URL originale : https://books.openedition.org/pufc/43390
Les zones humides à Amiens et Orléans
Reconstitution et transmission des paysages au défi d’une histoire tourmentée
p. 347-356
Résumés
Sortant d’une longue phase de dépréciation sociale, les zones humides en ville incarnent désormais un idéal urbain en termes de nature et de culture. Cependant, la diversité des paysages résultant de l’histoire tourmentée des zones humides urbaines appelle à la prudence dans la requalification de ces milieux. Les agglomérations qui y sont sensibilisées s’engagent de fait dans des stratégies de valorisation différentes, variant entre reconstitution et transmission de leur patrimoine fluvial.
Nowadays in our cities, wetlands symbolize an urban ideal combining nature and culture even if they have until recently been depreciated and marginalized. Characterised by a complex history, all rivers require to be reconsidered carefully in the landscapes’ valorisation. The towns that are alive to this point must undertake different strategies to highlight their watery environment. Urban plans must vary between reconstitution and transmission on their fluvial patrimony.
Texte intégral
Introduction
1Depuis quelques années, les zones humides urbaines profitent d’un processus de valorisation paysagère traduit concrètement par une série d’études et d’aménagements urbains centrés autour des eaux courantes et stagnantes. Porteuses de nature en ville, de qualité de cadre de vie, de mixité sociale, de patrimoine et d’identité territoriale, elles sont devenues une composante majeure des transformations urbanistiques en cours et constituent désormais une vitrine de la cité idéale. Toutefois, la prudence semble de rigueur compte tenu du manque de retour d’expériences en matière de requalification urbaine de ces espaces sensibles et des multiples convoitises et pressions auxquels ils sont exposés. Sous couvert d’une mise en valeur urbanistique et paysagère de l’eau, certains aménagements calés dans des effets de mode séduisants dans l’immédiat, risquent de s’imposer face aux modèles de gestion viables de ces milieux. Les paysages aquatiques et paludéens, souvent définis à tort comme espaces naturels, résultent d’une succession de phases d’appropriation et de délaissement, soulignant les rapports complexes entretenus sur le long terme entre les sociétés humaines et les lieux d’eau (1). Il en résulte de multiples héritages paysagers perceptibles dans l’environnement urbain. Les cités orléanaise et amiénoise constituent pour cela deux exemples intéressants à étudier car elles abritent des paysages composites caractéristiques des deux phases, mais dans des proportions divergentes, interférant directement dans les conceptions de valorisation de l’eau entreprises à ce jour (2).
1. Eaux révélées, eaux cachées : la place incertaine des zones humides en ville
2De l’implantation des premières communautés urbaines aux bords des fleuves et rivières à l’actuel engouement des citadins pour les étendues aquatiques et paludéennes, l’eau a connu des fonctions ambivalentes et contradictoires en milieu urbain, déterminées avant tout par les conjonctures socio-économiques et les représentations culturelles du moment. L’enjeu consiste à expliquer les raisons de phases d’eaux montrées et d’eaux cachées et de voir comment elles se sont manifestées dans l’espace et dans le temps.
1.1. Eaux montrées : les rapports socio-économiques étroits entre la ville et l’eau de l’Antiquité au XVIIIe s. et depuis les années 1990
3L’appropriation de l’eau concerne deux époques disjointes dans le temps : la période comprise entre le XIe et le XVIIIe s. et les années 1990. Seule la place privilégiée de l’eau caractérise communément ces périodes, justifiant une étude en deux temps.
1.1.1. L’accumulation et la juxtaposition des fonctions économiques de l’eau du XIe au XVIIIe s.
4Les cours d’eau ont d’emblée commandé la constitution de l’actuel réseau urbain (Nicolazo 1993) mais les rapports entrepris avec ces derniers sont d’abord restés cantonnés aux apports nutritifs (eau, poisson), au transport et à la défense militaire. La dernière fonction prend de l’ampleur du Bas Empire romain au XIe s., avec le repli des cités en castra, compte tenu des troubles géopolitiques de l’époque. Par le percement de fossés en U, au pied des remparts, l’eau tient uniquement une place périphérique aux cités (Guillerme 1983).
