1La lutte de tendances s’était jusqu’alors déroulée à fleurets mouchetés, sur des points somme toute événementiels ; elle s’élargissait considérablement, portant maintenant, comme il était normal en un congrès constitutif, sur la finalité du syndicalisme. Il importe donc de bien cerner les débats essentiels : outre la gestion de la CA provisoire étaient en débat la structure de la CGTU, les rapports de celle-ci avec les « groupements extérieurs », les buts du syndicalisme révolutionnaire et l’affiliation internationale. Tous problèmes qui avaient fourni la matière des escarmouches internes à la minorité depuis 1918, certes, mais qui pour la première fois d’être confrontés systématiquement, apparaissaient en pleine lumière.

2L’activité de la Commission Administrative et du bureau provisoire faisait tout d’abord problème.

3Aux « fédéralistes » qui accusaient les « unitaires » d’avoir fui leurs responsabilités en désertant les organismes de direction, d’avoir refusé la discussion à l’intérieur de ceux-ci et d’avoir ensuite mis en accusation le bureau de la CGTU, les « syndicalistes communistes » rétorquèrent que l’atmosphère était devenue irrespirable au sein de la CA, que les militants hostiles aux orientations anarchisantes étaient systématiquement mis à l’écart, accusés des plus noirs desseins, voire même copieusement insultés2. Dans ces conditions, tout travail commun devenant impossible, toute tentative de compromis échouant régulièrement3, il avait fallu porter le débat sur la place publique et en appeler à l’ensemble des syndiqués de la CGTU.

4Sur les responsabilités de l’éclatement au grand jour des divergences, les opinions s’affrontaient également : pour les « purs », leurs adversaires régulièrement battus dans les organismes de direction avaient, en critiquant publiquement la CA de la CGTU, affaibli cette dernière, fourni des armes à l’adversaire réformiste et stoppé le mouvement qui portant de larges couches ouvrières vers l’organisation unitaire. Pour les syndicalistes communistes, au contraire, la CA avait outrepassé ses droits : élue provisoirement pour maintenir entre les syndicats minoritaires un lien à la fois ténu et solide, elle avait consolidé la scission, refusé d’en appeler à l’ensemble du prolétariat organisé en convoquant au congrès de Saint-Étienne les seuls syndicats unitaires ; surtout cherchant à entraîner la CGTU dans une voie fédéraliste, anarchisante et antisoviétique4, elle avait violé ses engagements, puisque seul un congrès avait qualité pour fixer les orientations. Les organismes du « lien provisoire » étaient donc responsables de la cristallisation des tendances et des affrontements publics qui l’avaient suivie. Les conflits internes de la CGTU s’étaient envenimés par suite des tentatives précipitées et illégales du bureau cherchant à mettre le congrès devant des faits accomplis.

5Ces accusations portèrent sur le congrès. Elles paraissaient en effet authentifiées par le refus opposé à toute limitation des pouvoirs du bureau et de la CA, qu’avaient défendu les membres de ces derniers organismes lors du CCN de mars. Ainsi les partisans décidés de l’autonomie avaient refusé de laisser contrôler l’exécutif qu’ils dominaient ; ces antiautoritaires paraissaient avoir une conception très rigide de l’autorité5.

6Mais c’est surtout la révélation du « Pacte » de février 1921 qui permettait aux syndicalistes communistes de faire mouche. Dès le mois de mai en effet, l’existence du « Pacte » était connue du groupe de La V.O., sans doute grâce au ralliement d’un des signataires, Bisch. Dans son grand article de L’Humanité, Monatte en fit, pour la première fois semble-t-il, état. Suggérant qu’une manière de société secrète agissait dans le mouvement syndical, organisait la scission, raflant les postes dirigeants, fixait l’orientation hors des organismes réguliers, il frappait au cœur des fédéralistes. Le déchaînement des polémiques durant le mois de juin fournit au groupe de La Vie Ouvrière de multiples occasions de dénoncer ces méthodes conspiratrices. Dix jours avant le congrès, la Bataille syndicaliste, poussée dans ses derniers retranchements, authentifiait les accusations des syndicalistes communistes et publiait le texte du « Pacte » (voir annexe)6.

7Ce fut pour les « syndicalistes purs » une catastrophe : avec une extrême habileté, Monatte retourna contre les « pactisants » tous les arguments qu’ils brandissaient depuis six mois : « que devient donc le fédéralisme là où existe un comité mystérieux, extérieur aux organismes réguliers, ne recevant d’eux ni indications, ni mandats et qui pourtant les manœuvre, s’impose à eux et les dirige ? Les organisations sont dominées par un comité central d’autant plus dangereux qu’il est dans l’ombre ? […] Que devient l’autonomie des organisations du mouvement ? […] Même impossibilité de savoir si une décision prise l’a été suivant le désir et le besoin de l’organisation ou bien souvent le désir et le besoin du pacte »7.

