Chapitre 4 - La CGTU existe-t-elle ?

1En ce début d’année 1922, le mouvement ouvrier français ressemblait à un champ de bataille : à la constitution du lien « provisoire » entre unitaires, la CA de la CGT avait répliqué dès le 5 janvier en faisant connaître « à tous les travailleurs, les conditions nécessaires pour être confédérés »1. Face aux UD et Fédérations rebelles, elle poussait activement à la reconstitution d’organisations fidèles, recomposant ainsi le tissu confédéral déchiré : le 5 janvier déjà une « Union des syndicats de la Seine reconstituée » était admise dans l’organisation2. C’était pourtant là que les positions majoritaires étaient les plus médiocres.

2Pourtant la volonté unitaire subsistait malgré le triomphe des scissionnistes de gauche au Congrès de Paris. La Vie Ouvrière continua quelque temps la campagne pour la reconstitution d’une organisation unique, appelant de ses vœux une pression des syndicats restés confédérés sur leurs dirigeants3.

3Dans le camp confédéré en effet, des voix se faisaient entendre qui réclamaient des concessions de part et d’autre. Une Union Départementale importante, celle de Meurthe-et-Moselle, refusait de tenir pour négligeable le Congrès extraordinaire de Paris : sous le titre « Pour l’Unité envers et contre tous », son journal, Le Réveil ouvrier écrivait :

Certes, des fautes ont été commises, on a manqué gravement à la discipline, mais, est-ce une raison pour assassiner le mouvement ouvrier ? … l’unité peut être maintenue avec des concessions de part et d’autre. Renoncer aux exclusions, dissoudre les CSR, essayer une fois de plus d’aplanir le conflit des cheminots n’est pas au-dessus des forces humaines. L’opinion de 1 500 syndicats mérite d’être discutée ; seuls des partisans déclarés de la scission peuvent passer outre4.

4Ce courant unitaire fit quelque temps illusion : un bulletin hebdomadaire La Bataille, se faisait le champion de « l’unité quand même » contre les scissionnistes des deux bords et publiait les ordres du jour de syndicats refusant de se résoudre à la cassure5. Un groupe de syndiqués, réuni autour de Villelal, ancien secrétaire adjoint de la Fédération du Livre, qui avait démissionné début décembre pour protester contre les exclusions, fondait, le 18 janvier le Trait d’Union Syndicaliste demandant que l’on fasse « litière du passé, de ses erreurs et de ses exagérations »6 et que les deux tendances se réunissent dans un Congrès commun.

5Ce mouvement fut balayé par le CCN de la CGT des 12 et 13 février : constatant que la scission était « réalisée dans tous les secteurs du mouvement syndical », il en rejetait l’entière responsabilité sur les minoritaires et refusait toute convocation d’un congrès extraordinaire. Huit voix seulement se prononcèrent contre une décision qui fermait la porte à tout replâtrage. Dès lors chacun était contraint de prendre position : d’assez nombreux syndicats, cinq Unions Départementales, la Fédération des Fonctionnaires cherchèrent, contre la scission et l’affaiblissement qu’elle représentait, refuge dans l’autonomie : position d’attente qui ne pouvait guère être durable, au moins pour les petites organisations.

6Jusqu’au CCN de février, les organismes de « lien provisoire » unissant les minoritaires avaient fait effort pour montrer leur volonté unitaire : apprenant la convocation du Comité Confédéral de la CGT pour le 12 février, la Commission administrative décidait de repousser du 30 janvier au 15 février la décision – prise par le Congrès de Paris – de convoquer un Congrès extraordinaire de toutes les organisations syndicales7. Jusqu’à la mi-février, les organisations unitaires s’étaient astreintes, au moins théoriquement, à ne pas créer d’organisations rivales en face des syndicats majoritaires8.

