Chapitre 1 - Le tournant du deuxième semestre 1920

1À l’été 1920, la minorité syndicale française se retrouvait vaincue et décapitée ; incapable de s’organiser réellement, elle n’avait pas su vaincre lors de la grande épreuve de mai ; elle se trouvait en outre privée – et pour longtemps – de ses dirigeants les plus expérimentés. Comme l’ensemble de la CGT, elle était atteinte par la rapide décrue des effectifs syndicaux, par le découragement et la lassitude partout triomphante1 ; car plus encore qu’une défaite de la CGT ou de la minorité, l’épreuve du printemps apparaissait comme un grave revers de la classe ouvrière2 ; fortifiée par l’expérience du printemps dans son hostilité envers les dirigeants de la CGT, la minorité était par ailleurs très loin d’avoir réalisé les progrès qu’elle escomptait après le congrès de Lyon. Au contraire, dans certains secteurs, elle semblait plus atteinte que la majorité par l’hémorragie des adhérents3. La fédération des cheminots, à peine conquise, lui échappait, dans des conditions peu glorieuses pour les majoritaires ; de sorte que ses points d’appui, s’ils n’avaient pas cédé, ne s’étaient pas multipliés : son influence restait dominante dans deux fédérations de taille réduite (Instituteurs et voiture aviation) et quelques Unions Départementales dont certaines importantes, il est vrai (telles les Bouches-du-Rhône et la Loire) ; enfin elle n’avait pas été capable de susciter dans le mouvement syndical le courant irrésistible qui aurait entraîné la CGT vers l’internationale de Moscou.

2C’est pourtant de Moscou qu’allait parvenir, à l’issue du 2^e congrès de l’Internationale Communiste, ouvert le 19 juillet et clos le 7 août 1920, un ensemble compact de textes qui allaient totalement modifier les conditions de lutte de la minorité syndicaliste. Il est important de rappeler les dates auxquelles ces divers textes furent connus en France (si l’on veut bien faire abstraction des publications fracassantes, plus ou moins tronquées voire truquées effectuées par les adversaires du bolchevisme). Avant le congrès dès le 12 décembre 1919, La Vie Ouvrière avait publié le court communiqué intitulé « les syndicats russes lancent l’idée d’une véritable Internationale Syndicale » ; le 18 mars 1920, le deuxième numéro du Bulletin communiste présentait les « thèses directrices sur la tactique de l’Internationale Communiste dans la lutte pour la dictature prolétarienne » élaborées par le « Secrétariat Ouest-Européen » de l’Internationale Communiste en vue du 2^e congrès ; enfin, le 8 avril 1920 la même revue avait les « propositions et thèses » émanant du « bureau auxiliaire d’Amsterdam de l’IC ».

3Aucun autre texte réellement important n’est ensuite publié pendant quatre mois, hormis, dans le Bulletin communiste du 2 juillet 1920, un article de G. Tsiperovitch président des Unions professionnelles de Petrograd sur l’Internationale Syndicaliste ; article au demeurant fort imprécis, qui apporte peu d’éléments neufs. Ce silence s’explique par le fait que le II^e congrès est justement réuni pour fournir une réponse théorique et politique aux questions posées par le reflux de la vague révolutionnaire en Occident.

4La « question française » constitue pour l’Internationale Communiste un écueil redoutable : à la fois parce que la France possède un parti socialiste influent - mais par ailleurs « expression la plus complète et la plus achevée de tous les côtés négatifs de la II^e Internationale », et d’autant plus inquiétant que, « dans son ensemble », « il manifeste des tendances en faveur de l’adhésion à la III^e Internationale »4 – ; que par tradition, le syndicalisme révolutionnaire français professe une méfiance extrême vis-à-vis de la « politique » en général – identifiée aux seules joutes électorales et parlementaires – et aux groupements politiques en particulier5, parce qu’enfin le mouvement ouvrier français est représenté en Russie soviétique, en cet été 1920, par trois délégations peu faites pour s’entendre : les membres des « groupes communistes français » de Russie soviétique, comme en 1919 ; les émissaires du « Comité de la III^e Internationale », syndicalistes révolutionnaires – Rosmer arrivé le premier dès le mois de mai, Lepetit et Vergeat qui parviennent à Moscou le 26 juillet seulement, c’est-à-dire une semaine après l’ouverture du congrès, de même que Raymond Lefebvre plutôt représentatif, dans le Comité, du courant socialiste ; enfin, les deux dirigeants du parti Socialiste, Louis -O. Frossard et Marcel Cachin, officiellement envoyés à Moscou en “mission d’enquête et de négociations” » (cf. le mandat de la CAP du 23 avril 1920), et qui ont gagné Moscou dès le 16 juin6.

5Il n’est pas question de relater ici les débats du II^e congrès mais seulement de rappeler les documents qui en émanent, ainsi que la date de leur publication en France : le 22 juillet, le laconique télégramme de Cachin et Frossard « personnellement, nous pensons l’adhésion nécessaire », suivi de la publication, par le Bulletin communiste du 5 août (n° 22), de leur déclaration devant le Comité Exécutif de l’IC ; mais les textes essentiels paraissent après la mi-août : le 20, La Vie Ouvrière publie le « message de l’Internationale Communiste aux syndicats de tous les pays : vers l’Internationale Syndicale Rouge »7 et l’édite presque aussitôt en tract ; sort également fin août la « déclaration du Soviet International des Syndicats Ouvriers », embryon de l’ISR, datée du 15 juillet 1920.

6Par ailleurs les documents essentiels concernant le Parti Socialiste sont édités quelques semaines plus tard : un numéro spécial de L’Humanité paru le dimanche 12 septembre et intitulé « Le Parti Socialiste et l’Internationale, rapport sur les négociations conduites à Moscou avec l’Internationale Communiste, présenté à la CAP par le citoyen Louis Frossard », réunit les deux discours prononcés le 19 juin devant le Comité Exécutif, le premier par Cachin sur la situation en France, le second de Frossard sur « le Parti socialiste et la question de l’Internationale » ; un très bref et assez médiocre compte rendu du Congrès et un résumé des textes adoptés ; la déclaration française présente le 29 juillet ; enfin le long texte voté par l’Exécutif sur la situation en France (« à tous les membres du PS français […] »), incluant en particulier les neuf conditions d’adhésion du PS français à l’IC.

