Chapitre 11. De l’intérêt anthropologique des rôles de recrutement au xviie siècle
p. 176-182
Texte intégral

1Les Comtois sont grands, dit-on1. La première vue d’ensemble de la population, uniquement masculine malheureusement, ne date que du début du XIXe siècle. Les conscrits recrutés en Franche-Comté ont alors une grande taille, nettement supérieure à la mesure requise (1,68 m), comme ceux du Cotentin ou des départements du Nord de la France2. En 1657, lors de la réfection du bâtiment du jeu de paume, à Besançon, il est question d’une mesure de « cinq piedz et demi que l’on suppose pour hauteur des yeux d’un homme bien proportionné et de juste stature » ; avec le pied bisontin (31,4 cm), on obtient 1,72 m. La stature était donc déjà élevée à l’époque qui nous intéresse.
2Les informations ponctuelles tirées des archives nous renseignant peu, on appréciera d’autant plus les résultats issus de l’étude d’un groupe de près de deux cents hommes qui s’enrôlent dans l’armée en 1625 à Lons-le-Saunier3.
3Le document que nous allons utiliser ici n’est pas une « montre d’armes » mais un rôle de recrutement effectué du 6 au 9 novembre 1625 par « le sieur Henry de Chapagne », capitaine de la compagnie logée à Lons-le-Saunier, par ordre du comte de Champlitte, gouverneur de la province. L’enrôlement s’est produit « aux halles » de Lons, « après le tambourg baptu heure de midy ou l’on at accoustumé faire les payemens de leurs rations ».
4Voici d’abord quelques extraits significatifs de ce document :
Claude Maire, Betoncourt sur Mance, 40 ans, grand, assez deschargé de taille, noiraud chastain, gaulchier, cicatrice au front
Claude Poly, Menestral, 23 ans, courtault, replet, pelage blonde, marque et cicatrice soubz la machoire droicte
Hugues Estevenant, Liesle, 38 a 40 ans, noyraud chastain, taille médiocre, aultrefois dict Pierre Caillot4 sur le vieulx roolle
Sébastiain Clement, Rochefort, 24 ans, bonne stature, poil chastain,
Nithier Boisson, Blye, 24 ans, courtaud replet, de poil noiraud chastain
Estienne Richard, Vaulx de Chambly, mediocre taille, 22 ans, chastain avec une marque au coing gaulche de la bouche
Laurent Boudot, Lons-le-Saunier, 14 ans, chastain, tambourg marque au front en deux lieux
Etienne Pommier, Chaux de Crotenay, bonne taille, 22 ans, poil chastain, avec une marque au coing de l’oeul droict et une au front
Estienne Vuidepied, Pontarlier, 22 ans, moyenne stature, une cicatrice au front du costel droict, brung chastain
Etienne Saichon, Montagud, 22 ans, bonne taille, replet, chastain.
5Que nous apporte ce type de document sur un plan anthropologique5 ? Il convient d’abord d’examiner l’âge de ces hommes. Un simple relevé permet de constater l’amplitude : le plus jeune a 14 ans et le plus vieux 60 !
614 ans : 1 seul cas ; il s’agit de Laurent Boudot, de Lons-le-Saunier ; il est « tambourg », a les cheveux « chastain » et il est « marqué au front en deux lieux »
717 ans : 1
818 ans : 22 ; on notera tout de suite l’importance de ce nombre
919 ans : 9 ; auxquels s’ajoute un homme qui a « 19-20 ans »
1020 ans : 36 ; nombre considérable
1121 ans : 5
1222 ans : 18
1323 ans : 7
1424 ans : 16
1525 ans : 18
16A partir de 25 ans, le nombre d’hommes est faible (sauf pour la catégorie des 30 ans) :
1726 ans : 7
1827 ans : 1 (plus un homme de « 27-27 ans »)
1928 ans : 3
2029 ans : 0
2130 ans : 16
2231 ans : 0
2332 ans : 2
2433 ans : 1
2534 ans : 1
2635 ans : 3
2736 ans : 2
28Ensuite, le nombre d’hommes enrôlés se réduit considérablement : « 38-40 ans » : 1
2940 ans : 6
3044 ans : 1
3145 ans : 2
3260 ans : 1 homme ; il s’agit de Ayme Vunard (ou Vimaud ?), de Conliège, qui est décrit ainsi : « bonne taille, rougeastre marqué sur l’oeul gaulche et une cousture sur le nez grison ».
33Age non précisé : 3 hommes.
34Ces hommes enrôlés sont originaires de toute la région, depuis Saint-Amour jusqu’à Jussey, et de Clerval à Saint-Claude. Nous laissons de côté cet aspect, comme celui des prénoms, puisque nous centrons notre approche sur l’anthropologie des soldats.
