1Avec le vieillissement des populations, la part des maladies chroniques liées à l’avancée en âge, des maladies dégénératives telles que les cancers, des maladies cardiovasculaires ou encore des maladies neurodégénératives augmente. Il n’est pas rare, en outre, que les personnes âgées et très âgées2 présentent plusieurs maladies simultanées – on parle alors de situations de polypathologie ou de multimorbidité3. Dans ce contexte, la fin de la vie – que l’on distingue ici de la « fin de vie » entendue au sens clinique du terme4, s’avère être une période de l’existence marquée par une médicalisation croissante et, bien souvent, par des hospitalisations à répétition. Dans le cadre de ce chapitre, nous nous intéresserons spécifiquement aux prises en charges hospitalières qui adviennent à la fin de la vie, à l’occasion d’épisodes de crise ou de pathologies intercurrentes, dans le contexte d’états pathologiques chroniques. Lors de ces prises en charge, des décisions médicales sont prises, et les personnes âgées et très âgées souvent catégorisées, à l’aune de normes de santé et d’autonomie dont nous souhaitons ici le sens et la portée.

2De manière générale, le grand âge est largement abordé à l’aune de grilles de lecture qui opposent santé et maladie, autonomie et dépendance. Les discours médicaux et les représentations sociales liés au vieillissement sont à la fois ambivalents et complémentaires : d’un côté, le grand âge apparaît comme un âge de la vie abordé à partir de ses pathologies et du « risque » de dépendance qu’elles induisent. De l’autre fleurissent des conceptions, tant scientifiques que sociales, du « bien vieillir », qui associent le vieillissement « réussi » à la préservation de la santé et de l’autonomie, à la conservation de ses pleines capacités physiques, intellectuelles, ainsi que de son activité sociale (Crignon 2010, Balard 2013).

3Prenant acte de cette double tendance, nous déploierons notre réflexion sous l’impulsion de deux questions :

• peut-on se contenter, dans les prises en charges hospitalières et les décisions médicales qui jalonnent la fin de la vie, de conceptions uniformes de la santé et de l’autonomie qui étendent à la vieillesse les critères appliqués à d’autres âges de la vie5, au risque de ne l’appréhender, notamment lorsqu’elle s’accompagne de fragilités, de troubles, ou de maladies, que sous l’angle de la perte ?

• pour autant, ces états de fragilité et de polypathologie sont-ils toujours de tels démentis infligés à la santé et/ou à l’autonomie que leur considération, ou leur visée, dans les décisions et les pratiques de soin et d’accompagnement, ne fasse plus sens ? Quel sens donner alors à ces concepts ?

4Ces questions appellent à penser à nouveaux frais nos concepts de santé et d’autonomie à la lumière de ces états : ne peut-on pas faire place, plutôt qu’à des conceptions dichotomiques qui opposent santé et maladie, autonomie et dépendance, à une pluralité de conceptions de la « santé » et de « l’autonomie » – voire à des états intermédiaires qui ne sont ni l’une ni l’autre et peuvent pourtant être valorisés pour ce qu’ils sont – pour appréhender la vieillesse et la fin de la vie et le soin qui peut leur être apporté ? Par ailleurs, les normes sociales et médicales font-elles droit à l’expérience vécue du vieillissement en état pathologique chronique ? Les personnes âgées fragiles et/ou en état pathologique chronique peuvent-elles faire l’expérience de certaines formes de santé et d’autonomie malgré la gêne ou la souffrance, et la restriction de capacités induites par leur état ? L’interrogation philosophique sur les catégories qui jalonnent nos représentations du grand âge et de la fin de la vie n’est pas nouvelle. La philosophie apparaît comme une ressource pour appréhender la question de la vieillesse comme une « expérience vitale propre », qui ne saurait être évaluée seulement à l’aune de critères extrinsèques (Henry, Carvallo 2012). Elle permet aussi d’interroger, dans une visée compréhensive, le désir de longévité, en se demandant notamment si « désirer vivre longtemps, c’est rechercher à prolonger le cadre, les activités, les capacités de la vie adulte ou s’engager dans un âge particulier, qui recèle ses propres critères d’appréciation et désirable pour lui-même » (Gaille 2016, p. 151). Ici, notre démarche philosophique, qui se fonde à la fois sur un travail d’analyse conceptuelle et une démarche empirique « de terrain »6 (Dekeuwer 2020), consiste à mettre les concepts de santé et d’autonomie à l’épreuve de situations-limites afin d’en révéler les « angles morts »7. Nous souhaitons questionner la pertinence des grilles de lecture susmentionnées pour appréhender la fin de la vie, en particulier lorsqu’elles jouent comme critères et comme fins dans les prises en charge médicales hospitalières confrontées au risque de leur perte.

5La vieillesse, quand elle s’accompagne ainsi « de troubles, de déficiences et de maladies », interroge la distinction du normal et du pathologique, et, plus largement, « la fonction de la médecine » (Carvallo, Giroux 2015, p. 7). S’agit-il de guérir, de prévenir, de soigner, d’accompagner ? Cette interrogation invite à se pencher sur nos modèles de soin, de prises en charge et d’accompagnement de la fin de la vie et la place qu’ils font à la pluralité des fonctions que l’on peut attribuer à la médecine du grand âge. En outre, les situations spécifiques d’épisodes de crises dans le contexte de situations de polypathologies engagent des temporalités multiples, complexes et intriquées, qui viennent compliquer les prises en charge et les décisions médicales, et brouiller les frontières entre les différentes visées du soin. L’attention prêtée aux situations de prises en charge hospitalières de personnes âgées fragiles et/ou polypathologiques permet de pointer les insuffisances des conceptions médicales et sociales de la santé et de l’autonomie pour saisir la complexité et l’épaisseur de ces situations, mais également de modèles de soin et de prises en charges hospitalières parfois strictement curatives, qui rejetteraient hors du soin tout ce qui excède le point de vue strictement biomédical et ne font pas de place à l’enchevêtrement des temporalités qui font la complexité de ces états. Un tel constat8 nous amènera à faire émerger une proposition conceptuelle, à partir des ressources philosophiques que sont les conceptions des états de santé et des états pathologiques de Kurt Goldstein et de Georges Canguilhem : celle de concevoir quelque chose comme la « latitude de vie » des personnes en état pathologique durable, pour lesquelles l’autonomie et la santé entendues au sens strict ne sont plus l’horizon. À celle-ci fait pendant une proposition pratique : celle de faire de la préservation, de l’aménagement ou de la restauration d’une telle « latitude » un horizon pour la pratique médicale confrontée à de tels états pathologiques durables et incurables. Une telle proposition prend tout son sens dans le contexte de la « fin de la vie » envisagée comme une période de l’existence marquée par différentes formes de fragilité et, parfois, de l’ancrage de la maladie dans la vie. Nous verrons que la notion de latitude comporte une double dimension, à la fois spatiale et temporelle, permettant d’envisager la santé et l’autonomie à la fin de la vie comme des rapports spécifiques au milieu et à l’avenir.