7Le 16 septembre 1920, le numéro 30-31 du Bulletin communiste publie, outre une longue et aigre critique par (Sou) Varine « des déclarations et rapports faits par Cachin et Frossard devant l’IC » (p. 3-6), un article de Trotsky sur les conditions d’adhésion à l’Internationale et sur « les groupements dans le mouvement ouvrier français et les tâches du Communiste français » (p. 9-12), enfin à nouveau l’appel publié par le CE de l’IC le 26 juillet : « À tous les membres du PS français, à tous les prolétaires conscients de France » (p. 13-17), dans une version assez différente, singulièrement plus abrupte que celle de L’Humanité du 12 septembre8. Il faut attendre le 8 octobre pour que L’Humanité publie enfin le texte des vingt et une « conditions d’admission des partis dans l’internationale » définitivement adoptées le 6 août par le II^e congrès : date importante comme l’a bien montré A. Kriegel9, puisque jusque le débat ne s’était engagé, dans le mouvement ouvrier français, qu’autour des neuf conditions contenues dans l’appel « aux membres du PS de France » et que Frossard et Cachin considéraient comme les conditions définitives d’adhésion.

8Le 28 octobre, le numéro 38-39 du Bulletin communiste achève la publication des documents les plus importants10. Il réunit le texte des 21 conditions, la résolution sur « les tâches principales de l’Internationale Communiste », enfin les résolutions sur « le rôle du Parti Communiste dans la révolution prolétarienne ». Ce dernier engage la polémique avec les syndicalistes en proclamant hautement la nécessité d’un parti de la classe ouvrière et de la nécessité de son rôle dirigeant11 sur « le mouvement syndical, les comités de fabriques et d’usines », texte évidemment capital pour notre propos ; en outre les thèses sur le parlementarisme, les questions nationale et coloniale, la question agraire.

9Cette chronologie des publications les plus importantes n’est pas sans intérêt. C’est ainsi que Merrheim dans son grand discours anti-bolchevik prononcé le 2 octobre 1920, lors de la dernière séance du Congrès d’Orléans, utilise essentiellement, outre quelques articles hostiles à la révolution bolchevique écrits par Dridzo-Lozovski en novembre-décembre 1917, les Bulletins du Bureau de l’IC résumant les travaux du 3^e congrès des Syndicats russes et les résolutions du 9^e Congrès du Parti Communiste russe réuni en mars 1920, textes contenus dans le rapport établi par une délégation des Trade Unions en Russie soviétique ; enfin la « circulaire Zinoviev », c’est-à-dire l’appel de l’IC à la création d’une Internationale Syndicale Rouge et les « neuf conditions » posées au Parti Socialiste français et rapportées de Russie par Cachin et Frossard12 ; mais aussi les quatrième, neuvième et dixième conditions imposées pour l’adhésion de tous les partis socialistes. Qu’à cette date, les idées soient loin d’être claires, le discours de Merrheim en porte témoignage. Il mentionne en effet « les conditions votées par le Congrès après le départ de Cachin et Frossard qui s’appliquent à tous les partis et qui sera [sic] imposé quoiqu’ils disent »13 ; et ailleurs « les dix-huit ou vingt et une conditions posées par Moscou »14. Il précise même : « si un doute pouvait subsister, il disparaît avec la lettre qu’on vient de me remettre15, écrite à Graber en Suisse par le camarade Serrati, du Parti Socialiste italien. Il lui écrit : « […] à leur admission nous avons mis une série de conditions sine qua non (21 conditions). Nous ne les recevrons pas si ces conditions ne sont pas remplies […] ». Voilà ce qu’écrit Serrati ; comme il dit, c’est clair et net ! Le Parti Socialiste français devra accepter et appliquer les conditions de Moscou, et ces conditions, c’est la guerre, la lutte contre le mouvement syndical »16.

10En quoi ces divers textes émanant de l’IC modifient-ils les conditions de la lutte de tendances dans le mouvement syndical français ?

11En fournissant de nombreuses indications sur la Révolution en Russie soviétique, sur le rôle prépondérant du parti bolchevique sur les soviets, les syndicats etc., ils mettent définitivement fin à certaines équivoques ; par exemple nul ne peut plus soutenir que le soviet n’est que la version russe du syndicat français17 après avoir lu le message de l’IC, « Aux syndicats de tous les pays » : « dans le futur monde soviétiste, les syndicats auront leur place d’honneur à côté des Soviets, comme nous le voyons maintenant en Russie soviétique ». Mais l’essentiel est bien entendu ailleurs.

12En proposant la création d’une Internationale syndicale, ces textes semblent lever un des obstacles fondamentaux à l’orientation de la minorité vers Moscou. La nécessité d’adhérer à une Internationale « politique » ; les rapports étroits que cette organisation entretiendrait avec l’Internationale communiste n’étaient pas de nature à effrayer vraiment les syndicalistes révolutionnaires18 – hormis leur fraction anarchiste et ceux qu’on allait bientôt appeler les « purs » –, tant restait grand le prestige de l’Internationale de Moscou19.

13Du caractère fondamentalement positif de cette création portent témoignage de nombreux textes et singulièrement les articles des emprisonnés de la Santé ; en particulier ceux de Lemont-Monatte que l’on sent comme libéré d’un grand poids.

14Second point capital : la plupart de ces textes mettaient l’accent de façon insistante sur l’obligation de ne pas sortir des syndicats « réactionnaires », de refuser toute tentation scissionniste ; mais bien au contraire de se cramponner à ces syndicats, malgré les menaces et les tentatives d’exclusion ; bref, de lutter, autant que faire se pouvait, en leur sein20. De sorte que Monatte pouvait intituler un de ses articles : « Avec Moscou sans condition et dans la CGT quand même ».