7Mais, sous ces intentions affichées de ne pas ajouter à la confusion du mouvement syndical, perçait déjà la volonté « unitaire » de rendre la cassure définitive ; alors que la première réunion de la CA provisoire, sur proposition de Monatte, avait décidé de fixer le prix de la carte « minoritaire » à un franc, c’est-à-dire au même prix que celle de la CGT pour rendre plus facile une éventuelle fusion ; dès le début de janvier, le Bureau revenait sur cette décision et décidait de mettre la carte à zéro franc cinquante. [Texte repris dans la R.P. de 1925 à donner : Monatte y souligne le rôle personnel de Monmousseau]

8D’autre part, dans le pays, face à la campagne de réorganisation ouvertement engagée par la CGT, les unitaires, malgré les consignes nationales, ne restaient la plupart du temps pas inactifs : dans une lettre au Bureau de Berlin de l’ISR, Godonnèche le reconnaissait sans fard : « Dans toutes les Fédérations, dans toutes les Unions départementales et tous les Syndicats, la situation est la même. Là où nous avons la majorité, les réformistes forgent avec les quelques éléments qui sont pour eux, des syndicats dissidents. Pour répondre du tac au tac, nous en faisons autant dans les syndicats majoritaires »9. Un peu partout, la volonté de consolider l’organisation encore embryonnaire l’emportait sur le combat anti-scissionniste, faisant disparaître les dernières chances de réunification.

9« Séparation, non-scission » avait proclamé le Congrès unitaire. À la mi-février, la direction “provisoire” prenait acte des décisions de la CGT, constatait que le “lien provisoire” devenait la Confédération Générale du Travail Unitaire et engageait une campagne de propagande et de recrutement dans le pays… ; lançant des appels aux syndicats autonomes pour qu’ils rejoignent la nouvelle Confédération10, la CA de celle-ci décidait de reconstituer, face au réseau confédéral, un ensemble complet et cohérent d’Unions départementales et de Fédérations.

10Le 5 mars, le premier Comité Confédéral National de la jeune organisation faisait le point11 : quarante Unions départementales étaient passées avec armes et bagages à la CGTU, cinq s’étaient proclamées autonomes, vingt-six étaient en voie de reconstitution. La CGTU comptait alors, selon ses dirigeants, près de trois cent mille adhérents12. Évaluant les effectifs de la CGT au moment du Congrès de Lille à 580 000 adhérents13, ils en concluaient que l’organisation unitaire regroupait déjà la majorité des effectifs syndicaux ; ils faisaient en particulier, état de situations excellentes dans la Seine14, dans la région du Nord15 et la Loire16. La scission à la base devenait effective. Aux conflits constants dans la CGT, succédait la violente opposition de deux organisations rivales. Dans un pays où le taux de syndicalisation s’était toujours révélé très faible, la division affaiblissait encore des organisations déjà faibles numériquement et accentuait le recul des forces prolétariennes, effectif dès la débâcle de mai 1920.

11À ce recul général du syndicalisme, s’ajoutait la confusion régnant dans les « formations unitaires ». Le groupe de La Vie Ouvrière, désorienté par le départ de Monatte17, par les désaccords surgis dans son sein18, sous le coup de la lourde défaite de Paris, était l’ombre de lui-même. Mais la situation du Parti Communiste était bien pire : aux incohérences révélées brutalement lors du Congrès unitaire, aux méfiances des syndicalistes à l’égard de son personnel dirigeant, aux inquiétudes nées des timides décisions du Congrès de Marseille 19 (qui avait, du bout des lèvres, malgré les injonctions de l’Internationale, décidé de travailler en direction des syndicats) [article de Chambelland], venait s’ajouter la brûlante question du front unique.

12Le tournant stratégique de l’Internationale Communiste, ébauché au troisième Congrès mondial en juin juillet 1921, exposé publiquement dans un appel lancé le 1^er janvier 192220 par les Comités Exécutifs de l’Internationale Communiste et de l’Internationale Syndicale Rouge et demandant aux « prolétaires de tous les pays » de se battre pour l’unité du front prolétarien, rompait avec la théorie de l’offensive qui avait été proclamée par l’Internationale depuis 1919 : les bolcheviks, constatant que la phase révolutionnaire était close après l’échec des prolétariats occidentaux et la défaite de l’armée rouge sous Varsovie, la consolidation du capitalisme, le reflux des hautes-eaux ouvrières imposaient l’adoption d’une stratégie défensive, seule capable de sauvegarder tout à la fois les conquêtes sociales de l’après-guerre en Occident et la Russie soviétique. Dans ces conditions, il fallait unir les forces ouvrières, hier séparées, dans la lutte pour les revendications quotidiennes et, pour cela ne pas hésiter à proposer alliance sur ces points aux groupes réformistes, partis ou syndicats.