6Les différentes manières d’appréhender la santé et l’autonomie suscitent des logiques de soins et d’accompagnement plurielles. Cela engage, dès lors, une réflexion sur nos modèles de soin et la possibilité de formes de « pluralisme » en leur sein, c’est-à-dire sur la possibilité d’une coexistence de plusieurs formes de soins et d’accompagnement9 au sein de la médecine, et en dehors d’elle. Les questions qui émergent concernent tant l’articulation des différentes approches médicales dans les prises en charges hospitalières des personnes âgées fragiles et polypathologiques que l’articulation du « médical » et des relations d’aides, de soin et d’accompagnement qui excèdent le champ de la médecine.

Santé et autonomie dans le champ gériatrique

7Proposer une réflexion sur les catégories de santé et d’autonomie pour aborder « la fin de la vie » peut sembler paradoxal. Santé et autonomie apparaissent pourtant comme des paradigmes sociaux (Hunyadi 2009) qui s’étendent à (presque) tous les âges de la vie (Klein 2008 ; Ménoret 2015 ; Camus 2019). L’une et l’autre sont en particulier mobilisées pour appréhender tant la vieillesse que les états pathologiques « chroniques ». Elles sont, dans ce contexte, fréquemment assimilées l’une à l’autre et jouent comme des normes de soin.

8Les conceptions de la santé et de l’autonomie, dans le champ gériatrique, engagent différents sens de la « norme » : l’on trouve ainsi, dans un ouvrage sur le « grand âge » qui s’adresse « aux sujets âgés » et « aux professionnels de soin », la définition suivante : « un sujet [âgé] est considéré en bonne santé, s’il est capable physiquement et psychiquement de rester autonome, s’il remplit les rôles qu’on attend de lui. Inversement, un sujet est handicapé si la maladie lui interdit l’accomplissement d’un rôle normal, compte tenu de son âge, de son sexe et de ses habitudes sociales et culturelles » (Arbuz 2003, p. 289). Cette définition appelle deux remarques : d’une part l’autonomie évoquée ici prend le sens de l’autonomie fonctionnelle, entendue comme capacité à effectuer seul les actes de la vie quotidienne. Ce sens fonctionnel de l’autonomie s’étend du champ des capacités physiques et locomotrices à celui des capacités « psychiques » et notamment à celle de prendre des décisions. L’autonomie, dans ce contexte, a le sens d’une indépendance dont la préservation est alors largement assimilée à la conservation de la santé. D’autre part, une telle définition n’est pas sans rappeler, à certains égards, l’approche dite « biostatistique » (Boorse 1975) selon laquelle les normes de fonctionnements physiologiques de la vieillesse sont déterminées « à partir des niveaux de fonctionnement les plus fréquents dans cette classe d’âge » (Giroux 2015, empl 577). Elle renvoie la santé à une norme statistique.

9Santé et autonomie apparaissent en outre comme des notions centrales dans la conception du « bien vieillir » telle qu’elle est véhiculée par le modèle scientifique dominant (Crignon 2010 ; Carvallo 2015). Ainsi que l’écrit (Balard 2013, p. 78), dans le modèle décrit par (Rowe, Kahn 1987), il s’agit, pour réussir son vieillissement, « d’éviter (ou de repousser) les maladies et le handicap, de maintenir un bon fonctionnement physique et mental et de continuer à être socialement engagé ». Santé et autonomie deviennent ainsi des indicateurs du bien vieillir. Dans une logique de prévention, l’on s’appuie alors largement sur cette notion de vieillissement « réussi » afin de promouvoir un vieillissement « en bonne santé » et tenter de retarder l’émergence de la fragilité ou de la polypathologie et l’entrée – corrélative – dans la « dépendance »10. Cette notion vient parfois définir un idéal de santé et d’autonomie au grand âge : s’il n’est pas « normal » d’un point de vue descriptif, le vieillissement réussi fonctionne alors comme une « norme prescriptive » (Carvallo 2015), au risque de stigmatiser les individus ne répondant pas à la norme, soit-elle un idéal et non une norme statistique11.

10Car le vieillissement du plus grand nombre, selon les données épidémiologiques, est un vieillissement avec pathologies et restrictions d’activités : l’accroissement de la longévité s’accompagne invariablement de limitations fonctionnelles et cognitives12 (Robine 2016). Dans ce contexte, la santé et l’autonomie demeurent bien souvent les critères à l’aune desquels sont mesurées les pertes. Dans de nombreux cas, l’irruption de la maladie et la perte d’autonomie qu’elle occasionne viennent motiver l’intervention médicale, qui visera alors à les restaurer. Dans le contexte de la fin de la vie, il apparaît important d’arrêter la réflexion sur le sens que l’on accorde à ces deux notions, notamment lorsqu’elles jouent comme finalités de l’action médicale. En effet, même dans le champ gériatrique, il n’est pas rare que ces deux notions soient mobilisées dans des sens restrictifs, la santé étant conçue comme absence de maladie ou comme capacité fonctionnelle et l’autonomie comme indépendance fonctionnelle.

11La santé et l’autonomie, entendues notamment dans leurs sens fonctionnels, trouvent ainsi une place dans certaines prises en charges médicales qui adviennent « à la fin de la vie », qu’il s’agisse d’évaluer l’efficacité d’une prise en charge ou encore d’évaluer l’état général d’un patient âgé avant de prendre une décision thérapeutique, comme c’est le cas, par exemple, des évaluations oncogériatriques. Celles-ci sont destinées à étayer et individualiser le savoir médical en essayant de préciser le rapport bénéfice-risque d’un traitement oncologique en fonction des caractéristiques individuelles du patient, au moyen d’une évaluation dite « globale », prenant en compte les problèmes physiques, psychiques et sociaux qui l’affectent. Ces évaluations mêlent des considérations relatives à la santé et à l’autonomie comme autant de critères qui permettent de déterminer dans quel « type de vieillissement » se situe la personne. Si les nomenclatures peuvent varier, l’on fait alors généralement une distinction entre différents types de patients âgés : les patients « autonomes », les patients « vulnérables », les patients « fragiles » (Balducci, Extermann 2000). Cette topologie vise à préciser, même si elle ne se substitue évidemment pas au jugement clinique, la stratégie thérapeutique la plus adaptée au « patient ». Les limites d’une telle approche résident, selon nous, dans son caractère réductionniste : la santé et l’autonomie y sont largement évaluées au travers de scores et d’échelles. Ces évaluations servent une typologie qui, si elle a son utilité sur le plan clinique, contribue à promouvoir des concepts normatifs de santé et d’autonomie qui déterminent ce qu’est un vieillissement « normal », ou « réussi ». Ainsi, dans la classification de Balducci, la catégorie des patients « autonomes » est parfois associée à la notion de vieillissement « réussi ». Dans le champ gériatrique, santé et autonomie deviennent ainsi des normes ou des critères au regard desquels l’on évalue tant les personnes que les prises en charge. Ces critères deviennent parfois déterminants dans les décisions médicales, au détriment d’autres approches qui, notamment, feraient droit à l’expérience vécue du vieillissement, ainsi qu’à des formes de santé et d’autonomie qui se maintiennent, même de façon précaire, malgré la fragilité ou la maladie et les différentes formes de dépendance13 qu’elles peuvent induire.

