % en 1927.

32Si, sur le plan confédéral, le nombre des syndicats progresse sans cesse, mais de plus en plus lentement, il s’en faut de beaucoup que l’on retrouve partout ce schéma au niveau des divers départements36 :

Dix-huit départements abritent en 1927 moins de syndicats qu’en 1922 (voir carte n° 6).

33Sur ces dix-huit départements en recul :

cinq ont surtout perdu des syndicats entre 1922 et 1923 (Indre, Doubs, Aude, Gers).
Sept ont surtout perdu des syndicats entre 1923 et 1925 (Somme, Morbihan, Haute-Vienne, Tarn-et-Garonne, Rhône, Loire, Isère).
Six ont décliné surtout entre 1925 et 1927 (Savoie, Saône-et-Loire, Cantal, Aveyron, Loire Inférieure et ensemble Seine/Seine-et-Oise)37.

34Par contre, dans les soixante-trois départements métropolitains où la CGTU a augmenté le nombre de ses syndicats entre 1922 et 192738 :

Vingt et un ont surtout progressé entre 1922 et 1923.
Vingt-cinq ont surtout progressé entre 1923 et 1925.
Dix-neuf ont progressé entre 1925 et 1927.

35Ces trois vagues sont assez bien circonscrites géographiquement (voir carte n° 7). La première intéresse surtout la France du Nord, principalement le bassin parisien et le centre Ouest ; la seconde présente plus d’hétérogénéité : la CGTU progresse surtout dans les confins occidentaux et orientaux du bassin parisien. La troisième vague de progression concerne surtout la France du Sud, en particulier la région méditerranéenne.

Figure n° 10 : affiche de la CGTU pour le 1^er mai 1926. Source Pandor.

36La croissance professionnelle n’est pas plus régulière. Sur les vingt-trois fédérations syndicales dont l’étude est possible39, cinq ont vu le nombre de leurs syndicats reculer entre 1922 et 1927 (cuirs et peaux, bois, bâtiment, spectacle, sous-sol), et pour trois d’entre elles (bois, bâtiment, spectacle) ce recul se manifeste surtout entre 1923 et 1925.

37Sur les dix-huit dont le nombre des syndicats a progressé (ou est resté stable) dans la période considérée, sept seulement n’ont connu aucun recul à un moment donné, douze ont donc connu un recul circonstanciel :

Entre 1922 et 1923 pour 4 d’entre elles (livre-papier, agriculture, employés, alimentation).
Entre 1923 et 1925 pour 3 (textile-vêtement, verre, ports et docks).
Entre 1925 et 1927, pour 4 d’entre elles (enseignement, travailleurs de l’État, métaux, bijou).

38Il n’est pas inutile d’analyser ces diverses phases. Les reculs de la période 1923-1925, phase durant laquelle le plus grand nombre des fédérations (six) enregistre un tassement du nombre de ses syndicats affiliés, correspond à l’exacerbation des luttes de tendances dans la CGTU : la scission « autonomiste » de novembre-décembre 1924, qui concerne surtout la fédération du Bâtiment, mais s’étend au-delà à des secteurs comme le bois, les cuirs et peaux, le verre, toutes fédérations ou l’influence anarcho-syndicaliste était demeurée considérable40 ; enfin à la première phase de réorganisation de la CGTU. Par exemple, il semble que la diminution constatée des syndicats du Textile s’explique essentiellement par la fusion intervenue dans cette période entre les cinq fédérations de métiers (chapellerie, blanchisserie, teinturerie, textile, vêtement) et à la constitution à la base d’unités syndicales à l’assiette moins restreinte… C’est cette même réorganisation qui, selon nous, explique la plupart des reculs dans la période 1925-1927 : s’achève alors la lente concentration des diverses fédérations de « travailleurs de l’État » (cinq organisations en 1922, quatre en 1923, trois en 1924, une en 1925) ; par ailleurs la tentative de création de syndicats d’industrie à base régionale, réduit le nombre des syndicats dans des fédérations comme le Sous-Sol ou les Métaux.

