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Paysages et environnement

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Didier Galop

Représentations sociales et formes de l’action

Les systèmes agroforestiers kéralais (Inde du sud) : pratiques paysannes et dynamique paysagère

Sylvie Guillerme

Résumé

Dans l’État du Kérala au sud de l’Inde, l’arbre joue un rôle prépondérant dans la société et est l’une des composantes principales des paysages. Les systèmes agroforestiers, qui associent sur une même parcelle espèces arborées, plantes annuelles et saisonnières et/ou animaux, y sont une constante paysagère. Ces systèmes, qui peuvent être considérés comme des paysages culturels, sont le reflet de pratiques paysannes ancestrales et de représentations sociales du végétal qui privilégient les espèces arborées aux usages multiples. Cependant, la mosaïque paysagère issue de cette gestion complexe de l’espace n’est pas statique et témoigne de l’évolution socio-économique de l’État.

Texte intégral

Introduction

1Longtemps négligé, le paysage est devenu aujourd’hui une composante des préoccupations autant écologiques, économiques que culturelles, interférant avec les problématiques d’environnement et d’aménagement du territoire (Bertrand et Bertrand 2002). En ce qui concerne l’Inde, si les préoccupations environnementales commencent officiellement à être prises en compte dans les politiques et projets d’aménagement du territoire, les considérations paysagères en sont absentes. Le concept de « paysage » demeure très peu utilisé et le terme de « landscape » est, en général, employé comme synonyme d’utilisation des terres ou dans une perspective de protection de l’environnement dans une approche écologie du paysage. Le paysage, compris comme le rapport sensible des sociétés à leur territoire, n’est pas encore un objet d’étude développé par la recherche indienne. Celle-ci s’intéresse par exemple encore très peu à la dimension paysagère, environnementale et sociale des différents systèmes de cultures en général, et des systèmes agroforestiers traditionnels en particulier, qui associent sur une même parcelle espèces arborées, plantes annuelles et saisonnières et/ou animaux.

2Au sud-ouest de l’Inde, les deux frontières naturelles que sont la mer d’Oman à l’ouest et la chaîne de montagnes des Ghâts occidentaux à l’est confèrent à l’État du Kérala des paysages uniques en Inde, à la fois montagneux et très diversifiés, les altitudes s’élevant en quelques kilomètres du niveau de la mer à plus de 2000 m d’altitude. Dans cet État, les systèmes agroforestiers sont une constante paysagère remarquable et représentent plus de 40 % de l’espace cultivé. Une grande variété d’arbres et de plantes est cultivée parmi lesquels cocotiers, poivriers, aréquiers, manguiers, jaquiers, bananiers, cacaoyers, girofliers, muscadiers, manioc, ignames sont les plus courants, destinés à la consommation familiale comme à la vente. C’est en raison de cette grande diversité de cultures et en particulier au poivre, cultivé sur de telles parcelles, que le Kérala doit son renom d’« Inde des épices » (cet État produit notamment 95 % de la production indienne de poivre ou encore 72 % de sa cardamome en 2002- 2003 [Department of Economics and Statistics 2005]).

Fig. 1. Carte des unités paysagères du Kérala, d’après les données du Census 2001 (Government of Kerala) et du Kerala State Land Use Board (2002) (Guillerme/CNRS)

Fig. 1. Carte des unités paysagères du Kérala, d’après les données du Census 2001 (Government of Kerala) et du Kerala State Land Use Board (2002) (Guillerme/CNRS)

1. D’ouest en est, la prédominance des espaces arborés

3Le Kérala se compose de trois grandes unités paysagères, de forme allongée et parallèles entre elles et à la côte (Fig. 1). En langue vernaculaire (le malayalam), ces unités correspondent à un découpage de l’espace qui fait la distinction entre le teera nadu à l’ouest (la plaine littorale correspondant aux basses terres ou lowlands) le mala nadu à l’est (les hautes terres des Ghâts et leur piémont, ou highlands), et l’ida nadu (unité correspondant à une vaste zone intermédiaire aux limites assez floues qui sépare les deux premières, encore appelée midlands, terres des collines, ou terres de moyenne altitude). Ces unités spatiales ont été délimitées administrativement selon des critères d’altitude par le Département des Travaux Publics du Kérala : moins de 7,5 m, de 7,5 à 75 m, et plus de 75 m. Ce découpage communément admis est repris par les diverses instances gouvernementales et scientifiques.

