6. L’examen savant des inventions. Claude-Pierre Molard à l’Académie des sciences (1815-1837)
p. 131-150
Texte intégral
1C’est pendant les Cent Jours, le 8 mai 1815, que Claude Pierre Molard est élu membre de ce qu’on appelle alors la première classe de l’Institut national, celle des sciences physiques et mathématiques ; au sein de la classe, il intègre la section de mécanique. Avec la Restauration, dès 1816, la classe des sciences physiques et mathématiques retrouve sa dénomination traditionnelle d’Académie des sciences. La même année, Molard, politiquement suspect aux yeux du nouveau régime1, quitte la direction du Conservatoire des arts et métiers qu’il occupe depuis 1800 ; après un court intérim effectué par son frère Emmanuel François (dit Molard jeune), c’est Gérard-Joseph Christian qui prend la tête de l’établissement en 1817. De 1815 à sa mort en 1837, l’activité de Molard au service des techniques et des sciences est ainsi surtout marquée par sa participation à la vie de plusieurs sociétés (la Société d’encouragement pour l’industrie nationale et la Société royale et centrale d’agriculture, en plus de l’Académie des sciences). Son expertise technologique et industrielle continue d’être sollicitée par l’État, en tant que membre du Comité consultatif des arts et manufactures, et en tant que membre du jury des Expositions des produits de l’industrie française de 1819, 1823 et 18272. Les dernières années de sa vie sont toutefois affectées par le développement d’une maladie nerveuse, apparue dès le milieu des années 1810, qui contribue à ralentir le rythme et à réduire le nombre de ses travaux3.
2Pour cette raison, l’étude de la carrière de Claude Pierre Molard à l’Académie des sciences, dont il est membre pendant près de vingt-deux ans, ne repose pas sur un corpus d’archives et de publications très imposant. Cependant, malgré cette limitation, elle permet de dégager un point de vue pertinent sur l’œuvre de Molard en général, en mettant au jour de façon assez nette une certaine conception de la Technologie (au sens de techno-logie), une certaine manière de penser et d’écrire la technique qu’il incarne dans la France du début du xixe siècle4. De par la spécificité de l’activité de Molard au sein de l’Académie des sciences, une telle étude permet également d’aborder de façon originale les transformations et les continuités d’une institution centrale pour les sciences en France, et marquée cependant par de vives turbulences lors de la Révolution, avec la dissolution de 1793 suivie du rétablissement de 17955. Ce chapitre participe en effet d’une recherche plus large sur la place de l’invention technique à l’Académie des sciences aux xviiie et xixe siècles, plus particulièrement sur les liens entre les modes d’écriture ou les « régimes de description » de l’invention et la pensée de la technique6. En partant des procès-verbaux de l’Académie des sciences et des archives de l’institution, notamment les pochettes de séance7, cette recherche s’appuie sur une base de données regroupant toutes les inventions présentées à l’approbation de l’Académie entre 1750 et 1835, ce qui constitue un total de 3 060 inventions8. L’analyse de l’examen des inventions à l’Académie des sciences donne à voir la multiplicité des voies qu’emprunte la constitution d’une Technologie, y compris à travers des tâches évaluatives et bureaucratiques a priori bien éloignées du domaine de la pensée théorique9. Avant d’explorer ces deux thèmes principaux tour à tour – l’examen des inventions à l’Académie des sciences et la conception technologique de Molard –, il s’agit de revenir brièvement sur l’activité de Molard à l’Académie des sciences afin de fournir quelques indispensables éléments de contexte.
Claude Pierre Molard et l’Académie des sciences
3Lorsque Claude Pierre Molard est élu à l’Académie des sciences le 8 mai 1815, il n’est bien sûr pas inconnu de l’institution et de ses augustes membres. En 1806, en tant qu’administrateur du Conservatoire des arts et métiers, il est chargé par le ministère de l’Intérieur, aux côtés de Joseph de Montgolfier, du transfert des machines et modèles possédés par l’Académie vers les collections du Conservatoire10. En 1808, il se voit sélectionné par la section de mécanique pour alimenter les parties portant sur les machines et sur les manufactures du Rapport historique sur les progrès des sciences mathématiques depuis 1789 et sur leur état actuel, présenté à Napoléon en 1810 et rédigé par Jean-Baptiste Delambre11 ; certaines de ses propres inventions sont d’ailleurs mentionnées dans l’ouvrage. En 1809, l’Académie octroie à Molard, par « un arrêté particulier », le droit d’entrée à ses séances, même s’il n’a ni remporté un prix ni présenté deux mémoires à l’assemblée12. Enfin, avant son élection victorieuse de 1815, Molard s’est déjà présenté par deux fois à une vacance de la section de mécanique : en 1800, c’est Lazare Carnot qui est (ré)élu ; en 1807, c’est le tour de l’ingénieur constructeur naval Jacques-Noël Sané. La troisième tentative de Molard à l’Académie des sciences, en 1815, est la bonne ; en recueillant vingt-huit voix, il devance alors d’autres praticiens, tel que l’inspecteur général des monnaies Philippe Gengembre, vers lequel neuf voix se portent, et Abraham Breguet, qui en reçoit huit. Pour cette élection, les candidats plus théoriciens, comme Jean-Nicolas-Pierre Hachette et le jeune Augustin-Louis Cauchy, ne sont pas véritablement considérés (ils recueillent, respectivement, cinq et zéro voix)13.
4De 1815 à 1837, l’activité de Claude Pierre Molard à l’Académie des sciences est assez atypique : en effet, lors de ces vingt-deux années, il ne présente aucun mémoire personnel à l’assemblée. L’accession à l’Académie des sciences apparaît dès lors plus comme la récompense de ses travaux passés que comme l’annonce de contributions futures, comme semble le suggérer a posteriori Charles Dupin dans l’éloge qu’il fait de son collègue décédé14. Le secrétaire perpétuel de la Société royale et centrale d’agriculture, Augustin-François de Silvestre, signale quant à lui la singularité de la contribution de Molard aux travaux de l’Académie, qui consiste en « un grand nombre de rapports15 » portant exclusivement sur des inventions techniques : en effet, entre 1815 et 1835, Molard est nommé 66 fois membre d’une commission chargée de l’examen d’une invention. Sur ces 66 commissions, 26 ont donné lieu à un rapport, et il est possible d’identifier Molard comme rapporteur principal pour au moins 13 occurrences. Comme le montre l’encadré 1 ci-dessous, l’éventail des inventions examinées par Molard en tant que membre ou rapporteur d’une commission est très large, même si certains secteurs technologiques sont peu présents, comme la chimie, les instruments scientifiques et les machines générales et motrices. À l’Académie, l’expertise de Claude Pierre Molard semble porter sur un domaine plus vaste qu’au Comité consultatif des arts et manufactures, où il s’occupe de brevets d’invention relevant principalement des arts textiles et des arts industriels16.
