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Hommes d’armes et gens de guerre du Moyen-Âge au xviie siècle

 | 
Paul Delsalle
, 
Arnold Preneel

L’armée et les difficultés du recrutement

Chapitre 3. Les montres d’armes (xive-xviie siècles)

Gérard Louis

Texte intégral

  • 1  Dictionnaire universel françois et latin, vulgairement appelé Dictionnaire de Trévoux, Paris, 1771

1Une montre, en temps de guerre, précise le dictionnaire de Trévoux1, est « la revue qu’on fait des troupes pour voir si elles sont complètes et pour en régler la marche et le payement ». La montre d’armes se déroule donc, soit avant le départ de la troupe, au point de ralliement prévu, soit à destination, sur le lieu de surveillance ou de bataille. C’est ainsi que les montres d’armes des soldats des grands ducs de Bourgogne (XIVe-XVe siècles) ont été effectuées à Seurre, Mirebeau, Dijon, L’Isle-sur-le-Doubs…, mais aussi à Paris, Niort, Gravelines, Tournai.

2Chaque montre passée devant un commissaire donne lieu à l’établissement de rôles, ou listes nominatives des effectifs engagés, transcrits sur parchemin ou papier et dont certains sont toujours conservés dans les dépôts d’archives départementales. Relativement succinctes au Moyen Age, les montres sont devenues de plus en plus précises ensuite et apportent quantité de renseignements à l’historien, tant dans le domaine militaire que dans l’étude démographique et généalogique. A ce titre, la montre générale ordonnée le 9 novembre 1632 en Franche-Comté constitue un document exceptionnel.

« L’homme armé »

3Au XIVe siècle, les listes nominatives des effectifs issus du ban et de l’arrière-ban révèlent peu de données de nature militaire ; tout au plus peut-on dénombrer les hommes servant sous chaque bannière. Au milieu de ce même siècle apparaît la laconique mention « hommes d’armes », lesquels regroupent principalement des écuyers à cheval, et c’est seulement au début du XVe que la distinction est faite entre archers et arbalétriers, à pied ou à cheval. Les chefs de bannière, issus de la noblesse, sont chevaliers ou écuyers, tantôt bannerets, c’est à dire qu’ils possèdent suffisamment de vassaux pour lever une bannière, tantôt bacheliers dont le manque d’expérience et/ou le faible nombre de vassaux les obligent à se placer sous la bannière d’un autre.

4Sous le règne du Téméraire, l’organisation se précise : les compagnies dirigées par les seigneurs capitaines, représentés parfois par un de leurs vassaux, sont placées sous l’autorité du maréchal de Bourgogne, l’équivalent en quelque sorte du connétable de France. En plus du capitaine, un quarteronnier et quatre chefs de chambre encadrent la compagnie en tant que sous-officiers, compagnie qui réunit les gens de trait (archers, arbalétriers), les coutiliers armés d’une longue épée pointue et tranchante sur toute sa longueur : la coutille, les demi-lances, enfin les « lances immédiates » composées d’hommes d’armes à trois chevaux, soit eux-mêmes avec un valet et un coutilier. Ainsi, un seigneur conducteur de trente lances dirige en réalité quatre-vingt-dix cavaliers. En 1470, l’armée du duc de Bourgogne comptait 32 compagnies, environ 3500 cavaliers et quelques fantassins seulement (archers, arbalétriers et servants d’artillerie).

5Au début du XVIe siècle, les armes à feu portatives font leur apparition, les « hacquebutes » qui deviennent par la suite arquebuses, d’abord à mèche, lourdes et peu maniables, ensuite à rouet, l’allumage de la poudre s’effectuant au moyen d’une roue dentée frottant sur un silex, enfin les mousquets (seconde moitié du XVIe) et les pistolets. La principale innovation réside dans le développement de l’infanterie et la création des « tercios », régiments d’origine espagnole, divisés en trois armes, piquiers, arquebusiers et mousquetaires, auxquels s’ajoutent quelques hallebardiers, fifres et tambours, distinction que l’on retrouve dans les montres d’armes du XVIIe siècle, celles de 1632 et 1644 notamment, ainsi que dans le dénombrement comtois de 1614. Quant à la cavalerie, elle reste l’apanage de la noblesse du ban et de l’arrière-ban.

  • 2  Episode franc-comtois de la guerre de Trente Ans (1634-1644).
  • 3  Albert et Isabelle, archiducs d’Autriche, gouverneurs des Pays-Bas espagnols et de Franche-Comté ( (...)