13Les « vingt-cinq thèses sur le front unique », adoptées par le Comité Exécutif de l’IC en décembre 1921, ne furent connues en France qu’au milieu du mois de janvier lorsque L’Humanité les publia21. Elles y déclenchèrent la tempête : ainsi il s’agissait de s’unir demain à ceux que l’on venait de quitter ou de chasser. Hormis la « gauche » du Parti Communiste qui défendait la nouvelle politique de l’Internationale, tout le reste du Parti se rebellait contre Moscou : le Comité Directeur, dominé sans partage par le centre depuis Marseille, se prononçait à l’unanimité le 17 janvier contre l’application du front unique en France. Une campagne regroupant tous ceux qui subissaient à contrecœur « l’autoritarisme » de Moscou se déchaînait dans la presse d’extrême gauche. Du cas particulier de la France, elle en vint rapidement à mettre en cause le principe même du front unique22, [préciser les points : CGT et SFIO ne représentent rien, seul Front unique entre CGTU et PC] accusant la Russie soviétique de subordonner la tactique du prolétariat international à ses propres difficultés intérieures.

14Cette crise si grave pour le jeune PC ne nous préoccuperait pas outre mesure si elle n’avait eu de profondes répercussions dans le mouvement syndical23. Comme dans le Parti, le front unique rencontra une opposition à peu près unanime24. Les syndicalistes purs et les anarchistes se déchaînèrent évidemment contre la nouvelle manœuvre de Moscou : « la CGTU réalisera le front unique, non pas avec Vandervelde ou Bidegaray, mais avec les prolétaires des ateliers, des chantiers, des magasins et des champs », proclamait Quinton dans le Journal du Peuple du 11 avril25. Mais les positions des syndicalistes communistes de La Vie Ouvrière étaient très proches : consentant – du bout des lèvres – à proposer une action commune aux ouvriers confédérés, ils se refusaient à tout accord avec leurs dirigeants. « Front unique pour une action déterminée ? Par le canal des chefs ? Comités d’entente, comités d’action, comités de grève ? Eh bien non ! » s’exclamait Monmousseau : « ce n’est pas comme cela qu’il faut poser la question. C’est ainsi : front unique par en bas ! et si la tête s’y oppose, balayage ou trahison »26. Selon les syndicalistes révolutionnaires, la défaite des grèves de 1920, expérience de front unique avec les dirigeants de la CGT aurait fait la preuve d’un des dangers d’une tactique qui permettait toutes les manœuvres et toutes les trahisons27.

15Un autre aspect de la tactique du front unique soulevait de violentes polémiques : là où les confédérés restaient très forts, l’IC conseillait aux communistes de ne pas faire scission et de continuer la lutte dans la CGT28 : c’était emprunter la tactique qu’Herclet préconisait en février dans son article « Syndicat unique » ; c’était donner raison à Monatte qui, spontanément, s’était soumis à la majorité de son syndicat et avait refusé de le scinder. Mais pour les dirigeants de la CGTU, confrontés à l’âpre nécessité de créer des syndicats et de recruter, la consigne fit l’effet d’un sabotage de la confédération. L’alliance de leurs jeunes organisations avec les syndicats confédérés n’aurait-elle pas de plus constitué un danger de désagrégation de la CGTU29 ?

16Ainsi une nouvelle strate de désaccords venait s’interposer entre les syndicalistes révolutionnaires et l’Internationale. Bien pis : la tactique de front unique ressoudait l’unité de divers groupes « syndicalistes ». Elle regroupait l’ensemble du mouvement30 à peu d’exceptions près, et contre Moscou. Même La Vie Ouvrière refusait d’insérer tout article en faveur du front unique31.

17Dans ces conditions, les syndicalistes purs avaient le champ libre. Appuyés sur « l’Internationale » de Renoult, qui menait contre la « dictature moscovite » une lutte solide, sur Le Journal du Peuple entré en dissidence ; dotés dès le mois de décembre 1921 d’un nouveau journal Le Syndicaliste révolutionnaire32 (qui vécut mal) et surtout à partir du mois de mai 1922 de La Bataille syndicaliste, hebdomadaire ouvertement destiné à lutter dans le mouvement syndical contre l’influence de La Vie Ouvrière33, ils prirent l’offensive.

