14. Les fabriques de matériels agricoles en France à travers quelques titres de la presse technique agricole (ca 1810-ca 1840)
p. 283-302
Texte intégral
1L’objectif principal de cette contribution est de proposer un premier essai de synthèse concernant les fabriques de matériels agricoles en France durant la Restauration et les premières années de la Monarchie de Juillet. Or le temps de la synthèse proprement dite n’est pas encore venu faute de travaux suffisants sur ces fabriques mal connues à cette époque, le premier xixe siècle. C’est d’ailleurs le cas de la fabrique des faubourgs parisiens des frères Molard dont le fonctionnement est encore très mal documenté1.
2François Emmanuel Molard crée un atelier consacré à la construction des machines dont l’existence est avérée en 1819 lorsque qu’il obtient une médaille d’argent lors de l’exposition industrielle de cette même année, ayant présenté cinq machines, notamment des charrues. Charles Dupin précise qu’il s’agit de la première fabrique de matériels agricoles à Paris et il la décrit comme « le premier établissement d’instruments agricoles perfectionnés, fait à Paris, depuis peu d’années, et qui valut à M. Molard jeune, sous-directeur du Conservatoire des arts et métiers, la médaille d’argent, en 1819 et 1823 ; dans ses ateliers on fabrique des instruments d’agriculture qui présentent beaucoup d’avantages par la combinaison du bois avec le fer coulé2 ». D’abord située rue Neuve-Saint-Laurent dans le quartier du faubourg du Temple, elle est ensuite transférée rue de la Grange-aux-belles, au n° 15, dans un faubourg situé au nord-est de Paris. Jean-Baptiste Molard, dit Molard neveu, dirige alors la fabrique et reçoit encore une médaille d’argent lors de l’exposition de l’industrie de 1823 (Molard aîné fait partie du jury). En 1819, le jury central de l’exposition saluait en ces termes la création des ateliers de Molard :
La formation, à Paris, d’un établissement consacré à la construction des instrumens agricoles perfectionnés, est un événement intéressant. C’est le moyen le plus assuré de propager l’usage des meilleurs instrumens déjà connus en France ou à l’étranger, mais non assez répandus, et de ceux qui seront nouvellement inventés. Un pareil établissement manquait à l’agriculture. Il eût été assez difficile, par exemple, de se procurer des charrues en fer fondu, et c’est sûrement la cause pour laquelle elles sont encore si peu employées dans notre agriculture, malgré l’avantage d’avoir une durée plus grande que les charrues de bois, d’être moins sujettes à réparation, et d’être d’un emploi plus facile dans le labourage3.
Fig. 1. La production des ateliers de Molard jeune et neveu. Système d’agriculture suivi par Mr. Coke (1820), p. 277. BnF, Gallica.

3Depuis l’origine, l’atelier était installé dans le voisinage du Conservatoire, chez Cambray, mécanicien rue Neuve-St-Laurent n° 64. En 1820, Molard publia la « Liste des instrumens d’agriculture perfectionnés » qu’il y faisait construire5 (fig. 1), soit 52 items6 : 50 machines anglaises ou américaines et deux de Molard aîné7. Mieux, le sous-directeur du Conservatoire mettait ainsi ses compétences et capacités au service des inventeurs dans un échange marchand, et sans choquer les milieux de l’innovation technique8. Au contraire, à la séance générale du 18 avril 1821 de la Société d’encouragement pour l’Industrie nationale, où était présenté le bilan des travaux depuis un an, Francœur commença son rapport sur les médailles d’encouragement par un hommage appuyé aux frères Molard :
Deux fabricants ont d’abord été jugés dignes des encouragemens les plus honorables, et nous vous demanderions pour eux des médailles de première classe, si les réglements et le sentiment des convenances ne s’opposaient à ce qu’une pareille distinction fût accordée à des membres du Conseil d’administration, qui sembleraient ainsi se récompenser eux-mêmes. Les témoignages publics qui sont exprimés dans cette assemblée, tiendront lieu à MM. Molard aîné et Molard jeune des médailles d’or qui leur sont dues à tant de titres.
MM. Molard aîné et Molard jeune ont établi en grand des fabriques d’instrumens de divers genres, et y ont introduit toutes les inventions qu’on remarque dans plusieurs manufactures étrangères : le Conseil a pensé que l’assemblée accueillerait avec intérêt une proposition qui a pour but d’encourager la fabrique en grand de diverses machines usuelles, et particulièrement des instrumens aratoires perfectionnés, qui tendent à multiplier les produits de notre sol et de notre industrie agricole9.
