Chapitre 3 - Les « unitaires » endossent les responsabilités de la scission

1Étranges assises1 que celles qu’ouvre à la Grange-aux-Belles, le jeudi 22 décembre 1921 à 10 h 30, Dudilieux au nom de l’Union des Syndicats de la Seine, puissance invitante : deux congrès en réalité s’y enchevêtrent, « minoritaires » et « unitaires ». Dès la fin de la première journée, une réunion rapide du congrès des Comités Syndicalistes Révolutionnaires succède au congrès unitaire et décide que les syndicats quitteront les CSR : concession sur laquelle s’appuient dès le lendemain les assises plénières. Le samedi 24 se termine le congrès « unitaire », mais commence, ou plutôt continue, le congrès de la minorité groupée dans les CSR. Cette dualité d’organisation, dont a souffert tout au long de l’année 1921 la minorité révolutionnaire, encombre encore la phase décisive.

2Curieuses assemblées également par leur rythme : le point culminant du congrès est la suprême démarche auprès du Bureau Confédéral de la CGT : toute la première journée est occupée par sa préparation, et le lendemain 23 le congrès se love autour de cette « entrevue historique ». De sorte que la journée du 23 est en réalité très peu studieuse : la séance commence à 9 h 30 pour désigner la délégation et fixer son mandat, se termine une heure plus tard, dès le départ des émissaires. Elle reprend à 14 heures et Dudilieux donne un compte rendu : mais la CGT ayant promis réponse pour 18 heures, le congrès s’ajourne aussitôt pour attendre cette réponse. Journée fiévreuse, durant laquelle la piétaille des délégués, inactifs, tendus dans l’attente incertaine, espèrent, qui un refus, qui une concession, s’échauffent de cette exaspérante indécision, tandis que les dirigeants, entassés dans les petites salles de l’Union des Syndicats, siègent sans désemparer : atmosphère étouffante, peu faite pour entretenir sang-froid et sérénité. De sorte que certains lâchent pied : on voit ainsi un Monmousseau, qui un mois plus tôt au Congrès de la Seine avait osé s’en prendre à la Charte d’Amiens, présente en commun avec deux « syndicalistes purs » une motion d’unanimité sous les plis de ladite Charte, et des militants du groupe de La VO, hostiles depuis toujours à la scission, perdre soudain patience2 et prêcher l’intransigeance et la rupture avec les « bourgeois de la rue Lafayette ».

3Tumultueux déroulement enfin : la commission chargée de préparer l’ultimatum à la CGT n’est pas élue par le congrès : y participent ceux qui le jugent bon, Monmousseau ayant demandé à la tribune que « tous ceux qui ont déposé des motions, les représentants des unions et des fédérations, se retrouvent le soir pour mettre debout quelque chose qui fasse l’unanimité »3. La commission des candidatures, formée en fin de congrès pour proposer les membres des futures instances dirigeantes de la confédération « provisoire », n’est pas plus élue : on s’y nomme, on s’y coopte, on s’y pousse dans une indescriptible pagaille. Ambiance trouble, propice aux manœuvres : et si des bagarres comme celle de Lille ne s’y déchaînent pas, les oppositions, les pressions n’y sont guère moins vivaces ; comme si l’absence de l’ennemi commun majoritaire avait rompu les frêles liens réunissant les révolutionnaires, soudain dressés les uns contre les autres4.

4Au vrai, ces affrontements ne sont pas neufs, mais ils prennent une singulière intensité d’être concentrés en un moment crucial et d’avoir un objet apparemment limité (que faire du congrès unitaire ?), mais à l’enjeu décisif : tenter malgré tout de continuer dans la CGT, ou bâtir une nouvelle confédération. C’est ainsi que les heurts porteront successivement sur l’attitude en face de la CGT, débat cristallisé autour du mandat de la délégation demandant une entrevue au bureau confédéral ; sur les mesures à prendre après l’échec de cette démarche ; sur les problèmes de l’Internationale Syndicale.

5L’entrevue avec la CGT avait été préparée avant le congrès : l’union des syndicats de la Seine avait le 16 décembre invité le bureau confédéral à se faire représenter et lui avait par ailleurs annoncé qu’en cas d’absence, une délégation tenterait de le joindre. La CA Confédérale, qui avait jeté l’excommunication majeure sur le congrès n’avait pourtant pas opposé de veto à une éventuelle entrevue : il s’agissait bien évidemment de ne pas laisser à l’adversaire le monopole du « dialogue », arme redoutable, la masse des syndicalistes suivant anxieusement les péripéties de la scission. Pourtant dès l’ouverture du congrès unitaire, le principe de la délégation souleva le premier litige : de nombreux délégués anarchisants ou syndicalistes purs refusaient de s’humilier une fois de plus devant les dirigeants confédéraux5. Mais la majorité du congrès semblant favorable à la démarche6, le débat se déplaça sur le mandat des délégués.

