À la recherche de l’école rurale

1Les représentations sociales de l’école rurale sont si fortes que l’on est en droit de se demander s’il ne s’agit pas de pures images d’Epinal. Ne serions-nous pas abusés par des images passéistes d’une France identifiée par un village, des paysans, son clocher et son école, et la modernité avérée de la France n’a-t-elle pas balayé la ruralité et ses écoles désuètes ? Paraissant lui-même aveuglé par ces apparentes réifications, ou voulant tourner la page définitivement, le ministère de l’éducation nationale ne ménage pas sa peine depuis cinquante ans pour fermer progressivement les « petites écoles », tant et si bien qu’en 2010 le ministre envoyait aux recteurs et inspecteurs d’académies un document où il était écrit : « La fermeture de petites écoles est progressive sur le moyen terme et peut encore progresser (...) »

2Ces « petites écoles » seraient donc l’épitomé d’une ruralité à bannir. Comme souvent dans l’Education Nationale, la réalité du terrain est très peu connue. Le ministère ne recense d’ailleurs pas en tant que telles les écoles « rurales », mais néanmoins à la rentrée 2009 on recensait 4 971 écoles à classe unique et 11 538 écoles à une ou deux classes, soit 23,56 % des écoles. Le nombre de RPI (Réseau Pédagogique Intercommunal), synonyme lui aussi de « petites écoles rurales » a augmenté ces dix dernières années : il est passé de 4 636 à 4 879.

3Certes la tendance est à l’augmentation de la taille des écoles : en l’espace de dix ans, le nombre d’écoles à classe unique a diminué tandis que celui des écoles d’au moins huit classes a légèrement progressé, et une école scolarise en moyenne 122 élèves (209 dans les DOM), soit 13 de plus qu’en 1999. Pour autant le nombre de petites écoles est encore extrêmement élevé en France, puisque lors de l’année scolaire 2010-2011 nous trouvons 64,7 % d’école constituées de 1 à 5 classes, 27,9 % d’écoles de 6 à 10 classes, et 7,5 % d’écoles avec 11 classes et plus (graphique 1).

Graphique 1. Proportion d’écoles selon le nombre de classes et le type d’école en 2010-2011(%)

Qu’est-ce qu’une école rurale ?

4Ainsi l’école rurale est assimilée à la petite école, située en zone rurale. Deux écueils majeurs se dressent à partir de cette première « définition » : la notion de petite école et la notion de zone rurale.

5L’INSEE a tout d’abord proposé un seuil d’habitants fixé à de 2000 habitants. Puis, avec l’INRA les deux institutions ont imaginé un nouveau découpage territorial : le zonage en aires urbaines (Z.A.U.), qui oppose un espace à dominante urbaine (13 300 communes) et un espace à dominante rurale (23 300 communes). En 1998 le découpage se fera sous l’aune du déplacement habitation – travail, qui définira ainsi quatre zones. Enfin, en 2002, la notion de « pôles d’emploi » déterminera trois catégories liées à l’impact plus ou moins prégnant des villes sur l’emploi des habitants.

6Ainsi, s’il est aisé de penser les écoles rurales montagnardes, on voit qu’il devient plus malaisé de définir une fois pour toutes ce que « rural » veut dire, et donc ce qu’on place exactement derrière le nom d’« école rurale ». Je définirai ici l’école rurale comme une petite école « multigrade » d’une commune rurale. Par petite école il faut entendre une école de cinq classes maximum, souvent acquises à la faveur de regroupements communaux, où la règle est le multigrade, c’est-à-dire le mélange des âges, des compétences et des expériences. Une commune rurale est ici un village où l’influence de la ville est lointaine, tant par le marché de l’emploi que par les échanges économiques et les activités de loisirs.

L’école rurale a-t-elle quelque chose à apporter à la recherche ?

7L’école rurale doit être abordée à travers deux grands domaines : la société rurale d’une part ; le contexte éducatif spécifique – le « local »- de l’école rurale d’autre part.

8La sociologie rurale (Mendras, 1959, 1967 ; Jollivet, 1988, 1997) n’a que très marginalement abordée l’école, et sa classe sociale emblématique – les paysans – s’estompant progressivement au profit de thèmes environnementaux débouchant aujourd’hui sur les problématiques portées par le développement durable, le « rural » en tant que tel est de moins en moins étudié. Le même phénomène touche les monographies de sociologie ou d’ethnologie en milieu rural (Burguières, 1977, Pingot, 1978, Wylie, 1979, et aucune ne donne une place importante à l’école. La géographie, quant à elle, n’aborde pas non plus l’école en utilisant le « local », et a porté son regard sur les disparités géographiques d’éducation,

9À partir des années 80 la sociologie de l’éducation s’est légèrement intéressée à la question du « local ». Plusieurs chercheurs, prenant souvent appui sur les expériences anglo-saxonnes, ont abordé l’école rurale, le lien école-communauté, l’espace local (Henriot Van Zanten, 1985, 1990 ; Charlot, 1994).

