« Une respiration se déploie depuis les assises de la matière verbale. »1

1L’entrée en « Combétude » a quelque chose de la traversée des paysages forestiers, obscurs et transparents par éblouissements nocturnes, suspendus hors du temps et pourtant comme enfouis, au creux d’une mémoire, inscrits dès le premier instant pour celui qui s’y est développé. Ce sont des paysages qui dévident une matière faite de silences et d’intensités éclatées et rocailleuses, se détachant les uns sur les autres dans une persévérance de l’être à trouver son assiette ; un paysage ne se regarde pas d’abord, nous rappelle le poète, mais s’écoute, un paysage auquel depuis la première heure (le premier heurt ?), il appartient et qui lui appartient.

2Car c’est de cela qu’il s’agit et de rien d’autre : amener cette « part obscure et mutique des sensations à la transparence de la conscience par le verbe ». D’un texte à l’autre, la langue se fraie le chemin de cette exploration initiale, en en variant les modes sinon les motifs. Mais, à vrai dire, le centre et le chemin vers ce centre sont quasiment indiscernables, comme si l’élan ou la résistance était ce qui définissait le mieux ce dont il est question : une application continue à saisir cette « sphère enfouie de rêves et d’obsessions »2. La littérature n’est qu’un des moyens pour fixer, transcrire ce que ces expériences ont tracé en profondeur dans la sensibilité du sujet, mais non des moindres.

3Les pointes qui ont marqué ce grand manuscrit sensible qu’est l’expérience dans son déroulé vivant, ces pointes pourraient s’énumérer en vrac dans le grand répertoire indélébile des sensations : celles du grand théâtre de l’Église catholique, tout d’abord, avec ses scènes et ses actes, flamboyant, rythmant la vie naissante, structurant déjà au feu de sa croix, délimitant les sphères du bien et du mal à l’aune parfois féroce de sa définition du monde. Viennent alors les vrilles des peurs et des angoisses, des interdits liés aux jouissances secrètes et à la recherche de ce qui pourrait échapper aux entraves implacables de la Loi. Puis se sédimentent les premières rêveries à partir de ce qui échappe au carcan religieux, les dictionnaires (Grand Larousse illustré), livres scolaires, collections de cartes reproduisant quelques tableaux de la Renaissance, de Rembrandt, du Titien, de Rubens, de Delacroix, ces peintres qui donnent si généreusement à contempler des chairs que la religion interdit d’envisager. Double mouvement, par conséquent, de regard et de détour qui structure déjà la marche de l’enfant dans le paysage lyonnais et dans la vie, « ce terreau d’existence dans lequel se confondent l’imaginaire et le sensible »3. Place essentielle de la nature enfin, des marais, des eaux stagnantes et des bois sombres qui donnent à voir en miroir la fixité paradoxale, déjà, de ce qui se construit : avancer, découvrir, et se terrer dans un mouvement complice et contradictoire. Mais tout cela n’est que l’écrin où vient se ficher l’éros dans sa puissance lancinante, brassant sans fin sa danse de vie et de mort qui taraude au-dedans tous ces corps en attente. De quoi ? De ce qui sourd comme depuis les premiers gestes, pulsion sans âge de la vitalité naissante promise à la déréliction, mais cherchant frénétiquement l’échappatoire extatique.

4Chaque récit suit alors une figure qui s’ajoute, dans sa singulière prédilection pour la « soumission aux rituels qui remplissent la vie », à un splendide monument du silence et du secret. Chacune a sa manière de construire une légende du présent dans un théâtre où la répétition est la règle et où la première fois ne figure que le début d’une intemporelle série, dans une persévérance abyssale. Car deux deuils rodent : celui de l’éternité, si Dieu fait défaut, s’il y a le défaut d’un Dieu, mais aussi celui du temps, dans sa succession du passé au futur, dans son déroulé d’histoires ou d’Histoire avec sa grande hache, comme on dit. Les figures successives de personnages qui composent ce monde, n’ont pas d’histoire à proprement parler mais une existence éclatante de puissances mythiques, concentrant en elles toute la force du rêve et de l’imaginaire. Car ce temps, comme le dit le poète, ne conduit l’être nulle part ailleurs qu’au centre de lui-même.

5Ces figures persistent, chacune dans sa singularité, comme la manifestation toujours recommencée d’un rituel sans âge fixé selon ses règles propres, enfermée dans une intimité protégée, à la géographie de son désir. Et c’est un désir sans mesure, qui ravage, qui emporte et anéantit dans la nudité absolue d’une matière vivante vouée « au scandale irréductible ». Et nous, lecteurs vacillants dans cette contrée aux abords parfois redoutables par l’étrangeté implacable et cruelle, nous arpentons ces parages, hébétés ou comblés à la recherche de la pierre de touche de cette chiquenaude initiale.

6Et nous croyons entendre le roi des Aulnes murmurer : Woher ? Wohin ?…