12Nous verrons que les situations de polypathologies et de fragilité qui jalonnent la fin de la vie appellent, plutôt que – ou en complément – des approches standardisées, quelque chose comme une « clinique de la fragilité », attentive aux trajectoires individuelles du vieillissement et à leur grande variabilité. Elles appellent également à repenser santé et autonomie à cet âge de la vie, et à redonner à ces concepts une certaine épaisseur, jusque dans leurs usages médicaux.

La prise en charge hospitalière des personnes âgées fragiles et/ou polypathologiques à l’occasion d’un épisode de crise

13La polypathologie et la fragilité gériatrique constituent des situations cliniques complexes, et des états « limites » qui se situent bien souvent au carrefour de l’aigu et du chronique, du curable et de l’incurable, du normal et du pathologique. De ce fait, elles interrogent chacune de ces alternatives et les pratiques de soin qui leurs sont liées. Les prises en charges hospitalières de malades polypathologiques ou de personnes âgées fragiles, pour des épisodes de crise (une chute et ses conséquences, par exemple) ou des pathologies intercurrentes aigues (comme un épisode infectieux), mettent ainsi à l’épreuve les logiques strictement « curatives » ainsi que les approches diagnostiques et thérapeutiques qui se font sur le mode de la gestion de crise au risque de perturber des ajustements antérieurs déjà précaires. En tant que tel, le soin de ces personnes âgées fragiles et/ou polypathologiques met la médecine hospitalière hypers-pécialisée, segmentée en spécialités d’organes et fondée sur des données probantes14 face à ses limites : ces situations appellent, en effet, une approche à la fois systémique, globale et coordonnée, ainsi que, bien souvent, une approche clinique attentive à la singularité de situations cliniques souvent complexes et multidimensionnelles, qui engagent des temporalités multiples et enchevêtrées.

14Ainsi, d’une part, la polypathologie chez les personnes âgées ne peut se réduire à simple collection de maladies distinctes dont la prise en charge pourrait relever de diverses spécialités, mais appelle bien plutôt une approche que l’on dira « systémique », qui nécessite de considérer l’organisme comme un tout intégré. D’autre part, les situations de polypathologies engagent des temporalités multiples et imbriquées. La maladie, dans les situations de polypathologie, peut ainsi être vue comme « un processus où des épisodes critiques sont souvent suivis de moments d’accalmie ou d’apparent rétablissement, et ainsi de suite » (Meyers 2017, p. 30), mais où chaque épisode est cependant susceptible de mener au franchissement d’un nouveau palier, voire de faire entrer la personne dans ce que l’on appellera alors la « fin de vie », nécessitant alors une réorganisation de l’ordre des priorités thérapeutiques. De telles situations constituent des formes de chronicité bien souvent « instables » (Dreuil, Boury 2010), ponctuées d’épisodes de crises qui nécessitent une hospitalisation. Les prises en charge hospitalières de ces épisodes aigus se font généralement sur le mode de la gestion de crise – l’épisode de crise représentant souvent un risque vital nécessitant une approche centrée sur le diagnostic et l’intervention thérapeutique. La difficulté, alors, est de combiner cette dynamique de gestion de crise avec la perspective plus globale – attentive à la personne et à son contexte de vie – qu’appelle la gestion de la polypathologie et sa temporalité complexe, dans des situations qui sont parfois des situations de plus ou moins longues fins de vies. De telles situations appellent donc une réflexion sur les finalités des actions thérapeutiques et un ajustement permanent des moyens employés pour les atteindre. Cela nécessite que l’on adopte une approche qui prenne en compte la complexité clinique induite par la polypathologie, et, au-delà de la dimension strictement médicale, les dimensions sociales et existentielles, afin d’ajuster les fins et les moyens de l’action thérapeutique au regard de l’évolution de la maladie, mais également de la volonté, des désirs ou des préférences de la personne, de ce qui compte pour elle et des possibilités concrètes qui s’offrent à elle. Cela crée des situations de décision médicale souvent complexes, tant sur le plan clinique que sur le plan éthique, qui ne sauraient se réduire à des décisions strictement thérapeutiques.

15Nous l’avons dit, de telles situations interrogent nos modèles de soin et les prises en charges hospitalières souvent sectorisées, hyperspécialisées, focalisées sur un organe ou une fonction. Dans ce contexte, des approches qui se réclament d’approches « globales » et « holistiques » telles que la médecine interne et la gériatrie, offrent une forme de réponse parfois plus adaptée à des situations et à des problèmes cliniques multidimensionnels. C’est également la conception « traditionnelle » des soins palliatifs comme prise en charge de la fin de vie stricto sensu qui est en question (Camus 2019 ; Mino et al. 2008). Certaines situations de polypathologies, appellent, lorsqu’elles sont ponctuées d’épisodes de crises qui adviennent à fin de la vie, un tissage d’approches curatives et d’approches palliatives qu’il s’agit alors d’envisager comme complémentaires.