6En effet, s’il s’agissait seulement de faire la preuve que l’entente n’était plus possible avec la rue Lafayette, alors il fallait être « ferme », pis le plus cassant possible : exiger, outre la convocation immédiate d’un Comité Confédéral National, seul apte à convoquer un congrès (point sur lequel tout le monde semblait d’accord), le retrait de la CGT du bureau international du travail comme le demandait Mayoux 7 ou la démission immédiate du bureau confédéral, comme le réclamaient Bert et Lauridan8 ; évidemment il ne pouvait être question de faire la moindre concession, comme le proclamèrent plusieurs délégués9. S’il s’agissait au contraire de continuer la lutte coûte que coûte dans la CGT, alors il fallait faire des concessions – et d’abord sur les CSR – et poser des conditions « raisonnables » : convocation du CCN devant lequel le bureau confédéral et la Commission Administrative défendraient l’abandon des motifs d’exclusion, la réintégration des exclus, la reconnaissance exclusive de la fédération Semard, l’autonomie des syndicats au sein de la CGT et la nomination d’une commission de contrôle sur la question du Peuple. C’était déjà beaucoup demander : exiger non seulement que le CCN se prononce sur ces points, mais surtout que la direction confédérale les défende devant lui, c’était exiger le reniement de toute la politique menée par la direction de la CGT depuis Lille : à Canossa. L’aspiration ouvrière à l’unité était-elle irrésistible au point d’imposer aux dirigeants confédéraux un tel désaveu de leur action ? La commission qui eut à trancher le débat ne jugea pourtant pas la potion assez amère : enregistrant la décision de retrait des syndicats prise rapidement dans la soirée par un « congrès » improvisé des CSR, elle décida d’avancer du 15 au 1^er janvier la demande de convocation du Comité Confédéral National10.

7Sur ces bases, la délégation à la CGT n’avait pas la moindre chance d’aboutir : personne n’en doutait vraiment. Déjà Monatte et quelques fidèles s’étaient abstenus sur le texte soumis au bureau confédéral. Et Herclet qui, dans l’Isère, bataillait depuis deux mois pour la sauvegarde de l’unité, déposait avant même le départ des délégués une motion de désespoir 11 qui, bien sûr, fut rejetée.

Figure n° 4 : 1^er mai 1923 , rue Grange aux Belles, discours d'Henri Raynaud. Source BNF-Gallica-Agence Roll.

8La fin de non-recevoir de la CGT12 qui entérinait la scission, souleva, telle la plupart des déclarations de guerre, non une morne tristesse, mais une exaltation fiévreuse13. Trop de haines séparaient majoritaires et minoritaires, trop de violences les avaient divisés, trop de coups bas avaient été encaissés par les minoritaires : le combat avait été trop rude, trop obscur dans une CGT opaque ; enfin on sortait du tunnel, on allait faire du neuf. En cet instant, bien peu de congressistes eurent une pensée pour les mornes lendemains de la division ouvrière.

9Il fallait donc recoudre. Dans cette situation, « les scissionnistes de gauche » avaient le champ libre : les congressistes avaient dans leurs dossiers un projet de CGT Révolutionnaire conçu par la direction des CSR et qui devait être discuté au congrès de la minorité14. Dès l’ouverture du congrès extraordinaire, les anarchistes et syndicalistes purs avaient proposé de ne plus se préoccuper d’une CGT moribonde et d’organiser immédiatement une nouvelle confédération, fédéraliste et « dégagée de toute influence politique »15. Dans la situation nouvelle, inespérée pour eux, puisque la confusion de leurs adversaires était à son comble, ils reprirent l’offensive ; tour à tour, Veber, Besnard, Boudoux demandèrent avec véhémence que l’on définisse les contours de la CGT de demain. À tel point que Monmousseau, visiblement éperdu, se rallia, « au nom de l’unité », à une proposition de Besnard et Barthes ainsi conçue :

Le congrès, enregistrant le refus de la CGT de recevoir et de ne répondre à sa délégation, déclare que la CGT continue sur les bases de ses statuts et de la Charte d’Amiens dont la majorité confédérale a violé tous les principes et renié les objectifs16.

10En cas d’adoption, la défaite était complète pour les « unitaires » : non seulement la scission était entérinée, mais la Charte d’Amiens redevenait le crédo de la nouvelle organisation.

