Chapitre 1 - Comment utiliser la crise d’après-guerre ?
p. 47-56
Texte intégral
1À la minorité disloquée, la paix rend ce dont elle manquait le plus : des cadres et un dirigeant de grande envergure, Monatte, démobilisé en janvier 1919, qui va être l’âme et l’organisateur de la nouvelle opposition.
2En effet, les illusions du congrès de Paris se dissipent rapidement : décidée non seulement à poursuivre mais à élargir la politique de présence et de collaboration avec les pouvoirs publics, la direction confédérale renforcée par les transfuges minoritaires de grande valeur qu’elle sait remarquablement entourer, utiliser, « récupérer », ne tient aucun compte d’une motion d’unanimité dont le but essentiel était de briser et affaiblir la minorité. Dès le Comité Confédéral National de décembre, il faut se rendre à l’évidence : ni l’hommage rendu de concert avec le Parti Socialiste1 au Président Wilson2, ni le programme minimum3 adopté ne sont dans la ligne de la motion d’unanimité. La minorité, trompée et à nouveau éparpillée, doit renaître et s’organiser non pour une victoire rapide tant et si longtemps espérée, – la masse des ouvriers mobilisés remplis de haine contre la guerre et enfin éclairés sur la duplicité de la Direction Confédérale, rentrant en force dans les syndicats et balayant les « traîtres » ; – mais pour une difficile conquête, pour une longue guerre de position qui nécessite une organisation enfin durable et solide.
3À cette nécessaire renaissance minoritaire, la situation internationale et nationale apporte un terrain incontestablement favorable. Dans les derniers mois de la guerre, la tempête révolutionnaire devenait formidable : insurrection ouvrière en Finlande, en Allemagne ; soulèvements nationaux et sociaux en Autriche-Hongrie, en Bulgarie, au Japon, sédition des corps expéditionnaires envoyés en Europe de l’Est, initialement pour y conserver un front, de plus en plus pour y étouffer le régime soviétique4 – en particulier la révolte des marins de la Mer noire, enfin, partout poussée des effectifs socialistes et syndicaux, vague gréviste liée à la cruelle crise économique et sociale des années 1918-1920, plus cruelle encore de survenir au terme de quatre années de guerre et de frapper des masses ouvrières épuisées et décimées par le carnage5. Or, cette impétueuse marée révolutionnaire qui semble devoir faire crouler le vieux monde se déroule tout entière sous le signe du bolchevisme : la rapide constitution de l’Internationale Communiste au printemps 1919 ne répond pas seulement au désir de faire échouer les tentatives de réorganisation des vieilles Internationales (Socialiste à Berne dès janvier 1919 ; syndicale à Amsterdam, en juillet ; deux demi-échecs tant reste grande la haine entre socialistes des pays ennemis, tant dans les deux cas sont violents les réquisitoires des militants « vainqueurs » contre le mouvement ouvrier allemand, cœur et cerveau, aussi bien de la vieille organisation syndicale que de la Deuxième Internationale) ; mais plus au désir de cristalliser partout en partis ouvriers, construits sur le modèle bolchevique, les courants épars, fascinés par la Russie des Soviets pour aussitôt les lancer partout contre le capitalisme blessé ; donc beaucoup plus encore à la nécessité de créer l’organisation internationale capable de coordonner l’imminent soulèvement européen, puis mondial ; de constituer ainsi l’état-major de la Révolution prolétarienne et communiste.
4De sorte que le premier congrès, une fois réglés les problèmes de l’héritage des organisations de guerre ou plutôt de leurs survivances et solennellement dissout le mouvement zimmerwaldien, s’embarrassa peu de fixer soigneusement les points de la doctrine ; il s’efforça plutôt de multiplier les appels à la création dans chaque pays d’une organisation de combat, capable d’orienter, de canaliser, de faire triompher le but révolutionnaire.
5Preuve évidente que cette création répondait à une attente ardente : à cette Internationale créée par une équipe réduite et apparemment peu représentative, (aucun des grands mouvements ouvriers occidentaux n’avait réellement mandaté de délégués6 hormis une assez large fraction du mouvement italien), adhérait dans les trois mois qui suivirent une dizaine d’organisations bien réelles celles-là7.