5En revanche, à partir du Xe s., les fleuves et rivières deviennent progressivement parties intégrantes du paysage des cités. La fonction énergétique constitue le premier facteur d’appropriation de l’eau par les sociétés citadines. La concentration du flux provoquée par le façonnement de canaux permet la multiplication des moulins. « Désormais la ville médiévale n’est plus conditionnée par le tracé de ses fossés. Elle cimente elle-même ses limites au gré de ses extensions » (Guillerme 1983). Les réseaux hydrographiques se développent de manière fulgurante, à l’image d’Amiens, de Châlons-en-Champagne et de Troyes, leur valant le nom de Petite Venise. Les eaux courantes sont ainsi volontairement montrées et revendiquées dans l’environnement urbain médiéval. En revanche, lorsque la physionomie du site ne le permet pas, le développement de moulins s’effectue sur toute la largeur du lit d’écoulement, prenant appui sur les colonnes des ouvrages de franchissements comme à Orléans. En tout cas, la fonction énergétique de l’eau participe à la croissance économique des cités avec l’épanouissement de teinturiers, minotiers, tisserands et tanneurs. De même, à compter de la seconde moitié du XIIe s., l’augmentation du transport fluvial contribue à l’édification de quais et d’entrepôts. À l’aube du XVe s., l’eau, synonyme de prospérité en ville, connaît son véritable âge d’or.
6L’affirmation des milieux aquatiques dans le paysage urbain se confirme par la suite. La guerre de Cent Ans enrichit les rapports entre la ville et l’eau, avec l’apparition des fonctions chimique et fongique de l’eau. Si le rôle défensif de l’eau est renforcé, l’extension sans précédent des douves perturbe l’alimentation du réseau hydrographique intra-muros dans les Petite Venise et entraîne la baisse du débit des rivières. Aux eaux courantes en ville s’ajoutent désormais les eaux stagnantes et une économie supplémentaire de l’eau (Dupuis-Tate et Fischesser 2003). En plus du rôle mécanique, l’eau constitue jusqu’au XVIIIe s. un élément chimique essentiel à la fermentation, sert au blanchiment des pièces de toile et favorise en parallèle la transformation des peaux et du papier. En parallèle, l’eau conserve un rôle déterminant dans l’alimentation et l’irrigation des terres et représente un agent mécanique de premier ordre dans la détente des fibres ou à la tension de l’apprêt.
7Par conséquent, du XIe au XVIIIe s., les milieux aquatiques et paludéens sont pleinement légitimés dans le paysage urbain. La revendication et l’appropriation de ces éléments tiennent au fait des fonctions économiques primordiales qu’ils ont occupées. Ces rapports étroits et pluriséculaires sont désormais autant de symboles patrimoniaux et paysagers revendiqués dans la phase de valorisation contemporaine de l’eau, initiée à partir des années 1990.
1.1.2. La redécouverte contemporaine de l’eau en ville au travers de la conjonction des facteurs environnementaux, sociaux et urbanistiques
8L’actuelle valorisation des paysages fluviaux en ville ne peut se comprendre qu’à travers l’entrée en scène conjointe de trois facteurs étroitement liés : l’environnemental, le social et l’urbanistique.
9La ville contemporaine est réputée pour être intrinsèquement source de nuisances. Les méfaits de la pollution atmosphérique introduits par l’activité industrielle et le trafic automobile ont entraîné une dégradation sans précédent de la qualité de l’air en milieu urbain (Laganier et Roussel 2000). S’ajoutent à cela l’altération de la qualité des sols, la production massive de déchets et la consommation des ressources naturelles. Au niveau des relations entre la ville et l’eau, les inondations toujours plus fréquentes ont révélé la nécessité de respecter le caractère fluctuant propre aux milieux fluviaux. En parallèle, l’altération des paysages et de l’écologie des zones humides par les pollutions chroniques et accidentelles a mis en avant la vulnérabilité de ces espaces et le nécessaire respect de leur fonctionnement pour leur viabilité.
10Par conséquent, c’est au sein d’une conjoncture d’atteintes à l’environnement urbain et à la sécurité des citadins que s’est opérée une partie de la reconsidération des milieux fluviaux en ville (Dournel 2005). Les qualités paysagère et écologique des espaces aquatiques et paludéens ont alors été revendiquées par les usagers de ces milieux et par les acteurs en charge de l’urbanisme.
11Les citadins se sont progressivement sensibilisés et attachés aux patrimoines culturels et naturels de leur ville du fait de la dégradation de leur qualité de vie et d’un sentiment de perte d’identité. La forte naturalité des zones humides, formant un contrepoids à l’artificialisation des paysages urbains, a rapidement été revendiquée. Les habitants sont ainsi devenus exigeants en matière de qualité de l’eau et de maintien des paysages fluviaux. Cela s’est traduit socialement par le développement d’une nouvelle économie de l’eau, caractérisée par les loisirs de proximité et de plein air. La promenade, le cyclisme et la course à pied sont autant d’usages attachés aux aménités paysagères liées à la proximité des milieux fluviaux et des zones humides auxquels il faut ajouter le nautisme, la baignade et la pêche, dépendant directement de la présence physique de l’eau. L’engouement pour ces loisirs et ces sports nouveaux ou redécouverts s’accompagne en parallèle d’une sensibilisation de la population aux aspects écologiques. « Les préoccupations environnementales ont fait ressortir dans le domaine de l’eau les principes d’équilibre, de régulation et de cycle qui ont pénétré progressivement dans les milieux professionnels et chez les usagers » (Olivry 1987).