Encadré 1. Quelques exemples de commissions auxquelles a participé Claude Pierre Molard
1815 : Perfectionnements pour les lampes ; Charrette ; Paraboles et hyperboles faites au tour. 1816 : Moyens pour faire et réduire toutes sortes de dessins soit d’après un modèle, soit d’après la nature. 1818 : Nouvelle machine pour élever l’eau ; Procédé nouveau pour l’art de la corderie. 1819 : Machine à fabriquer le papier. 1820 : Garde-robe inodore ; Bateau mécanique. 1822 : Moyen de préserver les personnes surprises dans une maison incendiée ; Piège pour animaux. 1823 : Fusil perfectionné ; Nouveau système de voitures. 1824 : Aérostat ; Moulin à bras. 1827 : Machine tachygraphique et machine tachytypique. 1828 : Lampes hydrostatiques ; Horloge nouvelle. |
5Cette activité d’examen des inventions présentées à l’Académie des sciences est logiquement complétée par la participation de Molard aux jurys des prix Montyon ; en effet, il est nommé commissaire de façon répétée du prix de mécanique, en 1824, 1827, 1829, 1830 et 1834, et une seule fois du prix des arts insalubres, en 1829. En revanche, il n’est jamais nommé rapporteur, et en l’absence de rapports intermédiaires conservés dans les archives, il est difficile de préciser son apport au processus d’évaluation des prix Montyon.
L’examen savant des inventions, 1750-1835
6La contribution de Claude Pierre Molard aux travaux de l’Académie des sciences s’inscrit dans le contexte d’une continuité des pratiques savantes entre l’Ancien Régime et la période post-révolutionnaire. Dès la fondation de l’Académie en 1666, l’administration royale prend l’habitude de lui transférer les demandes de récompenses et de privilèges émanant d’inventeurs ; se forme alors l’usage de constituer des commissions ad hoc chargées d’examiner chaque invention d’après des critères d’utilité et de nouveauté. Ainsi, avant même le nouveau statut de 1699 confiant formellement à l’Académie la mission de juger les inventions techniques, de très nombreux inventeurs prennent l’habitude d’adresser directement leurs demandes à l’assemblée savante, dans l’espoir d’obtenir un rapport favorable pouvant par la suite mettre l’administration royale dans de bonnes dispositions à leur égard17. Comme le montre la figure 1 ci-dessous, la Révolution ne met pas fin à cette pratique, même si elle introduit une rupture qui interrompt la forte croissance du nombre d’inventions présentées à l’Académie depuis 1750. Après la reconstitution de l’Académie des sciences en première classe de l’Institut national en 1795, le nombre d’inventions présentées annuellement diminue fortement et se stabilise autour de 20-30 inventions, soit un retour aux statistiques des années 1750-1760, au tout début de la période étudiée.
Fig. 1. Nombre d’inventions présentées annuellement à l’Académie des sciences, 1750-1835

7Plusieurs facteurs viennent alimenter ce décrochage18. Avec la fin des privilèges d’invention et l’instauration d’un régime de brevets d’invention qui rejette l’examen préalable des inventions, c’est un des rôles majeurs joués par l’examen et l’approbation de l’Académie des sciences qui disparaît19. Par ailleurs, si elle continue à fournir un réservoir d’experts pouvant être mobilisés au service de l’État, l’autorité de l’Académie en tant que corps diminue vis-à-vis de l’administration, qui développe plus encore qu’au xviiie siècle ses propres procédures d’examen et de prise de décision. Enfin, tant pour la diffusion que pour la certification des inventions, l’Académie des sciences est soumise à une intense concurrence institutionnelle, au-delà des nouveaux outils de promotion que constituent les brevets d’invention et les Expositions des produits de l’industrie française20 : au niveau national comme au niveau local, se développent de nombreuses sociétés plus directement en prise avec les pratiques industrielles et commerciales, comme la Société d’encouragement pour l’industrie nationale (fondée en 1801) ou la Société industrielle de Mulhouse (fondée en 1826), dont les procédures d’examen et d’approbation peuvent sembler fournir aux inventeurs une autorité et une garantie plus pertinentes que celles de l’Académie des sciences21.
8D’autres éléments viennent confirmer la perte de légitimité de l’Académie des sciences en matière de jugement technique. Dès les années 1750 et 1760, il est déjà courant pour une invention présentée à l’Académie de ne pas recevoir de rapport, alors même qu’une commission a été nommée à cet effet. Mais ce phénomène s’accentue singulièrement au cours de la période, comme l’indique le tableau 1a ci-dessous : ainsi, entre 1816 et 1835, plus de deux inventions sur trois ne reçoivent jamais de rapport. Si dans certains cas, l’absence de rapport peut s’expliquer par la volonté de la commission ou de l’inventeur d’éviter la publicité d’un jugement négatif, il semble assez clair que l’Académie des sciences néglige de plus en plus sa tâche d’examen des inventions. Ce manque d’intérêt de la part de l’institution alimente un discours anti-académique parfois très virulent, comme lorsque le journaliste et économiste Yves Guyot écrit dans son ouvrage L’inventeur, en 1867, qu’« enterrer les gens, c’est le fort de l’Académie » : « L’Académie est l’administration des pompes funèbres de l’idée. Elle sait faire les choses proprement, elle engloutit dans ses cartons les projets, les plans, les mémoires, tout ce qui lui est présenté, comme on jette les pauvres diables dans la fosse commune22 », critique-t-il en défendant la figure de l’inventeur génial et solitaire face à la « science officielle ».