6La France ne constituait évidemment pas un îlot de paix sociale dans cette Europe des tempêtes. Tandis qu’à Paris, les représentants des grandes puissances mondiales disputaient farouchement des conditions de la paix, c’est-à-dire du nouveau rapport des forces entre États, croissait le mécontentement prolétarien lié à l’ampleur du chômage. Il résultait des nécessaires reconversions économiques et de la limitation – temporaire mais longue – des offres d’emplois qui en résulta, ceci au moment même où la paix jetait sur le « marché du travail » (jamais l’expression n’a eu plus de sens8) la masse des démobilisés. De ce chômage dont on évalue encore mal la crue, mais dont on sait par mille témoignages, les froides colères qu’il suscitait9, – mais aussi selon A. Kriegel10 de la victoire même, qui levait l’hypothèse de la menace étrangère et rendait les prolétaires – brutalement captés en 1914 par les réalités nationales – à la lutte sociale désormais prioritaire ; enfin, du lancinant souvenir des hécatombes toutes proches que des milliers d’hommes attribuaient à un régime social qu’il fallait au plus vite saisir à la gorge, naissaient les grands mouvements qui jetaient les masses ouvrières – que ne retenait même plus la peur pourtant profonde et ancienne du chômage11 dans les grèves et les organisations syndicales.
7La poussée syndicale est un fait bien connu, mais difficile à apprécier. En ce domaine, les chiffres avancés varient du simple au triple ; le CCN de janvier 1920 fait état de 2 400 000 syndiqués12 ; au moment de la reconstitution de la FSI en juin 1919, la CGT cotisait pour 757 847 adhérents ; ce qui donnerait, si l’on retenait les deux chiffres une singulière poussée entre juin 1919 et janvier 1920. Mais dans ce cas, les chiffres de la CGT sont sans doute sous-évalués et pour une raison évidente : il s’agit de fixer le montant de la cotisation – proportionnelle au nombre d’adhérents – que la CGT va devoir verser à la FSI ; elle a donc tout intérêt – et ce n’est pas que roublardise, car le syndicalisme français, à côté de ses pairs anglo-saxons ou allemands, paraît singulièrement pauvre – à minimiser son nombre d’adhérents13. Les historiens ne sont pas davantage d’accord : M. Labi retient (en divisant par 12 le nombre de timbres pris chaque année) les chiffres suivants : 498 733 adhérents en 1918, 867 579 dans le premier semestre 1919 ; 1 736 766 dans le second semestre, 1 634 673 lors du premier semestre 1920, 736 800 au cours du deuxième semestre. Mais le chiffre retenu pour définir un adhérent – 12 timbres par cartes – est à l’évidence irrecevable, surtout en période de fortes et brutales variations d’effectifs en cours d’année. A. Kriegel enfin se fonde sur la base des listes de syndicats annexées aux comptes rendus confédéraux, qui mentionnent pour 1920 et 1921 le nombre d’adhérents par syndicat, 1 053 232 pour 1920 et 838 462 pour l’exercice 192114. Mais cette évaluation est elle-même sujette à caution : certes les chiffres donnés par chaque syndicat sont vraisemblablement exacts, puisqu’un syndicat quel que soit le nombre de ses adhérents dispose d’une seule voix ; quel intérêt aurait-il donc à gonfler ses effectifs ? Mais par ailleurs nombre de syndicats et parfois vivants, puissants, fort actifs n’assistent pas au congrès confédéral15 et ne s’y font pas représenter : le nombre d’adhérents ainsi calculé par A. Kriegel est par définition celui des seuls syndicats assistant au congrès ; de sorte que, les effectifs réels doivent être supérieurs d’au moins 100 000 à 200 000 adhérents… Quoi qu’il en soit, la poussée est, par rapport à l’avant-guerre, plus encore par rapport aux basses eaux des années 1914-1917, considérable.
8Ces ouvriers, syndiqués de fraîche date, firent très souvent preuve dès leur retour à la vie civile d’une exceptionnelle combativité ; « la grève d’une minute » organisée par Lucien Midol dans les chemins de fer le 25 janvier 191916 eut une grande répercussion dans le pays, qui, étonné, découvrait soudain la nouvelle puissance du syndicalisme.