4La particularité de cet atelier est d’être localisé à Paris alors que la plupart des fabriques équivalentes que l’on connaît à cette époque se situent en milieu rural. D’ailleurs le vétérinaire Huzard fils précise aussi que « les fabriques d’instruments aratoires, à Paris, ont toujours eu de la peine à prospérer ; les cultivateurs praticiens craignent d’avoir affaire à des mécaniciens plutôt qu’à des agriculteurs, et il n’y a qu’un petit nombre d’agronomes éclairés qui osent acheter des instruments à nos fabriques de Paris10 ». On relève là la méfiance des milieux agricoles à l’encontre des fabrications mécaniques d’origine urbaine. Toutefois, sous la Restauration, la presse rend compte des réalisations mécaniques de Molard présenté comme un constructeur pouvant répondre aux demandes des cultivateurs ; il construit plusieurs modèles distincts de batteuses, toutes mues à bras ou à manège : « M. Molard jeune, fabricant de machines et d’instruments d’agriculture, à Paris, rue Grange-aux-Belles, construit des machines à battre le blé, avec batteur et engrenage en fonte, d’après le système écossais ; une machine portative, qui peut être mise en mouvement par des hommes ou mieux par un cheval, qui bat quatre cent gerbes par jour, coûte 500 fr. Une grande machine, mue par un manège à deux chevaux, battant quatre-vingts gerbes par heure, coûte 1 000 fr. Le manège, avec engrenage en fonte, 1 200 fr. Ces équipages sont parfaitement exécutés11. »
5Les fabriques de la seconde moitié du xixe siècle sont bien mieux documentées comme la fabrique Huard, fondée en 1863 par Jean-François Huard12. Durant la première moitié du xixe siècle, les entreprises de matériels agricoles sont très peu nombreuses et ce sont surtout les charrons et artisans de village comme les maréchaux ferrants qui produisent les outils utiles. Cela permet de comprendre le silence qui entoure la fabrique Molard. Toutefois notre objectif est ici de la situer dans le contexte de l’époque à partir de de quelques exemples de fabriques de matériels agricoles, en France, des années 1810 aux années 1840.
6Afin de donner une première vue impressionniste de l’état des fabriques d’instruments agricoles en France durant la Restauration et les débuts de la Monarchie de Juillet, nous avons fait le choix d’utiliser la bibliographie existante sur ce sujet, même si elle est modeste, et de compléter en effectuant quelques sondages dans un certain nombre de périodiques agricoles entre les années 1810 et 1840. Il s’agit des Annales de l’agriculture française, des Annales de l’Institution royale agronomique de Grignon, des Annales agricoles de Roville, des Mémoires de la société royale et centrale d’agriculture, du Journal d’agriculture pratique, et, enfin, Le Bon Cultivateur.
7Ces sondages et les apports, maigres, de la bibliographie sur le sujet, permettent de donner quelques grandes perspectives sur ces fabriques, en commençant par le fait qu’elles sont peu connues et difficiles à connaître hormis quelques cas spécifiques ; ensuite, il est possible d’évoquer de manière globale le fonctionnement de ces fabriques en ayant recours à quelques études de cas plus documentées ; enfin, nous terminerons par une analyse des types principaux de matériels produits dans ces fabriques.
Des fabriques peu connues et difficiles à connaître
8La mécanisation de l’agriculture française concerne avant tout la seconde moitié du xixe siècle. Toutefois, dans un contexte de proto-industrialisation des mondes ruraux13, dès les premières années du xixe siècle, un certain nombre de fabriques de matériels agricoles sont fondées. Dans ce contexte d’industrialisation la mécanisation de l’agriculture devient un enjeu pour certains paysans, principalement les plus aisés à la tête de grandes exploitations (c’est-à-dire dépassant les 10 hectares) mais aussi, et surtout, pour les artisans ruraux. Toutefois, il est difficile d’estimer aisément le nombre des fabriques de matériels agricoles tant les archives manquent pour les connaître convenablement14. Seul un petit nombre d’entre elles est connu et, encore, partiellement, comme c’est le cas pour la fabrique Jannel, à Martinvelle dans le Sud-Ouest du département des Vosges, dont on date la création aux alentours du milieu des années 1820 ou aux débuts des années 183015.