4Ces unités sont individualisées d’un point de vue topographique mais aussi écologique, démographique et économique. Trois systèmes agraires principaux leur correspondent : système basé sur le cocotier et le riz dans les basses terres, système hévéa/cultures mélangées/riz dans la zone intermédiaire, et système de plantations dans les hautes terres.

5L’agroforesterie se pratique dans chacune de ces unités. Les systèmes agroforestiers (jardins familiaux et les autres parcelles agroforestières) présentent des formes très variables, tant au niveau de la complexité de leur structure, de leur biodiversité, de leur rôle productif et de protection de l’environnement que de leur valeur économique. Ils constituent toujours un élément important des systèmes de production kéralais. Dans les exploitations, ils sont associés aux rizières et aux plantations, ainsi qu’à d’autres activités productives (agricoles ou non).

1.1. Teera nadu : la plaine littorale

6Les basses terres, dont l’altitude moyenne est inférieure à 7,5 m, représentent 10 % de la superficie du Kérala et portent 26 % de sa population. Elles sont de loin l’espace le plus densément peuplé de l’État et même du pays avec près de 1400 habitants par km2. Ces lowlands correspondent aux côtes et à la plaine littorale, et s’étendent peu vers l’intérieur des terres (leur extension maximale n’excédant pas 25 à 30 km depuis la côte). Elles sont composées de plaines d’inondation et de terrasses, localement d’arêtes rocheuses, de buttes et de zones marécageuses, et sont sillonnées d’un réseau de canaux et de lagunes littorales (les backwaters).

7Plus de la moitié des agglomérations urbaines que compte l’État se situent dans cet espace. Non seulement très peuplés, les lowlands sont aussi l’espace économiquement le plus actif de l’État, et les activités y sont plus diversifiées. Du fait du caractère dispersé de l’habitat, les villes et leurs banlieues sont immédiatement relayées par les habitations villageoises, formant un tissu dense et ininterrompu, si bien qu’il apparaît très difficile de distinguer le rural de l’urbain.

8On rencontre sur ces basses terres l’essentiel des cocoteraies (même si ce palmier se cultive presque partout dans l’État) qui occupent près des deux tiers de l’espace cultivé et notamment toute la frange littorale (Fig. 2). L’autre culture majeure, le riz, devient localement dominante. Du fait de la très forte densité de population, il ne reste cependant que très peu d’espace pour l’activité agricole et l’agriculture se pratique, ici, dans des exploitations de très petite taille, en moyenne de 0,14 ha (la taille moyenne des exploitations au Kérala étant 0,32 ha et 1,48 ha pour l’Inde en 1996-1997). De larges vallées à fond plat et portant des cultures de riz, sont délimitées par des versants aux pentes douces, aux sols ferralitiques, où sont implantées les habitations. Les sommets de ces interfluves, quand ils sont plus arides, sont le domaine privilégié de la culture de l’anacardier. Les parcelles agroforestières sont cependant prédominantes, essentiellement sous la forme de jardins familiaux, et dans une moindre mesure d’associations multi-stratifiées sous plantations de cocotiers (Fig. 3). Les rizières ont plus qu’ailleurs encore tendance à disparaître et être remblayées afin de permettre la construction de nouvelles habitations.

Fig. 2. Paysage des basses terres, où prédomine le cocotier (cliché Guillerme/CNRS)

Fig. 2. Paysage des basses terres, où prédomine le cocotier (cliché Guillerme/CNRS)

Fig. 3. Associations multistratifiées sous plantation de cocotiers dans les basses terres (cliché Guillerme/CNRS)

Fig. 3. Associations multistratifiées sous plantation de cocotiers dans les basses terres (cliché Guillerme/CNRS)

1.2. L’ida nadu, région de collines

9Plus à l’est se trouve la région dite des collines, aux limites assez floues, vaste espace qui fait la transition entre les basses terres de l’ouest et les hautes terres de l’est. Elle représente 42 % de la superficie du Kérala et compte près de 60 % de sa population avec une densité moyenne de 800 habitants par km2 (Kerala State Land Use Board 2002). Formée d’éperons détachés des Ghâts, cette région offre un relief ondulé. Les collines y alternent avec des terrasses entrecoupées de vallons et vallées peu profonds à proximité des basses terres. Ces vallées se rétrécissent et s’encaissent vers l’est, le paysage devenant plus accidenté au fur et à mesure que l’altitude augmente du fait de la proximité des Ghâts (Fig. 4).