35Pour définir leur stature et leur taille, aucune mesure précise n’est fournie mais près de vingt-cinq expressions différentes sont utilisées. On peut distribuer ces soldats en quatre groupes :
36• Les petits :
37courtaud : 11
petit : 9
petite taille : 5
stature petite : 1
petite stature : 21
total de ce groupe : 47 soit un peu plus de 25 %.
38• Les médiocres et les moyens :
39Nous avons placé les « médiocres » avant les moyens en partant du principe de « l’infériorité » des premiers, puisque de nos jours l’adjectif médiocre signifie « au-dessous de la moyenne » ; toutefois, à l’époque le mot « médiocre » veut dire : « qui est au milieu »6 ; il est alors synonyme de « moyen » du moins chez les auteurs ; avait-il le même sens pour les recruteurs ?
40stature médiocre : 3
médiocre stature : 22
taille médiocre : 4
médiocre taille : 4
moyenne stature : 11
stature moyenne : 1
moyenne taille : 2
total de ce groupe : 47 soit un peu plus de 25 %
41• Les bons :
42assez bonne taille : 2
assez bonne stature : 4
stature assez bonne : 1
bonne stature : 24
bonne taille : 20
total de ce groupe : 51 personnes soit 27,4 %
43• Les grands :
44assez grande taille : 1
assez grande stature : 5
assez grand : 9
grand de taille : 1
grand : 7
grande stature : 13
total de ce groupe : 36 soit 19,3 %
45Dans cinq autres cas, la taille n’est pas spécifiée. Nous pouvons déduire de tout cela que moins de la moitié des hommes ont une taille bonne ou grande. Toutefois, nous ignorons la mesure souhaitée par les recruteurs (dans le cas présent). En outre, nous ne savons pas non plus si ce contingent est représentatif de l’ensemble de la population masculine.
Des « replets » et des « maigrelins »
46A l’évidence, beaucoup d’hommes sont des « petits-gros ». A l’époque, on les dit « replets ». Dans l’enrôlement des soldats, en 1625, on ne dénombre pas moins de trente-six hommes qualifiés de replets, soit 20 % ! Certains portent donc bien leur patronyme, tels Jacques Gras, de Montigney (20 ans) ou Hugues Gros, de Clerval (22 ans).
47D’autres individus entrent dans la catégorie des maigres. Dans le même enrôlement, Nicolas Gillet de Confracourt, Hugues Coudrie, François Meusnier de Montigny près de Cherlieu ou encore Philibert Michoulot, de Saint-Amour, sont qualifiés chacun de « maigrelin ».
La vérole et les blessures
48Le visage des hommes nous échappe. Tout au plus signale-t-on que Denys Brasier, de Pannessières (près de Conliège), et Gabriel Volant, de Laignia (Légna près Arinthod), sont chacun « long de visage ». Cela suggère que le visage habituel n’est pas allongé, probablement plutôt rond.
49Parmi tous ces Comtois, beaucoup portent des cicatrices, des balafres, des blessures, séquelles survenues probablement lors de leurs précédents engagements dans les troupes7. Celles qui sont mentionnées, sans doute pour permettre une identification plus rapide, se situent presque toujours au visage. Quarante hommes, comme Claude Maistre, de Douclier près de Châtillon (ou Clairvaux), sont donc affligés d’une balafre, d’une cicatrice, ou de plusieurs, sur le front, la joue, le nez, le menton, entre les sourcils, près de l’œil. A l’évidence, d’autres blessures ont été infligées sur les champs de bataille. Un homme appelé Dan Bavoux, de « Semoncey » (Septmoncel), âgé de 20 ans, a « le poulce droit coupé ». Claude Marcenot (44 ans), de Vitrey, est « boiteux d’un coup d’arquebuse ». Lazare Couchon, de « Villers-le-Comte proche Vercel », est « pipolé de poudre à canon ». Dan Verguet, de Saint-Maurice près de Clerval, a « une partie gauche du nez coupé ».
50Les signes particuliers ne résultent pas nécessairement des violences de la guerre. Symon Oudot, de Poligny (18 ans), est boiteux. Jacques Jahen, de Liesle (20 ans), et Claude Parretier, du château de Joux, ont chacun une « lentille » (pustule), le premier au gosier et le second au col. Des excroissances de chair sont signalées aussi. Denys Donzelot, de Besançon, a une « croissance de chair » ; Arthauld Symonnin (33 ans), de « Saint-Sorlin proche Clerval » (Doucier près de Clairvaux) a « un croissant » près du pouce. La verrue n’est pas rare. Odille Roz, 20 ans, de Menétrux-en-Joux, a ainsi une « verrue sur sourcil ». Les taches de rousseur constituent aussi un signe distinctif. Quelques hommes sont ainsi désignés ; Philibert Michoulot, de Saint-Amour, est « pipolé de roux » ; un autre soldat est dit « pipé de roux ». Hugues Chomond (19 ans) est « pipolé de taches rousses ». Trois hommes sont gauchers, ce qui, dans la circonstance, peut être un handicap non pour écrire mais pour actionner les armes : Claude Maire, originaire Betoncourt-sur-Mance, Mauris Nicod, de Blye (18 ans), et Claude Gaulthier, de Véria, âgé de 22 ans. Les grandes faiblesses de la vue apparaissent peu. Dan Bavoux, de « Semoncey » (Septmoncel), âgé de 20 ans, est « bicle » c’est-à-dire qu’il souffre de strabisme.