9L’exemple lorrain est d’ailleurs assez intéressant et significatif à la fois. On y trouve une fabrique célèbre et bien documentée, mais c’est une exception, celle de l’agronome Mathieu de Dombasle (1777-1843) dans le village de Roville-devant-Bayon (département de la Meurthe) – fabrique fondée en 1823 – ainsi que des fabriques dont on connaît à peine les origines comme celle de Hoffmann père, qui existe à Nancy depuis le début du xixe siècle, les Jannel dans les Vosges, sans doute depuis le milieu des années 1820, ou encore, mais cela ne correspond pas réellement à une fabrique sensu stricto, les fabrications de systèmes innovants pour charrue du charron Jean-Joseph Grangé (1804-1867 ?), toujours dans les Vosges, durant les années 183016.
10Pierre Jannel, charron dans le village vosgien de Martinvelle, fonde vers 1825 une fabrique de matériels agricoles. Cette fabrique familiale (puisque gérée, par la suite, par les trois fils de Pierre Jannel) n’est réellement bien connue qu’à partir des années 1900. Auparavant, les sources font défaut et la connaissance des soixante-dix premières années de cette fabrique ne tient qu’à quelques bribes d’informations peu sûres. D’ailleurs Michel Sylvestre, dans l’article qu’il lui a consacrée en 2006 dans les Annales de l’Est, écrit : « dans les années 1900, les deux fils survivants présentent leur entreprise comme l’une des plus importantes et des plus anciennes de Lorraine, voire de France, en situant sa fondation dans les années 1820-183017 ». Notation pour le moins vague, faute de sources sûres.
11Des évènements contingents expliquent parfois cette méconnaissance que l’on a des fabriques de matériels agricoles de la première moitié du xixe siècle. Concernant la fabrique Jannel, deux incendies, l’un en 1907, l’autre en 1950, ont entraîné la perte de la plus grande partie des archives de l’entreprise des années antérieures à 1919. De plus, avant octobre 1895, aucun acte notarié ni aucun autre document n’a été rédigé pour officialiser le fonctionnement de la fabrique, « entreprise » familiale gérée après un simple accord verbal entre un père et ses trois fils. Il n’existe donc aucune trace écrite concernant la fondation ou le fonctionnement de cette fabrique avant 1870. La connaissance des premières années la fabrique Jannel est fondée uniquement sur des notations relevées dans des archives du début du xxe siècle18.
12À Nancy, Hoffmann père gère, au début des années 1810, une fabrique qui produit des outils agricoles divers et, surtout, construit, en 1812, une des premières machines à battre les grains en usage en Lorraine. Elle est utilisée, entre 1812 et 1819, au sein de la première exploitation agricole de Mathieu de Dombasle, à Monplaisir, non loin de Nancy19. En Lorraine, à Roville-devant-Bayon, village au sud de Nancy, au sein de sa ferme-exemplaire, Mathieu de Dombasle fonde une fabrique d’instruments aratoires perfectionnés dès 1823. Il s’agit là d’une exception car cette fabrique est bien connue20. Mathieu de Dombasle soucieux de diffuser le plus largement possible les progrès techniques dans le monde agricole a fait la plus grande « publicité » possible pour son établissement, notamment dans ses Annales agricoles de Roville, périodique agricole en 8 livraisons qui paraissent de 1824 à 1837.
13Certaines fabriques peu connues peuvent être identifiées mais grâce aux Annuaires de la construction mécanique agricole. En consultant les annuaires de 1908, 1913, 1919 et 1920, et par sondage, Michel Sylvestre a identifié la fabrique de Léon Pessort à Orléans, fondée en 1829, ou encore, l’entreprise Beauvais et Robin à Angers qui commerce acier et fer et qui, semble-t-il a produit aussi quelques outils agricoles depuis 181521. D’autres fabriques, modestes au début des années 1830, se développent au cours des décennies suivantes pour devenir de véritables usines avec des centaines d’ouvriers. Par exemple, en Bretagne à Trois-Croix, près de Rennes, une fabrique de matériels agricoles est créée par Jules Bodin (1805-1867). Entre 1832 et 1837, il emploie trois ouvriers22. Cette fabrique reste modeste jusqu’au milieu du siècle, et ne prend d’ampleur que dans les décennies suivantes. En 1877, par exemple, elle compte jusqu’à 150 ouvriers. Ces effectifs croissants permettent une fabrication massive d’outils : 16 000 instruments aratoires environ sont fabriqués à Trois-Croix entre 1837 et 185823.