39C’est dire que le recul du nombre des syndicats ne saurait avoir une cause unique, ni la même signification. Au déclin réel de 1923-1925, correspondant à une vague de démissions frappant la CGTU, s’opposent certains « reculs » de 1925-1927 qui sont en fait des tentatives de la confédération pour consolider ses organisations ; que le résultat obtenu ait été satisfaisant, c’est une tout autre affaire.

40Quant à l’implantation géographique des fédérations, dont nous nous sommes contentés de donner une représentation cartographique, elle révèle évidemment les mêmes aléas que l’évolution du nombre des syndicats. Pourtant le mouvement en ce domaine apparaît moins différencié : trois fédérations connaissent un recul d’ensemble du nombre des départements dans lesquels elles sont implantées (bois, bâtiment, ports et docks), ce recul s’étant pour l’essentiel produit dans les périodes 1923-1925 et 1925-1927. Onze fédérations au contraire étendent régulièrement leurs assises géographiques.

La progression d’ensemble

Les syndiqués

41Le bilan financier de l’année 192341 nous permet de calculer le nombre des adhérents à la CGTU pour l’ensemble de l’année 1923 : 353 495 syndiqués. Par ailleurs, le tableau des votes annexé au Congrès confédéral de Bordeaux en 1927 nous fournit, sur des bases identiques, le chiffre de 431 240 adhérents. Les effectifs confédéraux de 1923 à 1927 se sont donc accrus de 77 745 en valeur absolue, soit une croissance relative de 21,99 %.

42En quatre ans la CGTU a progressé d’un peu plus d’un cinquième, un gain certes modeste, mais intéressant si l’on considère l’extrême désarroi créé par la fracture du mouvement syndical et des traumatismes ainsi provoqués. À l’ancienne communauté d’organisation fondée sur l’unité de la condition prolétarienne, venait brutalement de succéder une division plongeant ses racines dans le heurt des opinions : profonde révision de valeurs auxquelles le syndicalisme d’avant-guerre était profondément attaché ; dans ces conditions, que le mouvement unitaire parvienne à progresser n’est pas dépourvu de signification.

43Mais plus que cette progression globale, est intéressante l’évolution des effectifs des diverses fédérations syndicales. Pour mener à bien cette comparaison, il a été nécessaire de regrouper les diverses fédérations d’origine, pour tenir compte du « resserrement » fédéral intervenu entre 1923 et 1927.

Graphique 4 : taux annuel de l'évolution des effectifs.

44Ce travail accompli, on peut calculer l’écart absolu des effectifs fédéraux entre 1923 et 1927 puis l’indice de croissance de chaque fédération sur la base 100 en 1923.

45Le graphique que l’on peut ainsi dresser révèle que la progression professionnelle n’est ni régulière, ni générale.

• Cinq fédérations ont en 1927 des effectifs inférieurs à ceux dont elles disposaient en 1923 : ports et docks, textile-vêtement, sous-sol, verre, marins.
• Parmi les dix-neuf fédérations dont les effectifs croissent entre 1923 et 1927, on peut distinguer :
  • Huit fédérations de croissance médiocre (10 % de progression par rapport à 1923) : bâtiment, enseignement, bois, livre-papier, cuirs et peaux, spectacle, métaux, éclairage.
  • Trois fédérations de croissance moyenne (entre 11 et 40 % de progression) : éclairage, services publics, produits chimiques, céramique, fédération postale.
  • Cinq fédérations de forte croissance (entre 40 et 80 % de progression) : tabacs, cheminots, employés, établissements de l’État, alimentation, bijou.
  • Trois fédérations de croissance exceptionnelle : agriculture, transports, coiffeurs.