8Les autonomes truquaient l’autonomie, les fédéralistes centralisaient les décisions, les purs agissaient en clan pour la conquête des postes ; les « apolitiques » installaient dans le mouvement syndical un « comité électoral » et y faisaient régner « des mœurs singulières, dignes de la pire politichiennerie »8. À l’odieux s’ajoutait le ridicule : une vingtaine de conjurés avaient décidé un jour « d’être » le syndicalisme révolutionnaire9 […] L’affaire, on le comprend, fit grand bruit : les « purs » en sortaient marqués d’infamie. Du coup leur argumentation s’affaissait, et les critiques des syndicalistes communistes prenaient une singulière fraîcheur : qui n’avait encore présente à la mémoire les galopades électorales du congrès de décembre ? Toute la gestion d’une CA, élue dans de telles conditions s’en trouvait oblitérée.

9Du même coup, l’affaire du « Pacte » jetait un jour nouveau sur le problème des statuts confédéraux : le projet du bureau frappait par son utopisme ; détruisant méthodiquement les bases traditionnelles du syndicalisme français, jugées responsables des trahisons de la CGT, il pulvérisait l’organisation en une poussière de groupes autonomes, structure bien propre évidemment à faciliter les agissements d’un comité secret centralisé : les adversaires de la direction provisoire s’en donnèrent à cœur joie. Le projet de statuts supprimait les deux modes de groupement des syndicats existant dans le mouvement corporatif. Aux Unions Départementales, calquées sur les unités administratives mises en place par la bourgeoisie, la CA proposait de substituer des unions régionales, dont les contours se mouleraient sur les unités économiques du pays. Les fédérations d’industrie subsistaient, mais jugées imperméables à l’expression des aspirations ouvrières (l’expérience des luttes dans la CGT était proche), elles perdaient tout pouvoir réel : exclues de la Commission Administrative, elles disparaissaient également du CCN, devenant un simple « conseil technique ». « Ainsi le prolétariat devenait maître de l’organisation confédérale à tous les degrés »10.

10À cette volonté de faire table rase, les syndicalistes communistes opposaient – apparent paradoxe – la tradition française et les nécessités pratiques. Il était délicat de bouleverser de fond en comble les structures syndicales. Constituer des UD moulées sur les régions économiques était certes une tâche sérieuse mais de très longue haleine ; ne valait-il pas mieux, en attendant, laisser subsister les Unions Départementales, cadres contestables il est vrai, mais éprouvés ? De plus le remplacement de quatre-vingt-dix UD par vingt UR ne risquait-il pas de développer les bureaucraties syndicales régionales et de restreindre la représentation des syndiqués dans le CCN ? On prétendait étendre le fédéralisme ; ne proposait-on pas là une mesure inapplicable et centralisatrice ?

11De même, les « unitaires » ne niaient pas les dangers que présentaient les fédérations, dominant l’ancienne CA de la CGT et la rendant sourde aux appels de la base ; mais s’il était raisonnable de les écarter de la CA, était-il sage de les exclure du CCN ? « Qu’on se représente une grève d’industrie éclatant dans tout le pays » commentait La Vie Ouvrière, « et les représentants directs des grévistes, en l’espèce les secrétaires fédéraux, n’ayant pas accès au CCN, organisme responsable de la CGTU chargé de mener à bien les batailles ouvrières ? Ce serait lamentable »11. Il fallait donc maintenir la représentation des Fédérations au CCN avec voix délibérative.

12Le projet de la CA excluait complètement la rééligibilité des « fonctionnaires » syndicaux12. Les minoritaires avaient beau jeu de faire remarquer que le renouvellement automatique des « permanents » n’était pas en lui-même une garantie contre le chancre bureaucratique ? Par ailleurs le mouvement syndical était-il si riche en militants de grande valeur qu’il puisse s’interdire toute prolongation de mandats ? Enfin, dernier point de litige, la CA ôtait toute ressource importante à la Confédération : « désireuse de décongestionner les rouages supérieurs de la CGTU »13, la CA transférait les charges de propagande – donc les ressources – aux UR, les Fédérations dans leur rôle nouveau ayant des « besoins infiniment moins grands ». Quant à la CGTU réduite à vivre de la seule perception du timbre confédéral, elle serait réduite à l’état de bureau d’études et de coordination. Le fédéralisme devenait total ; était-ce de nature à permettre la lutte prolétarienne dans le cadre d’un état capitaliste centralisé ? Monmousseau avait beau jeu de rappeler au Congrès, citant Pelloutier, « si la centralisation est bonne pour la classe dirigeante, ne doit-elle point l’être pour la classe ouvrière et avons-nous le droit, tandis que l’État concentre ses moyens de défense, d’éparpiller les nôtres » ? 14.