14Enfin, il existe aussi des cas de construction de matériels dans des ateliers isolés qui ne débouchent pas sur la création d’une fabrique mais qui entraîne la diffusion de modèles de charrues reproduites par les charrons de villages dans leurs propres ateliers. Ce ne sont donc pas à proprement parler des fabriques qui produisent en série des outils aratoires. Parmi ces cas isolés de fabricants de modèles uniques, on trouve dans le département des Vosges, Jean-Joseph Grangé. C’est un valet de charrue établi à Monthureux-sur-Saône24. Il met au point, entre 1832 et 1835, une succession de systèmes adaptés à une charrue lorraine traditionnelle à avant-train qui permet d’en améliorer l’efficacité ; mécanismes nouveaux connus alors sous le nom de système « Grangé25 ».
15Autre cas de réalisation quasi unique de pièces de matériels agricoles, les charrues élaborées par Louis Poirot de Valcourt (1771-1855), agronome lorrain, au sein de la fabrique de l’Institut royal agronomique de Grignon, en région parisienne. Accueilli au sein de cette prestigieuse école d’agronomie par le fils du fondateur Auguste Bella, François Bella (1812-1882), professeur d’économie rurale à Grignon à partir de 1840, Poirot de Valcourt s’intéresse à la forme du soc et du versoir des charrues qu’il cherche à améliorer. À Grignon, à la fin des années 1830 et au début des années 1840, il élabore une charrue à monture en fer forgé avec un soc façonné de manière à éviter que la terre ne s’y attache26. Poirot de Valcourt a aussi essayé sur le domaine de Grignon une charrue appelée « dos à dos » ou « tricorne ». C’est une « combinaison qui réunit les deux corps de charrue sur le même plan horizontal et dos à dos…27 ». Les charrues jumelles, ou charrue-navette, conçues par la suite, toujours à Grignon, ont été décrites de manière détaillée dans les Annales de Grignon puis dans les Mémoires sur l’agriculture de Poirot de Valcourt lui-même28. Cette situation existe aussi pour d’autres outils. Par exemple, le rouleau « Érambert », mis au point par M. Érambert, du village de Mézy en Seine-et-Oise et longuement décrit, avec schémas à l’appui, dans le Journal d’agriculture pratique du mois d’août 183729.
16Ce rapide tour d’horizon des fabriques plus ou moins mal connues montre l’existence de multiples petits ateliers de matériels agricoles disséminés sur l’ensemble du territoire mais, du fait de leur petite taille, difficiles à appréhender dans les sources. Toutefois, les données des quelques fabriques un peu mieux connues permettent d’esquisser à grands traits les modalités de fonctionnement de ces unités de production artisanales.
Quelques pistes sur le fonctionnement des fabriques
17L’initiative de la fondation des fabriques revient la plupart du temps à des grands exploitants, propriétaires ou grands fermiers ainsi qu’à des artisans, charrons ou forgerons. Les initiatives des premiers sont plus connues car fréquemment relayées par la presse technique agricole. Les fabriques des seconds relèvent du travail artisanal rural banal qui n’amène guère de commentaires dans la presse agricole. On connait donc mieux le fonctionnement au quotidien des premières que des secondes. C’est pourquoi, ici, le choix est fait de traiter principalement d’un cas particulier, la fabrique d’instruments aratoires perfectionnés de Roville-devant-Bayon.
18À Roville-devant-Bayon, exemple type de la fabrique fondée par un agronome grand fermier (son exploitation s’étend sur 190 ha, soit une très grande exploitation sous la Restauration et la Monarchie de Juillet), les méthodes de fabrication mises en œuvre sont jugées innovantes. On y fabrique essentiellement des charrues pour lesquelles certaines pièces sont usinées en série au sein même de l’atelier. C’est le cas pour les principales parties « travaillantes » des charrues, c’est-à-dire les socs et les coutres30. Les forgerons employés au sein de la fabrique rovillienne jouent, dans ces opérations d’usinage des pièces en métal, un rôle clé. Pour élaborer puis construire des outils performants, les chefs de fabriques de matériels agricoles travaillent avec des paysans aguerris, notamment des valets de charrue, ainsi qu’avec des artisans, notamment des charrons, chargés de fabriquer les roues voire des charriots entiers, ou encore des maréchaux ferrants qui fabriquent les fers à cheval mais aussi certaines des parties travaillantes des charrues comme les socs ou les coutres. Après l’usinage des principales pièces en métal, les charrues sont assemblées avant d’être testées sur l’exploitation attenante à la fabrique. Le rôle des valets de charrue dans cette phase de test est essentiel afin d’effectuer les ajustements nécessaires, voire de perfectionner les outils testés, avant de débuter la production en série.