L’émergence du « territoire »

10Les concepts jusque-là utilisés (espace, lieu, contexte, local) n’ont ainsi pas produit d’avancée décisive pour la recherche. Dans les années 2000 arrive de la géographie la notion de territoire (Gumuchian, 2001), intégrant l’école, avec une puissance heuristique qui a influencé d’emblée la sociologie. L’espace, le contexte ne sont plus abordés comme de simples réalités ou ressources à prendre en compte : un territoire est un ensemble de pratiques sociales territorialisées, ou jeux et enjeux permettent de penser les scolarités différentielles de l’école rurale. En ce sens le territoire entretient des relations étroites avec le « champ » bourdieusien.

Une naissance sous de mauvais auspices

11Les statistiques ont été primitivement terribles pour l’école rurale. Dans les années 60 l’INED dresse un tableau très sombre (Girard, Bastide et Pourcher, 1963) (tableau 1).

12Dans ce tableau on note un différentiel gigantesque entre Paris (72 %) et la campagne (40 %), qui peut se comprendre par la faible présence du secondaire à l’époque dans le rural.

Le virage méconnu des années 90

13Il faudra attendre les productions de la Direction de l’Evaluation et de la Prospective, à la suite de la mise en place des évaluations nationales en 1989, pour disposer de données contrôlées (DEP, 1995). Pour la première fois les élèves des écoles rurales réussissent en moyenne aussi bien que les élèves des écoles urbaines (tableau 2). Quand on prend en compte le recrutement social, plus populaire, on peut affirmer dès cette période que les élèves ruraux témoignent d’une très bonne scolarité.

14La même étude pointe également un résultat tout aussi inattendu, qui est malheureusement demeuré relativement invisible : les résultats des élèves ayant fréquenté des classes à cours multiples (classes à 4 ou 5 niveaux) sont nettement meilleurs que la moyenne.

15La bonne tenue des élèves ruraux ne se dément pas tout au long de la scolarité, néanmoins le collège est le lieu où les élèves ruraux se mettent à douter d’eux-mêmes. Ainsi, lorsque le moment d’énoncer des choix d’orientation arrive, les élèves issus des écoles rurales renoncent aux études longues, aux filières les plus dotés en capital symbolique, pour leur préférer des scolarités courtes et traditionnellement dévalorisées que sont l’apprentissage, le BEP ou le CAP (tableau 5).

Tableau 4 : choix initiaux des élèves (premier choix) de 3^ème et orientations effectives (orientation)

16L’institution scolaire opère une légère rectification des choix des élèves mais ne remet pas en cause ces décisions qui devraient pourtant l’interpeler. Les enseignants semblent partager la mauvaise et fausse image de soi que les élèves montrent à cette occasion. Les élèves urbains, aux résultats pourtant plus faibles, témoignent d’une bien meilleure image autoévaluation de leurs capacités (tableau 4)

17Mais en dépit de ces études – émanant pourtant de lui-même - le ministère ne changera pas d’un pouce quant à la représentation détestable de l’école rurale. Les missions d’inspection générale et les décisions structurelles continueront de dépeindre l’école rurale comme une mauvaise école (Alpe, Fauguet, 2008).

Les années 2000 et les résultats de l’OER

18En 1999 des chercheurs créent l’Observatoire de l’École Rurale, chargé de suivre un panel d’élèves de l’école primaire jusqu’au secondaire dans six départements ruraux du Sud de la France. Très rapidement les données donnent à voir une image très positive de l’école rurale, qui ne se démentira pas pendant toute la durée de l’enquête (tableaux 5 et 6).

19Malheureusement la dégradation de l’image de soi et de celle de l’école pendant les années collège est réaffirmée par l’enquête longitudinale de l’OER, et les interviews réalisées en rendent responsable la très forte prégnance du territoire, de l’environnement économique local et régional sur les choix d’orientation.

L’école rurale française, un rempart contre les inégalités socio-scolaires

20Ainsi, à l’opposé des stéréotypes existants, la « campagne », handicapée pourtant par une composition sociale modeste, présente une école qui a traversé sans encombre les décennies de modifications démographiques et culturelles, capable de construire des scolarités dès l’école primaire meilleures qu’ailleurs sur le territoire national. Cette réalité longtemps occultée permet de repenser les heurts et malheurs de la scolarité des élèves, et plus particulièrement amène enfin une petite lueur d’optimisme sur la carrière possible des milieux populaires. Dans le rural les élèves de milieux sociaux modestes ne sont pas en échec scolaire. Ce seul fait appelle des chantiers de recherche importants, alors que les sciences sociales et les sciences de l’éducation ont ces dernières décennies surtout cherché à saisir la scolarité des classes sociales les plus faibles en milieux urbains, sans encore avoir pu trouver une raison d’espérer.

21Une seule réserve, qu’il est pourtant nécessaire de garder en mémoire : le territoire n’offre pas que des bonnes dispositions. En effet, nous savons que le territoire a une identité forte dans tous les contextes, et que les ressources ou les pratiques des acteurs n’y sont pas les mêmes selon que les lieux soient stigmatisés ou encensés. Les territoires ruraux donnent à voir des aspects complexes et permettent à la fois les bons résultats scolaires et la mauvaise évaluation de ses propres compétences. Les élèves ruraux ainsi vont témoigner d’une bonne scolarité tout au long de leur cursus obligatoire, mais vont en dépit de cela choisir des études plus courtes et moins prestigieuses, nous rappelant au passage que le territoire peut être à la fois ce qui nourrit mais aussi ce qui enferme.