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Pensée de la foule, pensée de l'inconscient

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Elena Bovo

Chapitre 5

Gustave Le Bon : vers une pyschologie raciale des foules

Volltext

  • 1 Le Bon ne se limite pas à reprendre les mêmes analyses que Sighele, il cite exactement les mêmes ex (...)
  • 2 Le Bon fut un témoin actif de la Commune puisqu’il s’engagea dans le service sanitaire de l’armée d (...)

1L’un des principaux objectifs de ce livre aura été de porter l’attention sur les différences idéologiques existantes – en partant de théories identiques si l’on excepte celle du « criminel-né » – entre les auteurs italiens et les auteurs français qui ont étudié les phénomènes des foules dans les dernières décennies du xixe siècle. Nous avons insisté sur le fait que la psychologie des foules s’est constituée en Italie à partir de préoccupations et d’objectifs différents de ceux des auteurs français. Les juristes italiens – animés par des idéaux progressistes, par une volonté réformatrice, mais aussi de contrôle social – lorsqu’ils étaient confrontés à des crimes commis dans les manifestations ou les grèves, prenaient en compte le facteur aliénant produit par le phénomène de la foule, afin de juger avec plus d’équité l’auteur du crime. C’est bien cet élément qui s’est avéré absent chez les auteurs appartenant à l’école française que nous avons pris en considération. Le Bon, tout en se fondant sur les mêmes types d’analyses que Sighele1, s’intéresse plus au rôle (essentiellement destructeur) joué par les foules dans la destinée des peuples, qu’à une analyse des causes sociales des mouvements de protestation collective. Il baigne en somme – et le fait d’avoir assisté de près aux événements de la Commune fut sans aucun doute déterminant2 – dans le même climat de pensée qui caractérise les travaux de Taine, de Fournial et de Tarde. Plus précisément, il déplace son attention de l’analyse des causes sociales, et de l’effet aliénant de la foule sur l’individu – questions centrales pour les auteurs italiens – à la séduction hypnotique produite par le meneur, à sa force catalysatrice des désirs inconscients ou inavoués d’une foule. Cependant, un élément fondamental le distingue de Tarde, comme de Sighele : Le Bon n’a pas lié sa réflexion sur la foule à la jurisprudence. Si, comme eux, et sans doute encore plus qu’eux, il a porté son attention sur l’inconscient de la foule, comprenant que de là provenait sa croyance aveugle en une idée inspirée par le meneur, il n’a pas cherché à le contrôler ou à le maîtriser par des lois juridiques.

La psychologie des foules pour le grand public

Un Gustave Le Bon « inventé » ?

  • 3 Bosc Olivier, 2010, « Gustave Le Bon, un mythe du xxe siècle ? », Mille neuf cent. Revue d’histoire (...)
  • 4 Voir Duverger Pierre, 2011, Céline, derniers clichés, Paris, Éd. Écriture/IMEC.
  • 5 Bosc Olivier, « Gustave Le Bon, un mythe du xxe siècle ? », art. cit., p. 119-120.

2La Psychologie des foules de Gustave Le Bon, fut longtemps considérée comme l’œuvre qui marqua la naissance de cette nouvelle discipline, portant en soi le caractère intrinsèquement raciste, conservateur, « préfasciste » de son auteur. Olivier Bosc va jusqu’à émettre l’hypothèse d’un Le Bon littéralement « “inventé” au xxe siècle et élevé au rang de conseiller technique du totalitarisme »3. Quand et comment serait donc née cette image d’un Le Bon idéologue du totalitarisme ? Si, au début des années 1960, la disparition de ses disciples avait fait tomber son œuvre dans l’oubli, la première résurgence de ce Le Bon quelque peu « inventé » remonte à 1976, quand se constitua une association loi de 1901 « Les amis de Gustave Le Bon ». Son animateur, Pierre Duverger, est un personnage dont le parcours demeure en partie obscur. Ni universitaire, ni chercheur, il fut un temps photographe professionnel, admirateur inconditionnel de Louis-Ferdinand Céline et auteur des dernières photographies en couleur de ce dernier4. L’activité principale de cette association consistait à faire circuler à nouveau l’œuvre de Le Bon en rééditant ses livres, mais en leur donnant une couleur politique bien précise, celle de l’extrême droite, les préfaces ou les postfaces dénaturant le propos initial de Le Bon. Or, l’hypothèse d’Olivier Bosc, que nous suivons ici, est la suivante : paradoxalement, cette image d’un Le Bon porte-parole de l’extrême droite véhiculée par l’association chapeautée par Duverger se trouvera confortée par les travaux, certes d’une tout autre profondeur intellectuelle, de Zeev Sternhell et de Pierre-André Taguieff (pour ne citer que les plus emblématiques de cette lecture). En effet, comme l’écrit Olivier Bosc, « d’une part, la Nouvelle droite peut se féliciter de revendiquer un penseur de ce calibre. […] De l’autre, chez Sternhell et Taguieff, Le Bon est le providentiel emblème d’un fascisme et d’un racisme “à la française” […]. On reste frappé, sans trancher au fond, par le rôle incriminant de la lecture de Le Bon. Là encore sa réputation d’inspirateur des dictateurs est un cliché bien commode, repris à l’envi »5.