15Enfin troisième apport : ces documents, en particulier les divers textes concernant les règles de vie, les modes d’action des partis « communistes » et les moyens de transformer les vieilles organisations socialistes, proposaient – ou plutôt imposaient – aux « communistes » une tactique : la formation dans les syndicats de « noyaux »21 destinés à mener le mouvement ouvrier tout entier, parti, syndicats, coopératives, au communisme. Par ailleurs, la rigueur des conditions imposées pour l’adhésion au parti semblait non seulement acceptable à nombre de syndicalistes révolutionnaires mais absolument indispensable22, en particulier en France où la transformation de la SFIO en un parti de type bolchevique leur semblait quasiment impossible, à tout le moins aléatoire – et nécessitant de ce fait une vigoureuse opération chirurgicale23 qui ne pouvait réussir, selon certains militants, qu’accompagnée d’une énergique transfusion : l’afflux dans le parti du sang neuf que constituaient les syndicalistes révolutionnaires.

16Ces adhésions semblaient d’autant plus possibles et souhaitables qu’après le Congrès de Strasbourg qui constituait, selon la formule célèbre, « l’adieu du parti Socialiste à la II^e Internationale », la SFIO, se tournait vers Moscou. Dès juillet 1920, il devenait évident que bien au-delà du cercle ardent, mais encore réduit du « Comité pour l’adhésion à la lll^e Internationale », l’aile gauche des reconstructeurs derrière Cachin et Frossard s’orientait, en dépit des neuf, puis des dix-huit, enfin des vingt et une conditions, vers l’adhésion à l’Internationale de la Révolution ; et ceci malgré les inquiétudes et les sarcasmes de nombreux dirigeants du dit Comité, tel Souvarine, qui craignait qu’une scission « large » – incluant la plupart des reconstructeurs – ne donne naissance à un parti acceptant du bout des lèvres les conditions d’adhésion, mais bien décidé à ne rien changer à ses mœurs politiques.

17Cette évolution massive, qui se précipite en septembre octobre 1920, s’accompagna dans le mouvement syndical de phénomènes complexes et fortement contradictoires. D’une part certains syndicalistes pensaient qu’il fallait précipiter le mouvement et entrer dans le parti pour renforcer le camp des partisans de l’adhésion, pour ensuite veiller à une stricte application des conditions de l’Internationale ; enfin pour modifier la composition sociale du parti et y augmenter le poids spécifique des ouvriers. Mais d’autre part, cette évolution du parti socialiste n’était pas sans créer de graves problèmes à la minorité ; de trois façons au moins.

18Tout d’abord si la plupart des syndicalistes minoritaires, y compris la majeure partie des éléments anarchisants de la base, continuaient de regarder Moscou comme la Jérusalem des prolétaires, l’adhésion désormais imminente de la majorité du parti à l’Internationale n’allait-elle pas entraîner le recul, ou tout au moins l’hésitation, de nombreux militants qui n’avaient que haine et mépris pour ce parti grouillant « d’éléments douteux », avocats sans cause, médecins sans clientèle, écrivassiers sans talent et sans éditeur ; tous éléments « corrompus » profiteurs, arrivistes, qui, selon les syndicalistes peuplaient les sections socialistes. Dès lors que l’adhésion était acquise, les syndicalistes ne manifesteraient-ils pas beaucoup moins d’enthousiasme envers une Internationale traînant un tel boulet ? C’est sans doute le sens qu’il faut attribuer à un « écho » assez énigmatique publié dans un numéro de La Vie Ouvrière du 24 septembre 1920 et qui nous semble dû à la plume acérée de Monatte :

l’élan qui pousse le PS vers la III^e vous aide et vous entraine, vous autres syndicalistes révolutionnaires.
Oui et non.
Comment cela ?
Si le Parti était assez lâche pour ne pas aller à Moscou… comme le syndicalisme s’y précipiterait d’un meilleur cœur ! Heureux de reprendre sa place d’autrefois à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire français, il ferait peut-être de plus grandes enjambées24.

19En outre, cette évolution accélérée du socialisme vers Moscou n’était-elle pas de nature à élargir les fissures apparues dans la minorité dès le printemps ; en principe conflits d’orientation (en février et en mai, fallait-il accepter l’aide, à plus forte raison le contrôle de la direction confédérale ; par exemple les métallurgistes parisiens voulaient entrer en grève sans attendre pour affirmer leur appui aux cheminots ; sommés de renoncer à leur projet à la fois par leur Fédération et par la CGT, ils ne s’étaient finalement résignés que sur les conseils des plus influents parmi les dirigeants minoritaires ; ces métallurgistes, n’avait-on pas eu tort de leur conseiller l’attente ?). Ces divergences sur la conduite du mouvement s’étaient prolongées – comme on le sait, – en dangereuses querelles de personnes : ainsi en était-il du « coup porté à Midol, bête noire de l’ancienne majorité lors de l’élection du Bureau Fédéral des cheminots »25 après la victoire minoritaire d’avril, l’anarchiste Sirolle s’étant porté candidat contre lui.

20Or à l’automne 1920, les escarmouches se multiplièrent dans la minorité, visiblement liées à l’orientation prise par le Parti socialiste. Au Congrès Confédéral d’Orléans, trois dirigeants minoritaires connus, Sirolle, cheminot, secrétaire fédéral durant la brève période d’avril ; Verdier, métallurgiste, secrétaire de l’UD de l’Aveyron et leader de la minorité au CCN de la CGT ; Quinton, métallurgiste également et secrétaire de l’UD du Calvados, firent entendre dans le concert minoritaire des sons singulièrement discordants26 ; Verdier alla même, sans avoir en aucune façon prévenu au préalable ses camarades de tendance, jusqu’à déposer sa propre motion d’orientation27, distincte de la motion minoritaire, et priva ainsi celle-ci non seulement des 44 voix que recueillit son texte mais vraisemblablement de la plupart des 83 voix émanant de délégués désorientés par la présence de deux motions minoritaires et qui se réfugièrent dans l’abstention. Même la presse « dite d’information », pourtant peu au fait de la « géographie des tendances » à l’intérieur du mouvement syndical, nota l’apparition de cette « troisième force »28. À plus forte raison les majoritaires eurent-ils l’occasion de s’en réjouir bruyamment. Or comment Verdier justifiait-il sa violation de la discipline minoritaire ? Monatte-Lemont explique dans un article de L’Humanité : « à l’entendre, la résolution de la Seine ferait commettre deux graves fautes à notre mouvement : 1) en procédant à un examen critique et impitoyable de l’action confédérale de Lyon à Orléans et en réclamant condamnation de cette action passée ; 2) en proposant l’adhésion de la CGT à l’Internationale syndicale révolutionnaire de Moscou »29.