46Sans entrer dans le détail de l’analyse professionnelle42, on peut néanmoins remarquer que les fédérations du « secteur secondaire » (à l’exception de deux d’entre elles, alimentation et à un moindre degré produits chimiques-céramiques) ont une croissance inférieure à la croissance indiciaire de la confédération. Trois d’entre elles (et non des moindres, verre, sous-sol et textile-vêtement) sont même en recul absolu. Autrement dit, dès 1923, le poids du secteur directement productif a tendance à diminuer à l’intérieur de la jeune confédération.

47Par ailleurs, les deux principales fédérations des moyens de Transport (chemins de fer et transports) assurent à elles seules plus des deux tiers de la croissance des effectifs confédéraux43.

Les syndicats

48Nous possédons la liste des syndicats présents à tous les congrès confédéraux entre 1922 et 1927, liste qui ne regroupe pas la totalité des syndicats adhérents à la CGTU. Par négligence, indifférence à l’égard de la vie syndicale nationale, étroitesse corporative, ou tout simplement du fait de leur existence incertaine, de nombreux syndicats ne se font pas représenter aux congrès nationaux. Mais si des indices certains prouvent l’existence de cette catégorie particulière de syndicats, ils ne nous permettent jamais d’en connaître les contours, même de manière approximative. Lorsque les dirigeants confédéraux en font état, ils ont spontanément tendance à gonfler le nombre de ces syndicats fantômes : quoi de plus rassurant en effet que d’imaginer autour du noyau de la Confédération, constitué par les syndicats présents au Congrès, une masse flottante et indistincte d’organisations, certes peu vivaces, mais qui renforcent de leur poids mythique l’influence de la CGTU, ainsi reliée au prolétariat par des liens d’autant plus solides qu’ils sont plus mystérieux. C’est ainsi que fin 1922, 2 000 syndicats sont censés faire partie de la CGTU ; mais le congrès confédéral de Saint-Étienne n’en a regroupé que 1 163 ; en mai 1925, l’organisation unitaire regrouperait 2 260 syndicats44 : mais le Congrès de Paris tenu trois mois plus tard ne réunit que 1 481 d’entre eux ; enfin en 1927, seuls 1 484 syndicats se rassemblent à Bordeaux alors qu’en juin de la même année, les dirigeants de la confédération faisaient état de 2 440 syndicats affiliés45. Au reste cette tendance à gonfler les chiffres des syndicats confédérés n’est pas nouvelle : au moment de la scission, on vit les deux tendances se disputer les quelque quatre mille syndicats de l’ancienne CGT unifiée. Bref, il existe vraisemblablement autour des syndicats pratiquants de stricte obédience, une auréole d’organisations à la foi incertaine qui ne participent que rarement aux communions confédérales. Mais comme il n’y a pour nous aucun moyen d’identifier ces croyants défaillants, nous sommes contraints de nous en tenir à la masse autrement consistante des syndicats présents aux congrès46.

491 163 syndicats avaient assisté au congrès de Saint Étienne en 1922 ; les assises de Bordeaux en 1927 regroupent 1 497 organisations confédérées. La progression absolue est donc de 334 unités, la croissance relative de 28,71 %. Mais comme pour le nombre des syndiqués, il s’en faut de beaucoup que la progression fédérale soit générale et de même ampleur.

Carte 6 : départements où le nombre des syndicats a diminué entre 1922 et 1927.

Carte 7 : départements où le nombre des syndicats a progressé entre 1922 et 1927.

50Cinq fédérations regroupent en 1927 moins de syndicats qu’en 1922 : le bois, le bâtiment, les cuirs et peaux, le sous-sol et le spectacle.

51Dix-huit fédérations ont connu une augmentation du nombre de leurs organisations de base, mais :

• Sept fédérations ont eu, de ce point de vue, un essor médiocre (11 % ou moins de progression par rapport à 1922) : textile-vêtement, métaux, employés, alimentation, livre-papier agriculture, bijou, enseignement.
• Deux fédérations ont progressé de façon moyenne (entre 12 et 40 %) : produits chimiques-céramiques, ports et docks.
• Six fédérations ont connu une progression forte (entre 40 et 100 % de progression) ; verre, transports, cheminots, éclairage, fédération postale, établissement de l’État.
• Trois fédérations ont connu une augmentation exceptionnelle (plus de 100 % de progression) : agriculture, coiffeurs, tabacs.

