1La thèse de Jean Charles sur la CGTU que nous présentons aujourd’hui relève sans exagération du mythe historiographique. Depuis un demi-siècle, tout historien du mouvement ouvrier a, à un moment ou un autre, entendu parler de ce travail, soit de manière critique, soit de manière élogieuse, mais dans les deux cas de manière fantasmée. En effet la thèse de Jean Charles débutée au deuxième mitan des années 1960, sous la direction de Jacques Droz, puis d’Antoine Prost et intitulée « La CGTU et l’enracinement du communisme dans le mouvement syndical français (1922-1931) », n’a jamais été soutenue. Cela n’a pas empêché Jean Charles de mener une brillante carrière universitaire. Entré comme assistant d’histoire à la faculté de l’Université de Franche-Comté en 1967, Jean Charles créa ensuite le Centre d’études sur le mouvement ouvrier (CEMO)1, où il rassembla de précieuses archives, puis il devient Maître-assistant. Vers 1971-1972, il s’engagea à collaborer au Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français pour superviser le corpus CGTU et des militants du Doubs. Ce fut le début d’une solide amitié avec Jean Maitron et avec Colette Chambelland. Mais sa participation au Dictionnaire fut rapidement réduite2.

2Si Jean Charles a publié de nombreux articles sur la CGTU en particulier dans Les Cahiers de l’Institut Maurice Thorez3, dans des ouvrages collectifs ou des actes de colloques4, il n’a jamais terminé sa thèse et son manuscrit était demeuré « secret » jusqu’à sa mort survenue en 2017. C’est avec le classement et le transfert de ses archives au centre Malher, puis au GED-Condorcet, que sa thèse réapparaît. Grâce à son épouse Joëlle et à Claude Cuenot, nous pouvons aujourd’hui avoir accès à une partie de son travail, rédigé entre 1973 et 1975 et retravaillé pour partie dans les années 2000 sans que Jean Charles, pour des problèmes de santé, réussisse à mener à bien toutes les actualisations qu’il espérait pouvoir apporter ou encore à achever définitivement son manuscrit.

3Le projet original avait comme ambition d’aborder l’histoire de la CGTU entre 1922 et 1931, de sa création jusqu’à la période « classe contre classe ». Il s’agissait pour son auteur de l’articuler avec une approche politique, celle du communisme et de son implantation dans le mouvement syndical français. Mêlant histoire sociale des organisations et des pratiques de l’échelle nationale à l’échelle internationale (dans les deux sens du terme), l’ampleur de la tâche explique peut-être pourquoi Jean Charles ne parvint pas à mener l’étude à son terme et qu’à ce jour la CGTU ne bénéficie toujours pas d’une monographie de référence sur ses quinze années d’existence (1922-1936). Seule la première partie de l’étude est ici présentée, abordant les origines de la scission syndicale et la naissance de la CGTU - jusqu’au congrès de Saint-Étienne (Congrès constitutif de la Confédération Générale du Travail Unitaire, du 26 juin au 1^er juillet 1922) - suivie d’un chapitre sur l’implantation de la confédération jusqu’en 19275.

4Son projet s’inscrit dans la lignée de son premier ouvrage Besançon ouvrier. Aux origines du mouvement syndical, 1882-1914, publié en 1962 aux Éditions sociales, et réédité en 2010 par les Presses universitaires de Franche-Comté. Il s’inscrit également dans l’historiographie du mouvement ouvrier des années 1970, après les événements de Mai-juin 1968. Marquée par l’histoire des organisations, cette histoire prend un tournant important avec l’entreprise lancée par l’équipe du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et la revue Le Mouvement social. Il s’agissait de retrouver et replacer les actrices et les acteurs, « les humbles », dans ces processus historiques au sein d’une construction scientifique de l’histoire du mouvement ouvrier. À l’intersection de l’histoire politique et de l’histoire sociale, Jean Charles participe et bénéficie de ces débats et réflexions, des échanges directs ou indirects avec Annie Kriegel, Jacques Droz, Ernest Labrousse, Madeleine Rebérioux, Rolande Trempé et Michelle Perrot, etc. Ainsi, il pratique une histoire des organisations, sensible aux acteurs et représentative des questions que la société se posait au cours de ces années 1970 sur le plan politique et historiographique. De surcroît, une telle démarche s’inscrivait dans son engagement communiste de l’époque au sein de la fédération du Doubs.