6Les montres générales de 1632 et 1644 concernent la milice dite seigneuriale, autrement dit, l’ensemble des hommes valides et capables de porter les armes, sujets d’une seigneurie laïque ou ecclésiastique et dont le rôle consistait à défendre la place forte ou la terre dont ils dépendaient. La première fut ordonnée deux années avant le début de la guerre de Dix Ans2, suite à l’invasion de l’Alsace par les Suédois, la seconde à la fin de la dite guerre pour pallier le service des garnisons royales jugées trop coûteuses d’entretien. En revanche, le dénombrement de 1614 s’appliquait à la milice des « élus » (5000 fantassins et 200 chevaux) et aux chevau-légers du ban (500 cavaliers) dont l’organisation fut revue sous le règne des Archiducs3, chaque détenteur de fief suivant ses revenus, chaque communauté villageoise selon son importance démographique, se devant de fournir le nombre de gens d’armes demandé.

Des listes nominatives

  • 4  Archives départementales de la Côte-d’Or, B 11810.
  • 5  Soit Jean et son fils ou son jeune frère, précision des plus intéressantes à une époque où il n’ex (...)

7Tout l’intérêt des montres d’armes pour l’histoire des familles et la généalogie réside dans la présentation de listes nominatives : les rôles. Dans les documents les plus anciens, les recherches se heurtent à certaines difficultés en raison notamment du manque de précision sur les origines des hommes enrôlés ; il vaut mieux connaître au préalable le seigneur, capitaine de la compagnie, pour découvrir ensuite la liste de ses vassaux et sujets issus de la même entité géographique : la seigneurie. Et encore la tâche n’est-elle pas toujours facile : les regroupements s’effectuent souvent par type d’armes. Ainsi, à la montre passée à Vaucluse et L’Isle-sur-le-Doubs, les 17 et 18 novembre 14444, étaient présents Jean de Rupt, Jean de Thoulongeon, Etienne de Rosières, le sire de Montby, les bâtards de Rougemont et de Jussey, écuyers bannerets pour la plupart, Jean de Lugny l’aîné et Jean le jeune5… Parmi les hommes de trait et les archers figurent parfois de simples surnoms : Noblet, Piolin, L’Abbé, Le Roux, Chastègne, Verdun, en compagnie de patronymes tels que Lambert, Triboulet, Marchand, Drouin, Bourquin, Martin, Delacour et Courbet…, pour ainsi dire des classiques dans l’ancienne Bourgogne ducale et comtale.

8Dans l’ensemble, et compte tenu des difficultés évoquées plus haut, les rôles anciens sont souvent plus utiles à l’histoire des familles nobles ou déjà connues par ailleurs, à laquelle ils apportent des précisions supplémentaires.

9Lorsqu’en revanche, la montre d’armes est précise au point de mentionner les liens de parenté, l’âge, et s’effectue dans le cadre de la seigneurie, voire dans celui de la communauté villageoise, alors bénéficie-t-on de documents exceptionnels. La montre générale de 1632 en fait à juste titre partie.

  • 6  La Franche-Comté était divisée en trois bailliages principaux : Amont, couvrant approximativement (...)

10Montre générale puisqu’à l’origine, elle a couvert toute la Franche-Comté, ou comté de Bourgogne, et il est dommage que seulement cinquante-quatre rôles, correspondant chacun à une seigneurie ou une maison forte, aient été conservés. L’ensemble représente tout de même plusieurs centaines de communautés villageoises réparties principalement au bailliage d’Aval6, et, parmi elles, la terre abbatiale de Saint-Claude, les vals de Mièges et de Morteau dans leur intégralité (voir carte).

11A l’exception de la seigneurie d’Arbois, les miliciens, puisque c’est eux dont il s’agit, sont présentés par leur nom, prénom, surnom, très souvent leur âge et leur lien de parenté lorsque plusieurs personnes de la même famille sont recensées. C’est ainsi que l’on a retrouvé à Saint-Claude un certain Claude Prost Lacuzon, un surnom que le personnage a donc porté bien avant les guerres. Parfois s’ajoute une description sommaire des individus ou un signe particulier (cicatrice, corpulence, couleur de cheveux…). Enfin, en marge des rôles, le commissaire a mentionné les absences, l’état des armes.

  • 7  Archives départementales du Doubs : 34 H 48, prieuré de Morteau.