52Quels sont les rapports entre évolution du nombre des syndicats et des syndiqués ? Pour les analyser, il nous faut uniformiser nos méthodes. En effet la base de nos calculs pour les syndiqués était l’année 1923 ; or pour les syndicats nous utilisons l’année 1922. Pour comparer avec plus de rigueur les deux séries chiffrées, calculons l’indice de croissance du nombre des syndicats en 1927 sur la base de l’année 1923, puis étudions le rapport indiciaire entre les données ainsi rendues cohérentes.

53L’indice obtenu que nous baptiserons « indice de croissance de la taille syndicale » se situe à 110 pour l’ensemble de la confédération ; c’est-à-dire que la taille moyenne des syndicats n’a que très légèrement augmenté entre 1922 et 192747.

54Les diverses fédérations présentent en ce domaine une extrême variété :

1. Douze fédérations ont un indice supérieur à l’indice confédéral : il s’agit de fédérations dans lesquelles le nombre des syndiqués par syndicat a augmenté plus rapidement que pour l’ensemble de la CGTU. Mais dans ces douze fédérations, l’augmentation moyenne de la taille des syndicats, fort variable d’ailleurs peut être le résultat de deux phénomènes opposés.

• • pour six d’entre elles (cuirs et peaux, bois, sous-sol, métaux, bijou, spectacle), l’augmentation de taille est essentiellement due à une diminution du nombre des syndicats, le nombre des syndiqués n’augmentant que légèrement ou même déclinant (le cas du sous-sol en est le plus net exemple), mais, en ce cas, moins fortement que le nombre des syndicats. Peut-on risquer l’hypothèse qu’il s’agit là des seules fédérations qui ont vraiment tenté la création de ces syndicats régionaux tant vantés par la direction confédérale mais si rarement organisés ? L’hypothèse est confirmée par les sources classiques pour les métaux (cinq syndicats régionaux en 1927 : Alsace, Région de l’Est, Audincourt-Belfort, Région parisienne, Ardennes) et le sous-sol ; mais beaucoup moins nettement pour la fédération du bois où l’augmentation de la taille moyenne des organisations est probablement due à la fusion locale des syndicats au départ rattachés à trois fédérations de métier.
  • Par contre pour les six autres fédérations (transports, cheminots, établissements de l’État, alimentation, agriculture, coiffeurs), la progression de l’indice ne s’explique pas par la diminution du nombre de syndicats.
  • celui-ci croit, parfois même très fortement (cas des transports, de l’agriculture), mais seulement par une augmentation plus forte encore du nombre des syndiqués.

1. Onze fédérations possèdent un indice de croissance de la taille syndicale inférieur à celui de la confédération. Mais dans ce cas, trois explications peuvent être retenues :

• • Six fédérations (éclairage-services publics, fédération postale, tabacs, employés, livre, produits chimiques-céramique) connaissent une progression du nombre de leurs adhérents et de leurs organisations de base. Mais celle-là est plus forte que celle-ci : il s’agit donc pour la plupart des fédérations dynamiques, recrutant dans des secteurs « marginaux » où ne peuvent guère se constituer que de petits organismes syndicaux.
  • Deux fédérations (enseignement et bâtiment) témoignent d’une extrême stabilité, du nombre de leurs syndiqués et plus encore de leurs syndicats.
  • Trois fédérations par contre (textile-vêtement, verre, ports et docks) sont affectées d’un indice faible ; soit parce qu’il s’agit de fédérations en déclin, où le nombre des adhérents diminue plus vite que le nombre des organisations, comme si le tissu fédéral offrait une résistance à la fuite des cotisants ; soit au contraire et c’est le cas des seuls ports et docks que le nombre des syndicats y progresse bien que reflue le nombre des adhérents.