5Toutefois, il semble qu’au même moment, plusieurs chercheurs s’emparent de cette question de la naissance de la CGTU ou de la scission syndicale, avec des approches différentes, complémentaires, mais qui ne semblent pas dialoguer immédiatement. Ainsi, Jean-Louis Robert, dans sa thèse de troisième cycle soutenue à Paris 1 sous la direction d’Antoine Prost – La scission syndicale de 1914-1921, essai de reconnaissance des formes (thèse de 3^e cycle, Université Paris I, 1975, 660 p.6) – dont l’emploi novateur de l’analyse factorielle des correspondances invite à prendre en compte une histoire quantitative, ne cite pas Jean Charles dans sa bibliographie ; pourtant, ils se côtoient au sein de l’Institut Maurice Thorez et travailleront ensemble par la suite sur d’autres projets de recherches comme l’édition du Congrès de Tours en 19807. D’autre part, Jean Charles est aussi tributaire de l’historiographie de son époque : son histoire de la CGTU n’a pas encore rencontré l’histoire du genre, ce qui invite de nos jours à revisiter avec d’autres regards et apports une histoire du mouvement ouvrier et du syndicalisme international.

6En termes archivistiques, Jean Charles a certainement été le premier historien français à avoir eu accès aux fonds français des archives de l'Institut du Marxisme-Léninisme de Moscou (aujourd’hui RGASPI). Il y séjourna deux mois et demi en 1968, trois mois en 1972 et enfin un mois en 1974, alors qu’il n’y avait pas encore d’inventaire complet et que les soviétiques ne transmettaient pas les instruments de recherches. Ils fournissaient au compte-goutte les rapports concernant le Profintern sans offrir une vision globale de la richesse des fonds. Il a pu ainsi consulter une trentaine de dossiers comprenant des lettres et rapport échangés entre la CGTU et l’ISR pour la période de 1922 et 1931. Il consulta également les fonds des Archives Nationales et ceux de la Préfecture de police de Paris ainsi que les archives privées de Pierre Monatte, Louis Bouet, Maurice Chambelland, Jules Humbert-Droz, des époux Vassart. Mais surtout, Jean Charles fit un dépouillement exhaustif de la presse et des sources imprimées d’origines politiques et syndicales. Des journaux nationaux et internationaux, en passant par la presse régionale et corporative jusqu’aux brochures et autres publications, la liste des références est impressionnante. Jean Charles fait ainsi preuve d’une très bonne maîtrise des sources dites secondaires (journaux, brochures). Il fait ici un grand usage de la presse et recourt aux fonds de Moscou de manière mineure pour la période rédigée. À n’en pas douter, c’est pour les séquences suivantes que ces fonds archivistiques seraient devenus essentiels au récit.

7Au vu de l’accessibilité des archives et de leur communicabilité encore limitées à l’époque, Jean Charles est ainsi parvenu à constituer un corpus documentaire remarquable malgré les obstacles. Un demi-siècle plus tard, ce recueil archivistique pourrait être actualisé grâce à l’ouverture des archives publiques – passé le délai de communicabilité de cinquante ans – en particulier celles relevant de la Sûreté de l’État, et à l’apport des archives françaises revenues de Moscou8. Nous pensons évidemment aux archives du RGASPI et particulièrement aux fonds français de l’Internationale Communiste et à celui de la Section Française de l’Internationale Communiste (Fonds 534 de l’Internationale Syndicale Rouge, 495/51 de la Commission syndicale du Comité Exécutif de l’IC ; 517 de la direction du PCF) ; mais également aux archives de police elles aussi revenues de Moscou telles la série qui complète l’ancienne série F7 de surveillance du Parti communiste par la direction de la Sûreté nationale ou Z4 de la section spéciale de la Cour d’appel de Paris. Presque toutes sont désormais consultables sous forme numérique depuis le portail Pandor de la Maison des Sciences de l’Homme de Dijon9. Enfin, même s’ils demeurent limités sur la CGTU, les fonds « Moscou » de la CGT de l’entre-deux-guerres, déposés à l’Institut d’Histoire Sociale de la CGT et aux archives de Bobigny, pourraient être mobilisés.

8Depuis les années 1970, l’historiographie a également évolué grâce, entre autres, à l’apport de ces nouvelles archives, mais aussi par de nouveaux questionnements liés notamment aux subaltern studies ou à une histoire connectée et transnationale. Ainsi l’histoire sociale du politique s’est développée et s’est attachée à comprendre les réseaux et les soubresauts à l’œuvre. Pourtant Jean Charles avait su reconstituer avec les sources le groupe de La Vie ouvrière, ce qui participe de cette histoire des réseaux.