Tableaux 1a et 1b. Inventions, rapports et avis à l’Académie des sciences, 1750-1835
Période | Nombre total d’inventions | Nombre d’inventions ayant donné lieu à rapport | Proportion d’inventions avec rapport |
1750-1770 | 657 | 412 | 58,1 % |
1771-1793 | 1272 | 619 | 48,7 % |
1796-1815 | 655 | 273 | 41,7 % |
1816-1835 | 576 | 150 | 31,5 % |
Période | Nombre d’avis positifs | Nombre d’avis négatifs* | Proportion d’avis positifs |
1750-1770 | 173 | 231 | 42,8 % |
1771-1793 | 271 | 333 | 44,9 % |
1796-1815 | 159 | 110 | 59,1 % |
1816-1835 | 96 | 52 | 64,9 % |
*Par « négatif », il faut entendre tout avis autre qu’une approbation. Ainsi, un avis dit « négatif », dans ce tableau statistique n’indique pas forcément le rejet absolu d’une invention, mais peut signaler une demande d’informations complémentaires ou une invitation à réaliser des expériences en grand. |
9En parallèle, comme le montre le tableau 1b ci-dessus, le jugement des académiciens sur les inventions qui leur sont présentées (et qu’ils acceptent effectivement d’examiner) est de plus en plus positif au cours du temps : entre 1816 et 1835, près de deux tiers des rapports rédigés et lus à l’Académie font part d’une approbation de l’invention en question. Cette évolution, en apparence favorable aux inventeurs, ne se prête à aucune interprétation univoque, car elle peut signaler tout autant une meilleure qualité des inventions présentées à l’Académie que le moindre soin apporté par les académiciens à leur mission d’examen. Elle pourrait également confirmer que l’absence de rédaction d’un rapport, de plus en plus fréquente, est un moyen pour l’Académie d’indiquer de façon plus feutrée sa désapprobation d’une invention. Malgré tout, se dégage de ces statistiques, ainsi que de la lecture des procès-verbaux des séances, l’impression d’un désengagement certain de l’Académie des sciences vis-à-vis de son rôle d’examen des inventions.
10L’étude de la répartition des inventions présentées à l’Académie des sciences par secteur technologique (voir figure 2 ci-dessous) permet d’affiner quelque peu l’analyse23. Entre 1750 et 1835, la diversité des inventions est grande mais certains secteurs concentrent l’attention des inventeurs qui s’adressent à l’Académie : les instruments scientifiques (16,4 % des inventions), les machines24 (14,9 %) et la chimie (8,2 %) constituent un domaine plus proprement scientifique, du moins pouvant être relié aux préoccupations savantes de l’Académie ; la marine (8,6 %), les mines et la métallurgie (6,6 %) et la construction (5,7 %) composent un domaine des grands travaux dans lequel l’Académie des sciences s’est traditionnellement investie.
Fig. 2. Répartition des inventions par secteur technologique, 1750-1835

11Cette répartition des inventions par secteur technologique n’est pas fixe au cours de la période, comme l’indique le tableau 2 ci-dessous. D’une manière générale, le domaine plus proprement scientifique (instruments, machines, chimie, auxquels on peut ajouter la médecine) se renforce, jusqu’à constituer près de deux tiers des inventions présentées entre 1816 et 1835, tandis que la part dévolue aux grands travaux se réduit. Certains secteurs, comme l’agriculture et l’horlogerie, voient leur représentation fortement diminuer. Ainsi, même si une grande diversité demeure, il semble que l’Académie des sciences est de moins en moins vue par les inventeurs comme une institution généraliste, épousant une vision large des sciences et des techniques, et de plus en plus comme une institution spécialisée dont la légitimité se fonde sur la séparation entre science et industrie.
Tableau 2. Évolution temporelle de la répartition des inventions par secteur technologique
Secteur des inventions | 1750-1770 | 1771-1793 | 1796-1815 | 1816-1835 |
Agriculture | 5,0 % | 6,7 % | 0,8 % | 1,7 % |
Alimentation | 0,6 % | 1,1 % | 1,2 % | 1,7 % |
Armes | 3,0 % | 3,5 % | 2,4 % | 1,3 % |
Beaux-arts et décoration | 2,7 % | 3,1 % | 3,7 % | 2,7 % |
Chauffage | 1,8 % | 2,6 % | 3,5 % | 1,1 % |
Chimie | 5,8 % | 8,0 % | 11,5 % | 7,6 % |
Construction | 7,2 % | 5,2 % | 6,4 % | 4,2 % |
Éclairage | 1,8 % | 1,3 % | 2,4 % | 2,5 % |
Économie domestique | 1,1 % | 1,2 % | 0,5 % | 0,8 % |
Habillement | 1,2 % | 1,7 % | 1,5 % | 1,1 % |
Horlogerie | 11,4 % | 4,6 % | 1,8 % | 1,1 % |
Imprimerie | 2,0 % | 2,1 % | 2,6 % | 1,9 % |
Instruments scientifiques | 13,5 % | 14,9 % | 16,2 % | 24,6 % |
Machines | 14,2 % | 13,2 % | 14,8 % | 20,4 % |
Marine | 9,0 % | 7,5 % | 10,5 % | 8,4 % |
Médecine et hygiène | 3,3 % | 2,7 % | 3,8 % | 11,6 % |
Mines et métallurgie | 7,2 % | 9,0 % | 5,5 % | 0,8 % |
Textiles | 2,7 % | 4,2 % | 5,5 % | 2,1 % |
Transport sur routes | 3,5 % | 4,1 % | 2,1 % | 2,9 % |
Verre et céramique | 1,4 % | 1,7 % | 2,3 % | 1,1 % |
Non renseigné | 1,5 % | 1,7 % | 0,9 % | 0,6 % |
12La période 1750-1835 voit également évoluer la manière de procéder à l’examen et d’en faire le rapport. Pendant l’Ancien Régime, les critères qui président à l’approbation d’une invention par l’Académie des sciences sont l’utilité et la nouveauté. L’utilité en particulier est cruciale et doit s’éprouver par « le calcul ou l’expérience », selon l’adage que répètent volontiers les académiciens à cette époque. Si les examinateurs ne dédaignent en effet pas le calcul, qui consiste à imaginer une machine abstraite puis à approximer petit à petit le vraisemblable, en prenant graduellement en compte les frottements, la résistance des fluides, le mode opératoire discontinu, etc., c’est bien l’expérience réelle, en grand, qui demeure primordiale pour l’exercice du jugement technique25. C’est quand celle-ci n’est pas aisément réalisable que les académiciens optent pour le calcul, par exemple dans le cas des navires, et même dans ce cas il est fréquent qu’ils réservent leur avis en recommandant l’inventeur auprès de l’administration pour que l’invention soit expérimentée dans des conditions réelles. Quant aux rapports, au xviiie siècle, ils suivent habituellement la structure suivante : introduction – description – expériences et/ou calculs – antériorité – jugement, comme illustré par le rapport suivant de la pompe présentée par Nicolas Tilhaye en 175226 :
[introduction] Nous avons examiné par ordre de l’Académie une Pompe du Sr Nicolas Tilhaye, Pompier de Rouen […].
[description] Cette Machine est composée de deux Corps de Pompe aspirante, et foulante, au moyen desquels on aspire l’Eau du Puits par un seul et même Tuyau où ils se réunissent, et l’on refoule l’Eau aspirée dans un Récipient plein d’air […].
