1La CGTU de 1922 avait repris peu ou prou les méthodes d’organisation de l’ancien mouvement unifié. Certes, à l’époque, les tentations avaient été fortes d’abandonner des structures héritées « des bourgeois de la rue Lafayette » et à ce titre suspectes. Mais le projet de réorganisation présenté par les anarchistes de la Commission Administrative provisoire, qui réduisait à la portion congrue les organismes centraux, excluait du CCN les fédérations, pépinières de bureaucrates coupés de la classe ouvrière et substituait aux UD, calquées sur les structures administratives de l’état bourgeois des « régions économiques », meilleur champ de bataille pour le déploiement des bataillons ouvriers1, s’était heurté à l’opposition conjuguée des communistes et des « syndicalistes communistes ». De sorte que, pour l’essentiel, le congrès de Saint-Étienne, tout en soulignant la nécessité de modifier progressivement certaines structures confédérales, avait édifié une organisation jumelle de la CGT : d’ailleurs, dans la perspective d’une scission brève, n’était-il pas préférable de maintenir deux réseaux semblables dont l’analogie simplifierait la réunification ?

Figure n° 7 : affiche du comité central d'action contre l'impérialisme et la guerre, mars 1923. Source Pandor.

2Cinq ans plus tard, la CGTU est devenue méconnaissable, modifiée de fond en comble, en grande partie sous la pression de l’Internationale Syndicale Rouge qui, dès l’origine2, n’avait pas caché son intention de « porter la hache dans les saintes traditions du syndicalisme français »3. La réorganisation des fédérations, la disparition des Unions Départementales, la mutation en cours des syndicats de base sont les éléments majeurs d’un bouleversement général.

Des fédérations de métiers aux fédérations d’industries

3À vrai dire, le regroupement vertical en fédération d’assises plus larges ne soulevait pas d’opposition majeure, au moins sur le plan théorique : l’essai de regrouper les forces face à un capitalisme de plus en plus concentré et d’abandonner le cadre trop étroit de vieux métiers, d’ailleurs menacés dans leur existence, était d’autant plus facilement reconnu qu’il poursuivait une évolution ébauchée dans l’ancienne CGT dès avant 1914 et repris avec vigueur dans l’immédiat après-guerre. Encore fallait-il trouver le juste milieu entre la double paralysie née de l’existence d’effectifs squelettiques et dispersés, soit au contraire de la juxtaposition de catégories si diverses qui ne parviennent pas à se dégager des intérêts corporatifs communs. Par ailleurs, toute fusion, rompant les cadres familiers, entraînant souvent le recours à de nouvelles méthodes d’organisation, heurtant de front un « patriotisme de métier » résiduel mais encore vivace, nécessitait de prudentes approches, comme la création d’organismes transitoires, cartels d’industrie ou conférences interfédérales périodiques.

4Les progrès furent donc dans un premier temps assez lents : des trente-neuf fédérations de 1922 (l’une d’entre elles, les « Monnaies et Médailles » ne comptait qu’un seul syndicat), trente-huit subsistaient en 1923 ; pourtant les premiers liens avaient été tissés : formation d’une fédération unique chez les postiers, regroupant réellement ouvriers, agents et employés qui jusque-là avaient conservé des structures largement autonomes4 ; échanges de délégués en 1923 entre les métaux et la voiture-aviation, entre le textile, la blanchisserie et la teinturerie ; entre la chapellerie et le vêtement, entre le livre et le papier-carton. Mais cette activité de reconnaissance avait d’abord pour but de cerner les différends et de résoudre les difficultés. Par exemple, le mode et le montant des cotisations étant très divers dans le Livre d’une part, le papier-carton d’autre part, comment aboutir à la fusion ? À chaque fois de savants compromis furent élaborés, au moins suggérés.