16Nous avons évoqué, à côté des situations de polypathologie, celles de fragilité gériatrique. La fragilité gériatrique désigne un état précaire dans lequel les personnes, à l’occasion d’un événement aigu, risquent de connaître des pathologies en cascade et de basculer ainsi dans une forme de vieillissement que l’on qualifiera de « pathologique », qui appelle une forme généralement plus poussée de médicalisation. Toutefois, d’un point de vue clinique, la fragilité n’est pas une entité bien définie. Si elle est parfois caractérisée comme la diminution des capacités de réserve physiologique ou comme un syndrome de fragilité physique parfois assimilé à la sarcopénie, il y a dans certains usages du terme quelque chose qui excède la désignation d’un état physiologique : ainsi, certaines approches mettent l’accent sur la dimension psycho-cognitive et sociale de la fragilité, en prenant en compte les fonctions cognitives, le milieu de vie, les facteurs psycho-sociaux, etc. Comme les situations de polypathologie, les situations de fragilité gériatrique appellent bien souvent des approches thérapeutiques (au sens large du terme, qu’elles soient ou non curatives) plurielles et combinées, et une perspective globale susceptible de les intégrer. L’attention à la fragilité dans la prise en charge médicale des personnes âgées invite également à reconsidérer les relations entre santé et maladie et la visée de l’intervention médicale. Dans certaines situations, en effet,

« la finalité de l’intervention (des médecins) n’est pas, en effet, de combattre la maladie déclarée et de restaurer la santé [au sens d’absence de maladie]. Elle est plutôt de faire en sorte qu’un équilibre, même précaire ou imparfait, soit maintenu le plus longtemps possible entre un certain nombre d’agressions endogènes ou exogènes et les ressources mobilisables pour les neutraliser. Cette posture impose la recherche de la réponse la plus adéquate, du geste le plus juste, de la décision la plus appropriée, de savoir ménager la qualité de vie de la personne et l’expression de ses choix, d’agir sur son environnement, de lui proposer des thérapeutiques adaptées, de l’aider à sauvegarder ses relations personnelles. »
Dourlens 2008, p. 176

17Ainsi que l’écrit Christine Dourlens, la finalité n’est pas de restaurer la santé, entendue comme absence de maladie et d’incapacité. Cependant, cet équilibre, que l’intervention médicale tente de maintenir le plus longtemps possible, n’est-il pas, même lorsqu’il est précaire, un certain visage de la santé, une forme de santé dans la fragilité qui, sans s’y résumer, entretient des rapports étroits avec l’autonomie entendue en un sens pluriel ? Une telle conception de la santé a pour pendant une « clinique de la fragilité », telle qu’elle est approchée par l’auteure, qui ne saurait se réduire, de façon peut-être encore plus marquée ici que pour toute autre approche clinique, à une approche standardisée.

18La prise en charge des personnes âgées polypathologiques ou de personnes âgées fragiles à l’occasion d’épisodes de crise semble ainsi constituer une forme de situation-limite pour penser la santé et l’autonomie. Elles interrogent les grilles de lectures et les approches standardisées qui jalonnent la médecine du grand âge et mettent en évidence une tension : santé et autonomie entendues au sens strict ne sont plus l’horizon, et, pour autant, des formes de santé et d’autonomie demeurent. Il ne s’agit pas alors, après avoir critiqué la santé et l’autonomie comme normes ou comme critère de soin, de les réhabiliter en tant que finalités ultimes du soin et de la prise en charge médicale, mais de se donner un concept de santé, qui, loin de se résumer à l’absence de maladie ou au contraire à un sens maximaliste de la santé, exprime un rapport au monde qui inclut une part d’autonomie, mais ne s’y résume pas.

Une proposition conceptuelle, à partir d’une lecture croisée de Georges Canguilhem et de Kurt Goldstein : « latitude de vie » et latitude de décision

19Afin d’approcher une notion de santé plus riche que celle qui la résume à l’absence de maladie ou à la capacité fonctionnelle, il nous paraît pertinent de mobiliser les approches des états de santé et des états pathologiques que déploient Goldstein et Canguilhem (Goldstein 1940 ; Canguilhem 1966 ; 1965). Loin de les résumer l’une à l’autre, bien que la proximité de leur pensée doive être notée15, c’est leur mise en dialogue qui nous semble particulièrement féconde pour notre tentative de penser quelque chose comme la santé et l’autonomie à la fin de la vie, dans une période marquée par la fragilité. Nous verrons qu’explorer, à partir de certains de leurs écrits, l’idée d’une santé envisagée comme « latitude de vie » et en faire une visée du soin semble permettre de faire droit à des logiques de fins de vie plurielles, ainsi qu’à des logiques de soin et d’accompagnement qui ne réfèrent pas d’abord la santé et l’autonomie à une norme statistique ou à un idéal mais, prioritairement, à une « norme individuelle » et à un vécu individuel de santé. Si la santé et l’autonomie s’avèrent être constitutives de la latitude de vie, c’est alors en des sens élargis que le travail philosophique peut mettre à jour.

20La lecture croisée des textes de Canguilhem et de Goldstein, que nous ne ferons qu’esquisser ici et dont la richesse excède largement notre propos16, permet de faire émerger l’idée une forme de « latitude de vie » qui demeure malgré la fragilité et/ou la pathologie. Cette latitude se trouve, dans certaines situations de fragilité et de maladie, amoindrie, étroite, balbutiante, sans pour autant qu’en résulte un démenti radical infligé à la santé et à l’autonomie. Il s’agit alors, dans certains contextes, et notamment à la fin de la vie, de faire de cette latitude de vie, qui n’est, à strictement parler ni la santé, ni l’autonomie, une des visées, parfois la principale, du soin. C’est dans le contexte des maladies chroniques, de la polypathologie et de la fragilité – qui n’est pourtant pas celui dans lequel s’inscrit la pensée de Canguilhem – que s’ancre une telle idée, qui trouve une source d’inspiration féconde dans les écrits de Goldstein. Ce dernier, neuropsychiatre, s’intéresse d’un point de vue clinique, mais aussi anthropologique, à des patients atteints de lésions cérébrales, qui, à strictement parler, ne guériront pas, et étend son propos à tous types de maladies incurables et de situations pathologiques durables pour lesquelles la tâche de la médecine acquiert une portée spécifique (Goldstein 1971, p. 5).

21C’est cependant chez Canguilhem que se trouve la notion de latitude. Nous partirons donc des conceptions canguilhémiennes de la santé et de la maladie pour les discuter ensuite à partir d’une lecture de Goldstein. La notion de latitude apparaît de manière assez fugace dans l’œuvre de Canguilhem. Elle nous paraît cependant dotée d’une certaine vigueur philosophique. Dans l’article « Le normal et le pathologique », Canguilhem écrit : « la santé est précisément et principalement chez l’homme, une certaine latitude des normes de la vie et du comportement » (Canguilhem 1965). C’est cette idée d’une santé conçue comme latitude qui fera l’objet de notre analyse. Rappelons tout d’abord que pour Canguilhem, la santé n’est pas définie en relation à une norme statistique ou à une norme sociale mais par rapport à une norme individuelle. Il défend en effet le caractère irréductiblement individuel de la santé, et la possibilité corrélative qu’existent des formes de santé « dans la différence » (Ancet 2008). Ce faisant, il semble ouvrir la voie à la possibilité, envisagée ici, de considérer quelque chose comme une forme de santé qui demeure jusque dans la fragilité. Cependant, la référence à Canguilhem pour envisager la santé à la fin de la vie nécessite de se situer, peut-être, en décalage avec ses propres intentions. En effet, l’affirmation selon laquelle la santé est « précisément et principalement chez l’homme, une certaine latitude des normes de la vie et du comportement » s’inscrit dans une conception de la santé appréhendée comme « normativité vitale », comme normativité biologique du vivant humain. La santé est une capacité d’adaptation de l’individu aux variations du milieu, une normativité vitale rendue possible par la labilité des normes – autrement dit, une forme de « latitude » de vie – tandis que, corrélativement, la maladie n’est pas l’absence de norme, mais une autre allure de la vie caractérisée par une normativité restreinte. La santé se caractérise ainsi par « la possibilité de dépasser la norme qui définit le normal momentané et d’instituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles » (Canguilhem 1966, p. 130). L’interprétation canguilhémienne de la santé comme latitude de vie – fondée sur la notion de normativité – implique ainsi « prodigalité » et « surabondance » : est en bonne santé non pas tant celui qui correspond à la norme dans une situation donnée, mais celui qui est normatif, c’est-à-dire, celui qui peut changer de norme et se transporter avec une certaine aisance d’une situation à l’autre. La santé est donc pensée, ici, comme une forme d’adaptabilité, rendue possible par la labilité des normes : « l’homme ne se sent en bonne santé – qui est la santé – que lorsqu’il se sent plus que normal – c’est-à-dire adapté au milieu et à ses exigences – mais normatif, capable de suivre de nouvelles normes de vie » (ibid., p. 132-133).