19Toutefois, durant les années 1830, la dimension de la fabrique de Roville-devant-Bayon en fait encore un atelier artisanal, certes important pour l’époque, avec ses quatorze ouvriers. Environ la moitié de la main-d’œuvre de la fabrique est composée de maréchaux qui travaillent les métaux. Les autres, sont des ouvriers spécialisés dans le travail du bois. Ils confectionnent notamment les âges et les seps des charrues31. Pour autant, la fabrication n’est pas la seule activité de ces ouvriers. Ils doivent aussi intervenir pour réparer le matériel usagé. Ces réparations sont assurées par certains ouvriers de la fabrique lorsqu’un paysan du village ou d’un village proche le demande. Autrement, les réparations sont effectuées dans les multiples ateliers de charrons et de forgerons ruraux32. Dans cette fabrique lorraine, les écrous sont calibrés afin de servir indifféremment à toutes les vis utilisées pour une même charrue. Cette standardisation des formes des écrous permet de n’utiliser qu’une seule clef pour tous les écrous. Ce choix technique facilite ensuite le travail de réparation assuré par les artisans de village. Toujours pour faciliter les réparations et diminuer le coût d’entretien des charrues, les socs sont raccourcis pour augmenter leur longévité.
20La fabrique de Roville-devant-Bayon est un cas à part mais c’est l’un des rares bien documentés pour cette période, grâce principalement aux Annales agricoles de Roville rédigées par Mathieu de Dombasle. De 1823 à 1834, 6 083 machines agricoles sont fabriquées à Roville dont quasiment la moitié sont des charrues (3 210)33. Le succès grandissant des machines agricoles conçues et fabriquées à Roville entraine la décision de délocaliser la production, en 1839, dans la ville de Nancy. Contrairement aux Molard qui ont d’emblée fondé leur fabrique dans une grande ville, Mathieu de Dombasle avait choisi de maintenir la sienne dans le village de Roville. Cependant les conditions commerciales et les contraintes logistiques liées au transport et à la livraison des machines obligent à une localisation en milieu urbain, à Nancy, à la fin des années 1830. L’installation nancéienne assure un plus grand rayonnement à la fabrique34. Cette dernière survit d’ailleurs à son fondateur, décédé en 1843, administrée par le gendre puis le petit fils de Mathieu de Dombasle, Jean-Baptiste-Charles Vaillant de Meixmoron et Léon-Charles-Bénigne Meixmoron de Dombasle, jusqu’aux premières années du xxe siècle.
21Le système « Grangé » est rapidement, dès 1833-1834, perfectionné par son concepteur35. Cependant, contrairement à d’autres inventeurs de techniques agricoles, Grangé ne fonde pas de fabrique. Il laisse les charrons et autres forgerons de village, notamment ceux des « environs de Lunéville »36, imiter ses améliorations techniques. Le 26 février 1833, non loin de Toul, lors d’essais de charrues en plein champ, Grangé encourage même les charrons présents à imiter sa charrue et à la perfectionner37. Malheureusement, certains observateurs relèvent que les pièces produites localement à l’imitation du « système Grangé » sont de piètre qualité38. Grangé cherche à mettre à disposition un outil aratoire « simple et facile à concevoir39 ». Les résultats des essais réalisés sont largement décrits et commentés, ainsi que tout ce qui touche à la fabrication proprement dite du « système Grangé », dans les pages de la presse technique agricole, surtout locale, notamment les Connaissances usuelles dans les Vosges et Le Bon Cultivateur dans le département de la Meurthe. M. Hoffmann propose une description de la nouvelle charrue dans un périodique d’envergure nationale, le Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, de juillet 1833, description reprise dans le numéro du Bon Cultivateur de 183440.
22Même si les charrues sont le principal matériel construit à Roville et dans les autres fabriques connues, il n’en reste pas moins que près de la moitié de la production concerne d’autres outils. C’est pourquoi nous proposons un essai, relativement sommaire, de typologie des matériels produits.