5C’est donc entre 1923 et 1925 que le « resserrement », selon la terminologie, prit toute son ampleur. Au congrès confédéral de Paris en 1925, les adhérents de la CGTU étaient regroupés en vingt-neuf fédérations, nées de diverses absorptions (des fantomatiques inscrits maritimes par les ports et docks ; des syndicats d’allumettiers par la fédération du tabac ; des ouvriers des poudres par les établissements militaires) et fusions : entre métaux et voiture-aviation, en début de l’année 1924 ; entre les cinq organisations encadrant les ouvrières de l’habillement du textile, regroupées en une unique fédération du textile-vêtement en décembre 19245 ; enfin entre travailleurs du tonneau, de sciage-tabletterie et de l’ameublement, liés en une fédération unique du bois au mois d’avril 19256. La plupart du temps était précisé que les anciennes corporations conserveraient des « sections techniques » étudiant les problèmes propres à chaque catégorie.

6L’intensité du regroupement faiblit quelque peu entre 1925 et 1927. Certes les négociations entreprises depuis longtemps entre la céramique et les produits chimiques aboutirent à un accord ; mais les ouvriers refusèrent obstinément d’entrer dans la nouvelle fédération. La seule création d’importance fut celle des travailleurs de l’État englobant progressivement cinq organisations anciennes (Les monnaies et médailles gardant pourtant, dans ce cadre neuf, une large autonomie). Par contre, de vastes projets, tôt élaborés, se heurtèrent à la sourde hostilité de certaines corporations trop puissantes tels les cheminots7 ou au contraire trop grêles pour n’être pas hantées par le risque de perdre toute spécificité (ainsi le bijou refusa-t-il de s’intégrer aux métaux, les coiffeurs à une vaste organisation des services d’hygiène et de santé etc.) Au total, vingt-quatre fédérations encadraient en 1927 les adhérents de la CGTU8.

Des Unions départementales aux Unions régionales

7Dès le congrès de Saint-Étienne le cadre départemental d’organisation avait été contesté, essentiellement par les tenants du syndicalisme libertaire : pourquoi le mouvement syndical français, organisme privilégié de la lutte des classes et armature de la société future, calquerait-il ses structures sur celles de l’État bourgeois, qu’il prétendait justement abattre ? Il fallait au contraire échapper aux incohérences de ces partages purement administratifs et constituer des unités syndicales épousant les contours des grandes unités économiques, dans lesquelles se déploieraient les assauts prolétariens.

8La majorité du congrès en décida pourtant autrement. C’était une entreprise follement téméraire que de détruire d’emblée les unions départementales ; de surcroît celles-ci avaient été les bastions des syndicalistes révolutionnaires dans leur lutte contre la direction de l’ancienne CGT ; ce rôle important ne légitimait-il pas leur existence ? Certes, le cadre départemental était trop exigu et dans certaines régions de syndicalisation embryonnaire, le découpage administratif laissait quelques militants défricher de vastes terres vierges, sans grande chance de conquête durable. Il était donc préférable de maintenir les structures des Unions Départementales, mais en les doublant d’organismes plus vastes, englobant plusieurs départements et chargés plus spécialement du recrutement syndical, en particulier dans les secteurs difficiles. Cette solution « mixte » fut finalement retenue au CCN d’octobre 19229, étudiée dans la première partie de l’année 1923, enfin mise en application à partir de juillet10. Coiffant les UD, une vingtaine de « régions de propagande » se virent attribuer un triple but : contrôler l’application des décisions confédérales par les diverses UD ; constituer des syndicats nouveaux dans les zones restées à l’écart de l’influence unitaire ; développer une propagande plus efficace parce que mieux coordonnée.

9Mais le développement de ces régions s’effectua lentement ; et d’abord, comme il va de soi, pour des raisons de gros sous. Pour financer ces organismes de propagande, chaque UD et fédération devaient verser 5 centimes par mois et par adhérent à la CGTU qui les répartissait entre les régions ; mais selon quels critères ? Il fut décidé que chaque région recevrait la même subvention, pour favoriser le recrutement missionnaire ; les militants des secteurs « riches », ainsi contraints de financer la propagande syndicale des régions « sous-développées », l’acceptèrent sans enthousiasme excessif ; surtout la plupart des UD et fédérations déjà fort chatouilleuses en cette matière – les ressources étant chichement comptées – décidèrent de solliciter l’avis de leurs adhérents et de leur demander une cotisation supplémentaire. Tout cela prit beaucoup de temps.