  • 6 Van Ginneken Jaap, Crowds, Psychology, and Politics 1871-1899, op. cit.

3Suivant le chemin ouvert par Jaap Van Ginneken dans Crowds, Psychology, and Politics 1871-18996, nous avons déconstruit le cliché d’un Le Bon inventeur de la psychologie des foules. Nous avons montré en effet, qu’en 1895, non seulement la psychologie des foules était bel et bien formalisée, mais que Tarde déjà en pressentait le déclin en tant qu’instrument pour comprendre son propre temps. À partir de 1894, année du début de l’affaire Dreyfus, il avait en effet commencé à déplacer progressivement son analyse de la foule vers l’opinion publique qui, influencée par la presse, lui semblait représenter désormais le nouvel acteur de la vie politique.

Une formation universitaire lacunaire

  • 7 Le même éditeur dans lequel Le Bon publiera sa Psychologie des foules.
  • 8 L’article de Victor Cherbuliez fut publié sous le pseudonyme de G. Valbert, 1892, « Théorie d’un po (...)
  • 9 Tarde Gabriel, « Les crimes des foules », art. cit.
  • 10 Fournial Henry, Essai sur la psychologie des foules, op. cit.
  • 11 Tarde Gabriel, « Les foules et les sectes criminelles », art. cit.

4Quand Le Bon s’autodécréta inventeur de la psychologie des foules, il ne pouvait ignorer les riches débats qui avaient lieu entre les écoles italienne et française de criminologie. Il ne pouvait ignorer qu’en 1892 l’essai de Sighele, La folla delinquente, avait été traduit en français et publié chez Alcan7, ni qu’en cette même année un long compte rendu de Victor Cherbuliez avait été publié dans la Revue des deux mondes8, ni que Tarde au congrès de Bruxelles avait fait sa communication, et publié peu de temps après un article, sur « Les crimes des foules »9. Il ne pouvait pas davantage ignorer la publication de l’Essai sur la psychologie des foules10 de Fournial, ni qu’en 1893 était paru, dans la Revue des deux mondes, un nouvel article de Tarde sur la question de la foule11. S’il a pu s’autodécréter inventeur de la psychologie des foules, c’est donc, fort probablement, parce qu’il s’est adressé à un public non scientifique, aux yeux duquel les études évoquées, comme les débats en cours, étaient encore inconnues.

  • 12 La lettre se trouve aux archives de l’ancienne faculté de médecine de Paris, dossier Gustave Le Bon (...)
  • 13 Ibid., p. 34.
  • 14 Il s’agit de Physiologie de la génération de l’homme et des principaux êtres vivants (Paris, P. Leb (...)
  • 15 Une bibliographie des œuvres de Gustave Le Bon est fournie par Marpeau Benoit, Gustave Le Bon. Parc (...)

5Mais il faut reconnaître que Le Bon n’a pas attendu la publication de sa Psychologie des foules, vrai succès de librairie qui connut quinze éditions en un quart de siècle, pour s’improviser vulgarisateur. S’adresser à un public large, de non-spécialistes, était chez lui une vieille habitude. Il sut faire d’une nécessité une vertu. Cela mérite une brève parenthèse sur un aspect de sa vie qui permettra d’éclairer, en partie, la nature de ses écrits. En effet, à la différence des auteurs que nous avons précédemment étudiés, il n’eut pas une formation universitaire au sens classique du terme. En 1864, lorsqu’il envisagea d’entreprendre des études médicales, il reçut la réponse suivante de la faculté de Paris semblant attester qu’il n’avait pas obtenu le baccalauréat : « en justifiant d’un certificat d’études faites dans un lycée impérial jusqu’en 4e inclusivement, rien ne s’oppose à ce que vous preniez inscription pour le grade d’officier de santé »12. Les études pour devenir médecin lui étant interdites, Le Bon commença en 1864 à suivre les cours pour devenir « officier de santé », formation plus sommaire et plus courte. En 1866, il interrompit ses études, choisissant, puisque la loi le lui permettait, d’obtenir son diplôme en suivant pendant cinq ans la pratique des hôpitaux. C’est à ce moment qu’il devint le disciple du docteur Piorry, professeur à la faculté de médecine de Paris, et c’est ce dernier qui lui délivrera la même année un certificat de complaisance attestant qu’il avait suivi pendant quatre ans les cours de la faculté de médecine de Paris13. Malgré le fait que le docteur Piorry ne lui certifia pas le titre de docteur, puisque Le Bon n’avait pas soutenu de thèse, c’est néanmoins sous ce titre que ce dernier signa en 1868 son premier livre de médecine14. Sans doute à cause du fait qu’il n’avait pas un vrai diplôme de médecin, il ne devint jamais praticien, préférant se spécialiser dans des ouvrages de vulgarisation portant sur l’hygiène et la médecine dans un premier temps, puis sur l’anthropologie physique, sur l’histoire des civilisations, et enfin sur la psychologie et sur l’étude de la matière15.