21Plus précisément, c’est selon Verdier parce que les minoritaires étaient des sentimentaux et non des hommes d’action qu’ils se laissaient entraîner par l’enthousiasme des foules qui désormais se « ruaient » vers Moscou30. Or à cette date, le Parti socialiste était bien le seul groupement à connaître un tel mouvement. En outre, l’adhésion du parti à Moscou faisait surgir à l’horizon une ombre, lointaine encore mais singulièrement menaçante ; si la collaboration, dans le cadre de l’Internationale Syndicale, avec l’Internationale Communiste, toute auréolée encore d’être née de la seule Révolution réussie et désormais à peu près hors de danger ; si cette collaboration donc semblait possible31, il n’en allait pas de même de la coopération. En France même, entre un syndicalisme révolutionnaire « victime d’une tentative d’assassinat » (selon l’expression de Monmousseau) en 1914, pendant la guerre, et en 1920 encore, et d’autant plus jaloux de revenir à ses sources premières ; et un vieux parti social-démocrate même fraîchement recouvert de vermillon et qui ne semblait pas prendre tellement au sérieux les conditions draconiennes que prétendait imposer Moscou. À preuve dans toutes les réunions politiques et syndicales, au Congrès d’Orléans encore, dans sa presse, ses représentants les plus autorisés expliquaient qu’en France ce ne serait pas la même chose… et que l’Internationale devrait bien, en pratique, rabattre de ses prétentions32 ; combien de résolutions, abruptes et dépourvues de toute ambiguïté c’étaient-elles dans l’histoire déjà longue du socialisme international, enlisées dans les sables de la mouvante réalité ?

22Encore cette vue perspective restait-elle lointaine. En revanche, bien réelle était l’utilisation quotidienne que faisaient désormais les majoritaires de la CGT de l’évolution de la majorité du parti. En effet, dans la presse officielle de la CGT, il n’était plus question en cet automne 1920 que de Charte d’Amiens, indépendance du syndicalisme, tentative de subordination par des « groupements extérieurs »33. La collaboration du temps de guerre sous forme d’un « Comité d’Action » permanent34, l’hommage rendu, il y a peu, au président Wilson, de concert avec le parti socialiste ? Rejetés, oubliés ; ou plutôt situés à leur vraie place, soulignaient les majoritaires ; ce parti avec lequel la CGT avait collaboré, c’était certes un « groupe d’affinités », mais qui avait rejeté depuis longtemps les tentatives de domination animant les guesdistes ; à ce moment d’ailleurs Guesde n’était plus, Dieu merci, guesdiste ; un parti dans lequel le mouvement syndical collaborait d’égal, dans le respect mutuel des chasses gardées du partenaire : le syndicalisme se gardait bien de parler élections, parlement et le socialisme pour rien au monde n’aurait voulu s’immiscer dans le vaste secteur des luttes « économiques ». Avec Moscou, il en allait tout autrement : cette Internationale-là proclamait qu’il n’y avait pas de coupure entre le politique et l’économique donc que la « neutralité » syndicale n’était qu’un leurre, une pratique politique à juger comme telle ; que les syndicats ne pouvaient rester indifférents à la lutte politique, qui était tout autre chose que la seule action électorale et parlementaire. Qu’inversement, nul parti ouvrier ne pouvait sans faillir se tenir à l’écart des revendications économiques et ne point participer à la lutte sociale ; enfin, que syndicats et parti devaient coordonner leurs efforts, le parti ayant le rôle dirigeant car seul capable d’apporter la théorie à la classe ouvrière qui, sans lui, ne pouvait se hisser à la pleine conscience de ses intérêts de classe et en restait à un empirisme sans perspective, à la « conscience trade-unioniste ».

23Quelle doctrine pouvait, disaient les majoritaires, être plus opposée aux traditions du syndicalisme français codifiées par la Charte d’Amiens ? À un syndicalisme qui tire justement sa supériorité sur « les partis et les sectes » d’être, non point un « groupement d’affinités », mais le rassemblement des seuls producteurs réunis là en fonction non de leurs opinions mais de leur condition. Ainsi l’unité de la condition prolétarienne fondait-elle l’unicité du syndicat seul authentique Parti du travail, qui de ce fait se trouvait capable – et seul capable – de mener l’unique lutte qui vaille : « l’action directe », sur le terrain économique contre le patronat, l’action quotidienne pour les revendications immédiates ; la Révolution, par la grève générale expropriatrice, seul moyen de jeter bas le capitalisme ; groupement non point apolitique mais pan politique embrassant la totalité des luttes prolétariennes ; enfin, cellule fondamentale de la société communiste future. Ainsi cœur et cerveau des batailles quotidiennes, de la Révolution, de la société post-révolutionnaire, pourquoi le syndicat se préoccuperait-il des partis et des sectes qui, « en dehors et à côté » peuvent vaquer à leurs tâches secondaires ?

24À cette invocation – qu’ils jugeaient indécente – des traditions du syndicalisme français, les minoritaires répondaient que l’élément essentiel de la Charte d’Amiens n’était nullement tel ou tel aspect anti-socialiste mais bien la volonté proclamée de faire la révolution35. Sur ce point, ils reçurent la veille même du congrès le renfort inattendu36, apparemment important mais finalement peu efficace des rédacteurs même de la Charte d’Amiens, prestigieux dirigeants de la CGT d’avant 1914 : Delessalle, Griffuelhes, Pouget, Yvetot. Ces interventions soulevèrent parmi les majoritaires un concert d’imprécations d’une rare violence37. Au surplus, ces syndicalistes de gouvernement étaient singulièrement mal placés pour se réclamer de l’indépendance du syndicalisme38.