12Les fleuves et leurs zones humides acquièrent donc une place de choix au sein des préoccupations environnementales et du cadre de vie (Sabbah 1995), de la même manière qu’ils jouent un facteur déterminant dans le désir d’enracinement et de quête d’identité territoriale. Les enjeux rattachés à la revendication contemporaine des paysages fluviaux constituent autant de pressions nouvelles et de guides pour les acteurs en charge de l’aménagement urbain.
13La crise de l’urbanisme moderne se ressent aujourd’hui dans beaucoup d’agglomérations françaises. Les acteurs locaux cherchent à tourner la page des concepts et applications qui s’y rattachent comme la rénovation, le zonage monofonctionnel, le tout-voiture, les grands ensembles et le modèle de ville universelle. La banalisation paysagère des entrées de ville, l’altération des ressources naturelles, la congestion des transports et les ségrégations socio-spatiales constituent autant de maux sur les plans environnemental et social, contribuant à porter un regard nouveau sur les entités urbaines, à travers une approche plus attachée à l’environnement local et plus territorialisée. « Une ville qui s’accroît sans prendre en compte le fonctionnement de la nature dans laquelle elle est insérée court à l’implosion » (Laganier et Roussel 2000). Pour ce faire, les acteurs locaux se tournent désormais vers le concept de développement urbain durable, reposant notamment sur le respect de la biodiversité et des entités paysagères de l’agglomération, sur l’amélioration de la qualité de vie des citadins, sur la valorisation du patrimoine et des éléments ayant trait à l’identité territoriale. Face à ce schéma théorique florissant mais relativement complexe et abstrait à retranscrire sur le local, les cités au site originel lié à l’eau trouvent dans leurs espaces fluviaux un terrain de prédilection. Les quais de la Garonne à Bordeaux, les rives de l’Orne à Caen, Lyon confluence, l’île de Nantes, la coulée verte à Reims, les rives de la Seine à Rouen et le quai Gayant à Saint-Quentin sont autant de projets, témoignant de l’engouement contemporain pour les lieux d’eau dans des agglomérations de taille contrastée. Ils ont pour points de similitude de nouvelles articulations entre le tissu urbain et l’élément fluvial, la mise en scène des paysages aquatiques et paludéens et la valorisation du patrimoine qui y est lié (ponts, moulins, lavoirs, écluses, quais, vannes). La suppression des voies rapides et des parkings sur les quais, le développement des cheminements pédestres et cyclables le long des cours d’eau, la création de parcs publics en zones humides, l’élaboration de perspectives paysagères et de jeux de lumières et la réévaluation d’usages anciens (maraîchage, canotage, toueurs, traversiers) dans le cadre de programmes touristiques témoignent de ce processus.
14La redécouverte de l’eau depuis le début des années 1990 est en fait la remise à jour du patrimoine fluvial émanant des activités socio-économiques des zones humides du Moyen Âge au XVIIIe s. L’eau montrée repose avant tout sur les symboles émanant de cette époque. Les milieux aquatiques et paludéens se sont notablement réduits en milieu urbain, si on vient à en comparer leur surface entre la ville médiévale et la ville des années 1990.
15La confrontation des deux phases dans lesquelles l’eau est montrée marque le passage de l’économie de l’eau aux symboles de l’eau, de l’eau fonctionnelle à l’eau patrimoniale, de l’eau omniprésente à l’eau résiduelle. Restent à connaître les raisons et les facteurs de ces changements décisifs.
1.2. Eaux cachées : la dévaluation économique et fonctionnelle de l’eau en ville aux XIXe et XXe s.
16Le XIXe s. et une bonne partie du XXe s. ont conduit à exclure et à supprimer l’eau de son environnement urbain. Le brusque passage des eaux montrées aux eaux cachées s’est fait en deux temps, marqués par la dévaluation économique et fonctionnelle des espaces fluviaux en ville et par un changement de perception et de considération sociale.
1.2.1. L’hygiénisme et la Révolution industrielle (fin XVIIIe s. et XIXe s.)
17Le Siècle des Lumières est initiateur de progrès remarquables dans le domaine des sciences, dont celui de la médecine (Quesne 1994). L’hygiénisme, marqué par la forte influence du savoir médical sur le terrain du pouvoir, introduit la phase d’eaux cachées. « Pour être saine, la ville doit être sèche. Les cours d’eau intérieurs ou périphériques sont chargés de tous les maux, de toutes les pestilences, rendus responsables de la propagation du choléra » (Sabbah 1995). La conception de la ville durant l’époque classique est dominée par la nécessité d’aérer et d’assainir le tissu urbain, ce qui a raison des rues sinueuses, des remparts inutiles et des eaux stagnantes, tous trois hérités des siècles précédents. L’heure est à l’embellissement du bâti, à l’esthétique urbaine et cela se traduit par l’édification de boulevards plantés à la place des fortifications, par la réalisation de vastes places et par le comblement des canaux urbains à l’aide des déblais issus de la destruction des murailles (Guillerme 1983).
