Chapitre 2 - La stagnation minoritaire

1Les débats qui s’ouvrirent à Lyon le 15 septembre 1919, les premiers depuis la fin de la guerre et la démobilisation, ne devaient théoriquement porter que sur l’exercice séparant cette assemblée-là du congrès de Paris de juillet 1918. C’est ainsi que le rapport moral qui devait servir de base à la discussion était explicitement présenté comme « un résumé de la vie confédérale dont l’amplitude va du congrès national de juillet 1918 jusqu’à la fin juillet 1919 »1. Mais le formidable afflux des démobilisés dans les rangs de la CGT, autant que les polémiques incessantes depuis la fin de la guerre sur les responsabilités de celle-ci, rendait insoutenables un éventuel refus de discussion sur la période 1914-1918. Cette discussion, réclamée à cor et à cri par les minoritaires depuis l’annonce de la convocation du Congrès2 fut reconnue légitime par Jouhaux dès l’ouverture de la première séance3. De sorte que l’essentiel des débats allait porter non tellement sur la pratique syndicale de la direction confédérale dans l’immédiat après-guerre, mais essentiellement sur la guerre, le ralliement de la CGT à l’Union Sacrée4, la nécessaire défense – reconnue comme telle par tous les délégués – de la Russie des Soviet5, enfin les leçons à tirer de la révolution d’octobre : événement spécifiquement russe, né des retards d’un pays arriéré ? Ou bien première révolution prolétarienne6, premier îlot dans le monde d’un pouvoir ouvrier tant attendu par tous les courants du mouvement syndical français d’avant 1914 (à l’exception de la petite frange, ouvertement réformiste, située à « l’extrême droite », autour de Keufer et de la fédération du livre) ? C’est en quelque sorte à travers ces thèmes majeurs que furent évoqués les problèmes des objectifs et de la stratégie de la CGT de 1919 : fallait-il considérer la révolution russe comme l’événement capital, tout sacrifier à la défense de cette révolution et ne pas jouer avec le programme minimum, les congés payés, le conseil économique du travail7 ? Fallait-il se préparer à l’imminente révolution européenne précipitée par le succès d’octobre ? Fallait-il au contraire considérer que la période n’était pas réellement grosse d’une révolution – mais seulement d’une crise à tout prendre « normale » dans le cadre du règne capitaliste8 ; ou était-elle seulement « prérévolutionnaire » ? Auquel cas il fallait gagner les masses, les plus larges masses par une conquête systématique d’avantages sociaux dont l’obtention développerait en elles la confiance en la CGT ? Celle-ci pourrait alors – mais alors seulement – se présenter comme candidate à la succession du régime capitaliste moribond. Ces questions majeures, autour desquelles avait déjà roulé – après l’annulation du mouvement de grève de juillet pour la défense de la Russie – la discussion du Comité Confédéral National9 tenu à cette date, allaient constituer l’essentiel des affrontements, souvent poignants, déchirants même du congrès10. C’est pourquoi il nous semble impossible de souscrire à la thèse clairement exprimée – et brillamment défendue – par Annie Kriegel : au début de 1919, le mouvement ouvrier français avait définitivement réglé ses comptes de guerre11 et la « notion d’unanimité » de la conférence de Clermont-Ferrand avait réellement clos toute une époque12. Les interventions des minoritaires – de Monmousseau qui s’en vint expliquer comment il avait été amené à voter la notion d’unanimité de 1918 et pourquoi il s’estimait trompé13 ; de Tommasi, Bouët, Loriot, etc. ; de Monatte surtout, dominèrent réellement les débats (à tel point que Dumoulin, parlant en fin de congrès, juste avant Jouhaux, commença son discours en rappelant avec amertume le triomphe fait à Monatte14 ; de sorte que les majoritaires ne l’emportèrent, et largement15, qu’en gauchissant considérablement leur motion16. Habileté tactique ou conversion sincère ? C’est ce que l’immédiat avenir n’allait pas tarder à révéler.

2Qu’allait donc désormais faire la minorité qui se réunit à plusieurs reprises en cours de congrès : considérer que la CGT s’était amendée et se laisser prendre à nouveau dans les rets d’une autre résolution d’unanimité ? Ce fut incontestablement l’attitude de certains minoritaires17. Fallait-il considérer au contraire que la CGT était définitivement engluée dans le « syndicalisme de gouvernement » ; qu’il était impossible de l’en tirer et dès lors qu’il fallait rompre avec ses dirigeants traîtres, d’autant plus fourbes qu’ils venaient à nouveau par une habileté tactique sordide de se refaire une vertu et une majorité. En un mot, fallait-il faire scission ? Ce fut la position défendue par Péricat mais qui rencontra peu d’échos18 tant le « gauchissement » de la direction confédérale prouvait à la plupart des minoritaires l’impact de leurs thèmes19. Fallait-il enfin se cantonner dans une opposition totale20 – tout en acceptant pour mieux veiller au grain, de désigner des délégués à la CA confédérale21 juger les promesses majoritaires aux seuls actes et, sans attendre organiser totalement la minorité pour engager immédiatement une lutte coordonnée et efficace en cas de nouvelles trahisons majoritaire : enfin, batailler pour l’adhésion de la CGT à « l’Internationale de la Révolution » ? Ce fut de très loin la position – défendue par Monatte – qui l’emporta.

3En réalité, les mois qui suivirent montrèrent quels problèmes soulevaient ces divers choix. Au lendemain même du congrès, les dirigeants confédéraux oublièrent immédiatement les engagements de Lyon.

4La résolution majoritaire avait-elle réaffirmé le principe de lutte des classes22, ce qui paraissait impliquer – aux yeux des minoritaires – une rupture avec la politique dite « de présence » (surtout après la démission de Jouhaux de la conférence de la Paix et la nette condamnation par la CGT du traité de Versailles) ? Dès le mois d’octobre, Jouhaux, Dumoulin, Bidegaray, Lenoir et Jeanne Bouvier s’en allèrent représenter la CGT à la conférence de Washington23 dont la réunion était justement prévue par les « clauses ouvrières du traité de paix ». Le Congrès avait-il, sur proposition explicite des majoritaires24, adopté le principe de la représentation (proportionnelle aux voix recueillies) de la minorité à la Commission Administrative de la CGT ? En janvier 1920, le premier Comité Confédéral national tenu après Lyon refuse d’élire à la CA les neuf candidats désignés par la minorité25 et attribue à celle-ci trois strapontins26. Les trois élus de la minorité démissionnèrent aussitôt et en appelèrent aux 3 000 syndicats confédérés de la « duplicité » majoritaire27. Il était désormais patent que, contre vents et marées, la direction confédérale maintiendrait la ligne de conduite adoptée pendant la guerre. Les dernières illusions de Lyon s’étaient envolées ; il n’était que temps, grand temps, de chasser tout espoir d’un nouveau compromis et d’organiser la minorité28.