Fig. 4. Paysages des midlands (cliché Guillerme/CNRS)

Fig. 4. Paysages des midlands (cliché Guillerme/CNRS)

Fig. 5. Jardin familial dans les terres de moyenne altitude (cliché Guillerme/CNRS)

Fig. 5. Jardin familial dans les terres de moyenne altitude (cliché Guillerme/CNRS)

Fig. 6. Paysage des hautes terres (cliché Guillerme/CNRS)

Fig. 6. Paysage des hautes terres (cliché Guillerme/CNRS)

10Le tissu des habitations en milieu rural est ici plus lâche, et le nombre ainsi que la taille des unités urbaines est bien moins important (on ne trouve ici que six des seize agglomérations urbaines de l’État). La principale est celle de Thiruvananthapuram (ex Trivandrum), capitale administrative de l’État et deuxième ville du Kérala par son poids démographique.

11Dans cette région, l’activité agricole prédomine. La mise en valeur des sols ferralitiques s’est intensifiée peu à peu parallèlement à l’augmentation de la pression démographique. Actuellement 70 % de la superficie est cultivé. Les plus vastes étendues rizicoles se trouvent dans le district de Palakkad, l’actuel grenier à riz du Kérala. Ailleurs, les rizières sont restreintes en superficie et occupent les zones basses et les fonds de vallées, où elles prennent l’aspect de minces bandes au fur et à mesure que l’on se dirige vers les hautes terres de l’est. Sur ces terres inondables, se pratiquent aussi occasionnellement des cultures de contre-saison de légumes, sésame ou protéagineux lorsque les parcelles ne sont pas converties en bananeraies, champs de manioc ou cocoteraies. C’est sur ces terres de moyenne altitude que l’on rencontre les systèmes agroforestiers les plus diversifiés, du point de vue de leur structure et biodiversité (Fig. 5). Les plantations d’hévéas s’y sont aussi largement développées, occupant plus particulièrement le haut des versants et les sommets des interfluves.

1.3. Mala nadu, les hautes terres

12Les hautes terres (highlands) occupent 48 % de la superficie du Kérala. Situées à l’est, elles correspondent à la partie méridionale de la chaîne de montagnes des Ghâts qui individualisent la bordure occidentale de l’Inde des plaines et plateaux où les surfaces planes prédominent dans le paysage. Les Ghâts occidentaux sont un immense escarpement au relief dissymétrique, qui s’étend sur 1500 km depuis la vallée de la Tapti au nord de l’Inde, jusqu’aux environs de Cap Comorin à l’extrême sud de la péninsule. À l’ouest de la ligne de partage des eaux (en direction de la mer d’Oman), l’escarpement est marqué et la dénivellation importante. Les versants sont entaillés de vallées profondes. Vers l’est, les altitudes s’abaissent plus doucement et le relief est moins accentué. Au centre du Kérala, la trouée de Palakkad est la coupure majeure de cette chaîne. Ce secteur de faible altitude, large de 32 km et encadré de hauts sommets, est un lieu de passage, une zone de contacts et d’échanges privilégiés entre les États du Kérala et du Tamil Nadu. Topographiquement, deux parties peuvent cependant être distinguées parmi ces terres de haute altitude. La partie orientale, également appelée high ranges est constituée par les Monts Sahyadri, d’une altitude de 1000 à plus de 2600 m, couverts de forêts denses. Ils constituent l’habitat traditionnel des Adivasis (terme qui désigne les peuples indigènes, les populations tribales). La partie occidentale (Fig. 6), moins élevée et plus peuplée, fait transition avec la région des collines. Cette chaîne offre un relief contrasté aux fortes dénivellations, avec ses grands blocs et plateaux aux versants disséqués par des gorges et des vallées profondes et encaissées. Elle constitue l’élément structurant majeur du paysage kéralais. Elle sert aussi de ligne de partage des eaux, et c’est un peu à l’est de la ligne de crêtes que se situe la frontière séparant le Kérala de l’État du Tamil Nadu.

13Avec 15 % de la population kéralaise, cette région a une densité moyenne de 170 habitants/km2. Dans ce secteur intérieur moins peuplé, les villes se font plus rares et plus petites (la seule agglomération urbaine d’importance des highlands est celle de Palakkad). Nombreux sont par contre les villages tribaux. L’habitat reste dispersé (même si l’on peut parfois rencontrer quelques zones d’habitat groupé à proximité de la frontière du Tamil Nadu).