Les différents types de matériels produits
23La fabrication de matériels agricoles se répartit en deux grandes catégories : d’un côté le petit matériel à main, comme les houes ou les bêches par exemple, et, de l’autre, les machines agricoles dont, le plus souvent les instruments aratoires, c’est-à-dire principalement des charrues, des araires ou des herses. Au début du xixe siècle émergent timidement quelques machines pour les récoltes comme des batteuses mécaniques mais c’est encore très rare à cette époque. Par exemple, si l’on se réfère au « catalogue des instruments perfectionnés d’agriculture de la fabrique de Roville » en 183741, trois rubriques sont identifiées, « charrues », « instruments divers de culture » et « instruments divers de transport et de service intérieur ». La rubrique consacrée aux charrues occupe une demi-page sur les deux pages que compte le catalogue. De plus, les autres outils aratoires se trouvent répertoriés dans la section suivante. Il y a donc, comme dans la fabrique parisienne des Molard, essentiellement la conception d’outils aratoire et principalement des charrues. Cela s’explique parce qu’il s’agit de la machine agricole la plus utilisée quelle que soit la taille des exploitations. Les petits exploitants « se partagent » une charrue tandis que moyens et grands en possèdent une voire plusieurs. Il s’agit donc là du marché principal pour les fabriques de machines agricoles durant les années 1820 et 1830.
24Pour reprendre l’exemple de la fabrique de Roville-devant-Bayon, outre le but poursuivi par Mathieu de Dombasle de produire et de vendre son matériel agricole au moindre coût42, il ne se contente pas de fabriquer la charrue « Dombasle », charrue sans avant-train élaborée en 1820-1821 et qui a fait sa renommée. Divers types de charrues sont conçus dans cette fabrique durant les années 1830 et 1840, ainsi que d’autres types d’outils agricoles comme des semoirs mécaniques par exemple. On y trouve aussi des charrues à deux versoirs, ou charrues à butter, utilisées pour les « récoltes sarclées », comme la pomme de terre, notamment lors des labours d’automne43. Pour les labours en pente, Mathieu de Dombasle propose une charrue à deux corps qui « forme absolument deux charrues jumelles, n’ayant qu’un seul age et une paire de mancherons44 ». D’ailleurs, la taille des versoirs est uniformisée pour permettre de les adapter facilement sur les différents modèles de charrues de la fabrique.
25Cependant, il faut bien insister sur le fait que si les charrues correspondent à l’essentiel de la production rovillienne – ce qui nous amène à formuler l’hypothèse d’une situation similaire dans les autres fabriques moins connues −, d’autres types de matériels agricoles sont produits. Par exemple, au sein de la fabrique Jannel, la construction de moissonneuses-lieuses est en bonne place. Malheureusement, nous n’avons aucune donnée chiffrée avant le début du xxe siècle45. Les frères Jannel proposent aussi à leur clientèle des faneuses et des râteaux.
26Quelques mots de conclusion, pour finir ce survol de l’histoire des fabriques de matériels agricoles durant le premier xixe siècle. Davantage qu’une synthèse – prématurée, nous l’avons montré – ce court chapitre ouvre des pistes pour des recherches futures sur un sujet que l’on aurait pourtant cru bien balisé. Sans doute la connaissance assez approfondie de la fabrique lorraine de Roville-devant-Bayon a-t-elle caché l’ignorance dans laquelle les historiens et historiennes des techniques et des mondes ruraux sont encore concernant la myriade de petites fabriques disséminées sur l’ensemble de l’espace français. La comparaison, à l’échelle européenne a minima, serait aussi la bienvenue, notamment avec la Belgique où l’histoire de ces fabriques de matériels agricoles au début du xixe siècle est plus avancée46.
Notes de bas de page
1 Voir, par exemple, les quelques notations vagues dans René Tresse, « La jeunesse et l’initiation du mécanicien Claude Pierre Molard de 1759 à 1791 », Revue d’Histoire des Sciences, 1971-1, p. 13-24.