18Dans le pays d’abord : dénonçant l’unité de front, tentative d’entente avec les réformistes contre les révolutionnaires, le Parti Communiste accusé de vouloir diriger le mouvement syndical, le groupe de La Vie Ouvrière qui constituait le paravent le plus utile pour les communistes, ils combattirent pied à pied pour l’autonomie et le fédéralisme34.

19Dans la CGTU surtout : le bureau et la Commission administrative qu’ils dominaient multiplièrent les manifestes contre le Front unique avec les chefs35 et accentuèrent l’orientation fédéraliste de la confédération sur trois points :

• La consolidation de la scission tout d’abord ; le premier Comité Confédéral National de la CGTU décida le 5 mars d’admettre au congrès constitutif de la CGTU les seuls syndicats adhérant à celle-ci à la date du 1^er juin36. C’était violer une des décisions essentielles du Congrès extraordinaire de décembre qui avait prévu la convocation d’un congrès où seraient invitées toutes les organisations confédérées dans l’ancienne CGT ; c’était se priver d’un argument important pour l’opinion ouvrière et refuser de regrouper autour de la CGTU les syndicats autonomes ou les syndicats restés confédérés, mais favorables à l’unité. C’était donner a posteriori au congrès de décembre un caractère nouveau : au lieu d’un congrès « unitaire » convoqué pour étudier les moyens de lutte dans la CGT, il devenait le congrès constitutif d’une nouvelle organisation face à la CGT.
  Cette position prolongeant naturellement celle qu’avaient adoptée les « syndicalistes purs » à Paris, fut vivement combattue dans le CCN. L’admission de tous les syndicats confédérés, autonomes, unitaires risquant évidemment de plonger le congrès dans une pagaille indescriptible, les syndicalistes-communistes et les communistes37 proposèrent d’admettre au congrès, à titre consultatif, toutes les organisations autonomes. D’autre part, la CGT devant être la maison commune de tous les syndicats, ils demandèrent que l’appel au congrès ne soit pas adressé qu’aux seules organisations « révolutionnaires ». Ils furent largement battus et la motion déposée en commun par les anarchistes et les « purs »38 l’emporta par 54 suffrages contre 31. « Le syndicalisme délibérément révolutionnaire et essentiellement fédéraliste triomphe du confusionnisme » concluait Le Libertaire du 10 mars. Les dernières velléités unitaires étaient écartées39.
• Le second secteur de l’offensive « fédéraliste » fut la situation en Russie soviétique. Depuis deux ans, la presse ouvrière faisait périodiquement état de mesures coercitives prises par les dirigeants soviétiques contre des militants révolutionnaires d’autres tendances. Le procès des « socialistes révolutionnaires » qui allait s’ouvrir à Moscou le 1^er juin allait être un des prétextes majeurs de l’échec de la conférence de Berlin, réunissant début avril les représentants des trois Internationales. Depuis le début de l’année, Le Libertaire faisait état des persécutions généralisées contre les anarchistes et avait ouvert une rubrique : « dans les prisons russes ». La résolution que présenta, dès l’ouverture du CCN, Cadeau au nom du Bureau, se bornait à assurer tous les révolutionnaires persécutés de la solidarité de la CGTU40. Mais sur demande de précision de Colomer, Cadeau répondit nettement que le Bureau entendait ainsi protester contre les persécutions qui frappaient en Russie les socialistes révolutionnaires. Après une timide protestation de Semard et Monmousseau, la motion, appuyée par Lauridon, membre du Parti Communiste, fut adoptée à l’unanimité. L’incident était minime, mais significatif41 comme l’écrivait Souvarine dans un rapport à l’Exécutif : « Ainsi la CGTU a osé faire ce que la CGT de Jouhaux n’avait jamais tenté : une attaque ouverte et officielle contre le gouvernement des Soviets. Les dirigeants de l’ancienne CGT s’étaient attaqués au régime soviétique dans leur presse, mais n’avaient jamais fait voter par un Congrès ou un Conseil National une résolution contre le gouvernement des Soviets. Il a fallu la création d’une CGT Révolutionnaire pour qu’un tel acte fût commis »42.
• Enfin les syndicalistes purs s’employèrent – troisième terrain d’assaut – à accentuer le caractère anarchisant de la Confédération. Trouvant à nouveau argument dans la situation des opposants en Russie, la CA du 17 mars43 renouvelait la protestation du CCN, mais élargissait le débat en précisant : « Anti-étatique par essence et par définition rigoureusement adversaire de toute forme de gouvernement quelle qu’elle soit, le syndicalisme révolutionnaire français tient essentiellement à rester en dehors des luttes engagées par les partis partisans du pouvoir d’État exercé tour à tour par les uns et les autres, pouvoir qui ne peut reposer que sur la violence et l’arbitraire »44.