5En fait, celle-ci enragée de s’être à nouveau laissée duper, mais aussi en plein désarroi, fit difficilement quelques pas dans cette voie. Il aurait fallu prendre, en ce domaine, des décisions précises dès septembre 1919. Les assemblées minoritaires réunies lors des CCN étaient trop peu représentatives, en particulier des minoritaires provinciaux, pour faire œuvre efficace. De sorte qu’il est difficile d’affirmer que fin 1919 « la minorité syndicale est à pied d’œuvre : la grande épreuve va commencer, les grèves du printemps 1920 »29.

6Cette affirmation repose à notre sens sur une double illusion : l’idée que les CSR (Comités Syndicalistes Révolutionnaires), dont le projet avait effectivement été élaboré dès décembre 1919 par Marie Guillot30, s’étaient développés bien au-delà des seuls syndicats réformistes de la minorité de l’enseignement31. À consulter les archives de Pierre Monatte qui tenait, et pour cause, un compte rigoureux de la création et surtout du fonctionnement des organisations minoritaires32, il nous semble difficile de prétendre que la minorité s’était réellement structurée ; les exemples même que donne A. Kriegel33 nous semblent infirmer, par leur modicité même, une telle hypothèse. Par ailleurs, ce n’est pas de la fin 1919 que date le réel développement des CSR, quoi qu’en dise Bouët34 (pourtant bien placé pour témoigner, nous l’avouons sans réticence), mais seulement du congrès d’Orléans, comme le reconnut sans ombrages Monatte dans La Vie ouvrière du 1^er octobre 192035.

7De ce point de vue, la seule lecture de La VO nous semble parfaitement convaincante36 ; c’est à l’automne 1920 que s’organisent les premiers congrès minoritaires régionaux. C’est seulement au lendemain d’Orléans qu’apparaît dans La VO une rubrique qui allait faire fortune : « Le Bulletin des CSR ».

8Par ailleurs, l’adhésion à la III^e Internationale, prônée dès la création de celle-ci dans toutes les réunions minoritaires avec d’autant plus d’enthousiasme qu’elle n’était que de principe, soulevait à l’intérieur de la minorité des réticences croissantes à mesure qu’était moins mal connue la vie de la Russie des Soviets. Ce que les syndicalistes avaient d’abord, d’enthousiasme, cru et mille fois affirmé37 : que la Russie soviétique était l’État – ou plutôt le « non État » – à structure syndicaliste rêvée par eux depuis 1906 et la Charte d’Amiens, au moins, – se révélait complètement faux. À mesure que l’on découvrait en Occident38, à la fois que les Soviets n’avaient que l’apparence des syndicats ; et que par ailleurs, la véritable colonne vertébrale du régime n’était pas constituée par les Soviets, mais par le parti bolchevik39 ; enfin que ce n’était pas les seules nécessités de la guerre civile et étrangère qui imposaient au pays une centralisation de fer, mais aussi un projet doctrinal longuement mûri et soigneusement appliqué ; à mesure donc que les brumes du mythe se dissipaient autour de l’État bolchevique, se dessinait – lentement d’abord et sans vacarme – un grand clivage entre les minoritaires. Il séparait ceux que cette connaissance meilleure invitait à garder la proie et à négliger l’ombre, à modifier les canons du syndicalisme révolutionnaire au contact des réalités, à le retremper comme disait Monatte « dans le grand courant déchaîné dans le monde par la Révolution russe »40, et ceux qui, au contraire, désenchantés par une réalité vivace mais cruelle, retournaient à leurs amours d’antan41. À mesure donc que s’élargissait ce fossé, l’adhésion à une Internationale au caractère spécifiquement, essentiellement, fondamentalement politique faisait gravement problème42.

9C’est donc cette minorité doublement fragile – moins organisée qu’il n’y paraît et déjà travaillée par des ferments de dislocation – qui affronte la grande épreuve du printemps 1920.

10Après la magistrale étude d’A. Kriegel43, il ne saurait être question ici, ni de retracer les trois grèves des cheminots – de Périgueux en janvier, du PLM en février, de la plupart des réseaux en mai – et la grève « générale », dite par « vagues d’assaut », qui prolongea, sans pourtant lui permettre de triompher, la troisième d’entre elles ; ni de dégager les causes, l’ampleur et la portée du mouvement ; mais seulement de discuter des conséquences qu’eut l’échec de cette grande bataille sur le mouvement syndical français.

11Les conclusions tirées par A. Kriegel sont désormais bien connues : la défaite accentue les divisions entre minoritaires et majoritaires, relance de virulentes polémiques, mais sur des points « accidentels », « secondaires » ; à tel point que le caractère dérisoire des « parti-pris tactiques et subalternes »44 révèle, par contraste surtout, l’unité profonde du syndicalisme français, tous courants réunis. En conséquence, ce n’est pas l’une ou l’autre tendance qui est disqualifiée par le désastre ; c’est le syndicalisme révolutionnaire français dans son ensemble qui est atteint, rendu responsable de l’échec et ainsi mis hors-jeu. En effet, minoritaires et majoritaires – quoiqu’il en paraisse en 1920 – n’ont cessé de partager les mêmes objectifs – la révolution (syndicaliste) –, les mêmes moyens – la grève générale –, la même foi dans la lutte des classes. Il n’y a donc de révolutionnaires et de réformistes qu’en apparence : les « révolutionnaires » croient à la nécessité des transitions, des menus progrès et des lentes acquisitions ; et inversement, les militants accusés de « collaboration de classe » ne conçoivent les réformes de structures qu’ils réclament que « comme une étape vers une transformation radicale »45. Bref, « révolutionnaires » et « réformistes » restent en réalité attachés au même corps doctrinal ; s’il y a divergences, elles portent non sur les principes : la nécessité d’une révolution, ni même sur les modalités ; mais seulement sur l’appréciation d’une situation, la possibilité d’une révolution et la tactique. C’est donc le patrimoine idéologique commun – le syndicalisme révolutionnaire – qui, au printemps 1920, est mortellement atteint. Après l’échec relatif du Parti Socialiste aux élections de novembre 1919, c’est l’autre – et principale – voie française vers la Révolution qui est ainsi coupée. Désormais, le mouvement ouvrier français – et singulièrement son aile syndicale – va s’orienter vers la seule expérience victorieuse : la révolution bolchevique.