18En outre, les nombreuses innovations durant la Révolution industrielle dans les secteurs du transport, de l’énergie et de la chimie ont contribué à supprimer l’ensemble des fonctions économiques des eaux urbaines acquises durant les siècles précédents. Seule l’invention du bateau à vapeur a permis le développement du transport fluvial, conforté par la canalisation des cours d’eau, bordés de quais et de chemins de halage et de grands canaux de desserte (Rhin-Marne, Rhin-Rhône…) durant la Monarchie de Juillet (Dupuis-Tate et Fischesser 2003). Cependant, cet élan en faveur des eaux courantes n’est qu’éphémère du fait des découvertes en mécanique et en chimie industrielle aux XVIIIe et XIXe s. L’apparition du chemin de fer bouleverse la morphologie urbaine avec l’apparition de quartiers de gare dynamiques et contribue au déclin du transport fluvial. À l’image de la Loire, de nombreux fleuves et canaux de second rang sont déclassés de la nomenclature des voies navigables et flottables établie en 1835 (Allaman 2003).
19Au cours du XIXe s., l’eau a perdu l’essentiel de ses fonctions économiques et reste unanimement perçue comme un égout à ciel ouvert à effacer du paysage urbain. Les premières applications ont lieu d’abord dans les plus grandes villes, lieux de modernité et de développement social et économique. Le Paris haussmannien incarne ainsi le progrès avec l’établissement du cycle urbain de l’eau, caractérisé par la création des trottoirs et des réseaux de distribution et d’évacuation. Au début du XXe s., le processus d’eaux cachées en ville n’en est qu’à ses débuts.
1.2.2. L’urbanisme moderne (années 1930-1970) et le déclassement (années 1980-1990)
20L’enterrement des cours d’eau et l’assèchement des zones humides trouvent leur paroxysme durant le XXe s., sous l’urbanisme moderne, également appelé progressisme.
21Puisant ses racines chez Cerda et Haussmann, le courant est fortement animé par l’idée de progrès et n’a pu connaître son essor sans les Trente glorieuses et les avancées effectuées à cette époque en matière de standardisation et de mécanisation de la construction (Merlin 2002). De dimension internationale, le modernisme a été très vite popularisé par la Charte d’Athènes (1933), son texte fondateur, et par l’architecte Le Corbusier. Face au développement fulgurant de l’automobile, traduit en ville par l’étalement du bâti et par la congestion des transports, le progressisme propose le zonage monofonctionnel, avec la séparation des espaces d’habitat, de travail et de loisirs, et encourage la création de pénétrantes et de radiales routières pour mieux désengorger la ville. Sur le plan de la construction, le modernisme prône l’architecture rationalisée, verticale et cubique en réponse aux problèmes de logements et s’attache particulièrement à la banlieue. Les zones végétales, désignées sous le vocable d’espaces verts, sont traitées en vastes étendues enherbées fortement imprégnées des théories hygiénistes.
22Le goût pour la ville universelle, normative et fonctionnelle, contribue à la décadence et à l’effacement des milieux aquatiques et paludéens. Les quais en friche deviennent des axes routiers dont Angers, Lyon, Paris, Reims ou Valence comptent parmi les cas les plus populaires. Les réseaux de canaux subsistants sont comblés et enterrés par les travaux d’aménagements prométhéens (Dégardin 2002). Le goût effréné pour les techniques de planification donne faussement à l’Homme l’image d’une maîtrise des espaces fluviaux. Des tronçons entiers de rivières sont ainsi supprimés du paysage urbain (Fig. 1). L’eau est devenue totalement étrangère à la ville. Les seuls cours d’eau restés à l’air libre sont, soit trop vastes pour être comblés, à l’image de la Loire à Orléans, ou bénéficient de la navigation comme la Seine à Paris ou profitent encore de particularismes locaux telle la Somme à Amiens (2.2.).