Figure n° 8 : photographie du 24 avril 1923, grève des midinettes, meeting des couturières à la Bourse du Travail, Paris. Source BNF/Gallica/Agence Roll.

10De plus, à l’usage, les inconvénients apparurent rapidement. Rares furent les régions qui purent financer à plein temps plusieurs propagandistes : ceux-ci théoriquement libérés de tâches administratives, prédicateurs à plein temps, se risquèrent avec prudence dans les marges de régions fort étendues ; devant la minceur des résultats obtenus, ils limitèrent souvent leur action pastorale aux centres essentiels, déjà syndicalisés. Par conséquent, le budget en principe affecté à l’évangélisation méthodique des zones païennes fut souvent consacré en fait aux secteurs déjà privilégiés : le résultat obtenu était exactement l’inverse des objectifs espérés11. Fallait-il donc en revenir au cadre départemental ?

11Il ne pouvait en être question alors que la CGTU traquait en son sein les survivances « fédéralistes ». Certes l’enchevêtrement des organismes de coordination et la multiplication des cotisations expliquaient la lassitude des cotisants et par ailleurs secrétaient un appareil administratif plus lourd et plus incohérent. Chaque syndicat unitaire adhérait en effet à l’union locale, à une Union Départementale, à une région de propagande ; et par ailleurs à une fédération d’industrie, à la « région fédérale d’industrie » organisée au sein de celle-ci et enfin à la CGTU : à tous ces organismes il devait théoriquement cotiser. Il fallait donc de toute évidence supprimer quelque niveau. Ce fut le vieux cadre départemental qui fit les frais de l’opération. Déjà certains groupes unitaires avaient tenté de faire l’économie de cet échelon, soit que la grande faiblesse de leurs effectifs les ait contraints à des regroupements plus larges (UD de Drôme-Ardèche) soit que, juxtaposés à des centres puissants, ils attendent de la fusion avec ceux-ci aide et assistance. C’est ainsi que, dès 1923, l’UD de Seine-et-Oise décide de demander son intégration à l’union des syndicats de la Seine ; l’unification devint effective en janvier 192512. Avant même que l’expérience ait pu porter ses fruits, la direction confédérale décida de mettre à l’ordre du jour du congrès confédéral prévu pour août la réorganisation de la CGTU. L’affaire fut ensuite menée à la hussarde. Un projet fut communiqué aux syndicats à la veille du congrès de Paris13, discuté très brièvement dans la confusion des séances de clôture et adopté à l’unanimité : les unions départementales se trouvaient ainsi enterrées, avant même que soient ébauchées les structures de remplacement ; un CCN serait chargé de reconstruire.

12Cette réorganisation régionale accapara les efforts de la CGTU pendant six mois, fin 1925-début 1926 : un projet du secrétaire de l’union des syndicats du Rhône, publié après le congrès confédéral, servit de base de discussion ; les régions de propagande s’étaient révélées inefficaces parce qu’elles étaient trop vastes, disparates, dépourvues des moyens financiers et de militants : il fallait donc réduire leur assise, les rendre plus cohérentes et renforcer leur rôle. On vit donc ressortir le vieux projet de « régions économiques », écarté en 1922 ; la constitution d’unions régionales cohérentes économiquement, moins dispersées géographiquement et dotées de ressources financières plus importantes jusque-là allouées aux unions départementales allait enfin permettre de rendre moins hétérogène l’implantation de la CGTU ; les unions régionales seraient solidement enracinées dans la masse ouvrière grâce à des sections locales nombreuses. Ainsi la suppression d’UD, souvent exsangues d’ailleurs, était-elle justifiée : elle permettait de simplifier la hiérarchie confédérale, débarrassée d’un échelon intermédiaire, de fournir plus de ressources, et aux unions régionales et aux unions locales – dont les unitaires redécouvraient les incomparables mérites – se vivifiant ainsi les unes et les autres : les unions régionales dotées de « permanents » soustraits à la répression patronale et pouvant donc assurer la permanence de la propagande unitaire ; les unions locales qui cesseraient de végéter parce que soutenues, épaulées, intégrées dans ces organisations vivaces qu’allaient être les UR.