20Et devant une protestation – très timide à vrai dire – de L’Humanité, la Commission Administrative rétorquait cinq jours plus tard : « … Le prolétariat lutte pour la suppression du patronat matérialisé par le capital et exprimé par l’État quels que soient la forme et le caractère de ceux-ci »45.

21Ce texte interprétant la Charte d’Amiens n’était certes pas d’une clarté limpide : il avait néanmoins le mérite de poser le problème dans ses vraies dimensions alors que depuis 1918, la minorité, toutes tendances unies, achoppait sur l’impossible problème : comment tenir compte de l’expérience soviétique, comment interpréter – voire rectifier – à la lumière de celle-ci le syndicalisme d’avant-garde, comment concilier les affirmations de la Charte d’Amiens et l’existence d’un pouvoir « prolétarien » ? La CA de la CGTU faisait un pas décisif en proclamant que l’État soviétique ne pouvait être un modèle, qu’il n’était pas radicalement différent des États « bourgeois » et qu’il fallait purement et simplement en revenir à la Charte d’Amiens. Nombre de motions minoritaires avaient tenté jusque-là de marier l’héritage français et la Révolution russe : d’où le caractère flou, contradictoire de leur contenu. La CA, avec force, sinon netteté, affirmait que le problème n’existait pas.

22Les succès remportés par les syndicalistes purs et les libertaires coalisés sous le drapeau du fédéralisme étaient d’autant plus importants que la résistance rencontrée se révélait maigre, honteuse, velléitaire. Sur le problème du front unique, nous l’avons noté, la plupart des « unitaires » faisaient chorus avec les « purs » ; les autres se taisaient, comme si l’Internationale les sommait de choisir l’entente avec les réformistes honnis contre les « fédéralistes », compagnons de route, difficiles mais fidèles depuis 191846. Comme à l’ordinaire, les communistes apparaissaient écartelés entre la ligne de l’Internationale, les tortueuses exégèses de leur parti47 et leurs solidarités syndicalistes. La motion condamnant les persécutions de tous les gouvernements fut votée à l’unanimité au CCN de mars, après l’intervention de Lauridan déclarant : « votons cette résolution qui s’applique à tous les cas de persécution de la pensée prolétarienne. Si vraiment il nous est prouvé que le gouvernement russe lui aussi a commis des actes d’arbitraire, cette motion s’appliquera à ce gouvernement comme à tout autre »48. Au même CCN, le même Lauridon s’opposa à la convocation, au Congrès de Saint-Étienne, de toutes les organisations syndicales49. De même la décision de participer à la Conférence de Berlin qui constitua à la mi-juin le point culminant de l’offensive anarchisante contre l’ISR50 fut prise avec l’accord des communistes alléchés par les perspectives d’une entrevue entre les Russes et les syndicalistes révolutionnaires d’Occident51. Certes, les communistes avaient quelques bonnes raisons de se taire : outre les déchirements internes de leur parti, la volonté de préserver des luttes de tendances une CGTU encore bien jeune52 semble avoir été décisive. Mais Dondicol, membre du Comité directeur du Parti, ne travestissait pas la vérité lorsqu’à Saint-Étienne il affirmait : « Quand nous nous fîmes retrouver à la Commission Administrative, pourquoi ne pas reconnaître que nous avons été des garçons bien sages »53. Déchirés, incapables de s’opposer à la pression fédéraliste, minoritaires dans les organismes de direction, les unitaires de plus en plus mal à l’aise perdirent pied ; dès le mois d’avril 1922, ils semblèrent abandonner à leurs adversaires l’appareil confédéral ; exclus des tournées de propagande, mis à l’index54, ils se montrèrent de moins en moins aux « mardis des CSR », et les uns après les autres désertèrent les réunions de la CA de la CGTU55, comme si la bataille était désormais perdue.