9Les grèves d’avril dans l’habillement et le textile, de mai dans les banques, de juin surtout dans la quasi-totalité des usines métallurgiques de la région parisienne, ne pouvaient que confirmer cette impression. Et ces grèves étaient d’autant plus inquiétantes qu’elles associaient, aux revendications économiques propres à chaque catégorie salariale, des mots d’ordre politique généraux : contre l’intervention en Russie soviétique, puis pour la Russie des Soviets, contre la répression, pour l’amnistie aux emprisonnés-mutins de 1917, révoltés de la Mer noire, « comploteurs » de mai 1918, etc.
10Cette puissance renforcée de la CGT, cette évidente volonté de lutte, la direction confédérale pouvait à tout le moins l’utiliser pour la conquête de réformes importantes. De ce point de vue, la préparation du 1er mai 1919 allait être considérée comme un sérieux banc d’essai.
11En un manifeste confus, la CGT, après avoir affirmé « sa volonté arrêtée de faire triompher les revendications contenues dans son programme minimum… au premier plan duquel se trouve placée la journée de huit heures », annonçait que celle-ci allait être très rapidement accordée17 et demandait pourtant au prolétariat de protester contre la « lenteur apportée par le parlement et le gouvernement dans l’exécution des promesses faites », ce qui paraissait assez contradictoire ; appelait la classe ouvrière à lutter (« pour revendiquer et protester, travailleurs, chômez le 1er mai ! ») et à ne pas manifester ; à revendiquer hors la journée de huit heures, des objectifs politiques, au reste définis de manière très générale18, mais laissait percer, dans un appel au calme, son inquiétude devant les possibles conséquences de l’effervescence ouvrière19.
12Ainsi la CGT hésitait-elle entre deux attitudes : prendre la tête des masses et s’emparer des thèmes les plus populaires ; ou au contraire considérer les revendications essentielles comme déjà acquises, ce qui ne pouvait qu’inciter à relâcher l’effort. On connaît la suite : informé du croissant mécontentement des couches ouvrières20, le gouvernement accordait, dès le 23 avril, la journée de huit heures ; le vote par les syndicats de la Seine, sur proposition des terrassiers, d’une manifestation de rue, malgré l’opposition de la CGT et du Bureau ; l’interdiction immédiate par Clemenceau convaincu que, privés de l’appui effectif du Bureau Confédéral21 et de la direction de l’UD, les syndicats parisiens reculeraient ; le maintien22 et l’exceptionnelle ampleur23 des manifestations de rues – en dépit de l’interdiction et d’un considérable déploiement de policiers et de soldats, les heurts violents avec la police24, la mort des deux ouvriers, Marcel Lomé et Alexandre Auger…
13Malgré l’émotion soulevée, la grève s’arrêta effectivement le 1er au soir ; l’Union des syndicats de la Seine annonçait le 2 la poursuite de l’action, mais dans des termes si vagues que cette déclaration est un ajournement sine die25. Le recul était évident ; mais le 1er mai venait de faire voler en éclat l’idée de réconciliation entre les classes, et contraindre la CGT à abandonner les manifestations les plus visibles de la « solidarité nationale ». Jouhaux démissionnait de la conférence de la Paix26, les derniers socialistes détenteurs de fonctions paragouvernementales (Bouisson, « commissaire » à la marine marchande ; Compère-Morel, « commissaire » à l’agriculture), abandonnaient celles-ci ; enfin disparaissaient de la presse confédérale les mentions à la prochaine « nuit du 4 août » qui jusque-là s’étalaient depuis la publication de la brochure de Jouhaux « Les Travailleurs devant la Paix »27.
14Deux mois et demi plus tard, sur le problème de la lutte contre l’intervention en Russie, la CGT entraînée par les deux centrales syndicales italiennes, le Labour Party et les Trade-Unions28, se trouvait placée devant le même dilemme : faire la preuve de la sincérité de la « résolution d’unanimité » du congrès de 1918, prendre la tête de l’action et risquer alors de jouer les apprentis sorciers, d’être débordée par les « extrémistes » ; ou bien freiner les mouvements, conseiller la prudence et risquer alors de perdre toute audience dans la classe ouvrière en ébullition. Incapable de choisir vraiment entre deux voies, la CGT tergiverse, entame tardivement une campagne d’agitation assez molle et au dernier moment annule la manifestation, dénonçant « l’impréparation des masses »29, leur « profond égoïsme »30, et les manœuvres politiciennes31. Cette fois-ci la mesure était comble pour les minoritaires qui se déchaînèrent contre la trahison des « bonzes » confédéraux32.