9Ce moment de la naissance de la CGTU s’inscrit dans plusieurs temporalités. D’abord, il s’agit de sortir de la Première Guerre mondiale et de ses horreurs, mais aussi de reconstruire les sociétés et, dans le mouvement ouvrier, le socialisme et les formes de luttes syndicales qui ont été mises en sommeil au cours de la Guerre, à l’exception notoire du réveil du mouvement ouvrier en 1917. Les révolutions russes ont largement dépassé les frontières de la Russie et la question sociale s’invite partout sous formes de grèves, parfois d’occupations des terres ou des usines, réclamant ici ou là des réformes agraires et la gestion des usines par les conseils à l’image des soviets.

10Pour comprendre cet élan « révolutionnaire », il faut bien voir que la Russie bolchevique représente la première expérience de « socialisme » victorieuse, puisque la Guerre civile est remportée par les « Rouges ». En ce sens, elle est porteuse, comme auparavant la Révolution française, d’un message universel. Les bolcheviks ne libèrent pas seulement la société russe, mais « l’ensemble des prolétaires » en fondant en 1919 l’Internationale communiste, Komintern ou « parti mondial de la révolution 10». La Russie, tout au long du xx^e siècle, est alors un phare pour le socialisme, la « grande lueur venue de l’est », selon la formule de l’écrivain Romain Rolland. Bénéficiant des travaux publiés, Jean Charles s’emploie toutefois à nuancer la thèse d’Annie Kriegel dans son manuscrit11. Davantage que les injonctions de Moscou, qui existèrent bel et bien, ce furent les expériences historiques du mouvement ouvrier français, le traumatisme de la Grande Guerre et de l’Union sacrée puis les graves échecs sur le plan politique et sur le plan social de 1919-1920, qui jouèrent un rôle décisif dans la décision et les orientations des militants du mouvement ouvrier, aussi bien au sein de la SFIO, qu’au sein du syndicalisme.

11Ainsi, la séquence historique de la naissance de la CGTU, si elle est liée aux effets induits de la Première Guerre mondiale et des révolutions russes, prend aussi racine dans l’ère des révolutions 1917-1921 ou des mouvements sociaux. Ce cycle d’agitation souligne également la course de vitesse engagée au sein du mouvement ouvrier européen et extra-européen au lendemain de la « Grande Guerre » pour s’assurer un certain leadership sur l’ensemble du prolétariat mondial. La conflictualité est importante et certains syndicalistes révolutionnaires considèrent que le « grand soir » est arrivé. Le mouvement de grève s’élargit à partir de juin 1919 des transports en commun de Paris, aux mines, aux industries de la métallurgie, à la chimie, puis chez les fonctionnaires. À Toulon, des affrontements ont lieu à l’Arsenal. En mars 1920, les mineurs sont à nouveau en grève, puis les chemins de fer entrent dans le conflit. La radicalité ouvrière semble à son comble, mais la répression patronale et gouvernementale est brutale. La peur des « Rouges » est à nouveau brandie comme une menace et a contribué, entre autres, à la victoire électorale des droites en novembre 1919 : la « chambre bleu horizon » n’est pas uniquement issue du prestige nationaliste de la victoire, mais aussi de la peur de l’agitation révolutionnaire symbolisée par la mise en place en Europe d’un « cordon sanitaire » pour endiguer la contagion révolutionnaire. D’ailleurs, l’affiche financée par l’Union des intérêts économiques, officine patronale qui aide les partis de droite et du centre pour les élections législatives de 1919, participe de cette « peur du rouge » avec « l’homme au couteau entre les dents ».

12La déception est forte au sein du mouvement ouvrier et cela invite une partie des militants à se détourner des logiques de la « démocratie bourgeoise » et du « parlementarisme » qui éloigne, de fait, l’horizon de lendemains meilleurs. Cette radicalisation accompagne aussi le mouvement social qui est fortement brimé et réprimé. Les cheminots grévistes en mai 1920 sont révoqués massivement, plus de 18 000, et ne seront amnistiés que sous le Front populaire en août 1936…12 Dans cette logique il faut régénérer le socialisme, le syndicalisme et le mouvement ouvrier comme le souligne avec force et conviction Romain Ducoulombier13. La désillusion des élections législatives de 1919 et surtout la répression des grèves de 1919-1920, dont sont victimes l’ensemble des acteurs du mouvement ouvrier, conduisent à emprunter des chemins nouveaux.