12Ces thèses brillamment défendues emportent souvent l’adhésion. L’ampleur et la profondeur de la défaite sont incontestables. Chez les cheminots, elles s’accompagnent d’une profonde démoralisation confinant parfois au désespoir, de la disparition ou de l’anémie de très nombreux syndicats46, enfin, de massives désertions d’adhérents. Du 1^er janvier au 31 mai 1920, la Fédération des Cheminots avait pris 953 000 timbres, soit en moyenne, 190 600 timbres par mois47 (et ceci malgré l’importance des actions grévistes de février et mai qui, bien évidemment, ralentissent les prises de timbres) ; du 1^er juin au 31 décembre 1920, elle n’en prend que 845 000, soit 120 714 par mois48. Cette brutale hémorragie des organisations et des syndiqués s’explique évidemment par l’ampleur et la brutalité de la répression si remarquablement décrite par A. Kriegel : environ 12 % du nombre des grévistes, 5 % de la masse totale des cheminots, soit 18 000 « agents révoqués, rayés des cadres ou licenciés », qui n’étaient, contrairement aux idées communément admises, ni de jeunes « blancs-becs irresponsables », ni des tard venus, ouvriers flottants « non professionnels » ; mais bien des cheminots stables dont 70 % au moins appartenaient aux compagnies depuis plus de 5 ans.

13Que l’échec des cheminots ait été ressenti bien au-delà des limites de la corporation comme une défaite de la classe ouvrière tout entière, cela paraît également incontestable : en témoignent le reflux à peu près général des effectifs syndiqués de même que le recul général du mouvement gréviste dans la deuxième moitié de 1920.

14Enfin, il est tout aussi évident que les grèves de mai ont encore approfondi le fossé entre majoritaires et minoritaires. L’échec et les polémiques qui l’ont suivi ont envenimé les rapports entre tendances, crispés et durci celles-ci, font surgir des griefs que d’aucuns avaient crus, après la motion « d’unanimité » de 1918, puis après le redressement idéologique du Congrès de Lyon, définitivement oubliés.

15En revanche, la thèse centrale d’A. Kriegel – que minoritaires et majoritaires sont également atteints par l’échec du mouvement ; que ce dernier a mis hors-jeu le syndicalisme révolutionnaire comme solution globale à la crise ouverte par la guerre et la révolution bolchevique – cette thèse nous semble mériter discussion et d’un triple point de vue.

16Première idée contestable à notre sens : que les luttes de tendances se sont exprimées, jusqu’au printemps 1920, dans un même cadre idéologique, le syndicalisme révolutionnaire, demeuré commun aux majoritaires et aux minoritaires. La direction confédérale n’a certes pas renoncé en 1920 à se réclamer du syndicalisme révolutionnaire mais les idées maîtresses de celui-ci (lutte des classes, grève générale émancipatrice, révolution), coexistent désormais avec d’autres concepts issus en droite ligne du ralliement de 1914 et de l’Union Sacrée. Par ailleurs, cet amalgame doctrinal semble de composition variable, et ceci au gré de la conjoncture sociale : pétri des thèmes d’intérêts général et patriotique jusqu’en 1917-1918, il semble à cette date recevoir une forte injection d’indépendance du syndicalisme et de défense des seuls intérêts ouvriers ; opération certes temporaire puisqu’au lendemain du Congrès de Paris et de la motion d’unanimité, il retourne au plus vite à ses amours de guerre. Vienne le Congrès de Lyon : les majoritaires rappellent dans leur motion le texte intégral de la Charte d’Amiens, les voilà ne jurant plus que disparition du salariat, lutte des classes, révolution. Mais une fois vaincus les minoritaires abasourdis par cette manifestation d’inflexible rigueur doctrinale49, la direction confédérale, décidément bilingue, s’embarque pour Washington50.

17Il est donc bien vrai que la terminologie majoritaire reste dépendante du vocabulaire propre au syndicalisme français d’avant 1914 ; mais plus ou moins dépendante. Il est exact que les majoritaires, lorsqu’ils réclament des réformes de structures n’en proclament pas moins leur attachement à la Révolution51. Mais on peut légitimement se demander si cette fidélité nominale ne souffre pas quelques menus adultères ; et par ailleurs chercher sous la paille des mots, le grain des choses : à la fois parce que, dans la terminologie majoritaire les mots semblent avoir perdu leur sens d’autrefois (on se souvient de la fameuse définition donnée par Jouhaux de « la révolution » au CCN, de décembre 1918) ; et aussi parce que les minoritaires, qui estiment avoir été à plusieurs reprises dupés par la direction confédérale, refusent désormais de juger celle-ci à ses paroles et s’en tiennent strictement à son action.

18C’est d’abord de ce point de vue que la démonstration d’A. Kriegel nous semble contestable. Les majoritaires invoquent bien, tout comme les minoritaires, révolution, grève générale52, lutte des classes. Et il est vrai qu’on peut conclure dès qu’on enlève le vernis des mots, ou bien que les deux tendances sont fondamentalement d’accord, ou bien que les minoritaires font le procès des circonstances plus que des principes53; car justement, les minoritaires ont choisi, comme seul moyen de juger valablement les dirigeants de la CGT, de « faire le procès des circonstances » ; autrement dit de s’en tenir à la seule pratique majoritaire.