15Fermentation des masses, hésitations de la CGT qui semblait se laisser traîner par ses militants de base33 ; cette situation semblait éminemment favorable au développement d’une minorité enfin stable : restait à faire lever les moissons.
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16C’est fin février, semble-t-il, que Monatte réussit à convaincre ses amis de la nécessité d’un journal34 capable de diffuser partout les idées, les mots d’ordre, l’argumentation de la minorité. Celle-ci n’avait disposé jusque-là, face à la puissante presse majoritaire35 que d’organes publiant par sympathie certains de ses textes, mais non spécifiquement « syndicalistes » : petites revues corporatives (telle l’École de la Fédération qui redeviendra en octobre 1919 L’École Émancipée) ; publications mi-culturelles, mi-sociales (comme l’Avenir International, revue mensuelle créée par André Girard pour faire pièce aux « anarchistes de gouvernement » des Temps Nouveaux) ; enfin journaux faméliques à l’avenir incertain, tels La Plèbe, de Després (cinq numéros en 1918), l’Internationale créée en février 1919 par Péricat (pour contribuer à la formation d’un parti « soviétiste ») ; au demeurant tous organes à la ligne politique vacillante, échappant à tout contrôle syndicaliste et, la plupart du temps, livrés aux caprices d’un propriétaire fondateur n’ayant pris aucun engagement. Il importait donc de doter la minorité d’une nouvelle Vie Ouvrière ; mais non plus de la petite revue « théorique » des années 1909-1914, organe de formation des cadres syndicaux et par là même d’allure austère et de diffusion réduite ; mais d’un grand journal populaire capable de conquérir par sa combativité et sa clarté une large audience ; d’un journal dénonçant « l’idéologie », c’est-à-dire la phraséologie humanitaire de Wilson, porteuse de tant d’illusions ; l’Union Sacrée, qui a pris fin sous sa première forme mais se perpétue sous des vêtements nouveaux36 ; le millerandisme triomphant37 (« la pourriture syndicale-gouvernementale et syndicalo-patronale ») d’un journal prônant le retour au syndicalisme révolutionnaire (« nous étions syndicalistes révolutionnaires avant la guerre. Nous le restons ; l’épreuve de la guerre n’a fait que tremper nos convictions ») ; enfin organisant la défense du « gouvernement des Soviets » ; bref, un journal de combat destiné à sauver la CGT « enlisée dans les sables gouvernementaux » ; non « un jeu ou un amusement, mais un outil de première utilité. Il y a longtemps que nous pensons à cette presse dont parle Lénine dans sa brochure : “les problèmes du pouvoir des Soviets”, une presse qui n’amuse pas et ne dupe pas les masses avec des anecdotes et des bagatelles politiques… »38.
17Organe de diffusion des idées minoritaires, le journal pourrait par ailleurs être le lieu de regroupement « de tous les syndicalistes et aussi des socialistes et des anarchistes qui, malgré certaines divergences théoriques, approuveront son action intérieure et nationale » ; c’est-à-dire l’embryon de ce parti de type nouveau rassemblant les éléments révolutionnaires éparpillés dans divers groupements39, « méprisant les distinctions d’appartenance formelle à telle ou telle organisation traditionnelle »40 qu’appelaient de leurs vœux les dirigeants bolcheviques.
Notes de bas de page
1 Cf. L’extraordinaire adresse rédigée par la CGT et le PS et lue par Renaudel à Paris, le 14 décembre, qui ne contient plus la moindre référence aux antagonismes de classe : « Ainsi pour les travailleurs français, comme pour vous, Monsieur le Président, le monde doit être mûr pour la démocratie. C’est dans ce but que vous avez formulé vos quatorze stipulations de Paix. Elles ont rallié, en des déclarations expresses, les gouvernements de l’Entente. Elles avaient ébloui les peuples de leur pure lumière. Elles sont allées jusqu’à la conscience troublée du peuple allemand lui-même. Elles ont contribué à faire lever la révolution allemande comme un châtiment pour les crimes des gouvernants impériaux... », congrès de Lyon de la CGT, 15-21 septembre 1919, p. 25.