22Une telle conception permet-elle d’envisager une forme de santé dans la fragilité qui en vient à caractériser la vie au grand âge ? Sans répondre d’emblée de manière négative, rappelons que, de fait, la pensée de Canguilhem ne réserve pas de place particulière, du moins en 1943, à une pensée du vieillissement ou de la santé aux âges de la vie. Sa définition de la santé comme « capacité normative, capacité d’adaptation ou réserve d’activité » la marque même d’une certaine proximité avec la jeunesse17 (Giroux 2015). Il y a dans la santé conçue comme normativité, une forme de prodigalité que ne connaissent ni l’état pathologique ni même celui de fragilité. La santé est une dynamique, et non un état, une forme d’adaptabilité et non d’adaptation. La santé envisagée comme latitude de vie apparaît ainsi dans sa dimension à la fois temporelle et spatiale. Elle est pensée, en effet, comme une forme de surabondance qui permet à l’organisme, dans un effort permanent qui se déploie dans le temps et demeure tourné vers l’avenir, de maintenir un compromis, même précaire, face aux aléas du milieu. Or ce qui caractérise la fragilité, n’est-ce pas justement, comme nous l’avons vu, l’impossibilité de maintenir – par la capacité des normes à varier – un tel compromis dans le temps ? La fragilité semble alors être le contraire vital de la santé et de la vie envisagée dans sa latitude.

23Pourtant, les personnes âgées fragiles, et même les personnes âgées polypathologiques, ne font pas seulement l’expérience de la maladie ou d’une restriction de toute latitude. Dans la « chronicité instable » qui caractérise leur situation, demeure, semble-t-il, la possibilité de conserver une certaine latitude de vie. Peut-être convient-il alors d’adopter un concept de santé qui fasse droit à l’adaptation – certes toujours précaire, puisque vulnérable dans sa rigidité – aux infidélités du milieu ? Une telle forme de santé n’est pas la santé créatrice, capable de surmonter les aléas du milieu en créant de nouvelles normes de vie. Cependant, l’adaptation factuelle à un milieu donné semble pouvoir constituer, à un âge de la vie marqué par la fragilité, un certain mode de la santé, qui se caractérise par la résistance contre ce qui vient menacer l’adaptation. Avec la fragilité, et le basculement dans la maladie, l’on assiste à une restriction de la latitude, à une forme de resserrement autour d’une certaine marge18 – que l’on s’attache, alors, à préserver, tant de l’intérieur, dans une forme de résistance de l’organisme, que de l’extérieur, par les relations d’aides et de soutien qui viennent étayer la latitude restante.

24Ce sont alors les conceptions de Goldstein, auquel Canguilhem fait maintes fois référence, qui nous permettent d’envisager la latitude de vie autrement que comme la « santé optimale de l’homme normatif » (Mouillie 2018, p. 116). Goldstein analyse deux types de relations de l’individu au monde et aux autres : celles qui engagent des « comportements ordonnés » et qui caractérisent l’état de santé, et celles qui reposent sur des « comportements catastrophiques » et caractérisent les états pathologiques :

« Dans une situation ordonnée les opérations nous apparaissent constantes, “correctes”, adéquates à l’organisme dont elles émanent, adéquates au représentant d’une espèce aussi bien qu’à l’individu particulier et aux circonstances dans lesquelles il se trouve. Ces réactions sont vécues par l’homme lui-même avec un sentiment d’activité, d’aisance, de bien-être, de détente, d’adaptation au monde, de plaisir. Tout au contraire les réactions catastrophiques apparaissent non seulement “incorrectes” mais désordonnées, inconstantes, contradictoires, mêlées aux manifestations d’un ébranlement physique et psychique. Dans ces situations, le malade se sent entravé ; tiraillé de part et d’autre, vacillant, il a l’expérience intime d’un ébranlement aussi bien du monde qui l’entoure que de sa propre personne. » (Goldstein 1940, p. 33)

25Une telle distinction, semble-t-il, permet d’intégrer dans la sphère de la santé non seulement les individus qui sont « normatifs », mais aussi ceux qui ne sont pas en capacité de faire preuve d’adaptabilité et d’évoluer dans tout milieu, mais font preuve d’adaptation et sont relativement à l’aise dans le leur, parvenant à y subsister sur le mode d’un comportement « ordonné ». L’un des apports majeurs de Goldstein, est de montrer – en s’appuyant sur ses observations cliniques auprès des patients cérébrolésés, mais en étendant son propos aux malades qui ne guériront pas – que c’est parfois au prix d’un rétrécissement du milieu de vie que les individus en état pathologique parviennent à retrouver un comportement ordonné, une forme d’aisance dans leur rapport au monde, une capacité de composer avec lui. Certes, la santé ainsi « récupérée » au prix d’un tel rétrécissement, s’apparente à une fermeture des possibles, à une perte de liberté19. Elle n’en demeure pas moins un visage de la santé. La condition de l’organisme dans un état de « chronicité instable », pris dans la dynamique de la fragilité – pathologique pour Canguilhem – peut se stabiliser, sous certaines conditions, dans des états de santé, au prix, dira Goldstein, d’un « rétrécissement du milieu », d’une perte de liberté. Émerge, semble-t-il, la possibilité d’envisager une vie qui « se contracte », mais qui est susceptible de conserver – dans une forme de résistance - une certaine latitude. Ainsi, ne peut-on pas penser, avec Goldstein lui-même, que demeure, dans un milieu ainsi « rétréci », une forme de santé, pensée comme adaptation, doit-elle être considérée comme une santé diminuée ? Cette question a son importance puisqu’en un sens, elle guide les interventions médicales et confère leur sens à un certain nombre d’actions thérapeutiques non strictement curatives. Goldstein, rappelons-le, déplore le nihilisme thérapeutique de son époque. Pour lui, la mission de la médecine envers les patients cérébrolésés et « incurables » est de les « aider à retrouver une place dans le monde et dans la relation à autrui, à se “tailler” un environnement de vie vivable » (Gaille 2018, p. 79). Car l’on peut, note-t-il, « être en état de santé » malgré l’impossibilité d’effectuer tout ce que l’on pouvait faire auparavant. Sa vision de la pratique médicale l’amène à affirmer qu’il appartient à la tâche de la médecine de trouver une forme de vie acceptable pour ceux qui ne guériront pas. L’on devine alors les apports de Goldstein pour penser non seulement la santé au grand âge mais aussi la tâche de la médecine vis-à-vis des patients âgés, fragiles et/ou polypathologiques. Ainsi apparaît la possibilité de penser une forme de santé qui s’appréhende comme une certaine « latitude de vie » qui demeure malgré les restrictions, les déficits, les dépendances induits par la fragilité ou la maladie, qui demeure, enfin, malgré l’expérience d’une « normativité restreinte », que Canguilhem qualifierait peut-être, lui, de pathologique.