19Il y a là, nous semble-t-il, un second point contestable : « ce procès des circonstances », cette volonté de juger les actes, et les actes seuls, A. Kriegel les déclare aussitôt dérisoires ; de sorte que « l’usure des oppositions de tendances », justement liée au caractère accidentel et subalterne de celles-ci, laisse apparaître comme seul responsable, non les minoritaires ou les majoritaires, mais le syndicalisme en tant que solution globale et révolutionnaire à la crise de l’après-guerre54. Mais que serait une tendance accrochée au ciel des idées pures, des « joutes doctrinales », sans rapport avec le « banal » événementiel ? Ce n’est qu’en s’insérant dans l’accidentel, en pesant efficacement ou non sur le quotidien, qu’un courant tire sa force doctrinale, c’est en prouvant son efficacité concrète, sa souplesse, sa prise sur la mouvante réalité qu’une doctrine parvient à se hisser au-dessus de l’empirisme à la petite semaine. Ainsi, ce n’est pas d’être une doctrine ingénieuse et cohérente que le bolchevisme tire sa valeur et son influence ; c’est d’avoir réussi à faire triompher la Révolution55.

20Ainsi raisonnaient les minoritaires. C’est justement pour avoir barre sur les événements de cet après-guerre qu’ils réclament le retour à la pratique syndicaliste révolutionnaire ; c’est pour faire mûrir les conditions d’une révolution, c’est pour créer enfin une situation révolutionnaire qu’ils s’en prennent non tant aux choix doctrinaux des majoritaires qu’à leur activité pratique et à leur analyse de la hiérarchie des urgences. C’est qu’ils n’ont oublié ni le revirement de 1914, ni la politique « d’Union Sacrée », ni les pratiques de l’année 1919 ; de sorte que ne sont nullement subalternes les polémiques sur ce point qui, contrairement à ce que pense A. Kriegel, n’ont pas cessé au début de 1919, mais au contraire, continuent tout au long de l’année et rebondissent au printemps 1920, rendues également plus brûlantes de porter désormais sur l’attitude – jugée sans perspective, sans enthousiasme, sans conviction – de la direction de la CGT lors des grandes luttes ouvrières ; n’est pas subalterne, mais au contraire fondamental, le débat sur la conduite du mouvement de mai.

21Or, de ce point de vue, les minoritaires – terme devenu impropre d’ailleurs comme le fait remarquer Monatte56 – ne se sentent en rien responsables de la défaite. Et d’abord parce qu’ils ont pris tardivement la direction de la fédération des cheminots, à la suite de la grève de février sur le réseau PLM ; grève que la fédération a en hâte déclarée terminée au terme d’un accord signé le 1^er mars et selon elle terminée par une victoire. En fait, la modicité des résultats obtenus et le maintien de nombreuses sanctions rendent si incertaine la victoire cheminote que la CA de la CGT se garde bien de crier victoire57 ; que les minoritaires, s’appuyant sur l’appréciation réservée de la CGT, attaquent avec une vigueur décuplée la direction « réformiste »58 ; enfin que, dans les assemblées générales, puis dans les congrès des principaux réseaux et dans le Congrès fédéral des 22-25 avril, les minoritaires remportent un succès éclatant : le rapport moral est repoussé par 196 298 voix contre 123 012 et 16 031 abstentions ; le Conseil fédéral élit sa Commission Exécutive et son Bureau, entièrement composé de minoritaires59 : Monmousseau, Lévèque, Midol, secrétaires ; Sirolle, Toulouse, Vaucouloux, Routier.

22C’est la première grande fédération que conquièrent ainsi les minoritaires, et la question se pose naturellement de savoir si c’est bien la conduite hésitante de Bidegaray et de ses amis en février qui est la cause de leur victoire. Les minoritaires pour leur part ne le pensent pas. Certes, c’est après février que brutalement grandit leur audience60 ; mais celle-ci a été préparée par l’importance de l’opposition cheminote à la politique d’Union Sacrée, opposition en grande partie animée par de jeunes dirigeants qui ont fait là leurs premières armes61 et ont ainsi préparé petitement, obscurément, obstinément, la victoire d’avril 1920.

23Or, avant même d’avoir conquis la fédération, les cheminots minoritaires engagent celle-ci dans une dure épreuve de force : c’est le 22, premier jour du congrès, qu’ils font décider l’envoi au gouvernement d’une véritable sommation à laquelle Millerand répond dès le 23 par un refus total ; c’est le 25 qu’à leur initiative, le congrès adopte une motion de grève générale. Or, de cette précipitation, ils affirment après la grève et son échec il est vrai – n’être pas responsables ; ils y auraient été contraints à la fois par le veto gouvernemental et la surenchère majoritaire62 ; et également entraînés par le désir de servir la CGT, « de mettre leur force au service de la classe ouvrière tout entière de ramener ainsi le prolétariat sur le droit chemin révolutionnaire, d’en finir avec le passé de l’Union Sacrée, couper les ponts entre le bloc capitaliste et le bloc ouvrier »63.

24Autrement dit, les raisons qui entraînent les minoritaires à prôner l’action immédiate sont fortement contradictoires : qu’il y ait eu ultimatum gouvernemental, le fait est incontestable ; mais pouvait-il en être autrement après la sommation cheminote ? Que les majoritaires ne se soient pas seulement laissé entraîner par les « extrémistes » mais qu’ils en aient rajouté, cela semble également peu discutable : A. Kriegel, qui a étudié minutieusement le déclenchement de la grève, le souligne64. Selon elle, Bidegaray, qui croyait conserver la direction fédérale malgré la défaite subie sur le rapport moral65, ne pouvait y parvenir qu’en évitant de heurter de front un congrès visiblement acquis aux thèses minoritaires : de sorte que les vaincus du congrès se prononcent le premier jour en faveur de l’envoi d’un ultimatum au gouvernement, ultimatum adopté à l’unanimité ; mais votent également, lors de la dernière séance du congrès, une motion (d’ailleurs élaborée par une commission dans laquelle les amis de Bidegaray étaient majoritaires) préconisant la grève générale : de sorte que ce congrès heurté, fiévreux, passionné, violent de bout en bout, s’ouvre et se clôt par un double vote d’unanimité !

25Sur ce point, il apparaît donc que l’affirmation des minoritaires – que leurs adversaires les ont poussés dans la voie d’une action immédiate et générale – est plus que vraisemblable.