12En prenant l’exemple du val de Morteau et celui du premier nom y figurant, Rougnon, on constate que le berceau d’origine de cette famille est le hameau de Cornabey, quartier de La Grand’Combe (17 mentions). On ne retrouve en effet le patronyme qu’à Mourestans (1 mention), autre hameau voisin. Pour faire la part des choses parmi ces dix-huit personnages, on peut utiliser les noms composés pour distinguer les différentes branches familiales : Rougnon-Glaçon, -Page, -Morian, -des Metz, -Gerney, -Buchin, puis suivre les indications du document : fils de feu…, fils ou frère du précédent. C’est ainsi qu’en 1632, Guillaume, Mathieu et François, âgés respectivement de 38, 40 et 43 ans, étaient les trois fils de feu Antoine Rougnon de Cornabey ; un autre Antoine, âgé de 30 ans, était quant à lui fils de Jean, présent à la montre malgré ses 63 ans, et petit-fils de feu Claude. Il est intéressant de noter, pour terminer, qu’il existe un autre rôle des hommes du val de Morteau, établi en avril 16387, à peine moins détaillé que le précédent mais sans doute plus complet. Des différences dues aux bouleversements de la guerre et de la peste y apparaissent déjà.

13On citera, pour mémoire, la montre générale de 1644, document intéressant à bien des titres mais sans commune mesure avec celui de 1632 pour l’histoire des familles : seuls les ressorts de Salins et de Pontarlier bénéficient de rôles nominatifs, sans mention d’âge et avec de rares indications de parenté.

La montre d’armes, outil démographique ?

14On serait effectivement tenté d’utiliser les montres d’armes générales comme sources démographiques pour faire ainsi apparaître les crises de mortalité consécutives aux guerres et aux épidémies, entre autres la sombre époque de la guerre de Dix Ans.

15De fait, il a été démontré qu’il était possible de comparer les effectifs de 1632 et ceux de 1644, du moins pour les mêmes communautés, en somme de confronter partiellement deux sources de nature identique.

  • 8  D’après les deux recensements de 1614 et 1657, on sait que la guerre de Dix Ans a fait disparaître (...)

16Et le résultat se passe de commentaire ! Dans l’ensemble des villages pour lesquels la comparaison est possible, plus de 75 % des hommes en âge de porter les armes manquaient en 1644. Ils avaient été victimes des fléaux conjugués de la guerre, la peste et la famine ou demeuraient encore dans leurs refuges (forêts, grottes, châteaux ou villes) et leur terre d’asile, la Suisse en particulier8. Pour le val de Morteau déjà cité, on a recensé 1015 miliciens en 1632 et seulement 183 en 1644. Et c’est sans compter aussi les innombrables villages entièrement inhabités que révèle la montre d’armes de 1644, près de 180, qui se répartissent le long des frontières avec la France et l’Alsace, ainsi que dans la zone de passage est-ouest au centre de la Franche-Comté.

  • 9  Un feu correspond au nombre de personnes vivant ensemble et faisant feu commun, en somme à une fam (...)

17Peut-on en revanche rapprocher les rôles d’armes des sources démographiques traditionnelles, à savoir les recensements de population exprimés en nombre d’habitants ou en feux9 ?

  • 10  B.N., nouvelles acquisitions françaises, Fonds Joursanvault.

18Il convient d’être plus circonspect en ce domaine. Longtemps, on a considéré un document de 1654 conservé à la Bibliothèque nationale10 comme un recensement des feux du bailliage secondaire de Vesoul. Il s’agit en réalité d’une montre d’armes en tout point semblable à celles de 1632 et 1644, montre des hommes en âge de porter les armes et de reconstituer la milice seigneuriale de la province. La confusion ne prête pas trop à conséquence en ce sens qu’après la guerre de Dix Ans, les populations ont été si diminuées, notamment dans cette région d’Amont, que chaque famille ne devait guère compter en son sein plus d’un homme apte à effectuer le service des armes. De fait, la comparaison entre les miliciens de 1654 et les familles dénombrées en 1657 ne présente pas de différences considérables ni incompréhensibles.

19Il en serait tout autrement si on tentait par exemple un rapprochement entre le recensement de 1614 et la montre de 1632, à une époque où la province connaissait un plein démographique. On a vu, dans le val de Morteau, qu’un père pouvait se présenter à la montre en compagnie d’un ou de plusieurs de ses fils. Or, lesquels vivaient avec lui, lesquels faisaient feu séparé ? Le document ne permet pas de trancher, même si l’indication de l’âge des enfants peut éventuellement fournir un indice.