Carte 5 : régions CGTU fin 1926.

13Il restait évidemment à résoudre quelques problèmes : l’organisme de direction de la CGTU entre les congrès – le Comité Confédéral National qui se réunissait tous les trimestres était jusqu’alors composé de délégués des Fédérations et des unions départementales. Il réunirait désormais – outre les délégués fédéraux – les représentants des UR, voire à titre consultatif ceux de quelques unions locales particulièrement importantes. Par ailleurs, la fixation des nouvelles frontières donna lieu à d’âpres discussions entre les diverses régions, cédant volontiers à leurs voisins les zones sous-syndicalisées et se disputant âprement tel secteur pionnier. Le nombre des unions régionales hésita d’abord entre 22 et 25 pour se fixer finalement à 28 ; les nouvelles unités furent établies sans que soit tenu compte des limites administratives : l’Isère était ainsi coupée en deux, de même que la Drôme, les Deux-Sèvres, le Calvados, l’Eure, la Côte-d’Or, etc. À la fin de 1926, le nouveau découpage régional était pour l’essentiel en plan (voir carte n° 5). Mais alors que le regroupement fédéral n’avait guère suscité qu’une guérilla résiduelle dans la CGTU, la constitution des Unions régionales (et surtout les prolongements que les dirigeants confédéraux voulurent lui donner) soulevèrent des tempêtes. Il devint en effet rapidement évident que la réorganisation « verticale » n’était pas une fin en soi, mais la première tentative pour modifier profondément l’unité de base du mouvement ouvrier : le syndicat.

Des syndicats locaux aux « syndicats régionaux d’industrie »

14La tradition syndicaliste révolutionnaire attribuait au syndicat un triple rôle : organisateur des luttes revendicatives quotidiennes, il exprimait et développait la combattivité ouvrière ; cellule prolétarienne fondamentale, seul authentique « parti » ouvrier puisque seul à ne grouper que des exploités, il serait le catalyseur par la grève générale de la Révolution sociale ; enfin groupement de producteurs, il fournirait après le renversement du capitalisme l’unité de base de la société future. Dans ces conditions, les groupements corporatifs de base étaient incomparablement plus importants que les ensembles – maux nécessaires et temporaires – qui les réunissaient : fédérations, unions locales ou départementales, voire confédération. Aux congrès, ces structures d’encadrement n’étaient « qu’invitées », et tous les syndicats, cellules essentielles de la lutte quotidienne, de la révolution et de la société communiste future avaient même pouvoir et même poids : un syndicat en valait un autre, quelle que soit leur taille respective.

15À vrai dire, cette représentation égalitaire des syndicats, si contraire au « démocratisme » dont se gaussaient volontiers les militants syndicalistes révolutionnaires, avait dès le premier congrès de la CGTU soulevé des protestations : était-il équitable que le poids d’organisations regroupant plusieurs milliers d’adhérents soit le même que celui de syndicats squelettiques, d’autant plus que ceux-ci, même baptisés « minorités conscientes » ne détenaient pas nécessairement le monopole de l’ardeur révolutionnaire. Mais l’extrême acharnement du congrès et le risque de seconde scission qui s’y firent jour conduisirent les militants victorieux à renvoyer ces problèmes à des lendemains plus calmes. Trois types de questions pourtant avaient été abordées : le renforcement des liens entre syndicats et masses ouvrières ; la consolidation de ces syndicats ; la recherche d’un mode de représentation plus équitable.