25En définitive, les majoritaires cherchaient à utiliser l’évolution du Parti socialiste39 par le biais de la Charte d’Amiens redécouverte et de thèmes ainsi réactivés contre la minorité syndicaliste. La tactique ne manquait pas d’efficacité : au débat agitant les syndicalistes et dressant les révolutionnaires contre les réformistes, les majoritaires substituaient une autre lutte, combien plus avantageuse pour eux : ce n’était plus les syndicats « égarés », descendants des « braillards » de 1912-1913 qu’ils combattaient, mais bien les nouvelles entreprises du parti pour asservir le syndicalisme, tentative d’autant plus dangereuse qu’elle prolongeait les tentatives guesdistes40, mais après quinze ans d’interruptions, alors que la plupart des syndiqués ignoraient tout de ces lointains débats.

26Ainsi, le ralliement – qu’ils ne pouvaient pas ne pas approuver – de la grande majorité des socialistes français à Moscou était, pour les syndicalistes révolutionnaires gros de dangers : fournissant aux majoritaires tout un arsenal d’arguments efficaces, il risquait de ralentir l’évolution à peine amorcée dans le mouvement syndical, d’élargir les fissures apparues dans la minorité, enfin de détourner nombre de minoritaires de l’action pour eux prioritaire, l’activité syndicale au profit de celle du parti. En janvier 1921, La Vie Ouvrière ouvrit une rubrique : « Faut-il adhérer au parti ? » signe des préoccupations qui incontestablement assaillaient les syndicalistes révolutionnaires. À nombre de ses amis qui répondaient par l’affirmative – Martinet, Louzon, Rosmer, Delagarde, amis de toujours, restés droits dans la tempête de 1914-1918 –, Monatte répondait qu’il était certes déchirant de voir ainsi et pour la première fois le syndicalisme à la traîne41 ; mais qu’il n’en restait pas moins, de par sa composition sociale le groupement majeur ; qu’il importait donc plus que jamais d’accorder l’essentiel des forces à sortir le syndicalisme du ruisseau dans lequel les majoritaires l’avaient plongé et souillé ; et qu’enfin il était vital pour l’ensemble du mouvement révolutionnaire de lui redonner son rôle d’antan, quand il constituait, comme le proclamaient les dirigeants bolchéviques eux-mêmes le « seul courant sain du socialisme français »42.

27Cette tâche était d’autant plus urgente que le syndicalisme était menacé de mort par asphyxie, tant étaient fortes les tentatives scissionnistes qui se faisaient jour parmi les minoritaires.

28Au vrai l’idée de scission n’était ni neuve ni propre à la France. Comme l’a bien montré A. Kriegel43, elle s’inscrivait dans le vaste courant ultragauche qui affleurait dans le mouvement ouvrier ouest-européen au lendemain de la guerre, rallié au triple mot d’ordre : « Pour le prolétariat, contre toutes les autres classes ! Pour les masses contre les chefs ! Pour les conseils contre les syndicats ! ». Pour cette ultragauche, le mouvement syndical constituait en effet un facteur d’atténuation des aspects les plus odieux du capitalisme, donc au bout du compte un élément d’intégration de la classe ouvrière dans le régime capitaliste44. Mais si partout en Europe l’ultragauche était d’abord un courant socialiste, en France, du fait de la genèse originale du syndicalisme, de sa formation fortement teintée d’anarchisme, de sa volonté proclamée d’être le seul Parti ouvrier, l’ultragauche était avant tout un courant libertaire ou anarchisant ; par ailleurs, compte tenu du rôle et du prestige du syndicalisme français, l’ultragauche ne pouvait pas s’en prendre aussi radicalement qu’ailleurs au principe même de l’organisation syndicale (très rares et clairsemés étaient les groupements libertaires qui avaient maintenu intacte leur originelle hostilité à la lutte syndicale), mais à la déviation du mouvement syndical, inaugurée par la « rectification de tir » dans la CGT, poursuivie par le revirement de 1914 et la participation à l’Union sacrée, enfin achevée par le ralliement ouvert dès l’après-guerre à un vaste programme réformiste. De sorte que l’ultragauche française dénonçait avec violence la trahison des chefs plutôt que le syndicalisme lui-même.

29On connaît bien, grâce à Annie Kriegel, la tentative ultragauche de création d’un parti communiste de type « soviétique » en 1919 et l’échec de celle-ci : s’était révélée mortelle l’incapacité de ce mouvement à encadrer et développer la poussée révolutionnaire du printemps 1919. Mais ce qui est plus mal connu, c’est très tôt l’expression de ce courant dans le mouvement syndical. Pour lui, la CGT, solidement amarrée à l’État bourgeois n’était plus que l’expression ouvrière du capitalisme français, l’instrument privilégié de diffusion de l’idéologie bourgeoise dans le mouvement ouvrier. Il convenait d’en tirer les conséquences : un redressement de la CGT n’étant plus possible, il fallait non seulement l’abandonner mais entraîner dans la scission le plus grand nombre de militants ouvriers, et créer une organisation ouvrière de lutte de classe capable tout à la fois de détruire la CGT, de traquer et de faire disparaître son influence ; enfin de mener sans nul compromis le rude combat « classe contre classe ».

30Cette volonté délibérée s’était très tôt manifestée45. Dans une réunion tenue à la Grange-aux-Belles le 19 novembre 1918, un des militants anarchistes les plus en vue, Content, avait proposé d’organiser une scission dans la CGT ; il n’avait pas été suivi, non pour des raisons de principe mais de simple opportunité, par la plupart des présents, dont Péricat, Sirolle, Vilfrit, Vergeat46. L’idée n’en avait pas moins cheminée puisque l’année suivante, en août 1919, on la voyait s’exprimer avec une vigueur singulière dans le syndicat des Métaux de la région parisienne : repoussée au conseil syndical du 12 août 1919 par sept voix contre cinq47, elle l’était également le 17 par l’assemblée générale du syndicat à une très courte majorité48. Puis au congrès de Lyon de septembre 1919, Péricat s’était fait le porte-parole du courant scissionniste chez les minoritaires et, battu, n’en avait pas moins proclamé sa volonté de poursuivre la propagande en faveur d’une scission à l’intérieur de la CGT.