26Dans l’expression « latitude de vie » telle que nous l’utilisons ici, le sens du mot vie est à entendre de manière plurielle : il s’agit tout à la fois de la vie vivante et de la vie vécue, de la vie dans sa dimension organique et dans sa dimension existentielle. Canguilhem, lorsqu’il évoque la « latitude des normes de la vie et du comportement » évoque peut-être en premier lieu cette vie vivante, le rapport de l’organisme à son milieu, et fait référence à la normativité biologique, vitale, du vivant. Mais la mise en dialogue avec Goldstein nous incite à donner au terme une extension plus large. La latitude de vie telle que nous l’entendons ici, contient et excède la latitude des normes biologiques. Elle comprend toutes les dimensions de l’existence humaine, tout ce qui, en un sens « fait une vie ». C’est cela même qui rend possible qu’une forme de vie aux potentialités restreintes, notamment sur le plan biologique, comme c’est le cas de certains états pathologiques durables et incurables, ne constitue pas nécessairement une vie humaine restreinte (Ancet 2008), et qu’un individu en état pathologique peut conserver, jusqu’à la fin de la vie, une certaine latitude de vie, dont fait partie, notamment la latitude dont il dispose pour prendre les décisions qui le concernent. L’on voit ici émerger une autre notion, celle de latitude de décision, qui semble faire écho, sans s’y réduire, à la notion d’autonomie décisionnelle dont nous avons vu qu’elle était parfois étroitement associée à la santé.

Latitude de décision et restriction du « paysage de possibilités » à la fin de la vie : le travail du soin

27La latitude de décision, in fine, fait partie intégrante de ce que nous avons appelé « latitude de vie », et le soin, lorsqu’il tend à ménager la seconde, ne peut négliger la première. Il y a en effet des situations, notamment de « fin de vie », dans lesquelles la latitude de vie se résume presque à la latitude de décision, tant les potentialités physiologiques sont restreintes. Dans ces situations, penser en termes de latitude de décision plutôt que d’autonomie permet selon nous de mettre à jour les relations à travers lesquelles se construit cette autonomie, et, dans les situations d’hospitalisation comme en-dehors de celles-ci, le travail du soin qui se déploie pour maintenir une telle latitude de décision, contre la restriction du « paysage de possibilités » et de l’espace de décision qui est parfois celui des personnes en fin de vie. Pour illustrer cette idée, quittons le contexte spécifique de la fin de la vie en état pathologique chronique, pour aborder celui de la « fin de vie » au prisme de ces notions de latitude de décision et de paysage de possibilités. Nous nous appuierons ici sur un récit de cas, celui de M. G., hospitalisé en médecine interne alors que nous faisions des observations dans le cadre de notre travail de thèse :

28Monsieur G. a une quarantaine d’années. Il est atteint d’un cancer métastatique, il est séropositif et hospitalisé en médecine interne pour des complications dues aux traitements et une altération de l’état général. Monsieur G. « va bientôt mourir », il le dit et en a discuté avec les médecins, ainsi qu’avec ses parents, qui ont également rencontré certains membres de l’équipe médicale. Monsieur G. est considéré comme un patient en fin de vie, et les médecins préconisent une prise en charge palliative, ce avec quoi Monsieur G. est d’accord. Il exprime le souhait d’être pris en charge médicalement chez ses parents (on parle donc d’une HAD, une hospitalisation à domicile). C’est un patient d’« apparence marginale », « punk » – ce sont les termes d’un médecin – qui semble, selon ce dernier, « très décidé, très lucide et au clair sur ses décisions ». L’hospitalisation à domicile est médicalement envisageable, et elle avait été évoquée par le passé par Monsieur G. et ses parents, qui avaient, dans une certaine mesure, anticipé ce moment. Ceux-ci, cependant, devant l’état très affaibli de leur fils, ne se sentent finalement « pas capables » de supporter une telle épreuve. Très affectés par la maladie de leur fils et la perspective de sa mort prochaine, ils ont peur de ne pas réussir à prendre suffisamment soin de lui, de ne pas pouvoir « faire face » à sa souffrance.