[expériences] Dans l’Essai que deux hommes ont fait devant nous de cette Pompe établie près de la Mardelle d’un Puits du Jardin des Feüillants de la Rüe Saint-Honoré, l’eau était aspirée de 15 pieds de profondeur, refoulée ensuite, et portée par un Tuyau de cuir de 200 pieds jusqu’à la fenêtre du Bâtiment le plus élevé […].
[antériorité] Cette machine que Vitruve décrit dans le 12e Chapitre du 10e Livre de son Architecture, et qu’il appelle Machine de Ctesibius, a été imitée par le Sr Thilaye [jugement] avec le plus grand soin et toute la solidité qu’on peut désirer. Les Corps de Pompe sont très bien alaisés, et toutes les parties parfaitement bien ajustées ; en sorte qu’on ne peut rien désirer de plus à ses proportions et à son exécution.
13Comme le montre bien cet exemple, les académiciens procèdent généralement à l’évaluation de la nouveauté d’une invention de manière non pas absolue mais relative, c’est-à-dire en la comparant à d’autres inventions semblables dont ils ont connaissance. Cette comparaison est avant tout textuelle : plutôt que de comparer l’invention examinée à des machines ou objets techniques réels, il s’agit de la confronter à des descriptions, qui peuvent être classiques, comme dans le cas de Vitruve, ou plus récentes, de préférence issues de la collection des Machines et inventions approuvées par l’Académie, qui paraît à partir de 1735 et qui est précisément alimentée par l’examen des inventions27. Par l’intermédiaire de cette publication, l’examen des inventions doit ainsi faire émerger un corpus de référence, interne à l’institution, permettant de cadrer et d’orienter les activités technologiques de l’Académie.
14En 1777, paraît le septième et dernier volume des Machines et inventions approuvées par l’Académie, entreprise éditoriale qui n’aura pas de suite, y compris après le rétablissement de l’Académie sous forme de première classe de l’Institut en 1795. De fait, après la rupture révolutionnaire, l’examen des inventions et les rapports qui en découlent évoluent sensiblement. Alors que pendant l’Ancien Régime la procédure reposait principalement sur l’expérience réelle, gage d’une évaluation objective de l’utilité de l’invention selon les savants, les décennies post-révolutionnaires voient la présentation de plus en plus d’inventions de papier, existant seulement sous forme de projet ou de plan, et dès lors jugées également sur papier. Alors que les inventeurs ont de moins en moins recours aux modèles réduits ou à l’invention en grand, et communiquent plus fréquemment leur invention par l’intermédiaire du texte et du dessin, symétriquement, les examinateurs tendent à délaisser les expériences et les essais qui tenaient une place centrale dans la panoplie du jugement technique. Les rapports s’apparentent alors plus à des descriptions techniques, desquelles les éléments non directement technologiques sont retranchés : tandis qu’il était courant pendant l’Ancien Régime que les rapporteurs mêlent des considérations de bon gouvernement, d’économie politique et d’appréciation des besoins et des désirs des consommateurs à leur jugement plus proprement technique de l’invention, de tels développements sont nettement plus rares après 1795. Diminuée dans son autorité par la concurrence d’autres sociétés savantes et de nombreuses publications techniques, ainsi que par un rapport changé au public qui n’est plus tant éclairé par elle que juge de ses activités, l’Académie des sciences apparaît alors comme une institution en voie de spécialisation, épousant une vision, de plus en plus puissante au xixe siècle, de la science comme sphère autonome de l’activité28. Le degré moindre d’attention apportée à l’examen des inventions, qui sont d’ailleurs plus volontiers liées à des préoccupations scientifiques, ainsi que l’évolution du rapport d’examen, qui passe du compte-rendu d’expériences à la description technique, participent de cette mutation plus générale de l’Académie des sciences en tant qu’institution.
Claude Pierre Molard, la technique et l’histoire de l’invention
15L’activité de Claude Pierre Molard à l’Académie des sciences de 1815 à 1837 semble se situer quelque peu à rebours de ces évolutions. En se concentrant sur l’examen des inventions présentées à l’Académie, Molard se place dans la continuité d’académiciens pouvant être qualifiés de technologues, véritables spécialistes de la technique et de ce fait familier des commissions d’examen des inventions29. La position de Molard à l’Académie se rapproche ainsi de celle qu’ont pu occuper en leur temps Antoine de Parcieux, Étienne Mignot de Montigny, Alexandre-Théophile Vandermonde, Jean-Baptiste Le Roy et plus tard Gaspard de Prony, comme le suggère le tableau 3 ci-dessous.
Tableau 3. Des académiciens technologues ?
Rapporteur | Nombre de nominations à une commission d’examen d’inventions | Moyenne annuelle* |
Le Roy (J.-B.) | 459 | 9,6 |
De Montigny | 268 | 8,4 |
Prony | 261 | 6,5 |
Vandermonde | 240 | 10,9 |
Bossut | 215 | 4,9 |
Brisson | 185 | 4,1 |
Desmarest (N.) | 185 | 4,4 |
Vaucanson | 176 | 4,9 |
Monge | 161 | 4,7 |
De Parcieux | 155 | 8,6 |
Coulomb | 154 | 5,1 |
Tillet | 144 | 4,4 |
Macquer | 142 | 3,6 |
*La colonne « Moyenne annuelle » correspond au nombre de commissions d’examen d’invention confiées à chaque académicien, rapporté au nombre d’années pendant lequel il a siégé à l’Académie des sciences, dans les bornes de la base de données de 1750 à 1835. L’année 1794, pendant laquelle l’Académie n’existe plus, n’a pas été prise en compte. |
16Lorsque Molard est élu en 1815, le moment technologique de l’Académie des sciences de la fin du xviiie siècle semble donc avoir déjà faibli. Si le mode d’examen des inventions et la forme d’écriture des rapports adoptés par Molard sont à première vue fidèles aux canons de l’Ancien Régime, et insistent la plupart du temps sur l’importance de l’expérience et des essais, ils suivent pourtant une voie originale propre à l’auteur. Claude Pierre Molard rédige sur les inventions qu’il examine de longs rapports qui certes remplissent leur rôle d’évaluation, mais dépassent volontiers l’invention en question, qui devient le prétexte d’un discours technologique visant à reconstruire des lignées techniques et débouchant sur une histoire incrémentale de l’invention. Deux exemples particulièrement marquants permettent d’illustrer cette approche de Molard.