31Le désastre de mai 1920 et le recul important, proportionnellement plus marqué pour les minoritaires que pour la direction fédérale, paraissaient confirmer les idées essentielles des scissionnistes. Ainsi les minoritaires, par le versement de leurs cotisations, contribuaient à conforter une majorité confédérale qui conduisait au désastre des luttes. Au terme de ces combats perdus, les militants révolutionnaires étant pourchassés ou emprisonnés, la direction fédérale reprenait sans gloire, mais avec un remarquable sens de l’opportunité, les positions précédemment abandonnées, telle la fédération des cheminots, et profitait en outre du silence forcé auquel étaient réduits la plupart de ses adversaires pour mieux les salir.

32Dans ces conditions, comment conserver le moindre espoir de reconquérir quelque jour la direction confédérale ?49 Le courant scissionniste s’en trouva brutalement renforcé50. Fin août 1920, l’important syndicat du bâtiment de Marseille quittait la CGT. Rapidement rejoint par Péricat, il appelait tous les militants syndicalistes révolutionnaires à sortir des vieilles organisations51 et à créer à la place une « Association des travailleurs industriels du monde » aux modes d’organisation radicalement différents de ceux de la CGT. À la place des organisations corporatives qui renforçaient les particularismes de métier, l’Association défendait l’idée des « syndicats uniques », interindustriels, permettant aux ouvriers de se hisser au-dessus des seuls problèmes corporatifs et d’embrasser la totalité de la condition prolétarienne ; et des comités d’ateliers, destinés à souder plus étroitement les ouvriers et les syndicats ; les délégués d’atelier jouant dans le corps du syndicat « le rôle de crampon de fer dans un bloc de ciment »52.

33Ce courant scissionniste s’exprima avec force dans diverses assemblées minoritaires qui précédèrent le congrès confédéral d’Orléans53. Au cours de celui-ci, il trouva un défenseur, relativement discret, dans la personne de Mayoux. Mais celui-ci se heurta à la ferme opposition conjuguée des « communistes », de ceux qui adoptaient les thèses issues du 2^e congrès de l’IC et des syndicalistes révolutionnaires. Les deux courants n’avaient certes pas les mêmes motifs de combattre la scission. Pour les bolcheviks, c’était moins affaire de principe que de stratégie : quitter les syndicats, c’était déserter le champ de bataille et laisser à l’adversaire d’importantes organisations dont l’influence restait grande au sein de la classe ouvrière. Les syndicalistes étaient certes d’accord avec cette analyse circonstancielle. Mais s’ajoutait chez eux l’idée que le syndicat était par sa composition l’organisation prioritaire de la classe ouvrière, son moyen d’expression le plus élevé ; au-delà de la tactique à suivre, c’était surtout pour des raisons de principe que l’on ne pouvait abandonner les organisations syndicales54.

34Mais la seule réplique valable à la « solution » scissionniste n’était pas l’argumentation abstraite55, mais la démonstration pratique. Il convenait de montrer d’urgence que la direction majoritaire n’était pas définitivement installée à la tête de la CGT ; d’administrer la preuve que les minoritaires, s’ils consentaient à s’organiser, étaient capables de conquérir – et rapidement – des positions importantes dans les syndicats, les UD, les Fédérations ; faute de quoi les thèmes scissionnistes, renforcés par le découragement né de la vanité des efforts entrepris, videraient peu à peu les syndicats de leurs éléments révolutionnaires et ces derniers abandonneraient ainsi la CGT aux majoritaires.

35C’est pourquoi nombre de minoritaires se rallièrent si rapidement à l’idée de « noyaux » révolutionnaires à créer dans les syndicats, idée longuement défendue dans les textes du 2^e congrès de l’IC et un peu plus tard dans la brochure de Lénine Le gauchisme, maladie infantile du communisme. Des groupements minoritaires avaient de tout temps fonctionné dans le mouvement syndical français56 ; ils répondaient à une pratique déjà ancienne, adoptée à diverses périodes par les courants les plus opposés. Par ailleurs, les réunions minoritaires tenues lors du congrès de Lyon n’avaient-elles pas décidé la création de « Comités de syndicats minoritaires » ? Que la décision soit restée pratiquement lettre morte n’infirmait nullement la justesse de la mesure adoptée. Il convenait cette fois-ci de se mettre sérieusement à la tâche. Certes, les groupes conçus par les syndicalistes révolutionnaires n’avaient de commun, avec les noyaux communistes subordonnés au Parti que recommandaient les documents du II^e Congrès, que le nom. Les minoritaires en avaient bien conscience mais arguaient de caractères particuliers à la France pour défendre leur propre conception. De toute façon, ce débat-là était à mener entre l’Internationale et les révolutionnaires français et il ne concernait qu’eux seuls. Quant aux majoritaires eh bien, ils « avaleraient » les noyaux.

36C’est ainsi que se déroulèrent d’abord les congrès minoritaires régionaux, destinés en premier lieu à briser l’offensive des « scissionnistes de gauche »57. Que ceux-ci y participent et s’y expriment n’allait pas sans problème, mais cela constituait un fait encourageant. En second lieu, ces congrès servaient à lutter contre d’éventuelles provocations majoritaires58, enfin à préparer les assises minoritaires d’Orléans, chargées d’étudier les formes de regroupement du courant révolutionnaire. Ces assises devaient se tenir avant le congrès confédéral ; congrès qui, nul n’en doutait, serait marqué au mieux par un maintien des minoritaires59. Il convenait certes d’y participer pour défendre les positions révolutionnaires, faire front face au déchaînement des attaques confédérales, affirmer que la minorité n’était pas sortie exsangue de la débâcle de mai et qu’elle entendait désormais combattre sans merci, à l’intérieur de la CGT, l’orientation dominante. Mais le congrès minoritaire était autrement important que les assises confédérales. Il était nécessaire non tellement d’y voter des résolutions sonores, mais surtout de prévoir minutieusement la réorganisation de la minorité.