51Enfin, beaucoup d’hommes sont marqués par la vérole. Claude Voisin, de La Ratouse, et Pierre Donzelot, de Besançon, qui n’a que 19 ans, sont chacun « trouhé de vérole ». François Villot est « pipolé de la petite vérole ». Claude Baland (35 ans), de Patornay près de Clervaux, est « pipolé de vérole sur le nez ». Claude des Baulnes, de Conliège, âgé de 20 ans, est « marqué des écrouelles à la joue gauche et troué de vérole ».
Cheveux, coiffure et barbe
52Pour ce groupe de près de deux cents militaires, nous avons aussi des indications sur la couleur des cheveux. Notons que le recenseur parle de leur « poil » et non de leur chevelure, voire de leur « pelage », comme il le fait à propos de Claude Poly. Les blonds (ou « blonde », « blond rousseau », etc.) sont vingt-trois soit 12 ou 13 % de l’ensemble. Il y a ensuite quarante-cinq bruns (soit presque un quart). Les chevelures couleur châtain (ou chastagne, chastaigne, etc.) sont les plus nombreuses : cinquante-cinq soit 30 %, tandis qu’il n’y a qu’une dizaine d’hommes aux cheveux roux (clair rousseau, rousseau châtain) soit (5,5 %). Un individu est dit « grison » : a-t-il les cheveux grisonnants ? Enfin, les hommes porteurs de cheveux bruns et noirs (noirs châtains, noirauds) sont quarante-six (soit un sur quatre).
53Ces soldats portent généralement la barbe ; le cas contraire est signalé : « imbarbe » ou « sans barbe ». Claude Courdier, de La Chaux Neuve, âgé de 30 ans, et Michiel Chapusot, d’Arbonnay, 26 ans, ont chacun le « poil noir » mais la « barbe rousse » ; Pierre Grand Perrin, de Maîche, 20 ans, porte la « barbe frisée »8.
54Cet exemple souligne l’intérêt anthropologique de ce type de document, du moins pour Lons-le-Saunier. On peut se livrer à un exercice comparable à partir d’autres rôles, par exemple celui que publie Arnaud Dochtermann dans le présent volume, qui concerne deux compagnies du régiment de Grammont-Mélisey en 1636. L’idéal serait de retrouver tel ou tel soldat dans une autre source, afin de vérifier la fiabilité des informations contenues dans ces rôles de recrutement.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre développe une version réduite que j’ai publiée dans Vivre en Franche-Comté au Siècle d’or, Besançon, Cêtre, 2006, p. 167-174.
2 Voir les travaux d’Emmanuel LE ROY LADURIE et Paul DUMONT, Anthropologie du conscrit français, Paris, Mouton, 1972 ; à compléter par : Emmanuel LE ROY LADURIE, « Anthropologie de la jeunesse masculine en France au niveau d’une cartographie cantonale (1819-1830) », Annales E.S.C., 1976 (article repris dans Le territoire de l’historien, Paris, Gallimard, 1978, tome II, p. 98-149.
3 Archives départementales du Doubs : 2 B 1065.
4 Ce changement de nom souligne les problèmes de ce type de document, notamment pour leur exploitation généalogique.
5 Cf. l’article « Anthropologie physique », par Georges OLIVIER, Encyclopédie thématique, Sciences humaines, Universalis, 2004, tome 11, p. 207-215.
6 Algirdas Julien GREIMAS, Teresa Mary KEANE, Dictionnaire du moyen français, Paris, Larousse, 1992, p. 407.
7 Pour travailler sur ce problème, cf. les travaux de Daniel ARLAUD, « Les fruits de la guerre » : les blessures des soldats et le modèle sacrificiel de la guerre entre 1618 et 1763 dans le Saint-Empire », Mission historique française en Allemagne, n° 42, 2006, p. 176-181.
8 Archives départementales du Doubs : 2 B 1065.
Auteur
-
Paul Delsalle
Maître de conférences en histoire moderne à l’Université de Franche-Comté.
Auteur des chapitres 11 et 12 sur la vie quotidienne des soldats.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
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