16La scission avait encore renforcé la faiblesse numérique des organisations : comment ceux-ci pouvaient-ils jouer le rôle de guides du mouvement révolutionnaire que leur reconnaissait encore une large fraction du mouvement unitaire ? L’idée fut lancée dès 1922 de constituer autour du syndicat, noyau d’élite restreint, une auréole ouvrière plus large constituant le « comité d’usine ». De longues discussions autour de ce thème s’étirent tout au long des années 1923-1924, prenant exemple sur des expériences rares, mais longuement décrites, et prenant de ce fait des dimensions mythiques. Elles préconisent la création dans tous secteurs productifs de « comité de mines » dans le Sous-sol, de « magasins » chez les employés, de « comités culturaux » dans l’agriculture, etc. Encore les contours de ces divers organismes aux noms sonores restèrent-ils la plupart du temps singulièrement flous. Pourtant quelques précisions furent ici et là apportées : en 1923, le secrétaire du syndicat des métaux de Troyes expose longuement l’organisation14 et le rôle du comité d’usine dont les « bases » sont, paraît-il, jetées dans l’Aube. Le comité y est composé de trois « cellules ». La première, dite de « technicité » groupe tous les ouvriers qui le désirent, syndiqués unitaires, confédérés, voire chrétiens et inorganisés, et a pour but d’établir le programme des revendications immédiates, d’élaborer la stratégie des luttes contre le patronat (état des stocks, réserves patronales, conjoncture, etc.) et de préparer les prolétaires à la gestion de la société future. La seconde, dite « cellule de recrutement » composée apparemment du seul syndicat unitaire, a pour tâche la propagande syndicale et la croissance des effectifs. La troisième enfin, ou « cellule d’éducation de classe » ne comprend que les militants les plus conscients, « les vedettes indispensables au mouvement révolutionnaire », plus spécialement chargées d’empêcher le comité d’usine de verser dans la gestion réformiste.

17Durant deux ans, le mouvement unitaire va se délecter de ces thèmes : pas un congrès d’UD ou de fédération qui ne conclue à la nécessité des comités d’usines et ne décide de les créer sur-le-champ. Mais nul ne vit jamais surgir ces organisations attendues : pourquoi les ouvriers qui boudaient si obstinément les syndicats auraient-ils participé avec plus d’enthousiasme aux comités ? L’impression prévaut très fortement d’une inflation verbale propre à dissimuler les faiblesses réelles, d’une création mythique d’autant plus réconfortante que les réalités, difficultés de recrutement et fragilité des organisations, s’avéraient brutales.

18L’essentiel était évidemment de consolider les syndicats eux-mêmes. Les « minorités agissantes » avaient pu donner du fil à retordre à un patronat nombreux mais dispersé et disparate. Or les progrès de la concentration capitaliste nécessitaient une lutte coordonnée par de vastes groupements, donc des syndicats plus stables et moins squelettiques15. Fut alors exposée avec insistance, à partir de 1926, la nécessité de regrouper les syndicats locaux en syndicats régionaux d’industrie, c’est-à-dire d’étendre à la fois l’assiette professionnelle et géographique des organisations de base ; de créer d’abord, non plus sur la base de la localité mais dans l’usine, au cœur de la citadelle ennemie, des sections regroupant les divers métiers ; de coordonner ces sections d’usines en unions locales ; de les regrouper enfin, dans les régions d’industrie dominante en syndicats régionaux de grande taille, à effectifs nombreux16, disposant de ressources suffisamment élevées et régulières pour recruter un militant permanent, hors d’atteinte du patronat et assurant la continuité de l’action syndicale. Une des conséquences logiques de cette concentration tentée avec plus ou moins de bonheur dans quelques secteurs géographiquement privilégiés (métallurgie lorraine, mineurs du Nord, alimentation, métaux, transports, services publics de la région parisienne) était évidemment l’adoption pour la représentation aux congrès d’un mode de scrutin proportionnel. Comment en effet pousser les syndicats aux regroupements nécessaires si ceux-ci contribuaient à diminuer leur poids relatif dans la CGTU 17 ? Les organisations de la région parisienne en particulier menèrent campagne18. Le système « égalitaire » était injuste, puisqu’une vingtaine de syndicats dérisoires, peut-être moribonds mettaient en minorité les quelques très grandes organisations : comment dans ces conditions prétendre parler au nom de l’ensemble des travailleurs ? Le système était de surcroît dangereux, car il suffisait à une direction, avant un congrès incertain, de fabriquer par simple division une masse de syndicats évanides pourtant dotés chacun d’une voix et aptes à garantir une majorité. Enfin le système était contraire aux exigences de la lutte sociale, puisqu’il écrasait les très fortes organisations qui dans ce domaine avaient évidemment un rôle incomparablement plus grand que les unités restreintes. L’argumentation était cohérente et convaincante : elle l’emporta sans coup férir au congrès de 1925 : quarante syndicats seulement se prononcèrent contre l’adoption d’une proportionnelle « amendée »19, destinée à empêcher que la décision soit acquise dans les congrès par une vingtaine d’organisation à gros effectifs20.