13Bref, le projet de réorganisation confédérale manquait tout à la fois de sérieux et de réalisme. Il fut peu et mal défendu à Saint-Étienne. Il est vrai que la cause était difficile à plaider. Et lorsque Cadeau au congrès s’écriait : « il fallait dire que ces unions régionales vont contrecarrer votre sale politique communiste. Voyez-vous, voilà le point sensible. On avait installé son petit secrétaire de section dans chaque département et quand on a vu le projet de statuts de la CGT, on s’est dit : eh ! Mais c’est le rempart du syndicalisme qui se dresse. Adieu les nouveaux préfets politiques communistes »15. Il détournait l’attention de la vacuité du projet de statuts antérieurs mais visait juste quant aux débats essentiels du congrès. Et d’abord à celui des rapports entre syndicalisme et « groupements extérieurs » ; donc de la finalité du syndicalisme.

14Ce débat fut le plus confus de tous. Aux anarcho-syndicalistes qui tonnaient contre les tentatives de subordination du Parti Communiste, citant abondamment16 les directives que l’Internationale, en ce milieu d’année 1922, les syndicalistes communistes rétorquaient que le PC n’était pas seul en cause : la lutte des tendances politiques dans le syndicalisme n’était pas neuve, elle faisait rage déjà dans la CGT d’avant 1914. Par ailleurs, d’autres courants politiques pratiquaient eux aussi le « noyautage »17, développant dans les syndicats leurs propres positions philosophiques et politiques, tels les anarchistes18, dont le leader, Colomer, écrivait à la veille du congrès dans Le Libertaire, pour situer son action dans la CA de la CGTU : « comme nous n’avions pas dissimulé notre point de vue fédéraliste, antipolitique et libertaire durant toutes les séances du congrès, nous nous crûmes autorisés, par les délégués mêmes qui nous avaient appelé à collaborer à la gestion de la CGTU à pousser franchement la nouvelle organisation confédérale, de toutes nos forces, quoique l’on dise et quoi que l’on fasse, sous le soleil réconfortant de l’anarchie »19. Dans ces conditions, comment interdire à la coalition du groupe de La V.O., aux communistes, ses efforts pour tirer le syndicalisme sous l’Internationale de Moscou.

15Ce premier débat sur les ingérences des groupements extérieurs dans le syndicalisme n’était qu’une escarmouche. Les grands problèmes étaient ailleurs ; et d’abord celui de la valeur et de la place relative du parti et du syndicat. Pour le bloc anarcho-syndicaliste, les réponses de la Charte d’Amiens restaient valables20 et il suffisait de les actualiser. Quant au parti, il ne pouvait avoir qu’une place secondaire, ses intentions étant suspectes21, ses rangs composites22, l’appui qu’il était susceptible de fournir étant dérisoire 23 et dangereux car tentant de soumettre les ouvriers conscients à la solde d’intellectuels plus ou moins ratés24.

16Dans ces conditions, comment ne pas affirmer plus fortement encore la suprématie du syndicalisme ? Se suffisant à lui-même, il n’avait que faire d’une avant-garde extérieure. Et il pouvait suffire à tout, à condition de s’aider des conseils de savants et de techniciens par ailleurs soigneusement tenus en lisière : groupement économique, il pouvait seul mener la lutte économique quotidienne. Demain, « la Révolution serait économique ou ne serait pas prolétarienne », selon la formule de Pierre Besnard 25 ; et au sein de celle-ci, le syndicalisme serait d’autant plus capable d’organiser la défense contre toute contre-offensive du capital26. La société bourgeoise était minée, à la veille de la faillite ; elle ne serait pas renversée, elle se disloquerait sous le coup de ses contradictions internes. Après-demain, c’est autour du syndicat que se réorganiseraient « toutes les activités directrices capables d’assurer la vie nouvelle »27. Dans ces conditions, le concours que les anarchosyndicalistes affirmaient accepter de forces extérieures, n’était qu’une concession de pure forme.

17Face à cette argumentation cohérente et séduisante, les arguments des « syndicalistes communistes » étaient plus divers : trois groupes importants y côtoyaient la petite secte des « communistes purs » (groupe Planchon), affirmant la supériorité du parti et la nécessité de liens organiques entre parti et syndicat. D’accord pour affirmer que le syndicalisme se suffisait à lui-même et refuser toute idée d’une avant-garde extérieure28, ils reconnaissaient qu’il ne suffisait pas à tout : peut-être dans l’avenir cette situation changerait-elle 29, mais pour l’instant la réalité démentait cruellement cette « grue métaphysique » : les échecs de 1914 et de 1920 l’avaient prouvé30 ; a contrario, l’expérience soviétique avait prouvé la puissance que pouvaient détenir des « forces extérieures » capables d’entraîner le prolétariat. D’autre part, la lutte ouvrière ne pouvait être uniquement économique, les problèmes politiques et sociaux étant étroitement imbriqués. Et le mouvement de concentration économique, l’interpénétration de plus en plus poussée du capitalisme et de l’état bourgeois31, rendaient encore plus nécessaire le regroupement de toutes les forces révolutionnaires, partis, syndicats, sectes, groupements philosophiques […] ; regroupement circonstanciel, où chacun garderait son autonomie, mais indispensable et pour la lutte quotidienne et pour la prochaine Révolution.