17En 1815, Molard est le rapporteur d’une commission composée, outre lui-même, de Prony et de l’astronome et mathématicien Jean-Charles Burckhardt, et qui a été chargée d’examiner une serrure à combinaisons présentée en 1801 par Peyrard – le délai de quatorze ans entre la présentation et le rapport signalant bien la légèreté avec laquelle la mission d’examen des inventions est parfois traitée par l’Académie. Comme le relèvent les Mémoires de la classe des sciences mathématiques et physiques, ainsi que le Magasin encyclopédique, qui annoncent une publication intégrale du rapport qui ne viendra jamais, le texte de Molard sur la serrure à combinaison de Peyrard offre une « histoire complète de ce genre de serrures30 ». Pour Molard, en effet, l’évaluation de l’invention ne peut se faire qu’en retraçant l’histoire du problème et des différentes solutions techniques qui lui ont été apportées au fil des siècles31 :
On croit assez généralement qu’une serrure construite sur la théorie des combinaisons, ne peut être ouverte que par le propriétaire […] qu’il est moralement impossible à l’ouvrier qui l’a construite ou à toute autre personne, de deviner celle d’entre toutes les combinaisons que le propriétaire a choisie, qui donne l’ouverture. Néanmoins M. Peyrard et d’autres personnes qui ont médité et même écrit sur ce sujet, pensent qu’on peut découvrir par le simple tâtonnement et en peu de temps, la combinaison qui permet au pêne de reculer.
Le perfectionnement que M. Peyrard a soumis au jugement de la Classe, a principalement pour objet de remédier à ce vice radical. Avant de décrire le mécanisme que l’auteur a imaginé et construit à cet effet, les Membres de votre Commission ont pensé qu’il ne serait pas hors de propos d’exposer ici avec quelques détails, l’origine et la composition des diverses serrures et cadenas à combinaisons qui sont parvenus à leur connaissance, afin de conserver à leurs auteurs le fruit de leurs découvertes et de mettre la Classe à portée de prononcer avec connaissance de cause sur le mérite particulier de la serrure à combinaisons de M. Peyrard, et de juger jusqu’à quel point l’auteur a atteint le but proposé.
18C’est ainsi que Molard, après avoir décrit de très nombreuses serrures (encadré 2), y compris une serrure du xvie siècle et un « cadenas chinois », identifie le perfectionnement propre à l’invention de Peyrard comme résidant dans une combinaison particulière de leviers et de roues dentées qui ne laissent les rondelles libres qu’au moment où la serrure est ouverte ou complètement fermée, ce qui empêche tout tâtonnement dans une position intermédiaire. Pour lui, ce moyen relativement simple, comparé à ceux qui ont été employés précédemment, mérite bel et bien l’approbation de l’Académie.
Encadré 2. L’histoire des serrures à combinaisons variables, d’après le rapport de Molard
- Cadenas chinois (possédé par l’abbé de Tersan) ; - Serrure de Janellus, décrite par Jérôme Cardan (milieu du xvie s.) : il s’agit bien d’une « serrure à combinaisons changeantes » ; - Prix de la Société d’émulation en 1777 : serrure de Regnier (décrite dans l’Encyclopédie méthodique) et serrure de l’abbé Boissier (décrite dans le Supplément à l’art du serrurier) ; - Serrure présentée par Regnier à l’Académie des sciences en 1782 ; - Serrure présentée par Devrine à l’Exposition des produits de l’industrie de l’an X (modèles au Conservatoire des arts et métiers) ; - Serrures présentées à l’Académie par Sandoz-Legendre en 1780, par Holleuwinck en 1781, par Lafontaine en 1784 (rapports de Le Roy), et par Poulandrix en 1787 ; - Description d’une serrure publiée par Berard, en messidor an 9 par ordre du Ministre de l’Intérieur ; - Serrures présentées par Pomera et par Peyrard à l’Exposition des produits de l’industrie de 1810. |
19En 1823, Claude Pierre Molard est le rapporteur d’une autre commission, à laquelle participent Chaptal et l’archéologue et historien Antoine Mongez, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, et qui est chargée d’examiner les procédés chimiques et mécaniques pour la fabrication des médailles présentés par Aimé de Puymaurin (dit Puymaurin fils), directeur adjoint de la Monnaie royale des Médailles32. Cette fois-ci, le rapport est bien imprimé à part, ce qui lui permet d’être plus largement diffusé et ce qui est du reste nécessaire étant donné sa longueur33. À nouveau, l’examen est l’occasion pour Molard d’aller au-delà de l’invention particulière pour en proposer l’histoire technologique la plus complète possible, ce qui lui semble d’autant plus justifié que l’inventeur lui-même a esquissé une telle généalogie dans le mémoire qu’il a présenté à l’Académie34 :
L’un des premiers soins de l’auteur du mémoire soumis à notre examen, est d’avouer ce qu’il doit aux conseils, éclairés par l’expérience, de MM. Mongez et Darcet, au sujet de la nature et des propriétés chimiques et physiques du bronze, ainsi que de son emploi dans les arts et la fabrication des médailles par les anciens. Il cite, en même temps, les travaux entrepris par MM. Jeuffroy, membre de l’Académie des Beaux-Arts, et Chaudet, essayeur des monnaies, pour rendre facile la fabrication des médailles en bronze de toutes dimensions. Il hésite d’autant moins d’avouer ce qu’il doit au secours d’autrui, qu’il est plus en état de les apprécier et de les mettre à profit, pour atteindre le but important qu’il s’est proposé.
Il nous a semblé que, malgré les soins que l’auteur du mémoire dont il s’agit a mis à rechercher et à expérimenter ce qui avait été publié et fait avant lui, il n’avait pu citer, ni même employer des procédés mis en usage de nos jours pour le moulage des médailles de bronze et de leur frappe, d’autant mieux que ces procédés, qui ne sont point sans intérêt pour le progrès de l’art du monnayage des médailles, n’ont point encore été publiés, quoique bien connus de plusieurs membres de l’Institut deFrance : en conséquence nous avons pensé qu’il ne serait point hors de propos, avant tout, de les rappeler ici ; d’ailleurs : Ament meminisse periti.
20Que ceux qui savent se souviennent : pour Molard, la fonction peut-être la plus importante de l’examen savant des inventions à l’Académie est de fixer par la description (textuelle et graphique) les inventions passées et présentes et d’établir ainsi progressivement un dépôt ou conservatoire de papier de la technique, qui vient compléter les collections plus matérielles du Conservatoire des arts et métiers dont il a eu la charge35. Le cas des procédés de fabrication des médailles en bronze montre bien l’ambition du projet technologique de Molard, qui ne se contente pas de décrire les perfectionnements les plus récents, mais remonte volontiers dans un passé plus lointain (voir l’encadré 3 ci-dessous).