19Ainsi entre 1922 et 1927 la confédération a connu une triple réorganisation : au niveau de ses fédérations, de ses unions, de ses syndicats. Mais les deux premières ont profondément bouleversé les structures fédérales, ne laissant rien subsister des anciens modes de regroupement. La dernière par contre se heurta à de considérables obstacles : hétérogénéité professionnelle, diversité des conditions salariales, éloignement géographique. Si l’on tente sur ce point de dresser un bilan en 1927 on est étonné par la faiblesse des résultats obtenus : quinze syndicats régionaux d’industrie, vraiment dignes de ce nom assistent au congrès de Bordeaux. Leurs assises géographiques sont étroites : sept vivent dans la Région parisienne, un dans le Nord, quatre dans l’Est, Alsacien-Lorrain, un dans la région de Belfort-Montbéliard, deux dans la région Lyon-Saint-Étienne. Professionnellement, le stade expérimental n’a été dépassé que dans les métaux (cinq SRI), le sous-sol (quatre) et divers travailleurs de l’État de la région parisienne…Il est très intéressant de noter que même dans cette région clé, champ d’expérience privilégiée par la densité de son implantation syndicale, de vastes secteurs professionnels restent prudemment à l’écart : l’alimentation, où continuent de coexister les divers syndicats de boutiques et d’usines ; le bâtiment, échaudé par la malheureuse expérience de « syndicat unique » tenté dès 1922 par la direction anarchiste et qui avait entraîné une rapide hémorragie… En ce domaine au moins la réorganisation avait échoué.

20Il reste que l’ampleur et la diversité des mutations introduites suffisent à en indiquer les ambitions. Certes, la volonté de rendre plus efficaces et plus solides les organisations unitaires n’est pas négligeable, mais elle semble n’avoir été qu’une visée seconde, largement éclipsée par les impératifs politiques. Nous aurons longuement à revenir sur ces aspects ; mais il n’est pas inutile dès à présent de souligner quelques points.

21La période fondamentale, en matière de réorganisation s’ouvre en 1924, c’est-à-dire au lendemain d’un congrès qui a définitivement écarté toute tentative de restauration anarchosyndicaliste dans la CGTU ; elle s’amplifie en 1925, quand se disloque l’alliance victorieuse au congrès de Bourges, et que les « syndicalistes communistes » retournent au syndicalisme révolutionnaire ou passent au communisme. Il n’est certes pas indifférent par ailleurs de constater que progressent du même pas la bolchévisation du Parti Communiste et la centralisation de la CGTU ; enfin que s’effectuent parallèlement la réorganisation communiste en régions et cellules, et la réorganisation confédérale en régions et syndicats d’industrie. L’identité des thèmes et des cadres proposés ne saurait être l’effet du hasard21.