18Unis autour de ces conceptions, les syndicalistes communistes divergeaient sur d’autres points, et en particulier sur les modalités des rapports avec les groupements extérieurs : les partisans de La Vie Ouvrière, peu bavards en cette matière, répondaient que la pratique seule trancherait, qu’il était impossible de fixer des limites à cette collaboration, hors bien sûr le refus solennel de tout lien organique. Un groupe « centriste », réuni autour de Marie Guillot et Lartigue, acceptait également cette injonction pour le présent et pour la période révolutionnaire32, mais constatait la divergence profonde des buts finaux entre syndicalisme et communisme33 ; par conséquent, il convenait d’établir de solides garde-fous contre les prétentions du parti à subordonner ou à orienter le mouvement.

19Au contraire, les communistes insistaient sur le rôle propre, irremplaçable de leur organisation. Mais combien ils étaient timides et éloignés des positions de l’Internationale ! Frossard offrant au syndicalisme une collaboration d’égal à égal34, Boville expliquant que le parti pouvait gagner à la révolution les couches non syndicalisables, classes moyennes et paysannerie ; Dondicol précisant encore qu’un des buts du parti était d’éduquer et de mettre au service du syndicalisme des individus compétents mais regardés avec méfiance par la classe ouvrière, comme les techniciens ; comme ils étaient sages et modérés et fades, ces communistes ! de bien mauvais élèves d’une Internationale adressant au parti français lettres comminatoires sur directives impératives pour lui enjoindre de devenir, dans les meilleurs délais, un parti prolétarien qui puisse se placer à la tête du mouvement syndical ; le parti, groupement réduit des éléments les plus conscients, proclamait l’Internationale ; le parti des couches les plus « arriérées » traduisaient, à Saint-Étienne, de nombreux communistes français.

20Les divergences des unitaires étaient donc réelles. Mais face aux anarchosyndicalistes, ils proclamaient tous leur refus de formules anciennes : « syndicalisme au-dessus de tout » répétaient les fédéralistes, « Révolution au-dessus de tout », répondaient en chœur les « syndicalistes communistes ». C’est qu’en effet la Révolution, la discipline qu’elle impliquait et le régime qu’elle instaurerait étaient au cœur des débats. Tous s’affirmaient pour la Révolution prolétarienne, la plupart la jugeaient imminente ; mais là s’arrêtait la similitude des analyses.

21Pour le bloc unifié des anarchosyndicalistes, la disparition de l’État était un des objectifs fondamentaux du syndicalisme ; de tout État, organisme par nature coercitif, secrétait ses propres groupes privilégiés. L’État prolétarien ne pouvait être qu’une utopie d’autant plus dangereuse qu’elle paraissait s’appuyer sur l’exemple de la Russie soviétique, qu’il fallait donc démystifier. Certes, un régime transitoire serait nécessaire, durant lequel les producteurs auraient à riposter aux contre-offensives d’une bourgeoisie mal résignée à la défaite. Mais les syndicats étaient seuls capables d’assurer cette vigilance35. L’exemple de la Russie le prouvait bien. Dans sa première phase, certes, reconnaissait Colomer, elle avait été un grand espoir : « le pouvoir des organisations productrices, la suppression de l’État, le triomphe du prolétariat assuré par les prolétaires eux-mêmes36 » ; bref, une révolution « antiétatique et anti-politicienne ». Mais la situation s’y était rapidement modifiée : « à la place des Soviets, il y a le Kremlin »37. La Révolution avait secrété un appareil gouvernemental, elle avait été captée, détournée de ses fins par le Parti Communiste qui, loin d’exercer la dictature du prolétariat, faisait peser sa dictature sur le prolétariat38. En outre, cette évolution était peut-être inévitable dans un pays arriéré, illettré, où le syndicalisme était inconnu, mais il était impossible que la France, avec son prolétariat éduqué et combatif39, avec son réseau d’organisations syndicales, suive la même voie40. La « dictature du prolétariat » n’y serait point nécessaire ; grâce à l’omniprésence des syndicats, la France révolutionnaire passerait très vite de la préhistoire du gouvernement des hommes à l’ère bénie de l’administration des choses.