37Le succès des congrès minoritaires régionaux était de bon augure ; incontestablement il contribua à endiguer le courant scissionniste, à rendre courage aux militants fourbus, ainsi qu’à éviter le pire au congrès d’Orléans. Certes, ce ne fut pas un grand congrès ; privée de ses chefs emprisonnés60, désorientée par l’étalage public des dissensions entre minoritaires, par les silences de l’énigmatique Sirolle qui, chargé par la Fédération des cheminots des relations avec la CGT en mars avril, aurait pu contrer efficacement les dirigeants confédéraux, mais qui ne vint au congrès que très tard et seulement pour appuyer Jouhaux demandant qu’on évite d’aborder « certaines questions »61 dans l’intérêt même des emprisonnés (ce qui était du même coup suggéré que ceux-ci étaient peut-être un peu moins innocents qu’ils le proclamaient) ; déboussolée en outre par le soudain dépôt de la motion Verdier, la minorité conduite par Semard, Tommasi, Guy Tourette, resta constamment sur la défensive et lutta sans éclat62. Ce fut un congrès confus, dominé par l’évolution du parti, la dénonciation des oukazes de Moscou et de la violation de tous les principes du syndicalisme français ; bref, des tentatives d’enveloppement par des « groupements extérieurs » ; congrès finalement beaucoup moins catastrophique que prévu puisque non seulement la minorité maintenait l’essentiel de ses positions mais progressait même légèrement63. À vrai dire, ce n’était pas une véritable victoire64. Mais compte tenu de la situation difficile de la minorité, des flottements nés de la publication par vagues des textes du 2^e congrès de l’IC, aussitôt utilisés par les majoritaires, de la volonté proclamée par ceux-ci d’écraser les minoritaires, c’était plus qu’en espéraient ces derniers65. Même la confusion introduite par le dépôt de la motion Verdier, qui avait fait perdre plus de cent voix aux éléments révolutionnaires lors du vote sur l’orientation, n’était considérée que comme un accident de parcours : qu’en réalité, elle soit le signe de divisions latentes, de même que les positions équivoques de Quinton et Sirolle, la plupart des minoritaires le sentaient confusément. Mais outre qu’ils considéraient la lutte contre le Bureau confédéral comme plus que jamais prioritaire, ils espéraient que l’organisation de la minorité serait susceptible d’atténuer les divisions66.

38C’est qu’en effet le congrès minoritaire s’était révélé extrêmement utile. Il s’ouvrit le 25 septembre dans des conditions difficiles, par un débat confus et pénible sur l’admission – ou le rejet – de Péricat et de ses amis scissionnistes qui s’étaient eux-mêmes placés hors de la CGT, mais tenaient néanmoins à participer au congrès minoritaire (alors qu’au contraire, le bâtiment de Marseille n’avait pas jugé bon d’assister au congrès minoritaire du Sud-Est). Ils furent finalement admis et Péricat – appuyé par Mayoux – en désaccord, on le sait, seulement sur la date, put y défendre une tactique scissionniste qui ne rencontra guère d’écho67. Mais se greffèrent sur ce problème, la plupart des thèmes qui divisaient la minorité : problème de l’adhésion à la III^e Internationale, même par le canal d’une Internationale Syndicale ; problème évoqué par Frago faisant remarquer que, dans la Russie soviétique, les syndicats étaient subordonnés au Parti, à quoi Delagrange répondit qu’il s’agissait tout à la fois d’une particularité russe et d’un stade transitoire ; problème proche : si la majorité du parti socialiste adhérait à la III^e Internationale, ses dirigeants, vieux parlementaires, opportunistes avérés, auraient-ils droit de regard sur les dits « noyaux » soumis au contrôle du Parti68 ? Mais un accord à peu près général des quelque deux cent cinquante présents69 se fit sur les thèmes majeurs rappelés vigoureusement par Bouët : organisation solide de la minorité qui lui permette tout à la fois de donner à l’Internationale Syndicale ébauchée à Moscou une adhésion de principe et d’intensifier la lutte contre la majorité ; organisation capable en cas d’exclusion par celle-ci ou de triomphe minoritaire, de se substituer au Bureau confédéral. La réunion se termina par l’adoption, sans qu’il soit fait mention d’une quelconque opposition, du texte présenté par la minorité au congrès, texte qui reprenait la motion du congrès minoritaire de la Région parisienne. Une nouvelle réunion se tint dans la soirée du lundi 27 septembre, après la première journée du congrès confédéral. Sur rapport préliminaire de Marie Guillot, furent fixés les buts des Comités Syndicalistes Révolutionnaires – CSR –70 ; former des militants ; propager les idées révolutionnaires restées jusque-là isolées dans les syndicats majoritaires ; enfin assurer au courant révolutionnaire des ressources71.

39Fut également ébauché la hiérarchie des CSR : syndicaux locaux, départementaux, régionaux ; coiffés au sommet par divers organismes, commissions recrutement, de statistiques… Enfin d’un Comité Central dirigé par un Bureau ; Monatte élu secrétaire général était jusqu’à sa libération remplacé par Godonnèche ; le trésorier général était Victor Labonne.

40Une dernière réunion tenue le dimanche 3 octobre en matinée, au lendemain de la dernière séance du congrès confédéral décida, qu’outre les adhésions individuelles (matérialisées par une carte annuelle vendue 5 francs), seraient également acceptées les adhésions collectives de syndicats ou de groupes minoritaires dont la cotisation était fixée à 5 francs par mois.

41Certes de nombreux points restaient dans l’ombre ; plusieurs mesures avaient été adoptées dans la confusion72. Mais la minorité était désormais dotée d’une solide organisation avec laquelle la direction confédérale devrait désormais compter73.

42Ceci dit, l’organisation n’avait pas fait disparaître les fissures au sein de la minorité. Un article du Libertaire le soulignait vigoureusement le 10 octobre : certes, il n’était plus question de scission et la création des CSR y était sans doute pour beaucoup (« notre rôle étant de rester en contact constant avec la masse, nulle autre part nous n’aurons la possibilité de toucher la masse que dans l’organisation syndicale »). Mais dans celle-ci il fallait rester vigilants, non seulement face aux dirigeants confédéraux, mais aussi en face des futurs « communistes » et de leurs alliés (« contre d’autres nous lutterons également pour y empêcher l’intrusion de la politique ainsi que toute collaboration avec le parti politique qui agira révolutionnairement »)74.