Fig. 1. Dalle sur le débouché en Loire du canal d’Orléans, 2005, (cliché : S. Dournel/CEDETE)

23Au début des années 1970, la suppression des lieux d’eau en ville s’atténue avec la crise de l’urbanisme moderne. En dehors des eaux cachées, les milieux aquatiques et paludéens constituent de véritables no man’s land. Situés en périphérie des quartiers dynamiques et structurants, ils ont pour unique fonction celle de réserve foncière à bas prix et d’exutoire à eaux usées et de ruissellement. Les milieux humides accueillent des activités hétérogènes, à faible valeur ajoutée et à forte emprise spatiale, sans rapport avec la proximité de l’eau (Sajaloli et al. 2006). Les zones d’entrepôts, le stockage de matériaux, les vastes complexes industriels, les décharges, les casses de voiture caractérisent les zones humides dans la plupart des villes françaises (Fig. 2). En termes de sociabilité, les espaces fluviaux peuvent localement compter quelques fidèles usagers comme les pêcheurs, les jardiniers ou les chasseurs au gibier d’eau. Mais ils restent avant tout le lieu de concentration des exclus de la ville et autres marginaux. Le passage de l’économie de l’eau aux symboles de l’eau, de l’eau fonctionnelle à l’eau patrimoniale, de l’eau omniprésente à l’eau résiduelle s’explique par la conjonction des évolutions scientifiques, techniques, économiques et sociales à l’initiative de la phase d’eaux cachées. L’actuel processus d’appropriation révélé par les projets urbains de valorisation des fleuves et de leurs zones humides, doit faire face à des paysages composites, juxtaposant des traces et formes plus ou moins évidentes à traiter, issues des périodes de légitimation et de déclassement. Les ignorer risquerait d’inscrire les aménagements dits valorisants dans des effets de modes entrant en contradiction avec les enjeux de gestion des milieux, engendrant par la même occasion une banalisation de leur physionomie.
Fig. 2. Le déclassement du sud des hortillonnages d’Amiens, 2004 (cliché : S. Dournel/CEDETE)

2. Les conceptions de valorisation à Orléans et Amiens : entre reconstitution et transmission des formes
24La prise en considération de la pluralité des héritages paysagers et l’application d’une gestion différenciée des espaces fluviaux garantissent une phase de redécouverte de l’eau plus viable. Dans cette perspective, Amiens et Orléans constituent deux cas intéressants. Ces cités abritent une multitude de formes caractéristiques issues des phases d’eaux cachées et d’eaux révélées mais à des niveaux et dans des proportions variés. De ce fait, les conceptions de valorisation des deux villes divergent puisqu’elles sont commandées et structurées par leur patrimoine fluvial initialement contrasté et inscrites en même temps dans des enjeux urbanistiques divergents. Lorsqu’à Orléans, la reconstitution d’une époque prestigieuse de la Loire structure et oriente le projet d’agglomération Loire trame verte (2.1.), les acteurs amiénois opèrent un travail de mémoire dans la transmission des traces et des formes via une multitude d’aménagements (2.2.).
2.1. La reconstitution à Orléans, tourner la page de la dévalorisation de l’eau en invoquant le passé
25Depuis 2002, les acteurs de la communauté d’agglomération Orléans Val de Loire défient l’image d’une ville qui tourne le dos à son fleuve à travers un vaste projet d’envergure intercommunal, structuré autour de la reconstitution de la phase prestigieuse de l’économie ligérienne.
26À l’heure actuelle, la Loire traverse l’agglomération orléanaise en son cœur, mais n’en constitue pas moins une frontière compte tenu des nombreux éléments paysagers ayant trait à la récente période de dévalorisation (Dournel 2005). Face au schéma exposé en première partie, l’histoire ligérienne orléanaise n’a été marquée que par la succession d’une phase d’eaux cachées à une phase d’eaux révélées. Aujourd’hui, Orléans commence tout juste à re-connaître la Loire dans son environnement urbain (Sajaloli et Dournel, à paraître), ce qui marque le retard relatif de la ville dans le processus contemporain de la valorisation de l’eau (1.1.2). Durant la seconde moitié du XIXe s. et tout le XXe s., l’écoulement est-ouest du fleuve a représenté une disjonction majeure dans l’expansion transversale de la ville, selon un axe méridien structuré autour des transports routiers et ferroviaires. À l’image d’un entonnoir, le franchissement du lit d’écoulement est réduit à six ponts, ce qui pose toujours le problème du développement urbain scindé par les deux rives du fleuve. Les éléments se rattachant à l’unique phase d’eaux montrées, marqués essentiellement par le transport fluvial, ont été progressivement gommés ou abandonnés. Durant plusieurs dizaines d’années, les quais de Loire ont fait office de zones de stationnement anarchique de voitures. Les bords du fleuve sont toujours physiquement coupés de la ville par de grands boulevards et parkings longitudinaux. Le débouché du canal d’Orléans sur le cours d’eau, reliant son bassin-versant à celui de la Seine, était partiellement recouvert d’une dalle en béton de 1963 à 2006 (Fig. 1). La moitié de sa portion latérale au fleuve est atterrie. Excepté les rares cyclistes, promeneurs et pêcheurs, la Loire a longtemps été dépourvue d’usagers. Les gravières situées aux portes est de la ville représentent l’unique activité économique depuis les années 1950.