14Bien que la culture du riz soit souvent pratiquée dans les fonds de vallées encaissés, et que les versants soient occupés par une grande variété de cultures, les hautes terres restent avant tout le domaine des forêts (décidues ou sempervirentes) et des grandes plantations (thé, café, ou cardamome et dans une moindre mesure d’hévéa). Les highlands sont même considérées comme l’une des plus importantes régions de plantations de l’Inde, et la plus variée. Celles d’hévéas se localisent en priorité à proximité des terres de moyenne altitude. Elles sont souvent séparées des plantations de thé, qui se localisent sur les plus hauts versants, par des zones forestières. La canopée forestière est utilisée, quant à elle, dans des plantations de type agroforestier, pour faire de l’ombrage au café, mais surtout à la cardamome.

15Tous ces types de plantations forment des espaces bien individualisés. Les jardins familiaux (Fig. 7) occupent l’espace cultivable restant disponible entre les plantations et les zones forestières. Les principales composantes de ces jardins sont ici le poivre, le manioc, le bananier, le café, divers arbres fruitiers, et dans une moindre mesure (du fait de l’altitude) le cocotier et l’aréquier dans les lieux les mieux exposés. L’agriculture et l’exploitation forestière sont les principales activités dans cette région.

2. Une composante arborée structurant lespace, reflet de pratiques sociales et agricoles ancestrales

16Quelle que soit la région du Kérala, l’arbre est ainsi une composante majeure dans toutes les unités paysagères, même en dehors des zones forestières : arbres d’ombrage protégeant des cultures commerciales (café, thé, cardamome) ou arbres plantés en monoculture (plantations d’hévéas notamment) et plus encore arbres divers cultivés en association avec d’autres cultures dans les systèmes agroforestiers (jardins familiaux et autres parcelles complantées d’arbres), dans les zones rurales.

Fig. 7. Jardin familial dans les hautes terres (cliché Guillerme/CNRS)

Fig. 7. Jardin familial dans les hautes terres (cliché Guillerme/CNRS)

17Dans la culture kéralaise, l’arbre est un élément patrimonial essentiel (Guillerme 2005). Ces systèmes agroforestiers, fondés sur la composante arborée, associant nature et société, expriment une longue et intime relation de la population avec son environnement. À ce titre, ils peuvent être considérés comme des « paysages culturels » (en tant qu’ouvrages combinés de la nature et de l’homme, pour reprendre la définition donnée par l’Unesco en 1992).

2.1. Un mode d’implantation humain particulier

18En Inde, le Kérala fait figure d’exception à bien des égards (Fig. 8) et l’importance accordée aux arbres est l’une de ses particularités. Sreedhara Menon (1988) envisage la configuration topographique de cet État comme un facteur ayant concouru à son développement particulier. Certes, la présence imposante des Ghâts (barrière montagneuse offrant de rares voies de passage) a conféré aux territoires qui allaient former l’État du Kérala après l’Indépendance du pays un trait d’insularité par rapport au reste du sous-continent indien. Par ailleurs, grâce à leur importante façade littorale (590 km), ces territoires se sont très tôt tournés vers la mer, entretenant des contacts continus (commerciaux et culturels) avec les pays riverains de l’Océan Indien dès l’Antiquité. Les coutumes sociales particulières de cet État ont également joué un rôle majeur dans le mode d’implantation humain et les paysages, l’habitat dispersé étant la règle et l’arbre sa composante de base.

19Traditionnellement, les Kéralais implantent leur habitation au centre de leur parcelle (sur des hauteurs naturelles ou sur de simples buttes de terre), les maisons étant ainsi plus ou moins dissimulées les unes des autres par les nombreux palmiers et arbres divers des jardins familiaux qui les entourent. Cependant les dalits (terme qui désigne les intouchables indiens), dont le contact rituellement polluait les castes qui leur étaient supérieures, vivaient autrefois à proximité des champs sur lesquels ils travaillaient, dans des huttes regroupées et éloignées des habitations des autres castes (Randhawa et Nath 1961). Le principe de « pollution » (par contact ou simple proximité) des hautes castes par les basses castes, et les rituels de purification qui lui sont liés, ont influencé l’implantation humaine au Kérala, les hautes castes s’établissant loin des lieux où la « pollution » des basses castes était à craindre (Ansari 1970). Cette crainte et la pratique de purification par l’eau, qui existent également dans le reste de l’Inde, avaient pris un caractère exacerbé au Kérala (Linschoten 1885), ce qui explique également en partie que dans chaque propriété les gens faisaient construire un tank (réservoir d’eau) ou un puits. Le paysage agricole du Kérala, où la diversité des cultures se traduit par un paysage à l’aspect de mosaïque, reste de nos jours largement influencé par ce caractère traditionnellement dispersé de l’habitat, spécificité de cet État dans un pays où l’habitat est habituellement groupé.