Encadré 3. L’histoire de la fabrication des médailles, d’après le rapport de Molard
- Moulage ancien des médailles de bronze (description de moules antiques découverts près de Lyon, dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres) ; - Médailles coulées entre deux coins d’acier gravés en creux (cf. la Science des médailles de Dom Mangeart) ; - Préparation des médailles dans des moules de cuivre : moule à refouloir de Didot et Galle, membre de l’Académie des Beaux-arts ; - Rapport du Comité des assignats et monnaies à l’Assemblée nationale du 15 mars 1792, sur la fabrication des monnaies de bronze, par Réboul : procédés de Joseph Gautier et de Christian Saver ; - Procédés de trempe du bronze, et procédés de décarbonisation de l’acier par la limaille de fer (Schey) ; monnayage à froid du bronze (Darcet et Droz – rapport de l’Académie de nivôse an 11) ; - Procédé décrit par Mongez dans L’Encyclopédie des antiquités ; essais de Chaudet et Jeuffroy. |
21La médaille, objet mémoriel par excellence, inspire d’ailleurs au rapporteur une réflexion qui permet de préciser sa conception de la Technologie. Attirant l’attention des lecteurs sur « l’utilité des médailles pour fixer l’époque des découvertes, des établissements utiles, etc. », Molard distingue quatre fonctions qu’elles peuvent selon lui remplir36 :
- D’encourager, de stimuler les talents et le génie, par l’espérance d’attacher son nom à une pièce monumentale ;
- C’est un moyen de prévenir les contestations de rivalité entre des savants qui se disputeraient la gloire de l’invention ;
- C’est placer sur la route des siècles des points fixes pour l’histoire des progrès de l’esprit humain ;
- C’est un moyen d’étendre la gloire nationale, de former et de nourrir l’esprit public.
22Dans le cadre de la publication des brevets d’invention expirés, mission prise en charge par le Conservatoire à partir de 1799 et accomplie en 1811 avec la parution du premier volume de la Description des machines et procédés, Molard indiquait déjà clairement l’intérêt à la fois mémoriel – établir « l’histoire du progrès des sciences et des arts » –, moral – « signaler à la reconnaissance publique les noms des citoyens qui ont eu le bonheur de poser quelques pierres milliaires sur la route éternelle du temps » –, et utilitaire – « servir aux progrès de la science » – d’une telle entreprise37.
23Ainsi, la volonté de Claude Pierre Molard de fixer la technique par le texte, le dessin, le modèle ou l’objet, que ce soit à l’Académie des sciences à travers l’examen savant des inventions, ou au Conservatoire des arts et métiers via le développement des collections ou la publication des brevets d’invention, dessine une entreprise technologique d’essence profondément historique. Cette Technologie mise moins sur les modes de rationalisation que sont la décomposition géométrique (les éléments des machines de Hachette et de Lanz et Betancourt, par exemple38), la classification naturaliste (la mécanique industrielle de Borgnis ou de Christian39), ou l’abstraction mathématique (la science des machines de Navier, Poncelet et Coriolis40) que sur l’Histoire, entendue non pas de manière documentaire, comme archive et moyen de conservation du passé, mais de manière vivante, comme moyen d’inscription et de vivification de la technique dans la cité. La Technologie apparaît alors comme le discours historique sur la technique qui permet de lier mémoire, formation de l’esprit public, encouragement à l’invention et gloire individuelle et collective.
Conclusion : Technologie, histoire et politique
24À travers l’activité de Claude Pierre Molard à l’Académie des sciences de 1815 à 1837, c’est tout un pan de l’investissement savant dans l’évaluation, l’écriture et la diffusion des techniques nouvelles qui se donne à voir. L’examen des inventions à l’Académie pendant le xixe siècle marque ainsi une continuité certaine avec les pratiques de cette institution lors de l’Ancien Régime ; cependant, la Révolution initie un décrochage qui se manifeste à la fois par la moindre sollicitation de l’Académie par les inventeurs et par la distance que les savants examinateurs prennent avec les formes traditionnelles de l’évaluation (l’expérience et le calcul). Une certaine lassitude se fait entendre, comme lorsque Monge, Gabriel de Bory et Pierre Lévêque déclarent en 1800 dans leur rapport sur une pompe présentée par Berger que « si l’on jette un coup d’œil sur la prodigieuse quantité de machines et d’inventions de tout genre présentées annuellement aux sociétés savantes de l’Europe, et que, d’un autre côté, on considère le petit nombre de machines actuellement en usage dans la société, on sera forcé de conclure que les machinistes sont peut-être de tous les hommes les plus disposés à se faire illusion et les plus difficiles à corriger41 ». Avec une autorité diminuée dans le domaine de la technique, l’Académie des sciences du xixe siècle apparaît comme une institution en voie de spécialisation, engagée dans l’autonomisation de la science comme sphère de l’activité. En un sens, l’élection de Molard en 1815, à l’âge avancé de 56 ans, véritable académicien technologue comme ses prédécesseurs Le Roy ou Vandermonde, peut paraître un peu datée, relevant d’un moment technologique de l’Académie déjà révolu.
25Si l’activité de Claude Pierre Molard à l’Académie des sciences pendant plus de vingt ans est quelque peu entravée par la maladie nerveuse dont il souffre, son investissement dans l’examen des inventions lui permet malgré tout de mettre en œuvre un programme technologique original, qui forme un tout très cohérent avec l’œuvre accomplie au Conservatoire des arts et métiers, qu’il s’agisse du développement des collections ou de la publication des brevets d’invention. Le recours méthodique à l’histoire, mode d’investigation inhabituel pour l’examen des inventions à l’Académie, dessine une conception spécifique de la technique, qu’on peut qualifier de démocratique : d’un côté, parce que l’invention technique est pensée comme un phénomène profondément humain, qui dépend de l’ingéniosité individuelle et des intérêts sociaux et qui suit un cheminement empirique et incrémental, plutôt qu’une loi a priori et endogène de développement ; de l’autre, parce que l’invention technique, quelle que soit son importance, est érigée en enjeu de reconnaissance et marqueur de mérite, faisant de l’inventeur non pas un génie ou un grand homme mais un citoyen contribuant par ses œuvres au bien commun. Cette conception démocratique de la technique a toutefois des conséquences pratiques ambiguës, car elle s’exprime chez Molard par un mode de pensée et d’action fondé sur l’accumulation, à la fois au Conservatoire, où les collections s’entassent et où les notes ajoutées aux brevets prolifèrent, et à l’Académie des sciences, où les rapports d’examen prennent des proportions colossales. Le successeur de Molard au Conservatoire, Gérard-Joseph Christian, critique volontiers cette tendance quelque peu désordonnée et insiste sur la nécessité de « rationaliser » le Conservatoire42 ; de même ; il juge que si « la description des procédés des arts, seul objet jusqu’aujourd’hui des ouvrages technologiques, est d’un très grand intérêt pour leur histoire », elle ne peut pour autant « servir en aucune façon à les faire connaître et étudier profondément43 ». En comparant dans son éloge de 1837 Claude Pierre Molard à Pancirole, l’auteur des Rerum memorabilium, iam olim deperditarum et contra recens atque ingeniose inventarum de 1599 (Des antiquités perdues et des choses nouvellement trouvées), « ouvrage curieux » « sur les anciennes découvertes industrielles maintenant oubliées et sur celles qu’il serait important de retrouver et d’apprécier à leur juste valeur », le baron Silvestre reconnaît que « nul, plus que [Molard], n’a cherché à bien connaître les anciennes et nouvelles inventions industrielles44 ». Malgré l’hommage, on sent que l’érudition de l’académicien décédé apparaît un peu désuète aux yeux de ses contemporains. Après avoir accumulé d’innombrables matériaux, Claude Pierre Molard ne parvient pas à mener à bien son projet de « grand ouvrage » qui devait « présenter un tableau complet de tous les objets préparés par l’industrie45 » : sa conception de la Technologie comme histoire, et la vision démocratique de la technique qu’elle incarne, demeurent de fait inabouties.