2 Charles Dupin, Forces productives et commerciales de la France, Paris, Bachelier, 1827, tome 2, p. 216-217.
3 L. Costaz, Rapport du Jury central sur les produits de l’industrie française, Paris, Impr. royale, 1819, p. 221. Voir aussi L.-S. Lenormand et J.-G.-V. de Moléon, Description des expositions des produits de l’industrie française faites à Paris depuis leur origine jusqu’à celle de 1819 inclusivement, Paris, Bachelier, 1824, t. 4, p. 97-104 : « [Molard jeune] a exposé un araire et des charrues de quatre constructions différentes : l’une appelée américaine ; une seconde dite écossaise ; une troisième à butter les pommes-de-terre ; et une quatrième imitée de celle de Brie, qu’il a perfectionnée. Il a exposé un coupe-racines très-ingénieux et fort simple. Nous avons fait graver ces deux dernières machines [pl. 43 et 44] », p. 97-98.
4 Le Moniteur, 24 février 1818, p. 243. L’Almanach du commerce de Paris de 1820 indique à cette adresse le mécanicien « Mollard », p. 406.
5 Système d’agriculture suivi par M. Coke, sur sa propriété d’Holkham, comté de Norfolk, en Angleterre, décrit par Edward Rigby, esq., et Francis Blaikie ; traduit de l’anglais… par F.-E. Molard, Paris, Mme Huzard/Mongie aîné, 1820, p. 277-280.
6 10 charrues, 2 araires, 4 houes à cheval, 1 cultivateur, 1 scarificateur, 3 herses, 3 semoirs, 1 rouleau, 1 râcloire, 1 machine à faner, 1 râteau à cheval, 3 hache-paille, 7 machines à couper, broyer ou râper, 14 presses, moulins, machines, manèges, bluteries, tarares, sondes et barattes.
7 N° 32, « machine à couper par tranches les racines, pour la nourriture des bestiaux », et n° 41, « [moulin à bras d’Ovide], en fer ». Sur le coupe-racine, voir le chapitre de F. Jarrige.
8 « On construit dans ce même atelier tous autres instrumens ou machines en usage dans l’agriculture, d’après des descriptions ou des dessins communiqués./Les paiemens se font au comptant/ Les lettres ou paquets doivent être affranchis » (Système d’agriculture suivi par M. Coke, op. cit., p. 280).
9 BSEIN, avril 1821, p. 113-114.
10 « Rapport fait par M. Huzard fils, au nom du Comité d’agriculture, sur la fabrique d’instruments aratoires de M. Rosé, rue Grange-aux Belles, n° 15 à Paris », Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, vol. 34, 1835, p. 271.
11 « Rapport sur une machine à battre les récoltes de céréales ; établie à Trappes, par M. Pluchet », Journal d’agriculture, lettres et arts, rédigé par des membres de la Société d’agriculture et d’émulation du département de l’Ain, Bourg, Imprimerie de P. F- Bottier, 1825, p. 330.
12 Christian Bouvet, « De l’artisanat à une puissante industrie de la charrue : Huard de 1863 à 1927 », dans René Bourrigaud, François Sigaut (dir.), Nous labourons, Nantes, Centre d’histoire du travail, 2007, p. 349-358.
13 Franklin Mendels, « Proto-industrialization: The First Phase of the Industrialization Process », The Journal of Economic History, 32-1, 1972, p. 241-261.
14 Une exploration approfondie, que nous n’avons pu mener avant de rédiger ces pages, dans la série F10 des Archives Nationales permettrait sans doute d’apporter des précisions à défaut d’une vue réellement exhaustive. Le recours aux fonds des archives départementales serait évidemment aussi nécessaire.
15 Michel Sylvestre, « Les débuts de l’industrie de la machine agricole en France. Un exemple : les origines de l’usine Jannel à Martinvelle », Annales de l’Est, 2006-1, p. 103-117, p. 103.
16 Fabien Knittel, « La charrue Grangé ou le parcours atypique d’un valet de charrue, vers 1830 en Lorraine », dans René Bourrigaud, François Sigaut (dir.), Nous labourons, op. cit., p. 331-339.
17 Michel Sylvestre, « Les débuts de l’industrie de la machine agricole en France… », op. cit., p. 104.
18 Ibid., p. 108, 111 et 114.
19 Fabien Knittel, Agronomie et innovation. Le cas Mathieu de Dombasle (1777-1843), Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2009, p. 95.
20 Ibid., p. 346-358.
21 Michel Sylvestre, « Les débuts de l’industrie de la machine agricole en France… », op. cit., p. 108-109.
22 Nagwa Abou El Maaty, « La fabrique des instruments agricoles de la ferme école des Trois-Croix », Histoire et Sociétés Rurales, n° 21, 2004, p. 115-132, p. 116.