  • 16 À partir du début des années 1890, Le Bon organisait des réunions régulières auxquelles participaie (...)

6Pourtant, en dépit de cette formation universitaire inachevée, Le Bon n’était pas un intellectuel isolé ou marginal, ce qui explique sans doute, du moins en partie, le succès de sa Psychologie des foules. Il occupa pendant trente ans une position de pouvoir dans le champ intellectuel, puisqu’il fut non seulement écrivain à succès, mais aussi, de 1902 à 1931 (année de sa mort), directeur d’une collection de vulgarisation scientifique – la « Bibliothèque de philosophie scientifique », éditée par Flammarion. La plupart des auteurs publiant dans sa collection étaient d’ailleurs ses amis, du moins ses connaissances, ce qui témoigne de son riche réseau d’influences16.

Un style imagé

  • 17 Le Bon Gustave, « Préface », Psychologie des foules, op. cit., p. ii.
  • 18 Ibid., p. 21.
  • 19 Ibid., p. 41.
  • 20 Ibid., p. 40.
  • 21 Ibid., p. 9.

7Le style d’écriture fluide de Le Bon (surtout comparé à ceux, techniques et laborieux, d’un Lombroso, d’un Ferri, d’un Sergi, et peut-être plus encore d’un Sighele), va de pair avec la quasi-totale absence de notes en bas de pages de ses textes. À la différence de Sighele, par exemple, il ne se soucie guère de citer des auteurs plus ou moins connus qui auraient abordé certaines questions avant lui, ni de mentionner les théories scientifiques auxquelles il se référait. Tout en s’en inspirant largement sans jamais les nommer, il revendique une parfaite indépendance par rapport aux écoles, afin d’éviter, écrit-il, « les préjugés et les partis pris »17. Ainsi, libéré de tout a priori, de toute dette intellectuelle, s’il parle d’hypnose, il ne ressent nullement le besoin d’évoquer Charcot ou Bernheim. De même, s’il fait référence à Sighele, sans davantage le nommer directement, c’est uniquement pour s’en démarquer, se contentant de souligner que les quelques auteurs qui ont étudié les foules avant lui ne les ont abordées que sous l’angle criminel18. S’il évoque Tarde, en qui il reconnaît pourtant un « magistrat érudit »19, c’est pour affirmer que, comme lui, ce dernier constate que « par le seul fait que l’individu est en foule, son niveau intellectuel baisse immédiatement et considérablement »20. Seul Taine, hormis le fait qu’il a pris pour guide de ses analyses « la méthode descriptive des naturalistes »21, est cité comme son inspirateur.

  • 22 Ibid., p. 20.
  • 23 Ibid., p. 136.
  • 24 Ibid., p. 50.
  • 25 Ibid.
  • 26 Ibid., p. 91.

8Débarrassé du problème de ses sources, Le Bon peut s’abandonner à une écriture qui se veut plaisante, où s’enchaînent à l’envi métaphores, similitudes et analogies. Les images exprimant le mouvement sont celles qu’il privilégie, en les associant le plus souvent aux éléments naturels, comme : « l’individu en foule est un grain de sable au milieu d’autres grains de sable que le vent soulève à son gré »22. Ou encore, les pensées des foules, formées par suggestion et par contagion, « sont toujours momentanées ; elles naissent et disparaissent parfois aussi rapidement que les dunes de sable formées par le vent au bord de la mer »23. De même qu’il construit son essai par le biais d’images, préférant gagner ses lecteurs par celles-ci plutôt que par de trop complexes argumentations, il considère que les idées auxquelles les foules sont sensibles ne sont jamais exprimées par des raisonnements. Elles doivent être absolues et simples, avoir justement « l’aspect d’images »24, aucun lien de succession logique ne doit les rattacher entre elles et, écrit-il, elles « peuvent se substituer l’une à l’autre comme les verres de la lanterne magique que l’opérateur retire de la boîte où ils étaient superposés »25. Autre élément essentiel qui les caractérise : elles doivent être véhiculées par des mots suffisamment vagues pour pouvoir renvoyer à un ailleurs, à une dimension autre que leur signification réelle, afin de rassembler les désirs inconscients les plus divers, tout comme l’espoir de leur réalisation. En effet, certains mots – dont le sens est vague et confus – évoquent des images qui restent indépendantes de leur signification réelle. Ce sont ces mots-là, « démocratie », « socialisme », « égalité », qui fascinent le plus les foules, parce qu’« une puissance vraiment magique [écrit-il], s’attache à leurs brèves syllabes, comme si elles contenaient la solution à tous les problèmes »26.