22Ce tableau idyllique soulevait les lazzis des syndicalistes communistes ; si le prolétariat français était si exceptionnellement puissant, révolutionnaire et conscient, à quoi bon une Révolution41 ? On n’en pouvait faire l’économie et construire tout de suite la société future. Or n’était-ce pas folie ? Les plus larges couches ouvrières étaient loin d’être gagnées aux idéaux révolutionnaires ; pis, elles restaient hors des syndicats, et on voyait mal le squelettique réseau confédéral prendre en mains l’administration du pays.

23Au surplus, les lendemains révolutionnaires ne chanteraient guère42, l’exemple russe l’avait amplement démontré. La suppression de l’État, l’administration des choses, grandes idées communes aux marxistes et aux libertaires, mais idéaux lointains43 ; en attendant, il fallait en passer par les contraintes étatiques : « Vous voulez arriver au communiste libre ! » s’écriait Semard. « Nous aussi, pour peu que cela puisse vous étonner ! Mais nous vous assurons que vous passerez avant par le communisme organisé »44.

24Tout mouvement révolutionnaire devait en effet être doublement réaliste : en évitant d’abord de séparer la classe ouvrière des éléments des prolétariens et, à l’intérieur de la classe ouvrière, le « noyau conscient » des « masses arriérées » ; sinon, une nouvelle Commune était en perspective : d’où la nécessité de souder toutes les forces révolutionnaires. Et ensuite, le mouvement devait se lancer à la conquête du pouvoir politique : pas de Révolution spécifiquement économique, pas de Révolution spécifiquement politique, pas de Révolution sans mainmise sur l’appareil d’État ; et surtout pas de Révolution victorieuse sans mise en place d’un appareil coercitif dirigé non seulement contre les anciens exploiteurs, mais aussi éventuellement contre les couches exploitées les moins « conscientes ».

25Dans ces conditions, se prononcer pour la disparition de l’État, c’était à la fois sacrifier à l’utopie et faire preuve de défiance à l’égard de la Russie soviétique45. Les syndicalistes communistes se prononçaient donc pour la suppression de l’État capitaliste et pour une période – transitoire assurément – de dictature du prolétariat, dont les contours restaient bien imprécis.

26Ainsi, sur cette question capitale de l’État, s’affrontaient ceux que Maxime Leroy, à la veille du congrès de Saint-Étienne, appelait les continuateurs des « traditions proudhoniennes » et les « théoriciens inconscients d’une monarchie prolétarienne »46. Et il montrait l’évolution survenue depuis l’avant-guerre : « les statuts de l’ancienne CGT étaient certes anti-étatistes, mais avec une réserve dans les termes telle que toutes tendances avaient pu jusqu’à ces derniers mois s’abriter assez fraternellement sous son large pavillon rouge ». « L’ancienne CGT suggérait l’antiétatisme ; la CGTU l’affirme ».

27Le syndicalisme révolutionnaire d’avant-guerre, chaque courant s’en prétendait l’héritier privilégié ; mais il était mort sans véritables descendants : aux anarchosyndicalistes qui accentuaient les aspects libertaires du syndicalisme français s’opposaient ceux qui voulaient, selon la formule de Monatte, « retremper le syndicalisme révolutionnaire dans le grand courant déchaîné dans le monde par la Révolution russe ».

28Inextricablement lié à la Révolution d’octobre était le dernier des grands problèmes : l’affiliation internationale de la CGTU « Nous estimons que l’Internationale Syndicale Rouge est « lutte de classes » et nous voulons y aller parce que c’est notre place et aussi parce que nous admirons la lutte des grands lutteurs russes » disait Marie Guillot dès l’ouverture du Congrès47. C’est sans doute sur ce point que les deux conditions qui s’affrontaient présentaient le plus de dissensions internes. Pour des raisons conjoncturelles – la confuse histoire de Berlin – et de principe : fallait-il aller à Moscou ? Et, si oui, à quelles conditions ?