27L’agglomération orléanaise, en quête de cohésion et d’identité territoriale, revendique désormais ses racines ligériennes. Seulement, la situation initiale de dévalorisation de l’eau conduit les acteurs urbains à établir un nouveau dialogue entre la ville et son fleuve. Les acteurs de la Communauté d’agglomération ont trouvé dans la prestigieuse époque ligérienne quelques sources d’inspirations pour le projet d’agglomération Loire trame verte. Plusieurs éléments caractéristiques de l’histoire fluviale y sont ainsi réinvestis par le biais de la reconstitution des paysages et de certains usages anciens. La remise en eau du débouché du canal d’Orléans sur la Loire et l’animation des quais à proximité immédiate constituent à ce titre deux bons exemples.
28En 2006-2007, le canal latéral a fait l’objet de travaux de restauration et de curage pour le rendre de nouveau fonctionnel. Celui-ci est ouvert au tourisme fluvial et à la batellerie traditionnelle ligérienne. En parallèle, les quais de Loire sont animés d’une plate-forme flottante vouée aux loisirs et dotée d’une zone d’accostage pour les bateaux. À moyen terme, cet équipement pourrait être relié à d’autres ports du même type par un bateau traversier voué au transport en commun. La jonction des rives du Loiret à l’aide d’un toueur manuel ferait écho au précédent projet. La reconstitution des équipements va donc de pair avec la remise à jour de certains usages anciens. Le festival de Loire, événement biennal actif depuis 2003, est à ce titre particulièrement évocateur, à travers la mise en scène des futreaux, des gabares et des toues cabanées (Fig. 3). Enfin, en termes d’accès, chaque aménagement accorde une large place aux piétons et aux cyclistes au détriment de l’espace anciennement destiné à l’automobile. On parle de relégation positive pour qualifier ce processus contribuant à valoriser ce qui était rejeté auparavant.
Fig. 3. Valoriser l’eau à Orléans en revisitant la flotte ligérienne, 2005 (cliché : S. Dournel/CEDETE)

29La reconstitution des paysages d’eau ayant trait à la navigation est donc présentée comme un préalable au développement de nouveaux liens sociaux, culturels et économiques entre la ville et son fleuve. Ces derniers, sans aller au-delà des valeurs patrimoniales, identitaires et de cohésion territoriale véhiculées par la Loire, semblent faire solution à court terme. Reste à savoir si les acteurs locaux dépasseront cette dimension nostalgique pour déboucher ensuite sur une conception de valorisation de l’eau plus aboutie, comme la transmission le propose.
2.2. La transmission des formes à Amiens : la mémoire de l’eau au cœur des mutations urbaines
30Depuis une quinzaine d’années, les acteurs amiénois font de leur patrimoine fluvial un facteur de mutations urbaines. L’eau bénéficie d’une multitude de projets valorisants, inscrits dans le renouvellement urbain des quartiers. Face au contexte hydrographique singulier, l’heure est à la transmission des paysages fluviaux dans l’espace et dans le temps.
31Contrairement au schéma exposé en première partie, l’eau à Amiens a longtemps tenu des fonctions économiques de première importance. Les théories hygiéniste et moderniste n’ont été que ponctuellement appliquées à ces milieux (Dournel 2004). Leur situation d’oubli entamée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale a été contrée dès la fin des années 1980 par un regain d’intérêt des responsables de l’urbanisme. L’omniprésence spatiale des espaces aquatiques et paludéens constitue un élément caractéristique du paysage amiénois et s’impose dans l’organisation de la cité. L’eau se présente sous différentes formes qui sont autant d’éléments patrimoniaux et d’héritages différents subsistants depuis plusieurs siècles. Les douze canaux rectilignes s’insinuant dans le tissu urbain dense du centre-ville témoignent des liens étroits tissés entre la cité et l’eau du Moyen Âge au XIXe s. Facteur énergétique, chimique et fongique de premier ordre (1.1.1.), la Somme a joué notamment un rôle déterminant dans l’économie textile. En amont de la ville-centre, les 300 ha d’hortillonnages, constitués de parcelles de terre fertiles, entourées de fossés et canaux, soulignent les transformations paysagères induites par l’activité maraîchère de l’époque médiévale à nos jours (Hubscher 1986). Les nombreux étangs rectilignes des vallées de la Somme et de ses affluents trouvent leur origine dans l’extraction de la tourbe, active du XVIIIe au début du XXe s. Enfin, le fleuve côtier, bordé de quais, d’un chemin de halage et doté de plusieurs écluses a constitué un axe de transport de marchandises particulièrement fonctionnel jusqu’aux années 1960. La situation d’oubli trouve son origine dans la disparition de ces activités ou dans leur déclin, les laissant à l’état de trace aujourd’hui (maraîchage, transport). Cependant, les milieux en eau ont été progressivement investis par de nouveaux usagers. Les jardins potagers se sont épanouis aux hortillonnages. Les étangs sont devenus la zone de prédilection de la pêche et de la chasse au gibier d’eau. Le chemin de halage est gagné par les cyclistes et les coureurs à pied et la Somme par le tourisme fluvial. Ainsi, contrairement à l’agglomération orléanaise, l’eau n’a pas connu de véritable rupture sociologique et économique durant les XIXe et XXe s., ce qui a permis jusqu’à aujourd’hui le maintien de formes paysagères singulières. Seulement, en termes d’urbanisme, à la fin des années 1980, Amiens est une ville déstructurée, marquée par l’absence de liens entre quartiers et par de nombreuses dents creuses. Les acteurs locaux trouvent dans la Somme un facteur de maillage cohérent (Dournel 2004). Face à la pérennité de la sociologie et de l’économie de l’eau à travers les siècles, les acteurs locaux poursuivent la transmission de ce patrimoine paysager à travers le renouvellement urbain de la cité.