26Mais que par ailleurs, les minoritaires aient voulu utiliser leur victoire pour rompre avec « le syndicalisme de gouvernement » que semblait incarner l’ancienne direction fédérale66, pour revenir au plus vite aux méthodes d’action directe chères aux syndicalistes révolutionnaires et ce faisant, contribuer par une grande victoire corporative, au retour de la CGT tout entière aux viriles pratiques d’antan, cela ne souffre pas plus de doutes puisqu’eux-mêmes l’affirment, puisque Monmousseau-Brecot lui-même l’écrit67.

27Toujours est-il que les cheminots, toutes tendances confondues, décident d’engager une grève immédiate dont les objectifs sont ceux de la motion Monmousseau : « 1) la nationalisation ; 2) la réintégration immédiate des révoqués dans leurs postes ; 3) l’abandon des poursuites judiciaires ; 4) la reconnaissance du droit syndical »68, votée par les seuls minoritaires et adoptés par le congrès à une assez faible majorité – 171 037 voix contre 147 282 à une motion déjà adoptée au congrès de réseau du Nord ; mais en quelque sorte contresignée par les ex-majoritaires lors du vote d’unanimité clôturant le congrès69. De sorte que, sur deux points fondamentaux majoritaires et minoritaires semblent entièrement d’accord : la nécessité d’une grève immédiate ; la base revendicative de celle-ci. Les divergences semblent ainsi porter, pour le passé, sur la gestion fédérale et en particulier sur l’appréciation du mouvement de février – c’est le sens du rejet du rapport moral et, pour le présent, sur l’intégration de la lutte cheminote dans la stratégie de la CGT (les minoritaires refusant de choisir entre une grève générale décrétée par la CGT et des grèves partielles gagnant de proche en proche ; les majoritaires mettant en garde contre « toute action inconsidérée »)70 ; et surtout sur le sens accordé à la revendication de « nationalisation » commune aux deux projets (les majoritaires mettent l’accent sur la nationalisation tout en reconnaissant ses limites ; les minoritaires ne la considèrent guère que comme une première étape71). Reste que ce mot d’ordre qu’ils critiquaient depuis son apparition, ils le reprennent, vraisemblablement dans le but d’établir une plateforme unificatrice, la plus unificatrice possible, condition nécessaire de la victoire d’une lutte désormais décidée, et qu’il y a là une source supplémentaire de confusion.

28Mais le compromis conclu à Aubervilliers : l’abandon du choix, du moment et des modalités de l’action à la direction confédérale72, s’accompagne le 28 avril73, lors de l’entrevue entre la délégation des cheminots et la CA confédérale, d’une concession plus importante encore. La délégation cheminote se heurte à une violente hostilité74 : est proclamé « fait accompli », non tant l’ordre de grève lancé le 27, que la demande de l’aide confédérale ; car solliciter l’appui de la CGT, c’est en fait la contraindre à une action dans laquelle elle n’a nulle envie de s’engager. De sorte qu’accueillis par une hostilité générale, les délégués cheminots protestent de leur bonne foi, offrent de n’engager qu’une grève corporative sans appui de la CGT et assurent qu’au cas où la CGT accepterait d’appuyer un mouvement « social » et non plus seulement « corporatif », la direction dudit mouvement lui reviendrait de droit75. C’était très loin s’engager et Jouhaux ne s’y trompe pas qui ne laisse pas passer l’occasion. Certes les termes exacts de sa déclaration prêtent à controverse et sur des points importants : « il y a un saut à faire : il faut le faire courageusement. Il ne saurait être question de tendances. Les responsabilités devront être partagées quelle que soit l’issue de la lutte ». La CGT entend se réserver la direction du mouvement ainsi que ses conclusions selon la version minoritaire 76 : « il y a un saut à faire, il faut le faire courageusement. Il reste entendu qu’il ne peut être question de tendance ni de rejeter les responsabilités sur le dos des uns des autres ; la CGT prend le mouvement en main, reste maîtresse de la ligne de conduite ; les responsabilités seront partagées dans le bien comme dans le mal »77 dans l’argumentation majoritaire. Il y a matière – et singulièrement sur les « conclusions » de la grève – à d’inépuisables polémiques.

29Mais l’essentiel est bien entendu ailleurs : deux jours avant le déclenchement d’un mouvement capital – première grève générale depuis la guerre dans une corporation d’importance primordiale dans la vie économique du pays et, qui plus est, très récemment acquise aux thèses minoritaires – les cheminots se trouvaient entraînés dans un mouvement dont l’objectif essentiel leur semblait particulièrement discutable et dont la direction ne leur appartenait plus.

30La suite est suffisamment connue pour que nous nous contentions de quelques notations ; sur le déroulement d’abord : la grève du 1^er mai, à la fois ample (le chômage paraît avoir été, en particulier à Paris, aussi étendu que lors du 1^er mai 1919), peu spectaculaire (du fait des mesures préventives prises par le gouvernement) et sanglante (les heurts de l’après-midi se soldant, comme en 1919, par deux morts) ; l’extrême irrégularité des réponses cheminotes aux mots d’ordre fédéraux : grève massive sur le PO, l’État, le Midi, le PLM, réduite sur l’Est, inexistante en Alsace-Lorraine et sur le réseau du Nord (dont les dirigeants majoritaires ne se contentent pas de faire montre d’une totale inertie mais lancent dès le 5 l’ordre de reprise du travail) ; l’entrée en grève le 4 des dockers, des marins, des mineurs (à l’exception, essentielle, de ceux du Nord et du Pas-de-Calais qui sortaient tout juste d’une grève corporative et qui rejoignirent la grève le 10), le 10 des ouvriers du bâtiment, des métallurgistes, des chauffeurs de taxis, tramways et autobus (alors que les employés du métro restaient, malgré les consignes confédérale et fédérale, à l’écart de la lutte), mais en grande partie masquée pour ces derniers par l’emploi de briseurs de grève, « volontaires » des grandes écoles et de l’union civique ; poursuite assez générale jusqu’au 15 mai d’un mouvement désormais étalé, mais affaibli d’abord par l’efficacité des palliatifs mis au point de concert par le gouvernement et les diverses compagnies (de sorte qu’à « Paris même, où les travailleurs des transports en commun avaient dû reprendre le travail, on ne relevait aucun des aspects caractéristiques d’une grève »78 ; ensuite par l’ampleur de la répression.