Notes de bas de page
1 Charles Dupin, Discours prononcé aux funérailles de M. Molard, Paris, Didot, 1837 p. 4.
2 Voir Louis Costaz, Rapport du Jury central sur les produits de l’industrie française, Paris, Imprimerie royale, 1819, p. ix ; Louis-Étienne Héricart de Thury et Pierre-Henri Migneron, Rapport du Jury central sur les produits de l’industrie française, Paris, Imprimerie royale, 1824, p. viii et p. ix.
3 Augustin-François de Silvestre, « Claude-Pierre Molard », La France industrielle, manufacturière, agricole et commerciale, 20 avril 1837, p. 21.
4 Sur la Technologie, voir Guillaume Carnino, Liliane Hilaire-Pérez et Jochen Hoock (dir.), La Technologie générale. Johann Beckmann, Entwurf der algemeinen Technologie Projet de technologie générale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017. J’emploie le mot « Technologie » avec une majuscule pour indiquer cette acception spécifique, par contraste avec l’usage courant aujourd’hui qui confond technique et technologie.
5 Sur l’histoire générale de l’Académie des sciences pendant l’Ancien Régime et la Révolution, voir Roger Hahn, The Anatomy of a Scientific Institution. The Paris Academy of Sciences, 1666-1803, Berkeley, University of California Press, 1971 ; Nicole et Jean Dhombres, Naissance d’un nouveau pouvoir : sciences et savants en Frane, 1793-1824, Paris, Payot, 1989 ; Charles C. Gillispie, Science and Polity in France. The End of the Old Regime, Princeton, Princeton University Press, 1980, p. 81-98 ; Id., Science and Polity in France. The Revolutionary and Napoleonic Years, Princeton, Princeton University Press, 2004, p. 184-222.
6 Sur l’idée de « régime de description », voir John Bender et Michael Marrinan (dir.), Regimes of Description. In the Archive of the Eighteenth Century, Stanford, Stanford University Press, 2005. Pour un aperçu de cette recherche sur l’invention technique à l’Académie des sciences aux xviiie et xixe siècles, voir Jérôme Baudry, The Order of Technological Knowledge. Crafting a Language for Technology in France, 1750-1850, thèse de doctorat, Harvard University, 2015, en particulier le chapitre 1, « Judgment ».
7 Sur les archives de l’Académie des sciences, voir Éric Brian et Christiane Demeunelaere-Douyère (dir.), Histoire et mémoire et de l’Académie des Sciences. Guide de recherches, Paris et New York, Tec & Doc Lavoisier, 1996.
8 Ce total inclut les inventions présentées à l’Académie directement par des inventeurs ou introduites par l’administration, mais exclut les inventions sollicitées par l’Académie par le biais des concours et des prix. Pour une étude de la période 1699-1750, voir Bernard Delaunay, Penser la technique à l’Académie royale des sciences, 1699-1750, Paris, Honoré Champion, 2018, notamment le chapitre 1, « Examiner », p. 49-122. D’après l’auteur, pendant la période qu’il a étudiée, 927 inventions sont présentées à l’Académie.
9 Sur les commencements pratiques de la Technologie, voir Liliane Hilaire-Pérez, « Quels commencements pour la technologie ? Théories ordinaires de la technique et économie artisanale au xviiie siècle », dans Emmanuel Pedler et Jacques Cheyronnaud (dir.), Pratiques ordinaires, Paris, Éditions de l’EHESS, 2013, p. 65-84 ; Liliane Hilaire-Pérez, La Pièce et le geste. Artisans, marchands et savoir technique à Londres au xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 2013.
10 Procès-verbaux des séances de l’Académie des sciences, tome 3, an 1804-1807, Hendaye, Imprimerie de l’Observatoire d’Abbadia, 1913, p. 419 (séance du 1er septembre 1806).
11 Augustin-François de Silvestre, « Claude-Pierre Molard », op. cit., 1837, p. 20 ; Jean-Baptiste Delambre, Rapport historique sur les progrès des sciences mathématiques depuis 1789 et sur leur état actuel, Paris, Imprimerie impériale, 1810, p. 231. Voir dans l’ouvrage présent le chapitre de Patrice Bret sur la question.
12 Procès-verbaux des séances de l’Académie des sciences, tome 4, an 1808-1811, Hendaye, Imprimerie de l’Observatoire d’Abbadia, 1913, p. 237 (séance du 7 août 1809).
13 Procès-verbaux des séances de l’Académie des sciences, tome 5, an 1812-1815, Hendaye, Imprimerie de l’Observatoire d’Abbadia, 1914, p. 495-496 et 502.
14 « Pour récompenser des travaux si constants et si fructueux, en mai 1815, l’Académie des sciences le nomma membre de sa section de mécanique ». Charles Dupin, Discours prononcé aux funérailles de M. Molard, op. cit., 1837, p. 3.
15 Augustin-François de Silvestre, « Claude-Pierre Molard », op. cit., 1837, p. 21.
16 Feuille de travail du Comité consultatif des arts et manufactures pour l’année 1829, Arch. nat., F/12/4972.
17 Roger Hahn, The Anatomy, op. cit., p. 20-22 ; Philippe Minard, « Les savants et l’expertise manufacturière au xviiie siècle », dans Éric Brian et Christiane Demeuleunaere-Douyère (dir.), Histoire et mémoire, op. cit., 1996, p. 311-318.