Fig. 8. Indicateurs socio-économiques (Department of Economics and Statistics, 2005 ; Census of India, 2001)

% de la superficie du pays, 2001 Kérala
1,18
Inde
% de la population du pays 3,5
Densité de population (hab./km2), 2001 819 324
Nombre d’habitants par ha de terre cultivée, 1995 9,6 4,9
Taux de croissance démographique (1991-2001) 9,42 21,34
Taux d’alphabétisation(%), 2001 91 65
Sex ratio, 2001 1058 933
Population en dessous du seuil de pauvreté(%), (1999-2000) 12,02 36
Superficie cultivée nette (% de la superficie totale) (2000-2001) 56,78 43,45
Taille moyenne des exploitations (ha), (1996-1997) 0,32 1,48
Proportion d’agriculteurs dans la population active(%) 13,2 41,5
Production de céréales, kg par habitant et par an (2000-2001) 23,88 167,4
Superficie totale irriguée (% de la superficie totale cultivée) (2000-2001) 15,15 38,14
Superficie en cultures vivrières (% de la superficie agricole totale) (1986-1987) 24,4 71,9
% des agriculteurs dans la population active, 2001 8,99 40,75

2.2. Des paysans de l’arbre

20D’une façon générale, tous les agriculteurs kéralais privilégient les ligneux en tant que cultures aux exigences limitées. Lorsque l’exploitation est de taille très réduite, ils utilisent essentiellement les arbres dans le cadre d’associations agroforestières. Celles-ci sont pratiquées dans tous les types d’exploitation, mais des distinctions apparaissent cependant entre les jardins familiaux qui entourent l’habitation et les parcelles agroforestières éloignées de celle-ci. Les études kéralaises menées sur les systèmes agroforestiers de l’État restent très floues quant à la définition même d’un jardin familial (homestead garden), utilisant dans la majorité des cas « jardin familial » comme synonyme d’« exploitation agricole » (farm). Certes, dans la grande majorité des cas, la superficie moyenne des exploitations étant très réduite, ces deux termes peuvent effectivement désigner la même entité. Mais le jardin familial ne représente qu’une partie de l’exploitation quand celle-ci comporte plusieurs parcelles. Les différences de biodiversité et d’implantation des végétaux selon les parcelles (en fonction de leur proximité ou de leur éloignement par rapport à la maison familiale et donc au jardin familial) sont la traduction spatiale des stratégies des agriculteurs (Guillerme 1999). Les systèmes agroforestiers des jardins familiaux constituent avant tout un espace de vie pour la population kéralaise. Les arbres y sont un patrimoine et le choix des espèces arborées présentes sur ces parcelles a un caractère éminemment culturel, bien que les considérations économiques ou agronomiques soient également importantes.

21En relation avec la pénurie de terre contemporaine, le système agroforestier des jardins familiaux est généralement décrit comme le mode d’utilisation du sol privilégié par les petits propriétaires, leur permettant de tirer profit des surfaces très restreintes dont ils disposent : n’ayant pas de place « horizontalement », ils exploitent au maximum l’espace « vertical ». La préférence est accordée aux arbres (ou variétés) qui prennent peu de place. Cette gestion de l’espace intègre non seulement les qualités physiques de la parcelle et les particularités du matériel végétal planté, mais prend aussi en compte les spécificités des parcelles adjacentes. Des modifications dans la taille de l’exploitation s’accompagnent de changements dans le système de culture ; mais une intensification ne signifie pas forcément mettre plus d’arbres (en tout cas pas seulement), c’est aussi mettre d’autres arbres (ayant une productivité supérieure, ou encore permettant de réaliser certaines économies par limitation du coût de production).

2.3. Une préférence en faveur des arbres à usages multiples

22Quand malgré tout l’espace vient à manquer, le matériel végétal conservé est fonction des divers usages possibles, de ses caractéristiques agronomiques (encombrement, ombre, fragilité), des travaux nécessaires à l’entretien et des revenus ou produits directement utilisables que le ménage espère obtenir. Pratiquement tous les arbres produisent du bois de feu, mais sont préférés ceux qui fournissent des fruits et du fourrage, de l’ombre, une protection et des engrais verts, qui améliorent le sol et peuvent être à la fois un moyen de subsistance et une source de revenu. Parmi les exploitants possédant suffisamment d’espace, ces arbres à usages multiples sont cependant concurrencés par l’hévéa dont le revenu quotidien permet d’acheter tout ce qui, autrefois, pouvait être produit sur l’exploitation, ainsi que certains aliments nouveaux et d’autres biens de consommation. Cependant, les exploitations étant de très petite taille et les besoins en numéraire des familles étant de plus en plus importants dans la société indienne contemporaine, les agriculteurs kéralais favorisent les espèces commerciales à forte valeur marchande (hévéa, café, poivre, épices…) au détriment des espèces vivrières. Mais ils sont de ce fait soumis aux aléas de la variation des cours de ces productions sur le marché national et international.