32Face à la légitimité de l’eau dans la ville, l’objet principal consiste à transmettre les différents patrimoines paysagers en leur attribuant de nouvelles fonctionnalités, sous couvert d’aménagements respectueux et valorisants. Répondant à des enjeux urbains précis, à intégrer directement dans les mutations urbaines des quartiers ou des milieux, la redécouverte de l’eau est entreprise suivant une logique géographique bien définie (Fig. 4). Elle est simultanément opérée par les acteurs de la ville d’Amiens sur les zones bâties les plus denses et par le milieu associatif local et la communauté d’agglomération Amiens-Métropole sur les espaces périurbains à forts potentiels écologiques et paysagers. En ville, la mise en valeur des milieux aquatiques et paludéens a été initiée au début des années 1990 par le renouvellement urbain du quartier Saint-Leu et par la création du parc Saint-Pierre et anime aujourd’hui de plus amples projets à l’image du projet Gare/La Vallée.
Fig. 4 : Les dynamiques spatiales de la valorisation de l’eau au cœur du renouvellement urbain amiénois, 2004, (dessin S. Dournel/CEDETE)

33Saint-Leu, ancien quartier d’origine artisanale et industrielle, valant le nom de Petite Venise du Nord à Amiens, était profondément en crise à la fin des années 1980. Les responsables de la ville ont décidé d’étendre la centralité sur cet ancien faubourg, compte tenu de ses nombreuses potentialités historiques et culturelles. Par l’implantation d’établissements universitaires, la restauration du patrimoine bâti et le curage des nombreux canaux, cet ensemble s’est métamorphosé en un véritable quartier latin touristique et ludique. Il ne s’agissait pas d’y reconstruire les moulins disparus liés aux canaux mais de transmettre le patrimoine paysager qui en résulte en structurant les créations architecturales des établissements universitaires autour des cheminements de l’eau et en jouant sur les franchissements et les rapports de proximité avec l’élément aquatique (Fig. 5).
34L’étang Saint-Pierre faisait partie de l’ancienne zone d’extension des hortillonnages mais en a été exclu par les remblais transversaux disposés pour le franchissement routier est de la vallée de la Somme. Cette zone humide de 23 ha, véritable no man’s land en bordure est du centre-ville, fut transformée entre 1992 et 1994 en parc urbain agencé autour de l’eau. De la même façon, on ne restitue pas cette zone au maraîchage mais on y évoque les traces et les formes héritées en faisant des entités paysagères les axes structurant de l’espace ludique.
35Enfin, le dernier projet lancé depuis peu, s’attache au renouvellement du faubourg la Vallée et à la requalification du sud des hortillonnages et de la rive gauche de la Somme. Face à un tissu urbain lâche épanoui dans une vaste zone humide déclassée (Fig. 2), les acteurs urbains ont décidé de faire de cet ensemble situé en périphérie nord du centre-ville et de la gare un quartier inspiré d’Euralille, axé sur le tertiaire supérieur et la haute qualité environnementale. La trame dense des canaux et des parcelles liée à cette ancienne zone maraîchère constitue autant de potentialités en termes de cadre de vie qui seront revalorisées par le développement d’espaces publics longitudinaux et transversaux au fleuve. L’accent sera mis notamment sur le caractère fluctuant de l’eau et sur la diversité floristique de la zone humide urbaine. Là encore, on y injecte de nouvelles fonctionnalités dans le respect du milieu d’origine. Il n’est en aucun cas question d’y relancer le maraîchage, sous un regard nostalgique et passéiste.