18 Pour un panorama général de l’Académie des sciences au xixe siècle, voir Maurice Crosland, Science under Control. The French Academy of Sciences 1795-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1992. L’auteur n’a pas tort d’écrire que « purely practical men only rarely came near the nineteenth-century Academy », p. 333, mais il exagère quelque peu cette désaffection.
19 Liliane Hilaire-Pérez, L’Invention technique au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000 ; Jérôme Baudry, « Une histoire de la propriété intellectuelle. Les brevets d’invention en France, 1791-1844 : acteurs, catégories, pratiques », thèse de doctorat, EHESS, 2014.
20 Sur les Expositions des produits de l’industrie française, voir Christiane Demeulenaere-Douyère, « Pour le progrès des “arts” en France : les expositions nationales des produits de l’industrie (1798-1849) », Artefact. Techniques, histoire et sciences humaines n° 10, 2019, p. 53-73.
21 Pour un bref aperçu et une bibliographie fournie sur ces sociétés, voir Gabriel Galvez-Behar, La République des inventeurs. Propriété et organisation de l’innovation en France (1791-1922), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 75-85.
22 Yves Guyot, L’inventeur, Paris, Le Chevalier, 1867, p. 197.
23 Pour cette classification, la logique présidant au classement des inventions par l’Office des brevets d’invention en 1904 a été reprise et légèrement aménagée. Pour plus de détails sur ce classement, voir Jérôme Baudry, « Une histoire de la propriété intellectuelle », op. cit., annexe 5, p. 553-559.
24 La catégorie de « machines » renvoie ici uniquement aux machines générales et motrices : principalement, appareils hydrauliques et pompes, machines à vapeur, machines-outils, moteurs. Les machines textiles sont placées dans la catégorie « Textiles », les machines agricoles dans la catégorie « Agriculture », et ainsi de suite.
25 Ces critères et procédures sont déjà en partie reconnaissables avant 1750. Voir Bernard Delaunay, Penser la technique, op. cit., p. 82-95.
26 Archives de l’Académie des sciences, Procès-verbaux, séance du 23 juin 1752, p. 340.
27 Machines et inventions approuvées par l’Académie royale des sciences, depuis son établissement jusqu’à présent, avec leur description, 7 volumes. Paris, Martin, Coignard et Guérin, 1735-1777. Cette publication comprend une sélection des machines et inventions approuvées entre 1666 et 1754, sans que les critères ayant présidé à la sélection soient parfaitement établis.
28 Guillaume Carnino, L’Invention de la science. La nouvelle religion de l’âge industriel, Paris, Seuil, 2015.
29 Bernard Delaunay remarque également, avant 1750, que certains académiciens deviennent « spécialistes » des examens d’invention, comme Pitot, Camus, de la Hire, du Fay. Voir Bernard Delaunay, Penser la technique, op. cit., p. 39 et 93.
30 Mémoires de la classe des sciences mathématiques et physiques de l’Institut de France, années 1813, 1814, 1815, Paris, Firmin Didot, 1818, p. lxxxvi ; Magasin encyclopédique, ou Journal des sciences, des lettres et des arts, année 1816, t. 1, Paris, Sajou, 1816, p. 279.
31 Procès-verbaux des séances de l’Académie des sciences, t. 5, op. cit., 1914, p. 534-535 (séance du 21 août 1815). C’est moi qui souligne.
32 Sur la Monnaie des Médailles (aujourd’hui Monnaie de Paris), voir Béatrice Coullaré, « Aux sources des collections patrimoniales de la Monnaie de Paris », Artefact. Techniques, histoire et sciences humaines, n° 8, 2018, p. 321-327.
33 Rapport sur les procédés chimiques et mécaniques employés par M. de Puymaurin fils, pour la fabrication des Médailles de bronze moulées et frappées, fait à l’Académie Royale des Sciences, le lundi 13 janvier 1823, Paris, Firmin Didot, 1823.
34 Ibid., p. 3-4. C’est moi qui souligne.
35 Sur les débuts du Conservatoire des arts et métiers et son administration par Claude Pierre Molard, voir Alain Mercier, Le Conservatoire des arts et métiers des origines à la fin de la Restauration (1794-1830), Gand, Édition Snoeck/Le Cnam, 2018.
36 Rapport sur les procédés chimiques et mécaniques, op. cit., p. 26-27.
37 Description des machines et procédés spécifiés dans les brevets d’invention, de perfectionnement et d’importation, dont la durée est expirée, t. 1, Paris, Huzard, 1811, p. 2-3. Sur cette publication et le lien entre Conservatoire des arts et métiers et brevets d’invention, voir Jérôme Baudry, « Collecter ou normaliser la technique ? Le Conservatoire des arts et métiers et les brevets d’invention », Artefact. Techniques, histoire et sciences humaines, n° 10, 2019, p. 11-29.
38 Jean-Nicolas-Pierre Hachette, Traité élémentaire des machines, Paris, Imprimerie impériale, 1808 ; Jose Maria Lanz et Agustin de Betancourt, Essai sur la composition des machines, Paris, Imprimerie impériale, 1808.
39 Joseph-Antoine Borgnis, Traité complet de mécanique appliqué aux arts, contenant l’exposition méthodique des théories et des expériences les plus utiles pour diriger le choix, l’invention, la construction et l’emploi de toutes les espèces de machines, 10 vols, Paris, Bachelier, 1818-1823 ; Gérard-Joseph Christian, Vues sur le système général des opérations industrielles, ou Plan de technonomie, Paris, Huzard, 1819 ; Ib., Traité de mécanique industrielle, ou Exposé de la science de la mécanique déduite de l’expérience et de l’observation, 3 vols, Paris, Bachelier, 1822-1825.
40 Jean-Pierre Séris, Machine et communication. Du théâtre des machines à la mécanique industrielle, Paris, Vrin, 1987, chapitre 7 ; François Vatin, Le Travail, économie et physique, 1780-1830, Paris, Presses universitaires de France, 1993.
41 Procès-verbaux des séances de l’Académie des sciences, t. 2, 1800-1804, Hendaye, Imprimerie de l’Observatoire d’Abbadia, 1912, p. 149 (séance du 11 floréal an VIII).
42 Archives du Cnam, Bibl. 413, lettre au duc de La Rochefoucauld-Liancourt, 1817. Sur la politique plus élitiste de la technique de Christian, voir Jérôme Baudry, « Collecter ou normaliser la technique ? », op. cit.
43 Gérard-Joseph Christian, Vues sur le système général des opérations industrielles, op. cit., p. 36.
44 Augustin-François de Silvestre, « Claude-Pierre Molard », op. cit., p. 20.
45 Ibid., p. 21.
Auteur
-
Jérôme Baudry
École Polytechnique Fédérale de Lausanne
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