29Les premières polémiques se déchaînèrent autour de la conférence de Berlin. L’idée d’une rencontre entre Confédérations syndicalistes révolutionnaires d’Occident pour examiner ensemble la situation internationale n’était pas nouvelle : en décembre 1920, une petite centrale allemande, celle des « localistes », partisans décidés de la rupture avec les réformistes, de l’autonomie et du fédéralisme avait convoqué à Berlin une première rencontre qui, condamnée par les Russes, suspectée par les délégués de la minorité française, Godonnèche et Coppe, n’avait pas eu de résultats. En 1922, par contre, les conditions étaient meilleures, l’Union Syndicale Italienne, la CNT espagnole, qui avaient des effectifs relativement importants, venaient de quitter l’ISR. En avril 1922, l’USI proposait à la CGTU une nouvelle concertation internationale à Paris : après une vive discussion, la CA de la CGTU décida à l’unanimité le 22 avril d’accepter de participer à une conférence (où seraient invitées à la fois les centrales occidentales révolutionnaires et les confédérations adhérentes à l’ISR) pour confronter les positions. Le 27 avril, les Russes, flairant le danger, signalaient à la CGTU que pour permettre les consultations nécessaires, l’ISR avait décidé d’inviter à son congrès d’octobre toutes les confédérations, même celles qui étaient hostiles à l’adhésion à l’ISR. Le 8 mai, la CA de la CGTU répondait à Losovsky qu’une conférence étant déjà prévue, la confrontation pourrait s’y dérouler et proposait qu’elle se tienne à Berlin plutôt qu’à Paris, pour permettre aux délégués de l’ISR d’y assister. La conférence fut donc convoquée à Berlin du 16 au 19 juin.

30Entre-temps, les partisans de l’ISR constatèrent avec inquiétude un glissement visible dans les préoccupations des centrales invitantes. Ils apprirent successivement que dès février, Totti, au congrès de l’Union Syndicale Italienne, avait apporté sur la question internationale « le point de vue du syndicalisme français » et fait aux militants de l’USI des propositions d’organisation internationale48. Ainsi, c’était la CA de la CGTU qui avait en réalité pris l’initiative de cette conférence ; et son secrétaire Totti avait exposé la position de celle-ci sur l’affiliation internationale, alors que seul le congrès avait droit de la fixer. Une fois de plus la CA avait outrepassé son mandat.

31La conférence de Berlin fut ce qu’elle devait être : en furent exclus deux groupuscules occidentaux adhérents de l’ISR, y furent admis les représentants de la « minorité russe », ce qui entraîna le départ immédiat du délégué soviétique. Alors que les délégués de la CGTU s’étaient engagés à n’être qu’observateurs, ils prirent une part active aux débats : Totti présida la première séance, Besnard une commission : là encore il y avait violation de mandat. L’équipée de Berlin tourna court : aucune décision concrète ne sortit des débats réunissant les anarcho-syndicalistes d’Occident ; mais pour la direction provisoire de la CGTU, le bilan était lourd : ils avaient tenté de fixer dès avant le congrès les positions internationales du syndicalisme français, ils avaient participé à la tentative de créer une troisième Internationale syndicale, et ils avaient échoué. Sur ce point encore, ils avaient donné à leurs adversaires syndicalistes communistes des cartes maîtresses.

32La faillite même de la tentative renforça du même coup les partisans de l’adhésion à l’ISR. Au congrès de Saint-Étienne, ce fut le seul grand débat où le bloc des anarcho-syndicalistes se disloque : seuls les libertaires luttèrent ouvertement contre l’adhésion à Moscou49. Les syndicalistes purs défendirent au contraire l’idée de l’adhésion en y mettant deux préalables : refus de toute liaison organique entre les deux Internationales, reconnaissance de l’absolue autonomie nationale. Si Moscou repoussait ces deux exigences, il faudrait alors constituer une autre organisation :

nous disons que nous accordons la priorité à l’ISR à condition qu’elle nous donne satisfaction[…] Mais ici, il faut être franc, il faut être loyal[…] Si Moscou ne nous donne pas satisfaction, si Moscou refuse de reconnaître l’indépendance et l’autonomie du mouvement syndicaliste français, il refuse par-là de reconnaître l’autonomie et l’indépendance du syndicalisme international. Prenant acte de l’intransigeance de Moscou[…] nous donnerons conformément au mandat du congrès l’adhésion de la centrale française à l’Internationale qui, en raison du refus de Moscou, s’organisera à Berlin50.

33Face au front disloqué des fédéralistes, les syndicalistes communistes ne présentaient pas plus de cohérence. Le petit groupe des « communistes purs » rassemblés autour de Planchon défendit jusqu’au bout, avec une remarquable myopie51, le principe de la liaison organique entre IC et ISR. Mais le gros de la troupe se partagea entre deux positions. [Malgré la décision de la réunion des communistes]

34Pour Marie Guillot et Lartigue, [peut-on les qualifier de syndicalistes communistes ?] il fallait entrer à l’ISR, mais à condition que la maison soit habitable : la suppression des liens permanents entre Parti et syndicats sur le plan national était illusoire où subsistait la liaison internationale ; en effet, le syndicalisme, autonome sur le plan national, se verrait contraint d’appliquer les décisions prises à Moscou en commun par les exécutifs de l’IC et de l’ISR. La CGTU ne serait indépendante du PC que pour dépendre de l’Internationale Communiste. La reconnaissance de la double autonomie était donc une condition sine qua non d’adhésion. Pour Semard et Monmousseau, il fallait obtenir à tout prix la reconnaissance de l’indépendance vis-à-vis du Parti Communiste Français. Ensuite il fallait entrer à l’ISR et y lutter pour la suppression de la liaison organique internationale. Mais si on ne l’obtenait pas, il fallait demeurer à l’ISR : le mouvement français avait certes le droit et le devoir de défendre ses conceptions particulières ; mais il ne pouvait prétendre les imposer à l’ensemble du syndicalisme révolutionnaire international.