22Ces mesures nombreuses, variées, désordonnées, révèlent en réalité, sous la discontinuité apparente des initiatives, une grande cohérence de la démarche. L’institution des unions régionales en 1925-2026 apparaît d’abord comme une réforme isolée, mais peu à peu précisée, elle entraîne en cascade toute une série de mesures dérivées. Horizontalement, l’union régionale regroupe les diverses unions locales ; mais celles-ci sont à leur tour modifiées par l’existence de syndicats régionaux d’industrie puisqu’elles deviennent – au moins théoriquement – l’émanation des sections locales de ces syndicats. Verticalement, les fédérations, au lieu de regrouper les anciens syndicats locaux, devraient devenir la résultante des futurs syndicats régionaux.

23Nationalement le CCN voit sa composition profondément modifiée, puisqu’il regroupe désormais les représentants de vingt-huit UR au lieu de quatre-vingt-sept UD ; de vingt-quatre fédérations d’industrie au lieu de trente-neuf organisations de métier. Autrement dit, tous les échelons du double réseau confédéral (où la représentation proportionnelle devient partout de règle) se trouvent bouleversés : à l’ancienne pyramide – groupe corporatif, union locale, union départementale, où l’autonomie était à tous les échelons la règle – s’est substituée une hiérarchie nouvelle, régie à tous les échelons par le « centralisme démocratique » : sections d’usines, sections locales, syndicats régionaux d’industrie (certes encore bien rares…) unions régionales regroupant des unions locales aux assises modifiées.

24Enfin il serait utile de s’interroger sur les centres de décisions où s’élaborent ces innovations : le rôle de l’Internationale semble au départ avoir été à chaque fois décisif. C’est le 2^e congrès de l’ISR en novembre 1922 qui signale la nécessité du « resserrement fédéral » ; c’est le congrès de juillet 1924 qui fixe entre autres l’objectif des syndicats régionaux d’industrie. Mais à l’intérieur de la CGTU, le rôle pilote de quelques régions, champ d’expérience privilégié, est tout aussi évident. C’est l’union des syndicats de la Seine qui, en « absorbant » la Seine-et-Oise, crée de facto la première union régionale ; c’est elle qui en 1925 propose au congrès fédéral un système de représentation proportionnel, déjà prévu par les statuts de l’UD ; c’est elle qui pousse le plus loin les tentatives de rassemblement en syndicats régionaux d’industrie. C’est elle encore qui dans un autre domaine capital, admet dès janvier 1925, la possibilité de réélire les « fonctionnaires syndicaux » et qui défend ce point de vue qu’elle fait également triompher au congrès fédéral d’août. Le rôle prioritaire de cette union correspond certes à son poids spécifique dans le mouvement unitaire, mais il traduit plus encore les fortes positions que les communistes y ont très tôt conquises.

25Enfin la réorganisation, en réduisant le nombre des ensembles régionaux et leur place relative au CCN, en installant aux divers échelons des militants permanents nombreux, efficaces, disciplinés, nommés avec l’accord de la direction confédérale, abandonne une large part de la tradition syndicaliste française. Elle constitue une des conditions essentielles (nullement dissimulée d’ailleurs mais au contraire proclamée et glorifiée – surtout à partir de 1925 –) à la pénétration des thèmes communistes dans le mouvement unitaire. Aux syndicalistes révolutionnaires qui se réclament de l’héritage ancien (multiplicité de syndicats autonomes, fédéralisme), les communistes répondent centralisme, discipline, homogénéité. Aux groupes hétéroclites qui se lançaient naguère à l’assaut du patronat doivent se substituer des bataillons menant la lutte des classes comme une guerre et en en acceptant les règles22. Si la confédération est si profondément bouleversée dans ses structures, ce n’est pas d’abord pour des raisons d’efficacité revendicative ; mais bien parce que la lutte y est devenue prioritaire.

Figure n° 9 : affiche de la CGTU « Aux travailleurs », 1925. Source Pandor.