2 L’événement est doublement symptomatique : c’est de concert avec le Parti Socialiste que la CGT avait participé à l’Union Sacrée ; c’est encore en étroite collaboration avec lui qu’elle affirmait « l’accord profond de pensée des travailleurs français et du Président des États-Unis sur la conception de la guerre et de la paix ». L’hommage à Wilson présentait un double avantage : idéalisant les buts de guerre de Wilson, il légitimait du même coup la Conférence de la paix à laquelle le même Wilson venait participer ; il légitimait aussi la future participation de la CGT à cette conférence, donc à la réorganisation de l’Europe capitaliste : c’était ainsi réaffirmer la « politique de présence », étendue cette fois au domaine international. Monatte l’avait bien vu qui écrivait dans la première circulaire de lancement de La VO : « ce ne peut être qu’en vertu de l’Union Sacrée que la CGT donna mandat à son Secrétaire général de participer à la conférence de la paix ; aujourd’hui comme hier, elle accepte devant la classe ouvrière de partager avec les classes dirigeantes les responsabilités actuelles et futures de cette guerre ».
3 Ce texte est reproduit dans les matériaux préparatoires au congrès de Lyon, 15-21 septembre 1919, p. 28 à 34.
4 « Une nouvelle époque est née, époque de la désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur, époque de la révolution communiste du prolétariat », Manifeste, thèses et résolution du 1er congrès de l’IC (mars 1919).
5 Cf. « Note Jean » du 13 décembre 1918 (F5 221) : « L’expédition de Russie est tout à fait impopulaire […], l’expédition est vouée, assure-t-on, à un retentissant échec ». AN F7 12951.
6 On sait que le mouvement ouvrier français était représenté par Guilbeaux qui s’était lui-même désigné comme « représentant de l’aile gauche des zimmerwaldiens français » et par J. Sadoul, délégué par les groupes communistes français de Russie.
7 Dont, en septembre le « Parti Socialiste d’Alsace-Lorraine ».
8 Malgré une démobilisation étalée, pour empêcher le développement du chômage, jusqu’en 1920 : mais outre que la mesure se révéla une bonne part inefficace, on peut se demander si, en contrepartie, elle ne contribua pas à rendre particulièrement mécontents les guerriers désormais au repos, et pourtant maintenus sous les drapeaux.
9 Cf. « Note Jean » du 13 janvier 1919, F5 343 : « Des scènes de désordre d’une extrême gravité se passent dans les régions libérées du Nord. Des bandes de jeunes gens et souvent de femmes pillent les trains de ravitaillement ». AN F7 1251.
10 Cf., Annie Kriegel, Aux origines, p. 236-237.
11 Cf. « Note Jean » du 12 avril 1919 (F5639) : « Les chômeurs, récemment démobilisés, tiennent sur la voie publique des propos menaçants. Il en est de même des conversations entendues journellement dans les trains ouvriers. Les soldats sont aussi, dit-on, fortement contaminés par les idées révolutionnaires ». (AN F7 12951).
12 Mais la CGT a évidemment intérêt à grossir ses forces ; de plus, janvier est un bien mauvais mois pour apprécier les effectifs syndicaux : c’est le moment où l’on connait le nombre de cartes et de timbres commandés par les Fédérations : c’est seulement fin mars, lorsque sont rentrés les cartes et timbres non placés que l’on peut faire une évaluation à peu près sérieuse. Le chiffre de janvier 1920 est sans doute celui des cartes commandées en 1919.
13 Pourtant ce chiffre est repris en 1925 dans La CGT et le mouvement syndical et l’explication fournie plus haut ne joue plus à cette date ; mais entre-temps est intervenue la scission, et l’effondrement des effectifs : citer un chiffre bas pour 1919, c’est du même coup réduire l’ampleur des pertes subies par la CGT. De même, le chiffre fourni par le bulletin du ministère du Travail du premier trimestre 1922, donne pour l’année 1921, 1 521 000 adhérents. Mais ce chiffre ne peut être retenu, car il regroupe la totalité des syndicats ouvriers, y compris ceux qui se trouvent hors de la CGT – chrétiens, autonomes, « professionnels », indépendants, etc.
14 Cf. Annie Kriegel, La croissance de la CGT (1918-1921). Essai statistique, Paris-La Haye, Mouton, 1966, p. 22.
15 Nous pensons pour notre part que le pourcentage de ces syndicats vivants mais absents oscille autour de 15 à 10 % du nombre de syndicats régulièrement confédérés.