35La position était fragile : les arguments des « centristes » (Marie Guillot et Lartigue étant finalement assez proches de ceux des syndicalistes purs), n’allait-on pas assister au dernier moment à une rupture du bloc qui, dans le Congrès, avait donné le la ? N’allait-on pas remettre en selle les fédéralistes jusque-là isolés, et leur permettre de l’emporter ?

36Aussi lorsque Costel, au nom des centristes, proposa une motion transactionnelle (si l’ISR refusait de rompre ses liens organiques avec l’IC, la question de l’adhésion devrait à nouveau être portée devant l’ensemble des syndicats de la CGTU), les syndicalistes communistes n’eurent qu’une brève hésitation : ils s’y rallièrent ; l’entente « unitaire » était sauvée, au prix d’un compromis qui rejetait les syndicalistes purs dans l’isolement. Mais pour l’avenir le compromis intervenu était lourd de dangers. [En fait compromis beaucoup plus élaboré]

37Quant à la masse des communistes, remarquablement discrète sur ce point délicat, elle se rallia sans tambour ni trompette au compromis élaboré. Le principe de l’adhésion à l’ISR était acquis, mais Moscou devrait y mettre du sien. [Dès la réunion. Cf. CR de Tourette Huma et lettre de Chambelland (archives Monatte)]

38Ainsi sur tous ces problèmes, deux groupes, en fin de compte assez cohérents, s’étaient heurtés d’un bout à l’autre de la préparation et de la tenue du congrès. Tous deux se prétendaient seuls interprètes fidèles du syndicalisme révolutionnaire ; mais les anarchosyndicalistes donnaient de la Charte d’Amiens une interprétation très libertaire ; quant à leurs adversaires, proclamant hautement qu’il fallait réviser cette charte à la lumière de la guerre et de la Révolution russe, ils nourrissaient leur syndicalisme de nombreux apports léninistes. On ne verserait plus le vin nouveau dans les vieilles outres ; avec l’unité ouvrière était mort l’ancien « syndicalisme révolutionnaire ».

39La victoire des syndicalistes communistes fut très large : 729 mandats sur l’orientation nationale, 743 sur l’affiliation internationale contre 391 et 406 mandats aux syndicalistes purs. Nous n’examinerons pas ici la répartition territoriale et professionnelle des deux courants52 ; quelques remarques sur les modalités de cette victoire nous suffiront.

40Les deux tendances s’étaient presque exclusivement affrontées sur les grands problèmes du mouvement syndical : dans la victoire des syndicalistes communistes avaient certes pesé des données étroitement conjoncturelles (révélation du « Pacte », échec de l’équipée de Berlin, inquiétant tintamarre des libertaires, maladresse des syndicalistes purs comme Besnard, inondant les journaux syndicaux du pays d’abondants et indigestes articles sur la société future et assommant le congrès de la même manière), mais pour l’essentiel, le débat s’était dégagé des péripéties pour embrasser les « grands » problèmes53.

41On avait surtout débattu de la Révolution. Les congressistes la sentaient proche, imminente54 : Besnard comme Monmousseau l’affirmaient, toute leur argumentation reposait sur la proximité du grand bouleversement. Or dans ce climat millénariste, les anarchosyndicalistes, qui dénonçaient la seule révolution réussie et prônaient une révolution syndicaliste terriblement abstraite, étaient battus d’avance. Berlin ? Une tentative de créer une « Internationale révolutionnaire excluant les seuls qui ont fait jusqu’à présent la Révolution »55, affirmait Julienne, et tout était dit. La Révolution russe n’avait pas perdu de son prestige sur la masse des militants : un Boville, précisant qu’il était démissionnaire du PC, dénonçait les anarchistes qui osaient critiquer le Grand octobre et s’attirait des applaudissements frénétiques en clamant « qu’ils viennent faire le procès de Lénine, avec sa vie de martyr, ses 20 heures de travail par jour, et qui est en train de crever d’un attentat encore une fois »56. Lauridan proclamait sa solidarité entière « avec Lénine, avec Trotsky, et même dans ce qu’on appelle leurs crimes »57. La Révolution était un bloc, qu’il fallait défendre comme tel. Monmousseau avait beau jeu de rappeler aux libertaires qu’ils reprenaient les thèmes des dirigeants de la CGT et, presque point par point, le grand discours antisoviétique prononcé par Merrheim à Lille ; quand il ajoutait : « lorsque les mêmes aujourd’hui se dressent contre les militants de la Révolution russe, je les défie de ne pas se dresser du même coup contre toute la Révolution russe »58, il était sûr d’être entendu. C’est ce prestige intact de la Révolution qui l’avait en définitive emporté : les anarchosyndicalistes étaient emprisonnés dans un redoutable piège ; ils ne pouvaient se proclamer révolutionnaires contre la seule révolution existante, « ennoblie par tant de sacrifices, sanctifiée par tant d’espérances »59.