29Monsieur G. refuse d’aller dans un service de soins palliatifs. Il considère que ceux-ci sont des « mouroirs pour les vieux », que c’est « glauque », que « ça craint ». Il pourrait rester en médecine interne, et ne s’y oppose pas, mais les équipes ne sont pas formées spécifiquement pour de telles prises en charges palliatives, ce qui fait dire au médecin : « c’est pas idéal », « on fait comme on peut, mais on sait qu’il faudrait faire mieux ». Quelles sont donc les options disponibles pour Monsieur G. ? Aller, à contrecœur, malgré les représentations fortement négatives qu’il en a, en service de soins palliatifs ? Rester en médecine interne, en sachant que la prise en charge palliative ne sera pas optimale ? Que peut faire l’équipe médicale ? Convaincre les parents de Monsieur G. d’accepter une HAD ? Tenter de faire changer ses représentations des soins palliatifs ? Il s’avère que Monsieur G. a fait, depuis le début de sa maladie, plusieurs tentatives de suicide. Le médecin exprime alors une opinion qui sera déterminante dans la recherche de solutions : « je ne pense pas qu’il n’est pas attaché à la vie. Peut-être… Il a eu des comportements à risque, l’alcool, tout ça… mais je crois plutôt qu’il refuse certaines prises en charge. Tu vois, l’hôpital, la “psy”… ». Le même médecin évoque alors la possibilité de trouver un lit de soins palliatifs dans le service de maladies infectieuses. Monsieur G. est d’accord : « ils ont l’habitude des mecs comme moi là-bas » dit-il. Cependant, il n’y a dans l’immédiat pas de place dans le service de maladies infectieuses, et l’obtention d’une place peut prendre un certain temps. En attendant, l’équipe médicale fait appel à l’Équipe Mobile de Soins Palliatifs (EMSP), pour bénéficier de ses conseils sur la prise en charge de la douleur, sur les soins de confort qui peuvent être apportés, et, également, pour discuter avec Monsieur G. du service de soins palliatifs. Ce qu’a vu le médecin, semble-t-il, ce sont les représentations négatives de Monsieur G. envers l’accompagnement du mourir, envers une approche qu’il semble considérer comme « psychologisante » ou « bien-pensante », reposant sur des valeurs qui ne correspondent pas à celles qui sont les siennes et à la manière dont il a vécu sa vie. Le médecin n’est pas forcément d’accord avec cette vision des choses. Son image des soins palliatifs est différente. Mais, dit-il, c’est parce qu’il connaît l’équipe, qu’il sait que les soins palliatifs « ont beaucoup changé ». S’il ne tente pas de convaincre Monsieur G. qu’il se trompe, il veut cependant lui donner la possibilité d’en discuter avec l’EMSP, « pour qu’il se fasse, de lui-même, une idée ».

30Le médecin, avec l’aide de l’équipe médicale et soignante, essaye de maintenir ouverte plusieurs options : le service de maladie infectieuse – mais le temps qu’une place se libère, il faut anticiper la dégradation de l’état général de Monsieur G. La médecine interne, mais avec l’expertise de l’EMSP, pour faire les choses « comme il faut ». Le service de soins palliatifs, à condition que Monsieur G. puisse y aller en connaissance de cause et de son propre chef, sans quoi, pour lui, dit le médecin « ça va être insupportable ». Il ne suffit pas de les énoncer pour que ces options deviennent des solutions envisageables : il faut téléphoner, à maintes reprises, aux services concernés, « défendre son cas », ne pas perdre de temps, mais ne pas se précipiter trop vite vers la solution la plus facile du point de vue des médecins et de l’organisation du service.

31La discussion qui aura lieu entre Monsieur G. et l’EMSP sera l’occasion de revenir sur ses représentations. Il ne s’agit de déployer une quelconque rhétorique destinée à le convaincre, mais d’interroger ses représentations et d’essayer de déterminer, de manière réaliste, « ce que peut » le service de soins palliatifs relativement à un ensemble de choses qui importent pour la personne, en l’occurrence, ici, pour Monsieur G., que l’on « soulage sa douleur », qu’il puisse conserver aussi longtemps que possible sa liberté de mouvement, qu’il puisse fumer, mais aussi rester seul quand il le souhaite, etc.20

32Il importe ici de saisir les contraintes qui s’exercent sur l’espace de la décision et viennent le restreindre, et la façon dont les équipes médicales et soignantes travaillent à en limiter la portée. Le travail du soin consiste, ici, à tenter de maintenir ouvertes un certain nombre de possibilités, voire, autant que possible, à en créer. La lutte pour le maintien ou l’élargissement du paysage de possibilité devient une tâche qui ne peut être déléguée entièrement au patient ou à ses proches, quand bien même celui-ci possède toutes ses facultés et notamment celle de prendre les décisions qui le concerne. La tâche requiert, de la part de tous, une forme d’inventivité et de résistance aux contraintes, et vise à trouver, avec la personne confrontée à l’approche de la mort, une forme de prise en charge qui soit pour elle aussi acceptable que possible, qui préserve autant que possible sa latitude de décision et, de manière liée, une certaine latitude de vie.

33La tentative de maintenir ouvert l’espace de la décision, cependant, ne garantit pas que les choix et les préférences primitifs des patients soient mis en œuvre. Dans le cas de Monsieur G., les jours passant sans qu’aucune place ne se libère en maladie infectieuse, et l’attente et l’incertitude devenant difficile à supporter, il prendra la décision, avec le médecin, d’aller « en soin palliatifs ». Ce qui se dessine, dans la situation que nous venons de prendre en considération, c’est, plutôt qu’une logique du choix qui reposerait sur la valeur cardinale d’autonomie du patient et ferait de sa décision un moment « hors du soin », un travail du soin qui englobe la question de la décision. Celui-ci se révèle être un travail collectif, qui engage tant le patient que les différents acteurs du soin qui s’attachent à maintenir un paysage de possibilités dans un espace décisionnel très restreint, et ainsi, à maintenir un espace de décision suffisant pour que le fait même de faire un choix ait un sens. Le maintien d’une certaine forme de latitude de décision par le travail du soin prend également tout son sens à la fin de la vie en état pathologique chronique, et notamment pour des personnes dont la « capacité d’autonomie » peut sembler vacillante ou diminuée. S’attacher à maintenir ouvertes des possibilités, malgré les contraintes structurelles et institutionnelles qui pèsent sur l’espace de la décision médicale, est la condition de possibilité pour qu’une pluralité d’approches thérapeutiques et palliatives soit maintenue, au sein même de la médecine hospitalière. La tentative de maintenir une certaine latitude de décision pour ces personnes semble alors faire partie intégrante du soin et se dessine ici une conception renouvelée de l’autonomie décisionnelle à la fin de la vie, qui en fait une partie intégrante de la latitude de vie.

Des spécialités médicales aux approches plurielles21 ?