13C’est donc dans ce contexte aux multiples ferments révolutionnaires ou de radicalité nouvelle que se produit une double scission dans le mouvement ouvrier français : d’abord, le Congrès de Tours en 1920 qui voit la majorité des socialistes adhérer à la III^e Internationale, puis la CGT qui l’année suivante emprunte le même chemin. Mais dans cette dynamique, il ne faut pas négliger non plus les enjeux liés à la naissance du Komintern, comme a pu le souligner récemment Reiner Tosstorff14. Le congrès fondateur du Profintern (Internationale syndicale rouge ou Internationale des syndicats rouges) a lieu du 3 au 19 juillet 1921 à Moscou15. Il n’en demeure pas moins que cette fondation souligne les hésitations à l’œuvre : l’un des cadres du Komintern, le communiste finlandais Kuusinen, n’était pas forcément convaincu de la création de syndicats en URSS, patrie des ouvriers. Lénine souhaitait plutôt noyauter les anciens syndicats. Toutefois cette question du lien entre la nouvelle Internationale et le mouvement syndical est posée dès le 2^e Congrès de l’IC, par Karl Radek. Mais le constat amer du reflux révolutionnaire en 1921, conduit à la mise en place du Profintern dont l’histoire est inséparable de la personnalité d’Alexandre Lozovski16. Jusqu’en 1923, elle semble avoir une certaine autonomie face à l’IC, mais à partir de cette date elle est passée sous contrôle du Komintern17. Cette section du Komintern impulse les campagnes et reçoit les nombreux rapports de ses sections nationales, comme la CGTU18.

14Au-delà des enjeux liés à la naissance ou à la matrice de l’organisation, Jean Charles propose dans ce manuscrit, en fonction des sources dont il disposait, un portrait social sur les effectifs de la CGTU, « la démographie du syndicat » (de 1922 à 1927) selon sa terminologie. Les forces et faiblesses sont analysées au prisme d’une histoire quantitative qui mêle aussi des aspects qualitatifs, en développant une histoire sociale attentive aux structures (un modèle labroussien appliqué à l’objet syndical). La thèse de Jean Charles contribue ainsi à renouveler nos connaissances sur les origines de la CGTU et de ses premières années, même s’il ne prend pas en compte l’histoire de l’organisation après 1922.

15Elle apporte de nombreux nouveaux éléments sur la montée en puissance de la minorité – sans ignorer ni les difficultés ni les dissensions qui l’habitent – ainsi que sur les tensions avec la majorité, par une chronologie très fine des événements, des lendemains de la Première Guerre mondiale jusqu’à la scission. Le calendrier des exclusions, prémices à la scission, y est relaté avec une minutie inédite et permet de mieux se rendre compte à la fois de ses mécanismes mis en œuvre, mais également de son impact sur la « communauté » cégétiste, qu’elle soit majoritaire ou minoritaire (entre scissionnistes des deux bords, partisans de l’unité et réticents aux exclusions).

16L’étude minutieuse des congrès (et autres assises) et des votes est de ce point de vue particulièrement parlante. L’approche statistique opérée par Jean Charles permet de mesurer, chiffres, tableaux et cartes à l’appui, le poids des tendances, leur implantation et leurs dynamiques, à l’échelle locale et corporative.

17Jean Charles éclaire d’un jour nouveau la période cruciale du premier semestre 1922, jusqu’ici relativement « oubliée » par l’historiographie. En effet entre le Congrès minoritaire de décembre 1921 et le Congrès constitutif de la CGTU de juin 1922, se joue une lutte entre « l’ultra-gauche » (les purs, libertaires et anarcho-syndicalistes) et les communistes et les syndicalistes-communistes de La Vie Ouvrière, en vue du contrôle de la future CGTU. Cette lutte de pouvoir, symbolisée par « le Pacte », permet de mieux comprendre la victoire des communistes et des syndicalistes-communistes à Saint-Étienne, tant au niveau des statuts que de l’adhésion à l’Internationale Syndicale Rouge avec réserves.

18Enfin, son analyse précise des effectifs entre 1922 et 1927, offre un portrait collectif des syndicats qui constituent la CGTU, soulignant la dynamique de croissance de l’organisation au cours de ces cinq premières années d’existence.

19En somme, un demi-siècle plus tard et à l’occasion du centenaire de la CGTU, la thèse de Jean Charles vient à point nommé éclairer cette « scission fondatrice »19 de l’histoire sociale et syndicale française.

Avertissement

20Les annotations en italique, sont celles de Jean Charles portées sur son manuscrit lorsqu’il l’a retravaillé dans les années 2000.