43Par ailleurs, la majorité confédérale considérait avec inquiétude la rapide mise sur pied des divers organismes minoritaires : « ne laissons pas retarder notre mise en route de ceux qui voudraient auparavant nous bercer dans des discussions « doctrinales » que nous aurons tout le temps de poursuivre au sein de nos noyaux » avait conseillé Monatte dans La VO du 12 octobre. Or, dans ce même numéro, les premiers résultats étaient donnés et ils étaient éloquents : 11 régions étaient en cours de création ; 17 sous-comités fédéraux des CSR étaient déjà constitués dans les principales fédérations et ils avaient déjà désigné leurs représentants à un comité central des CSR qui par ailleurs regroupait tous les délégués régionaux, membres de droit du comité central. Un peu partout surgissaient « noyaux » et CSR, preuve que cette organisation était impatiemment attendue et que le même mouvement qui poussait le parti socialiste vers la III^e Internationale s’exprimait également dans le mouvement syndical. Le bureau confédéral imagina plusieurs parades ; selon un rapport de police, la constitution d’un cartel avec le PS et la Ligue des droits de l’homme constituait l’une d’entre elles, dont la CGT attendait beaucoup75 : d’une part, ce cartel étant destiné à porter aide à la Russie soviétique, les dirigeants de la Confédération donnaient ainsi « une preuve de leur volonté révolutionnaire »76 ; d’autre part, la CGT avait mis à sa participation à ce cartel plusieurs conditions, et celui-ci fournissait déjà des « efforts salutaires », le parti socialiste étant contraint de cesser toute attaque contre la direction confédérale. En fait, très rapidement, cette parade se révéla inefficace77.

44C’est dans ces conditions que le premier comité confédéral après le congrès d’Orléans, réuni les 8, 9 et 10 novembre, après avoir été saisi des propositions en faveur de la Russie, se trouva dès la première journée après le discours de Jouhaux, devant une demande précise de Dumoulin : « Il fallait que le CCN arme les fédérations et la CGT en réponse à ce qui était “la scission de fait” »78. Le lendemain, Dumoulin présentait une motion contre le noyautage précisant que les syndicats adhérant au CSR s’étaient « placés dans une position de scission morale79 et de désorganisation des forces confédérales et de l’Unité de l’Internationale Syndicale constituée », celle-ci ajoutait : « Le comité confédéral ne saurait éviter de mettre les organisations en garde contre les conséquences inévitables de leur adhésion, qui pourrait provoquer de la part des Fédérations et des Unions Départementales des mesures d’exclusion contre lesquelles la CGT ne pourrait nullement intervenir80 ». Texte extraordinairement alambiqué mais qui indiquait clairement les mesures à prendre : la CGT, se sentant hors d’état, pour le moment, de prendre des mesures d’exclusions contre les minoritaires, suggérait aux Unions Départementales et aux Fédérations moins infortunées de le faire à sa place.

45La motion fut évidemment adoptée ; mais par 72 voix seulement contre 25 à une motion Bouët et 23 abstentions. Jamais hostilité et réserve ne s’étaient manifestées à un tel point dans un CCN, alors que les minoritaires n’avaient encore réalisé aucun gain d’importance dans les fédérations et les Unions Départementales. De sorte que cette victoire confédérale montrait surtout que de nombreux majoritaires étaient hostiles à une éventuelle politique d’exclusions. C’était infliger un camouflet sans précédent au Bureau confédéral. Jouhaux ne s’y trompa pas qui, dès le début de la séance de l’après-midi, offrit sa démission : il n’acceptait pas le vote de la matinée « en raison du grand nombre d’abstentions qui se sont produites, je n’accepte pas, ajoutait-il, que l’on puisse invoquer la liberté de pensée quand il s’agit de l’organisation elle-même »81.

46Jouhaux n’accepta de reprendre sa démission qu’après le vote, à une écrasante majorité (103 voix contre 3 et 22 abstentions ; c’étaient là les 25 voix minoritaires ; les 23 abstentionnistes de la matinée s’étaient ralliés à « l’Union Sacrée » confédérale) d’une motion de confiance au libellé inquiétant (« ils se serrent autour de leur bureau confédéral, ils s’engagent à résister contre tous les mauvais courants de désagrégation qui menacent l’unité ouvrière ») mais suffisamment vague pour soulager les consciences pures. L’unité majoritaire paraissait rétablie. Mais par ailleurs, était indirectement ratifiée la première pièce du mécanisme d’exclusions qu’élaborait la direction majoritaire.

47La scission de Tours et la large majorité réunie par les partisans de l’adhésion à la III^e Internationale (malgré les réserves de nombre d’entre eux face aux 21 conditions), montraient, qu’en cette fin d’année 1920, Moscou avait décidément le vent en poupe. La direction de la CGT crut devoir attaquer violemment la fraction dite communiste82. Mais pour les syndicalistes révolutionnaires, l’année 1920 finissait mal : le jeune Parti Communiste, même fraîchement repeint, n’était guère avenant : les reconstructeurs y conservaient tous les postes essentiels. Monatte n’avait jamais caché son scepticisme quant à l’existence d’un véritable parti révolutionnaire en France, écrivant dans La VO du 29 octobre : « Y a-t-il place à côté du syndicalisme révolutionnaire pour un parti enfin vraiment révolutionnaire ? L’avenir le dira. Ce sont les faits qui décideront et […] ce n’est pas nous qui empêcherons, par une rivalité de boutique théorique, la réalisation de cette tentative de renaissance, de naissance pourrait-on dire, d’un parti révolutionnaire en France […] Nous pouvons craindre que, dans un milieu comme la France, pourri par cent ans de démocratie, il soit difficile à un parti d’être effectivement prolétaire et révolutionnaire »83. Au début de l’année 1921, les faits ne semblaient pas lui avoir infligé le moindre démenti84.

48Mais ce n’était pas là le plus inquiétant. « L’année 1921 […] comment finira-t-elle ? » s’inquiétait Monatte85. C’est qu’en effet, quelques mesures minimes, passées inaperçues à l’extérieur du mouvement syndical, constituaient en fait « une véritable déclaration de guerre de la CGT aux syndicats révolutionnaires ». La fédération de l’agriculture venait en effet, les 29 et 30 décembre 1920, de refuser cartes et timbres à deux de ses syndicats adhérant aux CSR – ceux de Brunoy et de Millau –, et de les rayer de ses listes86.

49C’étaient les deux premières exclusions.