31Qu’une répression ait été prévisible – et prévue –, un rapport de police du 29 avril relatant la réunion de la CA du 28 au soir à laquelle participaient sept dirigeants des cheminots en porte témoignage. Ceux-ci, en effet, « annoncent que tous les militants en vue ont, dès à présent, des remplaçants désignés pour le cas où ils seraient arrêtés »79. C’est là manifester un singulier optimisme que va immédiatement démentir l’événement. Car la répression frappe dès l’abord par sa brutalité : 103 arrestations à Paris le 1^er mai, dont 60 maintenues, prolongées dans la semaine par de multiples interpellations et condamnations de sans-grade, à Paris comme en province, mais aussi par son ampleur. Dès le 2 mai le Parquet signe un réquisitoire contre Lévêque, Monmousseau, Midol, Sirolle, secrétaires des cheminots – mais aussi contre Monatte et « tous autres que l’information fera connaître »80. C’était là indiquer que l’État frapperait bien au-delà des dirigeants syndicalistes – Monatte n’a aucune responsabilité syndicale – et ainsi accréditer l’idée du « complot » déjà suggérée par l’ouverture, le 26 mars, d’une information pour « complot contre la sûreté intérieure de l’État » et des mandats d’amener contre les dirigeants de la squelettique « Fédération Communiste des Soviets… ». Monatte est ainsi arrêté le 3 mai et des mandats d’amener sont lancés contre nombre de dirigeants syndicaux, nationaux bien entendu mais aussi régionaux et parfois non cheminots. Ainsi sont arrêtés : le 3 Delagrange à Perigueux, Rey, secrétaire de l’UD de l’Allier à Moulins, Gauthier et Courage à Sotteville ; Totti à Marseille ; enfin Verdier (métallurgiste) à Decazeville ; le 4 Sirolle à la sortie de la CA de la CGT, le 6 Montagne au Havre ; le 7 Flandrin, Orsini et Nebout à Toulon etc. Enfin, les militants réfugiés dans l’illégalité sont à leur tour capturés : Chavrot le 11 ; Lévêque le 17 ; Monmousseau le 19 à la sortie du CCN auquel il avait cru devoir se rendre pour empêcher la capitulation. Les arrestations continueront ainsi jusqu’en octobre et seul Midol y échappera en se réfugiant en Suisse. En outre, pour accréditer l’idée d’un gigantesque complot, sont amalgamés aux dirigeants syndicaux Loriot, dirigeant du Comité de la III^e Internationale, arrêté le 6 ; Sigrand, leader du moribond « parti Communiste » créé en 1919, le 9 ; Hanot, secrétaire de la « Fédération communiste des Soviets », le 11. Enfin, pour faire bonne mesure, le garde des Sceaux fait ouvrir le 11 mai une « information aux fins de dissolution » contre la CGT coupable de s’être aventurée hors de la « seule défense des intérêts économiques » de ses adhérents81.

32Certes, la mesure de dissolution n’est guère prise au sérieux par les militants ; mais que l’opinion, bouleversée par le nombre des arrestations, influencée par la campagne forcenée menée par la grande presse décrivant avec de nombreux détails le régime que les émeutiers avaient projeté d’installer en France, ait été ébranlée, cela ne fait aucun doute82 ; que ce trouble ait contribué à d’évidents flottements dans certains milieux grévistes, le fait paraît également acquis. D’autant que cette répression gouvernementale et judiciaire s’accompagnait d’importantes mesures prises par les Compagnies ; recrutement de milliers de volontaires83, multiplication des avis officiels et « notes de service » prévoyant sans cesse du 1^er au 8 mai de nouveaux cas et modalités de sanctions ; révocations : 180 pour toutes les Compagnies, visant les seuls militants responsables ; puis, parallèlement au reflux du mouvement, les révocations et radiations se multiplièrent, frappant les sans-grade et par là même contribuant à précipiter les reprises.

33On connaît la suite : dès les 12-13, les bruits de repli circulent. Le 14, Bartuel des mineurs, donne le premier le signal de la retraite et lance la formule qui fera fortune : « la CGT n’a fait qu’apporter sa solidarité aux cheminots : les cheminots ont la responsabilité de la grève ; il est juste qu’ils aient celle de la reprise du travail » ; et la direction confédérale semble prendre ses distances84. De là resurgissent les anciennes préventions, les rancœurs et les accusations : dès le 15, Midol d’une part, les prisonniers de la Santé d’autre part, dans deux lettres expédiées à la CE fédérale des cheminots expriment leur appréhension devant les bruits de cessation de la lutte, le « flottement » de la CA confédérale (lettre de Midol), l’éventuelle trahison que constituerait « un ordre de reprise du travail sans condition » (lettre de la Santé) et appellent à la poursuite de la lutte sur une plateforme corporative. La CA du 16 mai en tire aussitôt argument pour soumettre la décision de poursuite ou de reprise à un CCN convoqué pour les 19-21 ; en soi la décision est loin d’être indéfendable, mais le délai de convocation laisse pendant de longs jours – et décisifs – le mouvement sans perspective, sans direction. En ce sens, Monmousseau n’a pas tort d’écrire : « la grève vogua ainsi durant 6 jours sans boussole »85. Le 21, après trois jours de débats fiévreux, le CCN vote à une très large majorité86 la reprise du travail pour le 22.

34La grève cheminote s’effilocha ensuite de jour en jour ; c’est le 29 seulement que la CE provisoire décida l’arrêt de la lutte. Les derniers combattants ne déposèrent les armes, sur le réseau du Midi, que le 2 juin.

35Résumons : avant même d’être en place, les cheminots minoritaires se trouvent liés par une décision de grève générale. Liés ? De leur fait, pour une bonne part, puisqu’ils professent qu’une grande grève victorieuse, conduite selon les canons du syndicalisme d’action directe, contribuera de façon décisive à ramener l’ensemble de la CGT à ses amours doctrinales d’antan ; mais aussi du fait de leurs adversaires, vaincus mais convaincus qu’au pied du mur, leurs rivaux heureux ne feront pas mieux qu’eux ; d’autant que la revendication majeure, « unificatrice », celle qui a pour singulière vertu de réconcilier les deux tendances cheminotes et d’arracher à la CGT au moins une déclaration de soutien, ou mieux une décision d’action ; cette revendication donc, la nationalisation, est une revendication majoritaire d’une part, terriblement abstraite d’autre part et peu faite pour soulever l’enthousiasme. Dans ces conditions, la nouvelle direction fédérale a bien peu de chance de l’emporter.