55Au total, le « resserrement » syndical prôné par la CGTU, rêvant d’opposer à un capitalisme de plus en plus concentré des organisations syndicales plus larges, rassemblant sur la double base de l’industrie et de la région des effectifs nombreux et stables, a obtenu en 1927 des résultats limités. C’est donc légitimement que Dudilieux constatait : « tandis que se renforce la puissance du patronat et de son organisation de combat pour l’anéantissement des conquêtes ouvrières, nous restons figés dans la routine séculaire [sic] de minuscules groupements épars […] »48.

56Mais si la tentative de regroupement des syndicats a en partie échoué en 1927, les mutations dans d’autres domaines apparaissent profondes : la CGTU de 1927 ne rappelle que d’assez loin celle de 1922.

57À l’essor des effectifs, la transformation du double réseau vertical et horizontal s’ajoute un glissement de la composition professionnelle. L’examen des graphiques regroupant des fédérations autour des indices confédéraux de croissance des syndicats et des syndiqués révèle une réelle évolution.

58Douze fédérations ont un indice de croissance inférieur à l’indice confédéral (qui s’établit à 122 en 1927 sur la base 100 en 1923) ; c’est-à-dire que leur poids spécifique dans la confédération a décru dans la période considérée. Or on trouve dans ce groupe toutes les organisations intéressant le « secteur secondaire » (à l’exception de l’alimentation et des produits chimiques). Par contre parmi les onze fédérations dont le poids spécifique a augmenté dans la CGTU, on rencontre la plupart des organisations intéressant le secteur privé, ou du secteur public mais qui pour la plupart possèdent un statut (cheminots, postiers, employés municipaux, ouvriers des arsenaux, des manufactures de tabac ou de poudreries). Cette évolution n’a rien qui puisse surprendre : le second groupe possède une main-d’œuvre plus stable, moins soumise aux aléas de la conjoncture économique et mieux protégée juridiquement par son statut, contre les rigueurs de la répression. Certes, cette opposition n’est pas absolue : les progrès sont faibles dans certains métiers « tertiaires » (enseignement, services publics), forts dans certains secteurs « secondaires » (alimentation). D’autre part, la situation n’est pas vraiment inquiétante, puisqu’il n’y a déclin absolu que dans quelques cas assez rares. Il n’en reste pas moins que ce recul relatif de la CGTU dans les industries directement productrices ne laisse pas de préoccuper ses dirigeants.

59Enfin, une seconde évolution est perceptible, celle de l’assiette géographique de la confédération. Un rapide examen des secteurs en progrès ou en recul permet de s’en assurer. Depuis 1922, les unitaires ont essentiellement reculé dans des zones assez bien délimitées : la baisse du nombre des syndicats est particulièrement sévère (indice départemental inférieur à 70 % de l’indice de croissance confédéral) dans les vieilles terres du syndicalisme révolutionnaire d’avant 1914 que sont les régions du centre-Est : Loire, Rhône, Isère, Doubs mais aussi Indre, Haute Vienne, Tarn et Garonne. Les zones de progrès sont remarquablement bien circonscrites : la CGTU a consolidé ses positions dans l’ensemble de la France du Nord, à quelques exceptions près (Somme, Seine et Seine-et-Oise49) mais ces progrès réguliers sont modérés dans la mouvance de Paris. Par contre, elle a débordé hors de son aire initiale, s’est renforcée dans la France de l’Ouest (Bretagne et Centre Ouest, à l’exception de la Loire-Inférieure) et surtout a poussé de solides racines dans les régions industrielles de l’Est où ses progrès sont particulièrement imposants. Enfin dernier secteur de forte progression : la région méditerranéenne, moins à l’Ouest du Rhône où ses assises étaient déjà fortes en 1922 que dans les régions provençales où la Confédération a maintenant conquis de très solides positions.

60Ainsi depuis 1922, la CGTU a-t-elle profondément changé : agrandie, différemment structurée, elle a également modifié son influence géographique et sa composition professionnelle.