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Pensée de la foule, pensée de l'inconscient

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Elena Bovo

Conclusion

Texte intégral

1La psychologie des foules, qui est née et s’est développée dans le contexte de la progressive affirmation de la démocratie électorale, des mouvements socialistes et anarchistes, a été voulue par ses pionniers comme une science. Une science dont le principe fondamental est que l’individu en foule s’altère, sa personnalité se décompose et se dissout, laissant émerger la puissance sous-jacente de l’inconscient, de l’irrationnel, des instincts et des passions. Pourtant, cette science, née au cœur du positivisme et s’autodéclarant fidèle à la connaissance des faits, ne s’est pas moins manifestée avec une dimension idéologique, politique, rhétorique. Elle a été utilisée, non seulement pour donner une signification politique, mais aussi pour faire face au désordre social de l’époque. En outre, comme tout instrument rhétorique, elle s’est prêtée à différents usages.

2En Italie, certains juristes appartenant à l’école positiviste de criminologie, en partant de la théorie lombrosienne de l’atavisme et en se servant des lois de la psychologie collective qu’ils avaient contribué à formaliser, se sont intéressés à l’effet aliénant de la foule sur l’individu avec l’objectif de comprendre, avant de le juger, pourquoi un individu au sein d’une foule peut dans certaines circonstances se rendre coupable d’un acte violent que, seul, il n’aurait jamais commis. Volonté de comprendre inséparable de celle d’anticiper et de contenir cette violence qui, bien qu’ayant comme origine une injustice subie, apparaissait comme d’autant plus redoutable qu’elle ne faisait pas appel au libre arbitre de l’auteur du crime, mais à des facteurs indépendants de sa volonté, surgissant abruptement et en dehors de tout contrôle rationnel.

3En France, Gustave Le Bon, pour ne citer que le plus célèbre psychologue des foules, parti du même axiome, est arrivé à des conclusions bien différentes. D’un côté, il a centré son analyse sur les effets de la séduction hypnotique qu’exerce le meneur sur une foule aveuglée par des « sentiments religieux » à son égard ; de l’autre il a vu dans la violence de la foule, non pas tant l’expression d’une classe exploitée, qui souffre, qui réclame une justice sociale en réagissant aux abus scandaleux dont elle est victime, mais l’incarnation d’un peuple conçu comme un ensemble relativement homogène d’individus dont les caractères morphophysiologiques et psychiques, fixés par l’hérédité, traduisent un ensemble de traits qui lui sont propres, gouvernés par des lois constantes, bien plus fortes et déterminantes que les lois éphémères qui régissent les foules.

4Notre analyse nous a conduit à prendre en considération les horizons idéologiques des pionniers de la psychologie des foules. Précisément parce qu’un tel type d’analyse nous a porté à les distinguer les uns des autres, à en apprécier les spécificités, elle ne nous permet pas de classer la psychologie des foules comme une discipline foncièrement antidémocratique, qui nierait d’emblée tout contenu politique à la manifestation d’une foule en révolte, ni de concevoir Le Bon comme un penseur « préfasciste » : cela signifierait confondre ses textes avec l’utilisation qui en a été faite par la suite. En vérité, au sein de la psychologie des foules nous retrouvons, selon les auteurs, tantôt un sincère désir de progrès social qui se teinte souvent d’une attitude paternaliste envers les classes subalternes, tantôt une véritable hantise des masses dangereuses conduites par les démagogues.

5Mais, par-delà leur aspect idéologique et rhétorique, les analyses faites par les psychologues des foules n’ont pas seulement révélé que dans la foule l’élément de l’inconscient domine, elles n’ont pas seulement séparé le comportement de la foule de celui de l’individu isolé. Bien au contraire, élément libérateur des instincts, des passions, des désirs inconscients, le phénomène de la foule, tel qu’il est analysé au tournant du xixe siècle, permet de voir l’être humain sous un nouveau jour. Il révèle quelle est la nature de la forme originaire du rapport social, tel qu’il est revécu dans la toute première enfance. Il s’agit d’un rapport de domination unilatérale, fondé sur la fascination exercée par un individu sur un autre, et ce rapport de domination, d’imitation et d’intériorisation des désirs de l’autre, s’avère un moment déterminant dans la constitution d’un sujet personnel. C’est un rapport de sujétion qui, en quelque sorte, n’est jamais dépassé de manière définitive, qui reste en latence, toujours prêt à ressurgir. C’est le propre de la foule que de faire revivre à l’individu qui en fait partie ce phénomène atavique d’une relation d’assujettissement total dans laquelle sa personnalité consciente s’altère. Lorsqu’émergent ses instincts, son inconscient, il est totalement emporté par les désirs du meneur, ou des autres membres de la foule, qu’il fait siens.

6Et pourtant, selon les psychologues des foules de la fin du xixe siècle, c’est bien à partir de ce premier moment d’indistinction entre soi et l’autre que naît le sujet personnel, produit du travail d’individualisation et de polissage propre à la civilisation. Ce qui, d’un côté, le menace de désordre et de désintégration, mais, de l’autre, l’obligera désormais à prendre en compte l’inconscient, cette composante essentielle qui échappe, en tout cas résiste, au contrôle et aux contraintes imposées par la vie en société.

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