23Les agriculteurs n’évaluent cependant pas seulement les performances et inconvénients des différents systèmes de culture en fonction de paramètres économiques. Des considérations socio-culturelles et écologiques interviennent. L’agroforesterie est pratiquée sur toutes les exploitations car elle présente aux yeux des paysans divers avantages. Le principal intérêt des parcelles agroforestières est de procurer à la famille des produits très variés : dans les jardins familiaux les agriculteurs privilégient les végétaux qui vont procurer de quoi se nourrir, et dans une moindre mesure des produits à vendre et des sous-produits utiles (nourriture pour les animaux, combustible, bois d’œuvre…). Dans les jardins éloignés et les rizières converties, ils privilégient au contraire les plantes qui procureront un revenu. C’est cependant toujours la vocation de plantes et arbres à usages multiples qui prédomine, aucune essence ligneuse n’étant par exemple implantée dans l’unique but de fournir du combustible.

24Certains arbres ou plantes peuvent en outre avoir une importante valeur symbolique, ce qui est particulièrement le cas du cocotier, du manguier ou encore du neem (Azadirachta indica). D’autres arbres, comme le pipal (Ficus religiosa), ou plantes, comme le basilic (Ocimum sanctum), sont même considérés comme sacrés pour les hindous, et font l’objet d’une attention particulière. Tout végétal est donc considéré en fonction de ses atouts économiques, écologiques et culturels, et sera alors délibérément implanté, conservé ou détruit.

3. Une dynamique paysagère dans laquelle la place de la composante arborée perdure mais évolue

25Les paysages ruraux tels que nous pouvons les observer aujourd’hui sont bien sûr le fruit d’une très longue histoire agraire. L’existence de pratiques agroforestières est déjà attestée dans les écrits de plusieurs grands voyageurs qui accostèrent sur ces terres, parmi lesquels Marco Polo au XIIIe s., puis Ibn Battuta au début du XIVe s., qui relèvent la présence de jardins et d’un habitat dispersé à cette époque. Les changements importants qu’a connus le Kérala, tant au niveau économique que social, ont eu des conséquences sur les pratiques agraires et les paysages. Dans ce processus historique, l’agriculture de subsistance qui prévalait s’est de plus en plus tournée vers une agriculture commerciale, et l’on est peu à peu passé d’un système rural dans lequel dominaient la riziculture et la polyculture de subsistance, à un système qui valorise les cultures commerciales arbustives et notamment l’hévéa. Cette évolution s’est accompagnée de la fermeture des paysages et de l’apparition d’une mosaïque paysagère au maillage plus fin.

26Depuis le XIXe s., deux étapes majeures apparaissent dans le processus de commercialisation de l’économie agricole au Kérala : une première phase prenant fin à l’Indépendance de l’Inde, et une seconde phase qui couvre les cinq dernières décennies durant laquelle la commercialisation de l’agriculture kéralaise prend une nouvelle dimension.

3.1. Une érosion rapide des paysages forestiers au profit des grandes plantations

27Des changements paysagers importants dans cette région ont eu lieu durant la période coloniale. Au début du XIXe s., le développement des cultures de plantation et l’exploitation forestière ont concerné l’ensemble des Ghâts. Dans la région de moyenne altitude, la plus grande partie des arbres fut abattue au profit de la culture du manioc dans un premier temps (Kesava Panikar et al. 1979). Les Anglais ont par ailleurs cherché à intensifier l’exploitation des zones forestières, situées sur les Ghâts et leur piémont, qui fournissaient à l’exportation des essences recherchées, telles que le teck ou le bois de rose.

28À partir des années 1860, l’État a encouragé le développement des plantations auprès des autochtones ainsi que des compagnies coloniales qui ont pu se procurer de grandes surfaces de forêt (Jeffrey 1976). L’extension des surfaces en plantations a aussi été favorisée par l’abolition du monopole du poivre en 1860 et par la construction de routes dans les zones montagneuses qui a facilité leur accès. Varghese (1979) met également d’autres facteurs en avant, tels que l’augmentation du prix des cultures de plantation, la diversification des moyens de transports, le développement des possibilités de crédit, les disponibilités en main-d’œuvre bon marché ou encore l’afflux de capitaux étrangers qui, selon lui, ont contribué à l’expansion des grandes plantations.