16 Cf. Lucien Midol : « La grève d’une minute […] », Cahiers de l’Institut Maurice Thorez, n° 1, avril 1966, p. 73-84.
17 « Pour les cheminots, les mineurs, les marins, dockers, ouvriers de la métallurgie, du bâtiment et les transports, les pourparlers engagés, desquels on peut prévoir des conclusions à bref délai en faveur de la journée de huit heures », La Voix du Peuple, avril 1919, p. 210.
18 « Réclamez la démobilisation totale ! Exigez une paix sans annexion et sans possibilité de guerre future. Revendiquez l’amnistie immédiate, pleine et entière ! Dressez-vous contre l’intervention en Russie ! Contre les formes draconiennes de l’impôt sur les salaires ! », ibid.
19 « Le Premier mai doit être uniquement ouvrier, strictement limité à une démonstration ouvrière, la démonstration se fera, avec le calme et la dignité que confère la puissance », ibid.
20 Dossier par districts de juin 1912, mai 1920 ; APP B a/1614. Cf. également « Note Jean », F5551, du 10 mars 1919 : « Si dans quinze jours les cheminots – surtout les mécaniciens – ne peuvent, pas compter sur la journée de 8 heures, Bidegaray affirme qu’il ne sera plus maître de ses syndiqués, dont la colère grandit sans cesse ». (AN F7 12951).
21 Ce que reconnut d’ailleurs Jouhaux au CCN des 20 et 25 mai 1919, en profitant pour donner un coup de griffe aux minoritaires qui le critiquaient : « L’Union des syndicats avait d’abord décidé de ne pas faire de manifestation. Quarante-huit heures avant le 1er mai, elle est revenue sur cette décision et en a annoncé une. Le Bureau confédéral ne pouvait que s’incliner devant ce vote, qui ne l’engageait d’ailleurs point. Il ne pouvait qu’accepter, se déclarer pour la manifestation en cherchant à lui donner son véritable caractère et en évitant les dangers. Seulement alors que les militants de province ont pu prendre contact avec les autorités, organiser leurs réunions et leurs cortèges, il nous a été impossible de faire, à Paris, quoi que ce soit dans ce sens. L’action n’a pu être coordonnée, et nous n’avons pas pu éviter ce qui s’est produit ». « Si nous avions pu prendre nos responsabilités, nous aurions eu une démonstration formidable. Mais on nous a lié les mains, parce qu’il parait que cela s’appelle collaboration gouvernementale ! “Je ne veux pas discuter les différents aspects de la journée. Mais je constate un fait, camarade Jullien : c’est qu’on peut à Marseille, parler de la révolution tous les jours et aller trouver le préfet. À Paris, cela, ne se peut point […] », La Voix du Peuple, n° 6, Juin 1919, p. 361.
22 « Cette décision brutale, cette atteinte au droit de manifester, les organisations ouvrières ne pouvaient l’accepter […] le gouvernement a manqué de confiance en la classe ouvrière – l’Union des Syndicats... fait pleine confiance aux travailleurs. Elle est sûre que ceux-ci ne se départiront pas du calme qu’elle leur recommande […] L’ordre ne doit pas être troublé. Le calme doit être complet. », « Appel de l’Union des Syndicats de la Seine », Journal transformé en un quotidien très particulier : le seul quotidien imprimé par les typographes en grève.
23 Cette ampleur, le gouvernement aurait pu pourtant la prévoir, s’il avait suivi les indications de la police ; deux « Notes Jean » d’avril 1919 sont d’une particulière netteté : note F 5708, 16 avril : « dès aujourd’hui et quelles que soient les concessions qui peuvent être faites d’ici-là, le succès du 1er mai est certain ». Note F 5123, 22 avril : « les nouvelles au sujet du 1er mai continuent à causer quelques inquiétudes, les chefs, en effet, n’ont plus la même influence sur leurs troupes […] Jouhaux lui-même pour maintenir son autorité est obligé parfois de prononcer certains mots qui dépassent […] l’expression de sa pensée » (AN F7 5723).
24 Portant témoignage de la violence de ces combats, aussi bien les rapports de police (cf. AN F7 13273) que la presse confédérale (Cf. le récit de La Voix du Peuple, n° 5, mai 1919, p. 283-284).
25 « Le Comité général des Syndicats de la Seine déclare qu’il répondra à la provocation au moment choisi par lui et donne mandat à la CE de préparer une réponse qui doit être encore plus imposante que la démonstration du 1er mai », – (Ibid., p. 286).