36C’est certes ce qu’il advint. Encore les « leçons » de cet échec paraissent-elles singulièrement confuses. Les minoritaires souhaitaient prouver la validité des analyses révolutionnaires et la justesse de la tactique d’action directe ; leurs prédécesseurs à la direction fédérale espéraient qu’une défaite de ces démagogues brouillons prouverait rapidement la nocivité de « l’extrémisme » et leur permettrait ainsi de reconquérir – sans coup férir et pour longtemps87 – la direction fédérale. Mais l’imbrication des initiatives fédérales et confédérales, le rôle tenu par la CGT, l’efficacité de la répression patronale et policière brouillèrent les cartes. De sorte qu’on peut conclure dans une certaine mesure avec A. Kriegel, qu’en définitive ce fut le syndicalisme tout entier qui fut atteint.

37Mais en quel domaine ? Dans ses effectifs et sa puissance ? C’est l’évidence ; la défaite du printemps 1920 est le grand tournant de l’après-guerre ; désormais, le mouvement ouvrier, toutes tendances confondues, reflue et l’hémorragie des adhérents est difficile à chiffrer ; inégale, elle atteint bien au-delà des cheminots (parmi lesquels bien entendu le recul est le plus ample), tous les métiers et industries irrigués par la CGT Dès lors et de manière quasi ininterrompue jusqu’en 1936, le mouvement syndical se trouve sur la défensive.

38Atteint dans sa doctrine ? C’est une tout autre affaire, et d’abord nous avons tenté de le montrer, parce qu’il n’y a plus – si tant est qu’il n’y eut jamais – une doctrine syndicaliste. Certes, la plupart des courants de la CGT, à l’exception de la petite fraction ouvertement pragmatique et réformiste avérée dont la fédération du Livre est le cœur, continuent à se réclamer du syndicalisme révolutionnaire et tout spécialement de la Charte d’Amiens88. Mais leur attitude de guerre – qu’on l’approuve ou non, cela importe peu – et d’après-guerre – qu’il s’agisse de l’attitude envers les nouveaux organismes nés de la conférence de la paix, Société des nations, BIT, CET, du style nouveau des rapports entre la CGT et les pouvoirs publics, de la définition réformiste de la Révolution etc., toute cette attitude n’a que de lointains rapports avec le syndicalisme d’action directe. On peut considérer qu’il s’agit d’un progrès et que le mouvement syndical a gagné en maturité – ou au contraire d’une déchéance et qu’il est devenu sénile. Mais on peut difficilement nier que, par-delà l’écran trompeur des mots, s’est peu à peu imposée une pratique syndicale différente, même si elle n’est pas encore perçue ou acceptée comme telle89, même si elle ne s’est pas encore incarnée dans un ensemble doctrinal cohérent ; un type d’action syndicale qui n’entretient plus avec le syndicalisme révolutionnaire que les rapports d’un être mûr avec ses chers disparus ; des rapports culturels, de Toussaint et de chrysanthèmes sincères et dévots, au demeurant. De sorte que pour les minoritaires, l’échec de mai 1920, échec à leur sens de la CGT, ne s’explique pas par des raisons subalternes : tactique des vagues d’assaut90, machiavélisme ou « trahison » des hommes etc.91, mais par une pratique désormais ancienne inaugurée en 1914 ; par l’oubli, largement explicable après six ans des anciennes méthodes ; le syndicalisme révolutionnaire ne pouvait leur sembler dans l’affaire atteint, puisque les majoritaires l’avaient depuis longtemps jeté par-dessus bord.

39C’était tout au contraire cet abandon qui selon eux expliquait l’ampleur de la défaite92. Il s’agit donc bien, comme le dit A. Kriegel d’une polémique de circonstances, point du tout mineure, ni subalterne, mais centrale au contraire, portant sur la distorsion née du divorce entre l’idéologie proclamée et l’action pratiquée.

40Néanmoins, le réquisitoire des minoritaires présente une faille : l’échec s’est produit dans une corporation dont ils détenaient eux-mêmes la direction depuis peu, certes, mais ce n’est là tout au plus que circonstance atténuante la direction ; cette grève immédiate, ils l’ont votée ; ce thème de nationalisation, ils l’ont adopté ; l’appui de la CGT, ils l’ont sollicité – ce qui a contraint la direction confédérale et les autres directions fédérales à lancer dans le combat des bataillons hâtivement harangués, au demeurant pour une cause qui n’était pas vraiment la leur. Les minoritaires venaient ainsi de montrer le caractère verbal de leur révolutionnarisme, leur incapacité totale à véritablement diriger une grande corporation et plus encore à conduire une lutte concrète.

41Ces polémiques ont secoué pendant un an et demi la CGT unifiée93. Elles ont rouvert les plaies que d’aucuns croyaient cicatrisées depuis longtemps ; elles ont été une des causes de la scission syndicale ; elles ont ensuite constitué une inépuisable réserve de querelles entre confédérés et unitaires. Elles animent encore les héritiers. Illusion donc que de vouloir aujourd’hui trancher définitivement entre les thèses en présence94.

42Mais un point au moins s’impose à l’évidence : que les minoritaires ne se jugent pas après coup, responsables du désastre, cela ressort de tous leurs articles, brochures, discours, surtout à Orléans. Et au milieu des polémiques entremêlées, quelques faits peu contestables donnent à leur thèse quelque consistance. Eux-mêmes, syndicalistes révolutionnaires, ne se sentent nullement responsables de l’échec : ce mouvement, à peine l’ont-ils déclaré qu’ils en ont été dépossédés95 par la direction confédérale d’abord, puisque le 28, lors de l’entrevue cheminots-CGT, Jouhaux déclare que, les objectifs dépassant la corporation cheminote, la CGT prend la grève en main. Sur ce point, il semble donc y avoir accord, et les violentes querelles antérieures sur le « fait accompli » semblent dès lors sans objet ; elles ne reprendront d’ailleurs qu’après la défaite. Dépossédés également par l’efficacité de la répression policière : celle-ci semblait prévue, mais les parades mises au point semblent être demeurées lettre morte, au moins jusqu’au 5 mai. Poursuites et arrestations plus rapides que prévu ? Il ne semble pas puisqu’aucun des trois secrétaires fédéraux n’est arrêté avant le 17 (Sirolle n’est pas secrétaire, mais délégué auprès du CCN de la CGT), date à laquelle d’ailleurs, la grève semble déjà condamnée. Mais en revanche ne semblait avoir été envisagée ni l’ampleur des arrestations frappant des cadres moyens, de nombreux secrétaires de syndicats et même de nombreux militants de base ; ni surtout l’importance de la mobilisation, de sorte que les militants sans cesse traqués se trouvèrent dans l’impossibilité pratique de diriger le combat96 ; ni enfin l’amalgame subtil, chef-d’œuvre de la contre-offensive gouvernementale contre les cheminots, l’extrême gauche socialiste et l’ultra-gauche anarchisante. Les arrestations pour fait de grève ont mauvaise presse et les cheminots pouvaient légitimement compter sur un large soutien populaire. Dès lors qu’il s’agissait d’un épouvantable complot dont les objectifs et les modalités étaient largement exposés par la grande presse soigneusement alimentée en preuves par le ministère de l’Intérieur, c’était une tout autre affaire : mieux valait ne s’en point mêler.