11C’est l’intervention de Monatte qui permit aux unitaires de se ressaisir : non, la scission n’était pas faite. Au lieu de discuter des bases de la nouvelle centrale, il convenait de lutter encore pied à pied dans la CGT : « nous avons reçu un soufflet des hommes de la rue Lafayette. Eh bien, ce n’est pas le premier. Encaissons-le comme les autres. Faisons tout notre possible pour conquérir lentement une sûre majorité. Il y a un millier de syndicats qui n’ont pas osé venir ici : il faut leur laisser le temps de venir à nous. Notre cahier de revendications a été repoussé. Nous devons répondre au bureau confédéral par la grève des cotisations. C’est suffisant. Puis demandons la convocation d’un congrès extraordinaire de la CGT par une pétition signée par les 1 500 syndicats représentés ici. Mais ne consacrons pas la scission. Nous avons contribué à bâtir la maison d’où l’on veut nous chasser. Déclarons que nous n’en sortirons jamais »17.

12La motion Besnard-Monmousseau fut temporairement enterrée, renvoyée pour étude en commission, sur proposition de Monmousseau qui s’était ressaisi. Ce n’était que reculer pour mieux sauter. Certes formellement, la CGT « unitaire » ou « révolutionnaire » n’existait pas, mais lutter dans la CGT impliquait qu’il existât entre les syndicats minoritaires des liens étroits : ils venaient solennellement de renoncer à celui des CSR ; ils se heurtaient au même dilemme, aiguisé encore par l’urgence de la situation. Comment être à la fois unis à la CGT, unis dans la CGT, unis contre la CGT ? Comment rester dans l’organisation confédérale sans risquer la pulvérisation des oppositions révolutionnaires18 et comment en sortir sans endosser les responsabilités de la scission ?

13La commission qui siégea durant presque toute la dernière nuit du congrès, buta sur ce problème insoluble : Monmousseau eut la charge de présenter le lendemain matin, jour de Noël, la motion chèvre et chou, élaborée lors de cette nuit tumultueuse : reprenant les attendus de la résolution présentée à Lapierre par la délégation du congrès, elle dénonçait à la fois les buts scissionnistes des confédérés et proclamait la volonté d’union du congrès : l’unité ne pouvait plus être réalisée que par un congrès extraordinaire, convoqué lors du premier semestre 1922 ; si le 31 janvier – les « unitaires » avaient ainsi gagné quinze jours – le CCN n’avait pas décidé la tenue de ce congrès, les minoritaires le convoqueraient eux-mêmes. D’ici là, un « lien provisoire » serait maintenu entre les syndicats présents au congrès : Commission Administrative, bureaux, cartes et timbres, tous proclamés « provisoires ». Le texte enfin réaffirmait « l’attachement indéfectible » de tous les congressistes à la Charte d’Amiens19.

14Dans leurs souliers de la Noël, les congressistes n’avaient pas trouvé l’oiseau bleu. « Expression moyenne du congrès »20, le texte ne convenait ni aux « unitaires », qui trouvaient ce provisoire bien consistant, ni aux scissionnistes, fascinés par les minces passerelles qui étaient jetées vers le mouvement confédéral21. Il fut donc attaqué de tous côtés ; par Herclet qui vint dire que l’on ne devrait donner de cartes qu’aux exclus pour bien signifier qu’on restait dans la CGT ; et surtout par la masse mouvante des intransigeants : anarchistes22, syndicalistes purs et communistes oublieux des injonctions de l’Internationale23. Le débat reprenait au point mort et les risques d’un congrès se terminant dans la plus totale confusion grandissaient. A Monmousseau qui vint rappeler le tragique d’une telle issue, succéda Quinton montrant qu’en réalité la notion donnait satisfaction à tout le monde : et il disait vrai.

15Elle fut votée par acclamations, après un appel de Monatte (sollicité par Verdier) qui consentît à demander au congrès une note unanime : « Le Peuple a dit que nous étions allés à un enterrement de première classe. Prouvez que nous sommes à une naissance »24. C’était bien la naissance de la CGTU. Et c’était Monatte – qui, pied à pied, avait lutté contre tout geste scissionniste – qui la portait ainsi sur les fonds baptismaux : la défaite des « unitaires » était ainsi symboliquement consommée. Restait à élire les organismes du « lien provisoire » ; dans un tel contexte, la victoire ne pouvait échapper aux « scissionnistes de gauche » : après avoir fait soigneusement préciser que la CA provisoire ne pouvait être constituée par la commission d’initiative du congrès, ce que prévoyait un premier projet, ils truffèrent de leurs hommes une « commission de candidatures », élus avec une hâte suspecte, dans la confusion générale25, sans que les « unitaires » accablés protestent. La liste proposée, où le poids des libertaires et de leurs alliés était écrasant26, fut ratifiée sans opposition par le congrès.