23Cette retraite générale des militants favorables à Moscou ne laissait pas d’inquiéter les dirigeants de l’Internationale. Le mouvement syndical français était en effet au centre de leurs préoccupations : après la poussée de fièvre des années 1919-1920, durant laquelle la Russie des Soviets représentait l’espérance des prolétariats occidentaux, le reflux général du mouvement ouvrier faisait ressurgir les anciennes orientations doctrinales. En terre anglo-saxonne, la remontée du réformisme submergeait déjà les quelques îlots bolchevisants ; dans les pays latins, le retour en force d’un « syndicalisme confédéraliste » à jamais coupait de l’ISR des détachements qui s’étaient, d’enthousiasme, précipités vers elle. Le mouvement révolutionnaire français, pôle du syndicalisme avant 1914, avait donc, dans ce contexte, une importance décisive : déjà affaibli par la scission qui interposait entre lui et les larges couches ouvrières un barrage difficile à franchir, il semblait en passe de définitivement tomber aux mains des éléments anarchisants qui ne voulaient pas de l’adhésion à l’ISR. C’était donc l’existence de cette dernière qui était en cause : ou bien celle-ci serait une organisation sans autres adhérents que la centrale syndicale russe et quelques groupes enthousiastes mais faméliques ; ou bien elle deviendrait une véritable Internationale, grâce à l’adhésion française qui permettrait de stopper le reflux dans les mouvements ouvriers occidentaux56. Le moment était donc décisif et le syndicalisme unitaire au cœur des débats des Internationales, Communiste et Syndicale. S’expliquait dès lors aisément l’insistance des dirigeants soviétiques et la formulation abrupte des directives adressées à leurs partisans français. Trois actions surtout leur paraissaient urgentes :

• Former, face aux purs, un bloc solide des communistes fiables à l’Internationale et du groupe de La Vie Ouvrière était prioritaire. Losovsky, dans ses lettres à Rosmer et Monatte y revint inlassablement dès le début de 1922 : la déroute de Paris était due à l’absence d’une force cohérente s’opposant aux « Libertaires »57 ; seule la constitution d’une telle force était de nature à renverser la situation. « Le plus important, le plus essentiel, écrivait Losovsky à Rosmer le 4 mai 1922, c’est de tenter à la veille du Congrès de créer un bloc de syndicalistes de La Vie Ouvrière et de communistes qui n’ont pas égaré leurs principes (et il y a encore assez de communistes de cet acabit dans le Parti Communiste Français). Tant pis pour les communistes et les syndicalistes du type Monmousseau si l’on n’arrive pas à constituer un tel bloc »58.
• Seconde tâche : entreprendre dans le mouvement ouvrier français une campagne systématique contre les « purs » et d’explication des positions de l’ISR. Le Parti français s’opposant de fait à cette campagne59, il importait de donner aux « Internationalistes » leur propre moyen d’expression, Losovsky y insistait dès le mois de décembre 192160. Ce fut la Lutte de Classes, bulletin bimensuel qui commença de paraître au début de mai, sous la direction de Rosmer61. Plus généralement, il fallait systématiquement dénoncer les fédéralistes, combattre pied à pied leurs positions, contraindre L’Humanité et décider La Vie Ouvrière à insérer des articles enfin clairs et combattifs. « Il faut procéder à une préparation méticuleuse du congrès », soulignait Losovsky, « il faut que les résolutions soient élaborées d’avance, répandues, etc. Il faut publier une série d’articles dans L’Humanité au nom de l’ISR, il faut que sur chaque point de l’ordre du jour, un tract ou une petite brochure soient faits… »62.
• Mais une telle campagne ne pouvait porter ses fruits que si le parti français rompait avec sa position traditionnelle de neutralité en matière syndicale63, exposait nettement les positions de l’Internationale et consentait à mettre effectivement au travail la « Commission syndicale » théoriquement créée au Congrès de Marseille et qui s’était jusqu’alors tue avec obstination64 et se résignait à expulser les syndicalistes purs qui s’abritaient encore en son sein. « N’est-il pas caractéristique, s’indignait Losovsky, que dans l’un des numéros du Syndicaliste révolutionnaire, Quinton – il est si je ne me trompe membre du PC – écrit que la tâche de la CGTU est d’arracher les syndicats à l’influence du Parti Communiste. Ils sont bons, ces communistes, il est bon, ce Parti qui souffre une telle dépravation dans ses rangs »65.
  Ainsi, de toute la force de leur inquiétude, les dirigeants soviétiques cherchaient à renverser le courant qui entraînait le syndicalisme révolutionnaire français loin de Moscou.