43La conclusion s’impose : non seulement la direction cheminote, mais toute la minorité en tant que tendance est très tôt hors-jeu dans la lutte de mai.

44Second point : le syndicalisme révolutionnaire en tant que doctrine et méthode d’action directe sortait-il disqualifié du désastre ? En aucune façon, puisque cette grève les minoritaires ne l’avaient dirigée ni contrôlée ; et que leurs adversaires majoritaires – dirigeants cheminots ou confédéraux – leur semblaient ne plus être syndicalistes révolutionnaires que d’étiquette. Que la doctrine nécessite quelques ajustements, ils le reconnaissaient bien volontiers ; mais du fait de la guerre, de l’Union Sacrée, de l’exemple soviétique bien plus que de la grève de mai ; sur ce point il n’y a pas de changement notable entre les publications minoritaires de mars et de juin97.

45Troisième point enfin : Une révolution de type syndicaliste, c’est-à-dire identifiée à la grève générale, avait-elle échoué ? Sur cette question, fondamentale bien entendu, les conclusions de A. Kriegel nous paraissent fournir matière à discussion. Rappelons brièvement ce qu’elles sont ; qu’en principe majoritaires et minoritaires conservaient intacte la volonté de faire la révolution : nous avons déjà dit sur ce point notre scepticisme et n’y reviendrons pas ; qu’en pratique, les minoritaires considéraient la situation comme proche d’une révolution. Enfin qu’ils croyaient transformer une grève corporative en grève générale révolutionnaire.

46Au contraire, il nous semble possible de soutenir que, pas plus en février qu’en mai, les minoritaires n’ont réellement pas pensé engager un mouvement révolutionnaire98. Au CCN des 29 au 31 mars 1920, seul Mayoux soutient que la grève contenait des espérances révolutionnaires. Les autres minoritaires qui interviennent, Dejonckère, Verdier, Tommasi, prennent grand soin de se déclarer en désaccord avec Mayoux99 ; dans sa brochure écrite en août, Monmousseau le nie formellement100 ; au congrès d’Orléans, aucun minoritaire, pas même Mayoux, ne le prétend. En revanche, que les minoritaires aient pensé qu’existaient en 1920 les prémisses d’une situation révolutionnaire qu’il convenait de faire mûrir ; qu’ils aient voulu utiliser les grèves de mai pour ramener la CGT au syndicalisme révolutionnaire ; enfin qu’ils continuent de mettre leurs espoirs dans une révolution101, cela ne fait nullement question.

47Il faut maintenant conclure. Au terme de la grande bataille de mai 1920, la minorité ne se sent nullement responsable de l’échec – même si elle s’accuse de nombreuses erreurs importantes (avoir accordé trop de confiance « aux troupes de la majorité confédérales, impréparées aux batailles économiques » et aux dirigeants de la CGT ; ne pas avoir pris « quelques mois de répit » ; ne pas avoir « travaillé nous-mêmes tous les réseaux, posé nos propres revendications… jetés dans la bataille à notre heure, avec nos troupes, avec notre drapeau » ; avoir sous-estimé la puissance des compagnies et de l’État ; enfin avoir laissé remplacer les délégués cheminots arrêtés par des majoritaires, de sorte que ceux-ci ont repris sans coup férir la direction fédérale) ; qu’une révolution de type syndicaliste reste possible, puisque les grèves de mai n’en constituaient une à aucun titre102, cela ne semble faire aucun doute pour les minoritaires. Enfin, à l’inverse d’A. Kriegel (« la lutte de tendances qui déchire le mouvement ouvrier français ne porte nullement sur deux conceptions différentes du syndicalisme ; l’opposition « réformes » ou « révolution » ne s’identifie pas à l’opposition entre syndicalisme réformiste et syndicalisme révolutionnaire »)103, il semble possible de conclure avec Monmousseau que le syndicalisme révolutionnaire en tant que doctrine et pratique n’est nullement, aux yeux de ses champions, discrédité par l’échec, puisque la grève de mai n’est, ni par ses objectifs, ni par son déclenchement, ni par son déroulement, une grève conforme aux principes de la doctrine104.

48Mais en revanche deux données essentielles pèsent désormais sur le mouvement français :

• l’échec de mai frappe si durement dans ses effectifs et dans sa combativité le mouvement ouvrier français que toute possibilité d’action offensive – à plus forte raison de révolution – se trouve désormais exclue. Dans ces conditions, ce n’est pas la doctrine syndicaliste qui est hors-jeu, ce sont les forces nécessaires à sa mise en œuvre,
• le désastre exacerbe encore les haines déjà vives et en ajoute de nouvelles105 ; à tel point qu’il n’y a plus de langage commun entre les deux courants qui se disputent la direction confédérale106. Pour les minoritaires, l’objectif essentiel devient la conquête systématique de la CGT, syndicat par syndicat, UD par UD, fédération par fédération. Mais pour cette tâche, la minorité se trouve singulièrement affaiblie : le « complot »107, certes ridicule et rocambolesque rétrospectivement, a de ce point de vue une considérable importance car pendant près d’une année, et d’une année décisive, la minorité privée de ses meilleurs dirigeants et au surplus marquée d’infamie, va se chercher et perdre un temps précieux.