26 Sur cette lancée, cf. La Voix du Peuple de mai 1919, p. 273 : « que la paix élaborée à Paris ne corresponde ni à l’idéal ni aux promesses qui avaient été faites, nous le savons, nous ne le savons même que trop ! […] Raison de plus alors pour réclamer, pour imposer, comme l’ont dit les travailleurs, un redressement de cette œuvre ». Dans la même ligne, le CCN des 25 et 25 mai 1919 adoptait à l’unanimité moins les deux voix de Cazals (UD du Doubs) et Tommasi (Fédération de la Voiture-Aviation) un texte protestant contre les clauses du traité de paix, précisant que « le traité de Paix laissera une situation aggravée par les rivalités territoriales, les haines accrues, les désirs de revanches, l’impossibilité de reconstitutions économiques, le déséquilibre intérieur, aussi bien qu’international. », La Voix du Peuple, n° 6, juin 1919, p. 389 ; mais sauvegardant l’essentiel, « l’idéologie » wilsonienne (cf. ibid., p. 386) ; « La Conférence de Paris ressemble d’une façon étrange aux Congrès de patrons du passé dont parlait, encore le Président Wilson », par ailleurs, Jouhaux, dans son discours de présentation de ce texte, en profitait pour signaler (cf. compte-rendu du CCN, La Voix du Peuple, n° 6 juin 1919, p. 368) « que les camarades qui parlent de révolution doivent prendre garde que leur action se trouverait minée dès son début si elle s’exerçait sur des ruines ».
27 Jouhaux y écrivait en effet : « une nouvelle nuit d’août doit terminer cette guerre ». À quoi Monatte répliquait durement : « Il est permis de rêver, mais pas au point d’oublier que la bourgeoisie de notre doux pays n’est aucunement préparée, encore moins disposée, à renoncer à ses privilèges de spoliation et de direction. Jamais dictature n’a pesé sur le pays plus lourdement que la sienne. La liberté de la presse n’existe plus. Non plus celle de réunion. La France est enfermée dans de hautes murailles. Rien n’arrive directement, librement du dehors. On respire un air étouffé, empoisonné ». Cf. première circulaire de lancement de La Vie Ouvrière, mars 1919, p. 3.
28 D’ailleurs, après de longues hésitations ; sur la genèse de cette manifestation internationale, La Voix du Peuple juillet 1919, n° 7, p. 404-409, « La démonstration internationale du 21 juillet », et p. 410-423 : « compte-rendu du CCN extraordinaire des 21 et 22 juillet » au cours duquel Jouhaux prononce son discours déjà mentionné « contre la “révolution, acte catastrophique” et pour la “Révolution, long processus d’évolution” ».
29 Cf. l’intervention de Dumoulin au CCN extraordinaire des 21 et 22 juillet : « en fait tous les renseignements parvenus à la CGT ont montré qu’Unions départementales et Fédérations ont dans l’ensemble fait tout leur devoir. Mais le bureau confédéral a eu bientôt d’autres informations telles qu’il en ressortait que la participation au mouvement était de plus en plus affaiblie ; et, fait grave, cet effritement était surtout sensible dans les corporations dont la participation était essentielle à la réussite : cheminots, postiers, ouvriers des transports. Le mouvement se balançait entre l’incertitude et la résolution […] », La Voix du Peuple, n° 7, juillet 1919, p. 413.
30 Ibid., déclaration de Guinchard, secrétaire de la Fédération des Transports : « comme Jouhaux, il attribue les causes profondes du mouvement [sic] au défaut de solidarité des masses venues au syndicalisme, dit-il, plus pour leur “ventre” que pour l’idée », ibid., p. 413.
31 Ibid., suite de l’intervention de Dumoulin, « Après Jouhaux, il attribua cette situation autant à l’opposition des extrémistes qu’à la campagne de presse et aux menaces du pouvoir. Opposants de droite, qui prétendaient que la grève générale avait un caractère politique, opposants de gauche qui voulaient la grève expropriatrice, ont eux aussi contribué à miner le mouvement engagé par la CGT et, fait grave, fourni des arguments aux manœuvres visiblement inspirées par le pouvoir et soudoyées par les fonds secrets. Pour comprendre l’influence exercée par cette action, il faudrait remonter à toutes les grèves auxquelles on a voulu donner un caractère politique : grève de Marseille où l’on voulait faire la révolution, grèves parisiennes, pour lesquelles on ne nous pardonne point de n’avoir pas cédé aux pressions de certains éléments. La révolution ? Vous avez vu comme nos masses l’ont traduite en nous sommant de remplacer Clemenceau. Il en est résulté une série de bousculades, d’injures et de coups portés dans les locaux mêmes de la CGT contre les militants. Nous n’avons pas obéi, mais on ne nous l’a pas pardonné dans les milieux où sévit la politique ».