24Les inlassables avertissements de l’Internationale, la lourde et confuse défaite du CCN, l’impudent triomphe du Libertaire au lendemain de celle-ci, l’action obstinée du petit groupe de la Lutte de classes, l’arrivée à Paris de l’habile Humbert-Droz, délégué de l’IC, eurent peu à peu raison de l’hostilité du Parti français. Les traces de ce redressement peuvent être assez clairement suivies : dès mars, Godonnèche notait « les cris de victoire du Libertaire ouvrant les yeux à ceux qui, sans être anarchistes, réservaient toute leur défiance au Parti Communiste »66 ; « Moscou quand même ! », titrait La VO du 10 mars. Début mai, la parution de la Lutte de Classes rompait la coalition du silence ; le 10 mai, enfin, Monatte sortait d’un mutisme qui durait depuis décembre et dans L’Humanité attaquait violemment les « syndicalistes purs » ; reconnaissant les différends apparus à l’intérieur du groupe de La Vie Ouvrière67, il dénonçait la volonté scissionniste des « purs », l’orientation de plus en plus anarchisante et antisoviétique qu’ils cherchaient à donner à la CGTU.

25Ce fut sans doute le tournant décisif68. Le parti communiste fut plus long à mouvoir69. Mais à la fin du mois de mai, Humbert-Droz pouvait souligner les points positifs : « les syndicalistes purs (Verdier, Quinton, etc.) sont maintenant hors du Parti. La Commission syndicale du parti fonctionne… »70. L’Humanité commençait à publier des articles sur le mouvement syndical. Enfin l’alliance souhaitée par l’Internationale s’ébauchait ; les syndicalistes communistes venaient d’accepter d’étudier avec le Parti Communiste en tant que tel – et c’était radicalement nouveau – les termes d’une plateforme commune pour le Congrès de Saint-Étienne71. Le témoignage public le plus éclatant de cet accord fut l’entrée de Monatte à la rédaction de L’Humanité.

26Dès lors, la campagne fut menée avec entrain : beaucoup plus complètement et habilement par La Vie Ouvrière que par L’Humanité, où les partisans de l’autonomie syndicale gardaient d’inexpugnables positions72. Le 19 mai, deux nouvelles importantes parurent dans l’hebdomadaire dirigé par Monmousseau, toutes deux sous forme d’entrefilets : en première page, un court article réclamait une aide financière aux amis du journal : « en vue du Congrès de Saint-Étienne, le comité de rédaction a décidé de faire le service gratuit de La VO à tous les syndicats inscrits au répertoire de la CGTU ». En dernière page, un minuscule article demandait « aux syndicats de ne pas considérer le projet de la CA comme l’unique projet à discuter », quelques membres de la CA et des syndicats parisiens élaborant un contre-projet de statuts confédéraux. Celui-ci fut publié par La VO du 26 mai : il était contresigné par six membres de la CA confédérale73 et une vingtaine de dirigeants de grandes Unions départementales et Fédérations d’industrie. La lutte, d’intérieure à la CGTU devenait donc publique, puisque plusieurs membres des organismes de direction rompaient le silence jusque-là observé et se prononçaient contre le projet officiel adopté par la CA de la CGTU. Jusqu’au congrès, convoqué pour le 25 juin, la discussion allait faire rage.