16Le congrès « minoritaire » du lendemain paracheva la déroute des unitaires : loin de respecter un ordre du jour changé, il consacra ses débats aux problèmes internationaux : dominé plus encore que le Congrès « unitaire » par les éléments anarchistes, il fut de bout en bout une charge contre la Russie des Soviets et la « dictature des politiciens » de l’Internationale Syndicale Rouge.

17La défaite des « unitaires » était donc écrasante. Venus pour mettre au point une stratégie de lutte contre la scission, ils avaient été submergés, après le vote de la CGT, par une vague de haine épidémique contre « les traîtres et les prostitués » de la direction confédérale. Nationalement, le congrès unitaire avait consacré la victoire des « scissionnistes de gauche ». Internationalement, le congrès des CSR fermait à nouveau la porte à Moscou. Enfin les assises laissaient en place une équipe bien décidée à la scission, année d’une résolution équivoque ratifiée par un congrès unanime. Toutes les conditions étaient créées pour que la cassure devienne définitive : on pouvait faire confiance à la CA provisoire et au Bureau pour donner des textes votés une interprétation « ferme ». Aussi c’était sans aucune exagération que Le Libertaire pouvait écrire : « Les travailleurs français viennent d’accomplir leur premier acte révolutionnaire. En un seul geste, ils ont dicté leur volonté de se désolidariser des gredins qui se prétendaient leurs chefs et affirmé hautement l’indépendance du syndicalisme, en dehors et contre toute influence politique. Collaboration de classe et collaboration des partis sont condamnées du même coup… Cela nous suffit à nous, anarchistes ».

18Cette défaite était d’abord celle des communistes fidèles à l’Internationale. On avait entendu à Paris de nombreux communistes, mais la plupart avaient prêché la fermeté (aux exigences de Moscou) : non seulement un Mayoux, qui deux jours plus tard au congrès du PC à Marseille allait se faire le champion du syndicalisme pur ; mais également des hommes comme Lauridan ou Bert, très proches de Frossard, secrétaire du PC. Non seulement le PC n’avait pas, malgré les abjurations de l’Internationale, mené campagne contre la scission syndicale ; non seulement il n’avait pas préparé le congrès extraordinaire, mais au sein de celui-ci, des communistes influents avaient pesé de tout leur poids « d’inscrits au Parti » du côté des anarchistes27 et des syndicalismes purs. Alors ? Duplicité, double jeu ? Bien plutôt témoignage de l’extraordinaire confusion régnant dans un Parti dont les organismes dirigeants étaient dressés contre la férule de Moscou et peut-être, témoignage du jeu personnel d’un Frossard, fort soucieux de trouver des alliés dans son hasardeux combat contre l’application des décisions de l’Internationale. Mais il s’agit là d’une hypothèse fragile28 que rien, dans l’état actuel des sources, ne permet sérieusement d’étayer.

19Défaite plus encore des « syndicalistes communistes »29 : au cours des débats, entraînés vers une issue qu’ils n’avaient pas su prévoir, ils avaient eu une attitude faible, souvent incohérente, tels Semard, Monmousseau, Monatte même, appelant à voter uniquement un appel, qu’au fond du cœur il rejetait.

20Défaite personnelle aussi de Monatte : lui qui était, depuis 1918 et le changement de camp de Dumoulin et Merrheim, le cerveau et la conscience de la minorité, il était vaincu, traîné personnellement dans la boue par les anarchistes30. Attaché de tout son être à l’unité prolétarienne, il la voyait brisée. Découragé, malade31, dès la fin de décembre, il démissionnait de la CA provisoire32 ; en janvier il quittait La Vie Ouvrière33, cédant la direction à l’équipe Monmousseau, Semard, Dudilieux, plus capable selon lui que Rosmer, son plus proche ami, de lutter contre la subordination des syndicats au parti. En janvier, son syndicat, celui des correcteurs, décidait de rester à la CGT ; par fidélité à l’unité ouvrière, Monatte s’inclinait : hors de la CGTU, abandonnant La VO, Monatte s’éloignait. C’est de la rive qu’il allait continuer le rôle, qui, depuis 1918, avait été le sien.

21« Surtout, surtout, qu’on ne nous brise pas dans les mains notre arme, notre volonté unitaire. Sans quoi ! Quelle gaffe […] qu’on ne gaffe pas »34 écrivait, l’angoisse dans le cœur, Marie Guillot à Monatte. Mais de l’unité, il ne restait rien.