Préface

1Donner le feu vert à la publication de la thèse de Jean n’a pas été pour moi une décision facile à prendre. Thèse laissée en suspens à cause de… de quoi exactement ? D’une santé fragile, certes, cela dès l’adolescence ; mais aussi du fait de l’héritage familial.

2Adhérant au PCF au printemps 1953, le lendemain de la mort de Staline, Jean est le fils de Robert, horloger, communiste militant syndical à la CGT – en 1931, il avait adhéré à la CGTU – et de Lili, qui fit bouillir la marmite comme coiffeuse en chambre tout au long de sa vie pour, l’âge venu, dévorer la grande littérature, très fière d’être capable de lire tout ce que son fils lui proposait sans jamais « canner ». Deux belles et fortes personnalités avec qui discussions et controverses allaient bon train. Lorsque nous arrivions à Morteau, Robert ne manquait jamais de demander à son fils : « Alors, c’est quoi, les nouvelles dans ton journal de classe ? », car si Jean lisait occasionnellement L’Huma, son quotidien était Le Monde.

3À ma demande, en 2015, Jean, déjà gravement malade, a accepté de coucher sur le papier, selon son expression, souvenirs et réflexions. Une vingtaine de feuillets dont aujourd’hui je m’autorise à dévoiler quelques extraits qui, je pense, expliquent ce délaissement de la thèse sur le bord du chemin.

4Jean se confie :

Je tiens à dire haut et fort, au début de ces réflexions désordonnées, que je refuse de toutes mes forces l’expression convenue « historien communiste », qu’elle me révulse. Je rêvais de pouvoir devenir un jour historien ; et, par ailleurs, profondément (religieusement ?) communiste, j’avais l’ambition secrète, mais ancrée, de contribuer à descendre en flamme l’histoire sainte du PC et d’enfin en faire une histoire à la fois laïcisée et honnête. […]

Au début des années soixante, quand je dus choisir un sujet de thèse, j’étais déjà un militant coco blanchi sous le harnois. Or le thème, la chose plutôt, était le lieu géométrique d’une foire d’empoigne où tous les coups étaient permis, de sorte que je répugnais à travailler sur le communisme lui-même. Alors que j’en étais et qu’il m’apparaissait comme l’horizon indépassable de ma vie ; mais il y aurait fallu beaucoup de recul.

5Il décide donc de travailler sur le mouvement syndical :

Je m’étais régalé dans mon modeste mémoire de maîtrise – 500 pages quand même ; Thorez m’avait alors fait l’honneur de le lire et avait poussé l’intérêt jusqu’à suggérer aux Éditions sociales de l’éditer. Le syndicalisme, donc, ça me bottait !

Et puis, il m’a très tôt paru que c’était d’une CGT conquise tôt que le PC tirait alors sa puissance et l’essentiel de sa force. […] Cette idée, je ne sais trop où j’en ai trouvé les linéaments – très vraisemblablement pluriels –, mais je suis très heureux de la confirmer, et de penser, sans une once de vanité, qu’elle est partiellement mienne et que l’étude ne l’a jamais démentie.

6Son choix se porte sur la CGTU. Mais la question des sources se pose ; une rencontre avec Waldeck Rochet, l’intervention de son directeur de thèse, « le père Droz » et probablement de Pierre Lévêque, lui offrent la possibilité de partir étudier les archives à Moscou.

7Pour son premier séjour, il arrive en URSS le 13 mai 68 ! Il y passera en tout environ un an. Pour plonger dans les archives du syndicat à l’Institut du Marxisme-Léninisme, il bénéficie d’une bourse de l’Académie des Sciences de l’Union soviétique, correspondant du CNRS français.

8Je laisse aux historiens le commentaire de ces recherches, me contentant d’écouter Jean racontant les déboires des premiers jours – personne ne l’attendait – et découvrant la vie soviétique. Il évoque : « Cheminer avec l’ami Daline (au goulag de 1937 à 1954)1, nanti de son sac en plastique Cacharel, à la recherche de quelque produit, surtout alimentaire aussi indifférencié qu’improbable. Prendre à 17 h. un bus défoncé au point que le bitume apparaissait par les trous de ce cimetière brinqueballant, archiplein et immobile parce que la camarade conductrice achevait péniblement un problème de maths ardu. » etc.

9Mais il raconte aussi comment, dans ce bus, les passagers se divisaient « entre ceux qui voulaient rentrer au plus vite et ceux qui, au nom de la promotion de masses, étaient prêts à aider la camarade à boucler son problème » ; il évoque avec émotion les queues devant les librairies lorsque sortait un recueil de poésie. En URSS, il court les concerts et découvre avec passion la musique classique.

10La mort du professeur Droz2 laissa Jean désemparé. Jean dut travailler avec Antoine Prost. Il ne termina pas sa thèse.

11Par ailleurs, Jean fut un enseignant remarquable. Il ne se lassait pas de me raconter comment, prof débutant à Dole, il entraînait ses 5^e derrière Annibal et ses éléphants franchissant les Alpes ; ou encore comment, au lycée Victor Hugo à Besançon, il faisait écouter Bob Dylan à ses terminales, car « les temps changent ». Diriger des mémoires de maîtrise fut aussi pour lui source de généreux échanges dans l’exigence. Il partageait volontiers sa grande culture avec amis et étudiants ; amoureux de peinture, il allait de musées en expos ; cinéphile averti, à la tête de 3 047 cassettes puis DVD, il recevait Godard à la « Semaine de la pensée marxiste » bisontine en 1967 ; grand lecteur, il pouvait passer un repas avec son ami Paga3 à débattre du primat de Balzac sur Stendhal.

12Besançon, 25 novembre 20224