42De cette admiration « pour les grands lutteurs russes », les syndicalistes communistes jouèrent admirablement. [L’intervention de Losovsky]. « Qui reste-t-il pour les défendre, si nous ne restons pas ? », demandait Monmousseau. L’amour pour la Révolution soviétique rejaillissait sur ses disciples français et leur avait donné la victoire.

43De celle-ci, qui pouvait revendiquer la plus grande part ? Après la réunion du parti, Frossard disait pouvoir compter sur quatre cents mandats60. Le rôle du parti aurait donc été fondamental. En fait c’est l’alliance avec les syndicalistes communistes de La V.O. qui lui donnait l’audience des masses ouvrières et l’apparence d’un parti prolétarien. Les dirigeants de l’Internationale le savaient bien, qui appelaient de leurs vœux depuis deux ans l’entrée des syndicalistes dans le parti pour l’épurer et le retremper. On était encore loin du compte.

Figure n° 5 : La Vie syndicale, Bulletin mensuel de la CGTU, n° 1, octobre 1922. BNF/Gallica/CODHOS/CEDIAS-Musée social.

Figure n° 6 : le bureau de la CGTU au défilé, 1^er mai 1927 (on reconnait à gauche Gaston, au centre Maurice Nilès et Julien Racamond à droite au 2^nd rang). BNF/Gallica/Agence Meurisse.

44Que l’audience du parti et du syndicalisme unitaire ne coïncidât pas, une étude comparée des effectifs syndicaux et communistes par département au milieu de l’année 1922 suffirait à le montrer. L’enracinement du parti apparaissait plus général, plus régulier, que celui de la CGTU, encore trop incomplet et disparate : dans 20 départements, au 30 avril 1922, il n’y avait pas encore d’UD CGTU.

45Dans trente départements seulement, on constatait une implantation semblable des deux organisations. Mais dans quarante et un autres, au contraire, il y avait opposition (voir carte 3)61 :

1. Dans une vingtaine de départements les effectifs communistes l’emportaient largement62 ; soit dans les départements ruraux où la syndicalisation était difficile (surtout dans le Sud-Ouest), soit dans des départements industriels, mais où les syndicats refusaient d’adhérer à la CGTU tant qu’elle était dominée par les anarchosyndicalistes : c’était le cas, très particulier, de tout le Nord-Est lorrain et alsacien.
2. Dans une vingtaine d’autres départements au contraire, de forts effectifs unitaires coexistaient avec des effectifs communistes réduits : les cas étaient particulièrement nets dans les vieilles terres tôt dominées par le syndicalisme révolutionnaire d’avant 1914 : l’Ouest et le centre Ouest (Maine-et-Loire, Deux-Sèvres, Ille-et-Vilaine, Indre, Haute-Vienne) et des îlots isolés dans l’Est (Doubs, Isère, Savoie).
3. Dans les grands centres prolétariens – Rhône, Loire, Seine, Seine-Inférieure, Nord – on constatait une forte implantation des deux mouvements. Mais cela ne prouvait rien car les anarchosyndicalistes y avaient également de solides positions dans les masses (voir carte 4).

46Dernière remarque : le congrès de Saint-Étienne s’était tenu au terme d’une assourdissante campagne qui avait dressé les clans les uns contre les autres63. Le congrès lui-même avait vu le heurt des tendances politiques, bien des délégués l’avaient fait remarquer : la classe ouvrière, saturée des disputes, regardait avec lassitude les syndicalistes révolutionnaires s’entredéchirer. À Losovsky qui lui conseillait de dénoncer les hommes du « Pacte », Monmousseau rétorquait au lendemain de Saint-Étienne : « un vent hostile aux polémiqueurs souffle sur notre pays ouvrier. Le « fermez vos gueules » de Sirolle n’est que l’écho des rumeurs du fond : tôt ou tard, les polémiqueurs seront brisés »64. Les syndicalistes communistes avaient conquis la CGTU ; il leur restait à la diriger.

Cartes

Carte n° 3 : corrélation entre parti communiste et syndicalisme unitaire.

Carte n° 4 : positions départementales de l’opposition au 1^er congrès de la CGTU, Saint-Etienne, juin 1922.