Avant-propos

1C’est en 1964-1965 que je pris le parti de travailler sur le mouvement syndical français de l’entre-deux-guerres. Cette décision, je ne l’avais pas prise sans hésitation. Je venais d’écrire avec grand plaisir un petit livre sur le syndicalisme à Besançon à la veille de la Première Guerre mondiale et de découvrir, tardivement, je m’en aperçus avec confusion, la puissante originalité du « syndicalisme révolutionnaire » français et de sa doctrine, organisation non point apolitique, mais « pan-politique », se situant bien au-dessus des partis et des « sectes », groupements d’idées hétéroclites fondés sur les seules opinions, alors qu’il était, lui, le seul véritable « Parti du Travail », car seul à ne grouper que des producteurs rassemblés en son sein du fait même de leur condition prolétarienne.

2J’avais par ailleurs constaté qu’au contact des dures réalités de la lutte quotidienne, ce syndicalisme était conduit – par choix ou contrainte – à modifier cette doctrine. De sorte que tout naturellement, j’avais, dans ma grande candeur, choisi d’étudier – ma région d’origine n’étant pas précisément une grande zone industrielle – la CGT d’avant 1914.

3Las ! Je venais bien tard : deux sujets de thèses étaient déposés sur ce sujet, l’une par Colette Chambelland, l’autre par Jacques Julliard. De sorte que tout naturellement, le travail de M^me Kriegel venant de paraître, je m’orientai vers la période 1919-1939. Deux problèmes m’y attiraient ; quel avait été le sort du syndicalisme révolutionnaire après 1918 et la première scission ? Comment le communisme, issu d’un parti socialiste tenu en lisière du mouvement syndical, était-il parvenu à se substituer à ce syndicalisme révolutionnaire et à s’implanter solidement dans un milieu si méfiant face aux entreprises des partis.

4Je savais ce qui m’attendait et je ne peux plaider de bonne foi la surprise. M. le professeur Labrousse m’avait encouragé dans cette voie, mais aussi longuement mis en garde contre les difficultés d’une telle entreprise ; de longues errances dans les centres de documentation de Force Ouvrière, de la CGT, de la Bourse du Travail de Paris, de nombreuses entrevues avec de vieux militants avaient confirmé ce que je soupçonnais : les organisations syndicales n’avaient pas vraiment d’archives sur cette période ; des bibliothèques certes, et, souvent riches en brochures peu connues ; mais pas de documents internes, abondants et complets comme j’en avais découvert à la « Maison du Peuple » de Besançon et qui m’avaient tant appris.

5Pourtant j’étais décidé à persévérer : la période était certes proche et brûlante encore, mais les querelles autour de la Révolution française ou de la Commune ne présentent guère moins de vivacité. Par ailleurs, la proximité temporelle permettait l’enquête auprès des survivants.

6Mais, ce n’était là que raisons mineures : j’avais, dès l’abord, choisi d’étudier l’enracinement du mouvement syndical, les lignes de fractures entre hommes et organisations après 1921, l’implantation comparée des deux confédérations rivales et, si possible, de découvrir les raisons de ces implantations diverses. Les brillantes thèses complémentaires d’Annie Kriegel et étude d’Antoine Prost venaient de montrer tout ce qu’on pouvait tirer, en ce domaine, des listes de syndicats annexés aux comptes rendus sténographiques des congrès confédéraux.

7Mais, bien entendu, cela ne constituait pas un but à soi seul. C’était réduire les hommes à des ombres que de chercher à décrire les structures et les mécanismes du mouvement syndical sans accorder la moindre attention aux conflits intérieurs, à l’orientation, aux rapports entre organisations rivales, à leurs directions. Le problème des sources, chassé côté cour, réapparaissait côté jardin.

8Je me mis en quête d’archives privées ; sans grande conviction d’ailleurs, tant j’avais entendu de propos pessimistes à ce sujet : méfiance des possesseurs, soupçons, documents seulement confiés – sous le sceau du secret et après mille serments – aux seuls membres de telle ou telle coterie politique. Ce que je découvris la plupart du temps – et avec grande joie – c’était la gentillesse des « gens », leur dévouement parfois, la joie de voir un chercheur accorder tant d’intérêt à des papiers auxquels – pour leur part – ils croyaient méprisés par le reste de l’humanité ; enfin la confiance, spontanément donnée la plupart du temps, le préjugé favorable d’emblée accordé au chercheur même si ses opinions – la grandissante familiarité conduisant fatalement à les évoquer – se révélaient être aux antipodes de celles du détenteur d’archives.

9Mais je découvrais également l’extrême disproportion de ces archives : les hommes qui font l’histoire syndicale jusqu’à leur dernier souffle se trouvaient pour la plupart dépourvus de documents : les brouillons de discours, d’articles, les notes de congrès, les lettres n’étaient pour eux que le pain quotidien. Tous avaient conservé, à un moment donné, lettres, coupures de presse, articles… rassemblés dans de pauvres chemises ; puis un jour, faute de place, ils jetaient ces vieilleries qu’ils ne « regardaient jamais » et qui ne leur servait donc plus à rien. À cela s’ajoutaient les grandes épreuves de la vie militante, déménagements, arrestations, prison, clandestinité, résistance qui toutes avaient signifié une coupe sombre parmi les documents conservés.

10Au contraire, les hommes qui s’étaient – ou avaient été – écartés assez tôt du mouvement – pour prouver leur bonne foi, pour dénoncer l’injustice à leur égard commise, etc. – se mettaient fréquemment une fois abandonnée la vie militante ou telle organisation, à écrire et collecter les documents divers, accusateurs de préférence; ils en résultaient une disproportion, à l’évidence gênante, entre les sources « oppositionnelles » et les sources « orthodoxes », parfois quand d’aventure elles se trouvaient confiées à quelque dépôt soigneusement épuré de pièces considérées comme « compromettantes » sur d’anciennes pratiques, abandonnées ensuite ou sur d’anciennes erreurs.

11Or ce déséquilibre, les archives publiques ne permettaient ni de le situer, ni de le pallier. On pouvait espérer qu’elles s’ouvriraient quelque jour ; mais nul ne se risquait à donner une date. Au demeurant, la pratique des archives publiques consacrées au mouvement syndical de la période antérieure m’avait appris à me méfier de ces sources. Souvent elles s’avéraient décevantes : combien de dossiers de la série F2 étaient constitués de coupures de presse ! Or nul ne pouvait garantir que la police faisait correctement sa revue de presse. De plus, certains rapports de police étaient d’une extrême médiocrité ; beaucoup, rédigés par des policiers en bourgeois, témoignaient surtout de la profonde incompréhension de leurs auteurs face au mouvement qu’ils étaient censés surveiller ; de leur mépris aussi. De sorte que je n’accordais d’emblée aux sources policières qu’une confiance très limitée, expérience largement confirmée depuis.

12J’avais donc parié sur la presse, ses controverses, alimentées par les multiples scissions, exclusions, ruptures qui donnaient matière à des articles vengeurs souvent révélateurs.

13C’est alors que j’eus accès aux Archives de Moscou. Ce qu’elles m’ont apporté, j’ai essayé de le dire dans le chapitre (1) qui leur est consacré. Dès lors l’angle de vue changeait ; le choix s’imposait de lui-même : étudier les rapports entre le parti communiste et le mouvement syndical ; ce qui permettait d’éclairer au moins deux problèmes importants : la surprenante solidité de ce parti ; la rapidité avec laquelle les ex-unitaires conquirent la CGT en 1936-1938.