34Nous avons vu que lorsqu’elle advient, l’hospitalisation des patients polypathologiques et/ou fragiles se fait parfois dans des spécialités hospitalières d’approches dites « globales ». L’intrication des pathologies, source de complexité clinique, en fait ainsi un domaine d’application « naturel » pour la médecine interne ou la gériatrie qui se revendiquent d’approches globales et holistiques qui appréhendent l’organisme comme un tout intégré et considèrent l’interaction des différentes pathologies dont souffre l’individu. La médecine interne, comme la gériatrie, portent des regards croisés sur la santé et l’autonomie des personnes, ou plutôt sur les atteintes à la santé et à l’autonomie qui font, pour la personne, la maladie. Contre la vision un peu caricaturale d’une pratique médicale qui ne penserait la santé que comme absence de maladie, il faut noter que, de fait, ces spécialités mobilisent une conception hybride de la santé où les approches psychosociales, holistes et biomédicales sont parfois complémentaires. Notons, avec Nordenfelt, « qu’il peut y avoir un décalage entre la définition du manuel qu’utilisent les gens (s’ils en utilisent une) et leur usage pratique du concept » (Nordenfelt 2004, p. 149). En outre, des définitions en apparence antinomiques d’un même concept, se référant à des cadres théoriques différents (ou complémentaires), peuvent également coexister dans une même pratique. C’est le cas, semble-t-il, pour les concepts de santé et d’autonomie dans les pratiques médicales, à des degrés divers selon les contextes de soin. Ainsi, une définition positive de la santé, qui l’envisage dans ses dimensions biopsychosociales, ou une conception de la santé comme latitude de vie, peuvent coexister avec des approches dites « biomédicales » qui mobilisent un concept de santé beaucoup plus étroit. Une telle approche plurielle, voire cette forme de pluralisme épistémique interne à la médecine, plus prononcé dans certaines spécialités médicales, mériterait d’être analysé plus avant. Nous souhaitions cependant souligner ici le fait que reconnaître, et peut-être assumer – d’un point de vue médical – le caractère multidimensionnel de la santé, c’est permettre des approches plurielles, voire une certaine forme de pluralisme dans le soin apporté aux personnes malades, notamment dans le cas d’états pathologiques durables ou de fragilité. C’est se donner les moyens, en outre, de passer d’un regard clinique focalisé sur la pathologie à une attention élargie portée à des problèmes à plusieurs dimensions, et retour. C’est en outre la condition de possibilité d’un certain pluralisme thérapeutique, ce dernier terme étant entendu au sens large.

Conclusion : la question de la médicalisation, les limites de l’action médicale et la portée du soin

35Dans le contexte de la prise en charge hospitalière des situations de polypathologies et de fragilité à l’occasion d’épisodes de crises, il nous a semblé important de redonner aux concepts de santé et d’autonomie une certaine épaisseur et de les ressaisir dans leur caractère pluriel. Il en va, nous semble-t-il, de la tâche que l’on assigne à la médecine, de la portée et de l’extension qu’on lui concède, et de la possibilité que l’on se donne d’aborder de manière plurielle, voire pluraliste, les problèmes cliniques, et les situations de soin, notamment lorsqu’elles adviennent à la fin de la vie. La manière que l’on a d’envisager la santé a, en effet, des implications pratiques, tant au niveau de la clinique et des décisions médicales qui y sont prises qu’à celui de la conception des prises en charge et des parcours de soins. Nous avons alors tenté d’approcher l’idée d’une santé conçue comme latitude de vie et de faire de son maintien ou de sa restauration une visée de la pratique médicale, tout particulièrement dans les situations de fragilité et polypathologie qui adviennent à la fin de la vie.

36La latitude de vie est une notion qui s’envisage tant sur le temps long d’états pathologiques durables, chroniques, que dans les situations de plus ou moins longues fins de vie. Contrairement à la santé entendue en un sens restrictif, comme absence de maladie, elle laisse la place pour une pluralité d’approche, voire pour une forme de pluralisme thérapeutique. Ainsi, elle permet de combiner des approches tant curatives que palliatives ou « complémentaires ». Plus encore, elle laisse place à un tissage de ces différentes approches, mais aussi à différentes formes de soin et d’accompagnement, qui excèdent le champ strict de la médecine. Car une question demeure : le soin ou l’accompagnement visant au maintien d’une « certaine latitude de vie » relèvent-ils exclusivement de la médecine ? L’accompagnement de la vieillesse et de la fin de vie est, dans nos sociétés, avant tout médical, à tel point que l’on parle parfois d’« hypermédicalisation » de ces périodes de l’existence. Les risques d’une telle cette médicalisation vont de l’émergence de nouvelles formes de pathologies à la catégorisation des personnes selon leur « type » de vieillissement et leur degré d’autonomie (« vieillissement réussi » ; « personnes âgées dépendantes »), voire à une perte du sens que les personnes peuvent attribuer à leur propre vieillesse ou à la fin de leur vie. Le travail philosophique sur les concepts de santé et autonomie apparaît comme une occasion de réfléchir sur le sens et la visée de l’action thérapeutique, notamment à la fin de la vie, dans des situations où aucune guérison à strictement parler n’est envisageable. Du sens et de l’extension que l’on donne à la santé, découle aussi le sens que l’on donne à la visée « thérapeutique » de la médecine. En reconnaissant le caractère multidimensionnel de la santé, en ne la réduisant pas à une vision strictement biomédicale, notamment à la fin de la vie, l’on se donne peut-être la possibilité de départir la médecine de son monopole en valorisant différentes approches d’accompagnement et de soutien à la fin de la vie, qui contribuent à préserver une certaine latitude de vie, à laquelle appartient ce que nous avons appelé la latitude de décision, dans des situations d’état pathologiques durables et incurables.

37Considérer, dans la décision médicale et l’action thérapeutique, quelque chose comme la latitude de vie des personnes nécessite d’être attentif à ce qui leur importe, à ce à quoi elles tiennent. La latitude de vie s’appréhende dans une attention élargie à la vie et à la santé dans toutes leurs dimensions, non seulement biologique mais aussi sociale et existentielle. Considérer la latitude de vie des personnes, c’est ouvrir la possibilité d’engager des actions qui ne sont pas uniquement destinées à pallier les difficultés physiologiques de l’organisme, mais qui invitent à penser des milieux de vie avec lesquels les personnes en état pathologique durable peuvent composer, et des relations d’aides ou de soutien qui viennent soutenir ou permettent de ménager une telle latitude. Il s’agit donc de se donner la possibilité d’engager des actions thérapeutiques, entendues au sens large, qui permettent aux personnes de composer autant que possible avec le monde, avec les autres, malgré les restrictions, les incapacités ou les souffrances liées à leur état.

38Une telle perspective excède l’horizon de la pratique médicale, mais appartient à celui du soin au sens large. En effet, la question de la visée du maintien d’une certaine forme de latitude de vie « à la fin de la vie », même lorsque celle-ci est marquée par des états pathologiques chroniques, excède la portée de la médecine et pose la question de son articulation avec des pratiques de soins et d’accompagnement qui appartiennent aux secteurs paramédicaux, médico-sociaux mais aussi aux pratiques sociales, familiales et personnelles, qui se situent hors de la médecine, mais sont amenés à entrer en contact avec elle, et parfois à s’y articuler. En retour, que cela excède le champ médical ne veut pas dire que ces différentes dimensions ne doivent pas être prises en compte par et dans la pratique médicale elle-même. Dans une telle perspective, envisager d’articuler les relations d’aide, de soin et d’accompagnement au cœur de la tâche de médecine, ne veut pas dire, pensons-nous, les arrimer à la rationalité médicale, mais, bien plutôt, reconnaître la nécessité de leur faire une place en reconnaissant leurs spécificités propres22.