29Parallèlement, la mise en culture de terres incultes et de forêts a aussi conduit à la migration d’un grand nombre de paysans des plaines des régions sud du Kérala (le Travancore) vers le nord du Kérala (le Malabar) et les hautes terres de l’est. Nombreux entre 1930 et 1950, ces migrants s’installaient dans ces régions pour démarrer une plantation ou pour travailler en tant qu’ouvrier agricole (Tharakan 1976). Devenus exploitants, ils établissaient sur une partie des terres déboisées le même type de systèmes agroforestiers qu’ils pratiquaient dans leur région d’origine.

30Après cette période de croissance régulière de son agriculture, le Kérala, dont l’économie était très étroitement liée au développement du marché international, n’a pas échappé à une période de dépression dans les années 1930 (Lieten 1975). L’économie s’est ensuite graduellement remise de cette période de crise, et s’en est suivi un développement accéléré des cultures commerciales. Le gouvernement colonial a largement influencé l’évolution agricole de cette époque et apparaît en partie responsable du développement de ces cultures.

31Son impact s’est exprimé de façons diverses entre les provinces du Malabar (au nord du Kérala, sous tutelle directe de l’Empire Britannique) et celles de Travancore et Cochin (au sud de l’État, territoires princiers soumis à l’autorité des Britanniques mais pas directement gouvernés par eux). S’il en a résulté des stratégies différentes afin de répondre à la demande coloniale en produits agricoles, ces statuts politiques différents n’ont pas contribué à détruire les systèmes agroforestiers du Kérala qui florissaient depuis des siècles. Leur composition va cependant ensuite se modifier durant la période post-indépendance.

3.2. L’accentuation de la déforestation jusque dans les années 1970

32Durant la longue période de l’occupation coloniale, malgré le processus de commercialisation de l’agriculture qui s’est renforcé au fil des siècles, il semble que le caractère « commercial » de l’économie régionale soit resté surtout le fait des plantations de type colonial et des grands propriétaires fonciers. Les petits paysans tenanciers vivaient quant à eux essentiellement en autosuffisance sur les terres qu’ils exploitaient (Kurien 1994).

33Jusque dans les années 1950, pour faire face à la croissance démographique, de nouvelles terres ont été mises en culture, éliminant ainsi le couvert forestier naturel au profit d’associations de cultures annuelles et pérennes plutôt extensives. La construction de routes a favorisé l’expansion agricole. Aussi jusqu’au début des années 1970, l’augmentation de la production agricole du Kérala résultait essentiellement de la mise en culture de nouvelles terres, notamment forestières. Entre 1940 et 1970, environ 3450 km2 de forêts ont été déboisés pour divers usages (agriculture, irrigation, habitat), diminuant la superficie en forêts d’environ 27 % durant cette période. Si le déboisement était associé principalement au développement des plantations durant la période coloniale, il est dans un second temps la conséquence directe de l’expansion agricole et des autres activités économiques, en relation avec la croissance démographique. La « faim de terre » a poussé de nombreuses familles à émigrer dans les montagnes en quête d’espace à déboiser pour cultiver (Sivanandan et al. 1985). Les plantations d’hévéas se sont substituées aux forêts situées dans les zones de basse altitude, alors que les forêts d’altitude supérieure à 500 m ont été remplacées principalement par des plantations de thé, café ou cardamome. Cette expansion des superficies cultivées au détriment de la forêt n’est pas sans conséquences sur l’environnement (glissements de terrain en particulier) ce qui affecte en retour l’agriculture (Chattopadhyay 1985, Sivanandan et al. 1985).

3.3. Le développement des paysages mosaïque actuels

34Dès le milieu des années 1970, l’essentiel des terres considérées cultivables de l’État est mis en culture. Depuis, les parcelles agroforestières des terres exondées sont aménagées de façon plus intensive : les exploitants conservent prioritairement les espèces à usages multiples et augmentent leur densité d’arbres, voire remplacent ces arbres par de l’hévéa. Les possibilités d’expansion de l’espace cultivable étant devenues très difficiles, l’augmentation de la production agricole après les années 1970 est due à l’augmentation de la productivité, facilitée par la Révolution verte qui se met en place en Inde dans les années 1960.