Fig. 5. Transmettre la mémoire de l’eau autour des implantations universitaires à Amiens, 2006, (cliché S. Dournel/CEDETE)

36Les trois projets présentés constituent autant de conceptions de valorisation de l’eau exportées dans d’autres quartiers dans le cadre du renouvellement urbain de la cité (Fig. 4). En effet, les acteurs urbains y lèguent différents héritages paysagers, en les ajustant et en les modulant aux réalités socio-économiques et politiques de l’agglomération amiénoise, sans pour autant négliger leurs valeurs intrinsèques naturelles, culturelles et patrimoniales. Chaque aménagement jongle avec les trois dimensions temporelles. La règle est également de mise pour la gestion des hortillonnages et des zones humides en amont de la ville. Les milieux associatifs et Amiens-Métropole y assurent les travaux de maintien et de restauration tout en y effectuant une nouvelle économie raisonnée et contrôlée, marquée par le jardinage, le tourisme vert, la pédagogie à l’environnement, les loisirs de plein air et l’agriculture responsable.
37La valorisation de l’eau opérée à Amiens cherche à s’inscrire dans la continuité de l’histoire prestigieuse de la Somme et de ses zones humides. Cependant, il semble judicieux de voir si les aménagements entrepris sont suffisamment souples et à faibles emprises spatiale et temporelle pour s’ajuster aux fonctions et aux enjeux de gestion sans cesse renouvelés.
38L’analyse des conceptions de valorisation de l’eau à Orléans et Amiens révèle des paysages humides fortement imprégnés par les héritages de leur passé singulier. Les deux villes ne partent pas sur un terrain d’égalité en termes de requalification de leur patrimoine fluvial, ce qui rend les comparaisons difficiles. Par conséquent, à travers un caractère univoque de redécouverte de l’eau en ville se présentent sur le moment deux façons de procéder. Reste à savoir si la reconstitution et la transmission des paysages constituent des étapes complémentaires ou des schémas différents dans la valorisation de l’eau.
Conclusion
39Le processus généralisé de requalification paysagère des zones humides en ville suscite la prudence s’il ne repose que sur la résolution des problèmes urbains actuels. Les projets inscrits dans des effets de modes, ne fonctionnant que dans un sens, de la ville vers l’eau, et non de manière réciproque, ne seraient pas viables. Un tel déséquilibre ajouterait une phase supplémentaire au schéma historique déjà complexe de ces espaces. L’enjeu est d’une autre ampleur face aux défis du développement urbain durable et de la pérennité des zones humides en ville. Façonnées sur le temps long par l’homme et sortant d’une récente phase de négation, elles nécessitent une gestion continue au risque d’un appauvrissement de leurs paysages et de leur biodiversité par fermeture du milieu ou lignification. Leur morphologie, témoignant des représentations culturelles et d’économies d’époques différentes, additionnée au développement de nouveaux usages, en font désormais des vecteurs d’appropriation sociale, d’attachement identitaire et de cohésion territoriale. Dans cette perspective, un modèle unique de valorisation des milieux en eau ne semble pas souhaitable. Si une meilleure intégration des étendues fluviales caractérise l’ensemble des villes françaises, la manière de faire doit varier autant de fois que le contexte local est marqué de singularités culturelles et naturelles. À ce titre, ce qui distingue Amiens d’Orléans repose sur l’intensité et la durée des rapports économiques et sociaux entretenus avec son cours d’eau. La rupture des liens avec la Loire pousse simultanément les acteurs orléanais à la réintroduction de nouvelles fonctions et à la reconstitution des paysages. Cependant, ce regard nostalgique basé sur une période précise et prestigieuse n’est en rien une finalité. Le processus une fois amorcé doit aboutir à la transmission, jouant sur le respect des traces et des formes tout en attribuant continuellement aux milieux en eau de nouveaux usages et fonctionnalités. Ce renouvellement permanent a garanti à la capitale picarde la pérennité de son patrimoine fluvial, permettant aux projets de valorisation de s’inscrire dans la transmission des paysages. Pour cela, ces derniers doivent être réajustés pour assurer une valorisation soutenable de l’eau. Les actions, jouant sur un équilibre entre progressisme et patrimoine, ont pour nécessité de rester souples dans le temps et dans l’espace pour s’adapter aux évolutions continues dont font l’objet les milieux fluviaux et humides, les usagers et la ville. Face à cela, la transmission constitue une réponse à la durabilité des zones humides urbaines, en résistant aux effets de mode. Elle semble également conforme à l’objectif de la ville soutenable car elle insiste sur la permanence des lieux sans pour autant en figer leurs paysages, respecte leur patrimoine, maintient des liens sociaux et pérennise l’identité urbaine.
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Paysages et environnement
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