32 À l’argument de l’impréparation des masses, Monatte répliquait : « pas si vite camarades, c’est vous les principaux responsables de cette reculade de la CGT, c’est vous qui n’étiez pas prêts, qui n’avez été prêts à rien depuis cinq ans, et qui ne le serez jamais, c’est éclatant. Vous avez fait mine de nous donner satisfaction. Mais avec l’espoir de n’en faire qu’à votre tête et de nous berner avec des mots. Nous n’en sommes pas surpris pour notre part ; depuis août 1914, vous avez perdu notre confiance et nous vous regardons aujourd’hui dans la paix, comme hier dans la guerre, comme les mêmes hommes incapables d’exprimer la pensée véritable des travailleurs français. L’échéance est venue. Vous n’avez pu y faire face, c’est naturel, votre fameux plan consistait sans nul doute à refuser l’action quand elle était féconde et à paraître la rechercher quand elle ne l’était plus, afin de pouvoir nous dire : vous voyez bien qu’il n’y avait rien à faire, que les masses n’étaient pas prêtes », La VO du 23 juillet. Cette dérobade allait, dans la mesure où elle symbolisait l’attitude à adopter en face de la révolution russe, dominer – avec les problèmes de « l’Union sacrée » de 1914-1918 et du « Millerandisme » d’après-guerre – les débats du congrès confédéral de Lyon.
33 Cf. Merrheim, au CCN des 21 et 22 juillet : « il apparaît déjà que les militants ont l’impérieux devoir de défendre l’organisation. Sinon, c’est la rue qui entraînera le mouvement. Faut-il admettre cela ? Les organisations ouvrières doivent-elles marcher avec les masses, derrière elles ? Alors la CGT n’a plus qu’à disparaître […] », La Voix du Peuple, n° 1, juillet 1919, p. 415.
34 Cf. Christian Gras, « Alfred Rosmer […] », p. 166 : « À la mi-février, Louzon, pour sa part, semblait réticent ». Cf. la lettre de Rosmer à Monatte datée du 14 février 1919 : « Il m’a semblé – c’est seulement une impression – que l’idée de l’hebdomadaire ne lui souriait qu’à moitié, qu’il nous verrait mieux faisant une revue et surtout de l’édition » (Archives Monatte).
35 Le quotidien La Bataille, la revue bimensuelle La Clairière, remplacée en octobre 1919 par La Revue du travailleur, la très officielle La Voix du Peuple mensuelle, enfin l’officieuse Information ouvrière et sociale bi-hebdomadaire, créée en 1918 à l’instigation d’Eugène Thomas.
36 Extraits du bulletin de lancement : « Le 16 avril, La Vie ouvrière reparaîtra » – de même que les citations suivantes).
37 « Le syndicalisme a disparu par morceaux et le secrétaire de la CGT parle à peu près le même langage que le grand industriel Ministre dont il est l’adjoint technique à la Conférence de la Paix », ibid., p. 3.
38 Cf. deuxième circulaire de lancement : « Le premier numéro de La Vie ouvrière paraîtra le 30 avril ». Et Monatte, dont on aura reconnu au passage le style inimitable, d’ajouter : « Pas lisible un tel journal ? Allons donc ! Lisible avec passion par les militants, lisible avec intérêt par les gens qui n’ont pas du tout nos idées mais qui sentent le malaise qui travaille le vieux monde ».
39 Cette seconde circulaire était d’ailleurs contresignée par vingt-cinq militants connus, de toutes obédiences : – anarchisante (A. Thuillier, Girard, Després) ; syndicaliste-révolutionnaire (les plus nombreux bien entendu : Monatte, Rosmer, Hasfeld, Martinet, Marie Guillot, Godonnèche) socialiste (L. Saumoneau, Midol, Loriot, Souvarine) ce qui semblait annoncer la création d’une telle organisation.
40 Cf. Annie Kriegel, Aux origines […], p. 279.
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