35Cette intensification a cependant plus concerné les terres exondées que les terres inondables, malgré les progrès techniques apportés par la Révolution verte qui avaient notamment permis à la riziculture d’enregistrer des progrès de la productivité. En effet, depuis le milieu des années 1970 la riziculture kéralaise est en crise, notamment du fait du prix de vente très faible de cette céréale alors que parallèlement le coût des intrants et de la main-d’œuvre augmente, ce qui contribue à rendre cette culture non rentable. La superficie rizicole totale connaît un net déclin : réduction de 39 % en l’espace de 18 ans, entre 1974-1975 et 1992-1993. Les terres rizicoles sont peu à peu converties en d’autres cultures, notamment en systèmes agroforestiers à base de cocotier, ou en monocultures de manioc ou bananier (Unni 1981, Guillerme 1997). Elles sont également utilisées pour des besoins non agricoles, principalement transformées en terrains à bâtir près des centres urbains et dans les basses terres (où le prix du foncier ainsi que les densités de population sont particulièrement élevés).

36La dispersion de l’habitat a malgré tout subsisté, malgré l’essor démographique de l’État et la très forte pression sur les terres qui se traduisait par une diminution de la taille des exploitations agricoles. Sous l’influence de la croissance démographique et de l’érosion du système traditionnel de la famille indivise, les propriétés sont fragmentées. Sur ces nouvelles propriétés, dont la taille moyenne est de plus en plus réduite, les habitations continuent à être construites au centre et entourées d’un jardin familial agroforestier. Cette évolution laisse subsister un habitat dispersé dont le maillage s’est resserré au fil du temps, particulièrement dans les basses terres. Les zones planes et les versants doux sont des sites recherchés, mais les abords des routes sont restés les sites les plus attractifs. La valeur du foncier a augmenté rapidement, incitant les conversions de rizières en terrains à bâtir, ce qui réduit la superficie agricole utilisée.

Conclusion

37Au Kérala, l’arbre est un élément du paysage essentiel et les paysages arborés peuvent être considérés comme un héritage culturel. Les systèmes agroforestiers kéralais actuels sont le résultat d’un compromis entre une adaptation au marché international et la continuité de la tradition. Le rôle du « fait culturel » est à considérer dans la création de ces paysages ruraux et de ses composantes (organisation sociale, mode de possession du sol, technique de culture, croyances religieuses). Ainsi, les jardins familiaux en particulier sont des espaces sociaux tout autant que des espaces économiques. Ils sont un patrimoine, un espace de vie, alors que les autres parcelles d’une exploitation sont avant tout des lieux de production. Les pratiques agricoles reflètent cette dichotomie quand les exploitations sont composées de plusieurs parcelles. La minutieuse gestion spatiale des terres est ainsi le miroir d’une société qui se transforme. La composition de la couverture végétale, la densité des peuplements, le mode d’utilisation sont chargés de signification écologique, économique, et sociale. Ils donnent des informations sur la nature des sociétés rurales et sur la différentiation de l’espace qu’elles ont réalisé. Le peuplement arboré apparaît alors comme le révélateur de la stratégie que chaque société conduit à l’égard du milieu où elle est insérée, et doit être considéré dans sa dynamique.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. Carte des unités paysagères du Kérala, d’après les données du Census 2001 (Government of Kerala) et du Kerala State Land Use Board (2002) (Guillerme/CNRS)
URL http://books.openedition.org/pufc/docannexe/image/43300/img-1.jpg
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Titre Fig. 2. Paysage des basses terres, où prédomine le cocotier (cliché Guillerme/CNRS)
URL http://books.openedition.org/pufc/docannexe/image/43300/img-2.jpg
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Titre Fig. 3. Associations multistratifiées sous plantation de cocotiers dans les basses terres (cliché Guillerme/CNRS)
URL http://books.openedition.org/pufc/docannexe/image/43300/img-3.jpg
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Titre Fig. 4. Paysages des midlands (cliché Guillerme/CNRS)
URL http://books.openedition.org/pufc/docannexe/image/43300/img-4.jpg
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Titre Fig. 5. Jardin familial dans les terres de moyenne altitude (cliché Guillerme/CNRS)
URL http://books.openedition.org/pufc/docannexe/image/43300/img-5.jpg
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Titre Fig. 6. Paysage des hautes terres (cliché Guillerme/CNRS)
URL http://books.openedition.org/pufc/docannexe/image/43300/img-6.jpg
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Titre Fig. 7. Jardin familial dans les hautes terres (cliché Guillerme/CNRS)
URL http://books.openedition.org/pufc/docannexe/image/43300/img-7.jpg
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Auteur

GEODE (UMR 5602 CNRS), Maison de la Recherche, 5 allées A.-Machado, F- 31058 Toulouse cedex 9

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