  • 11  Archives départementales du Doubs : 2 B 746, liasse Sainte-Anne.

20Des chiffres de feux existent en 1632 pour la terre de Sainte-Anne11 : onze villages totalisant 415 feux pour 517 miliciens, soit près de 25 % d’écart. A l’inverse, on recense 1015 miliciens à Morteau en 1632 pour 1179 feux dénombrés en 1614, mais rien n’indique que la montre de 1632 soit complète : celle effectuée en avril 1638 ne déclare-t-elle pas 1394 hommes, réfugiés non compris ? En outre, les feux tenus par des veuves ayant des enfants en bas-âge ne peuvent figurer dans ce type de document, encore que, en l’occurrence, le recensement de 1614, ordonné lui aussi pour la milice des « élus », présente les mêmes lacunes…

21C’est donc avec prudence qu’il convient d’utiliser comme sources démographiques les montres d’armes générales, même les plus précises à l’image de celle de 1632. Un milicien recensé n’est pas nécessairement un chef de feu et mieux vaut se limiter aux études comparatives déjà riches d’enseignements.

  • 12  Archives départementales de la Côte-d’Or : B 11876.
  • 13  L’armée des Croisés conduite par Sigismond et Jean-sans-Peur, assiégeant la place de Nicopolis (Bu (...)

22Ainsi, tout l’intérêt des montres d’armes, sources d’histoire militaire, généalogique et, dans certaines conditions, démographique, n’est plus à démontrer. On terminera par l’évocation d’un document qui est sans doute une montre d’armes un peu particulière, mais qui revêt un aspect émouvant : il énumère dès le 18 mars 1395 « les noms de ceux que Monseigneur a ordonné aller en voyage de Hongrie en la compagnie de monseigneur de Nevers12 », autrement dit, les noms des principaux chevaliers et écuyers qui ont accompagné le futur Jean-sans-Peur jusque sous les murs de Nicopolis (25 septembre 1396) et où beaucoup ont laissé leur vie13.

Les montres d’armes dans les archives

Les montres d’armes dans les archives

Notes

1  Dictionnaire universel françois et latin, vulgairement appelé Dictionnaire de Trévoux, Paris, 1771.

2  Episode franc-comtois de la guerre de Trente Ans (1634-1644).

3  Albert et Isabelle, archiducs d’Autriche, gouverneurs des Pays-Bas espagnols et de Franche-Comté (1598-1633).

4  Archives départementales de la Côte-d’Or, B 11810.

5  Soit Jean et son fils ou son jeune frère, précision des plus intéressantes à une époque où il n’existe pas de registres paroissiaux.

6  La Franche-Comté était divisée en trois bailliages principaux : Amont, couvrant approximativement l’actuel département de la Haute-Saône, Milieu, les régions centrales, de Dole au Russey, enfin Aval, le Jura moins la région doloise et incluant le sud du Doubs (Morteau, Pontarlier).

7  Archives départementales du Doubs : 34 H 48, prieuré de Morteau.

8  D’après les deux recensements de 1614 et 1657, on sait que la guerre de Dix Ans a fait disparaître entre la moitié et les trois quarts de la population comtoise, soit 250 000 personnes.

9  Un feu correspond au nombre de personnes vivant ensemble et faisant feu commun, en somme à une famille mais qui pouvait être nucléaire (parents-enfants) ou élargie (grands-parents, enfants mariés, domesticité). La moyenne de personnes par feu était de 5,24 à la fin du XVIe et au début XVIIe et de 4,64 en 1657.

10  B.N., nouvelles acquisitions françaises, Fonds Joursanvault.

11  Archives départementales du Doubs : 2 B 746, liasse Sainte-Anne.

12  Archives départementales de la Côte-d’Or : B 11876.

13  L’armée des Croisés conduite par Sigismond et Jean-sans-Peur, assiégeant la place de Nicopolis (Bulgarie) fut défaite par les Ottomans le 25 septembre 1396. Il y eut un grand nombre de tués tandis que d’autres, dont Jean lui-même, furent retenus prisonniers et rançonnés. Encore récemment, on trouvait en vente libre sur les brocantes et marchés de Roumanie des croix-reliquaires de chevaliers ramassées illégalement sur le site de Nicopolis.

Table des illustrations

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Titre Les montres d’armes dans les archives
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Auteur

Archiviste aux Archives départementales de la Côte-d’Or, spécialiste de la guerre dite de Dix-Ans en Franche-Comté.
Auteur du chapitre 3 sur les montres d’armes.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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