23 Ibid., p. 115 et 122.
24 M. de Scitivaux, « Extrait d’un rapport fait au Conseil général de la Meurthe, dans sa session de 1833, au nom de la commission des travaux publics, commerce, agriculture… », Le Bon Cultivateur, 1833, p. 65-67.
25 M. Génin, « Rapport sur la nouvelle charrue introduite dans l’arrondissement de Lunéville par Jean-Joseph Grangé, de Harol, département des Vosges, lu en séance le 16 février 1833 », Le Bon Cultivateur, 1833, p. 101-110.
26 Fabien Knittel, De la bibliothèque aux champs. Le travail d’agronome de Louis Poirot de Valcourt (1771-1855), Nancy, PUN, 2015, p. 62-65.
27 Christophe-Joseph-Alexandre Mathieu de Dombasle, Annales agricoles de Roville, t. 7, 1831, p. 369-370.
28 Louis Poirot de Valcourt, Mémoires sur l’agriculture, les instrumens aratoires et d’économie rurale, comptabilité agricole, Paris, Bouchar-Huzard, 1841, p. 59-67.
29 Journal d’agriculture pratique, de jardinage et d’économie domestique, n° 2, août 1837, p. 87-89.
30 Pour davantage de précisions techniques nous renvoyons à notre « lexique sommaire des termes du travail du sol », dans Fabien Knittel, Agronomie et innovation…, op. cit., p. 503-504.
31 Ibid.
32 Sur l’importance des réparations, aspect encore marginal dans l’historiographie des techniques, voir entre autres, Artefact. Techniques, histoire et sciences humaines, n° 11, 2019, dossier « pannes et accidents (xixe-xxie siècle) ».
33 Christophe-Joseph-Alexandre Mathieu de Dombasle, Annales agricoles de Roville, t. 9, 1837, p. 32.
34 Fabien Knittel, Agronomie et innovation…, op. cit., p. 349-350.
35 « Note de Grangé sur les modifications qu’il a apportées dans l’application de son système de charrue », Le Bon Cultivateur, 1834, p. 256-262, citation p. 262.
36 Connaissances usuelles, n° 10, 1er trimestre 1833, p. 6 et M. Génin, « Rapport sur la nouvelle charrue… », op. cit., p. 109.
37 Soyer-Willemet, « Rapport fait à la Société centrale d’agriculture de Nancy (…) sur les expériences auxquelles a été soumise la charrue Grangé, les 23, 26 et 28 février », Le Bon Cultivateur, 1833, p. 127-138, p. 133 et Annales de la Société d’émulation des Vosges, 1833, p. 90-91.
38 M. Génin, « Rapport sur la nouvelle charrue… », op. cit., p. 104-105.
39 J. J. Grangé, « Mémoire adressé à M. le sous-préfet de Lunéville », Le Bon Cultivateur, 1833, p. 120-127, p. 122.
40 « Description de la charrue Grangé par M. Hoffmann », Le Bon Cultivateur, 1834, p. 265-272.
41 Christophe-Joseph-Alexandre Mathieu de Dombasle, Annales agricoles de Roville, t. 9, 1837, p. 487-489.
42 Ib., « Notice sur la fabrique d’instrumens d’agriculture perfectionnés établie à Roville, département de la Meurthe », Le Bon Cultivateur, 1823, p. 159-164.
43 Ib., Annales agricoles de Roville, t. 1, 1824, p. 188.
44 Ib., Ibid., t. 2, 1825, p 77.
45 Michel Sylvestre, « les débuts de l’industrie de la machine agricole en France… », op. cit., p. 104.
46 Entre autres, Jean-Jacques Van Mol, Le Paysan et la machine. Innovations techniques en agriculture en Belgique aux xixe et xxe siècles, Treignes, éditions Dire, 1998.
Auteur
-
Fabien Knittel
Université de Franche-Comté
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Michelet, à la recherche de l’identité de la France
De la fusion nationale au conflit des traditions
Aurélien Aramini
2013
Fantastique et événement
Étude comparée des œuvres de Jules Verne et Howard P. Lovercraft
Florent Montaclair
1997
L’inspiration scripturaire dans le théâtre et la poésie de Paul Claudel
Les œuvres de la maturité
Jacques Houriez
1998