Le caractère religieux des foules

  • 27 Le Bon Gustave, Psychologie des foules, op. cit., p. 107. Dans la Psychologie du socialisme Le Bon (...)

9C’est un sentiment de type religieux qui lie une foule à son guide, et d’ailleurs ce dernier ne peut exercer de réelle fascination sur elle que parce qu’il a été lui-même d’abord subjugué par une idée, devenue ensuite sa croyance. Contrairement à Fournial et à Tarde, pour Le Bon le meneur n’est pas un « criminel de profession », il est tout d’abord un croyant fanatique. C’est précisément l’intensité de sa foi qui donne à ses paroles la puissance suggestive nécessaire pour exercer une emprise sur une multitude. C’est parce qu’il est lui-même l’esclave d’un rêve qu’il peut « créer dans les âmes cette puissance formidable nommée la foi »27 capable de décupler leur force. Pour que la séduction et la manipulation d’une foule soient rendues possibles, il lui faut adhérer pleinement à une idée qui soit en syntonie avec les désirs inconscients ou inavoués de celle-ci. Alors seulement cette idée sera forte et impérieuse, elle deviendra une foi, un « sentiment », la foule s’y livrera sans condition, ne supportera aucune remise en question, sera prête à tout pour la défendre :

  • 28 Le Bon Gustave, Psychologie des foules, op. cit., p. 107.

[…] les grands événements de l’histoire ont été réalisés par d’obscurs croyants n’ayant guère que leur foi pour eux. Ce n’est pas avec des lettrés et des philosophes, ni surtout avec des sceptiques, qu’ont été édifiées les grandes religions qui ont gouverné le monde, ni les vastes empires qui se sont étendus d’un hémisphère à l’autre28.

  • 29 Ibid., p. 65.
  • 30 Yvon J. Thiec décrit en ces termes la différence entre la lecture donnée par Le Bon de la Révolutio (...)
  • 31 Le Bon Gustave, Psychologie des foules, op. cit., p. 65. Le caractère religieux propre aux partisan (...)

10Pour Le Bon donc, la férocité des foules révolutionnaires, que Taine faisait remonter à « une horde de sauvages épileptiques se livrant sans entraves à leurs instincts »29, ne s’explique pas uniquement par le paradigme du retour au passé ancestral, mais aussi par la nature religieuse de leurs croyances30. La Révolution, la Réforme, la Saint-Barthélemy, les guerres de religion, l’Inquisition, la Terreur, sont alors des phénomènes d’ordre identique, « accomplis par des foules animées de ces sentiments religieux qui conduisent nécessairement à extirper sans pitié, par le fer et le feu, tout ce qui s’oppose à l’établissement de la nouvelle croyance »31.

  • 32 Mucchi Faina Angelica, L’abbraccio della folla, op. cit., p. 32.
  • 33 Le Bon Gustave, Psychologie des foules, op. cit., p. 20.
  • 34 Sternhell Zeev, La droite révolutionnaire 1885-1914, op. cit., p. 186.
  • 35 Le Bon Gustave, Psychologie des foules, op. cit., p. 3 (c’est Le Bon qui souligne).
  • 36 Sternhell Zeev, La droite révolutionnaire 1885-1914, op. cit., p. xxxvi.
  • 37 Marpeau Benoit, Gustave Le Bon. Parcours d’un intellectuel, op. cit., p. 107.

11Ce dernier aspect de la réflexion de Le Bon témoigne de l’importance qu’il donne à la dimension de l’irrationnel et à la sphère affective dans les comportements humains. En ce sens, il est vrai, comme l’écrit Angelica Mucchi Faina, que son œuvre « encore en partie liée et conditionnée par la forte matrice positiviste, se rattache directement à un mouvement de réaction allant à l’encontre des théories scientistes à base rationaliste »32. Et pourtant, il faut préciser que, malgré la reconnaissance de cette dimension qui agit si puissamment dans l’être humain au détriment de ses choix rationnels, ce ne sont pas les forces inconscientes et irrationnelles que Le Bon flatte. Au contraire, c’est bien la rationalité qu’il défend, ce qui lui fait écrire que « par le fait seul qu’il fait partie d’une foule organisée, l’homme descend de plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un barbare, c’est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs »33. Ainsi, si Zeev Sternhell a raison d’écrire que sa conception de la collectivité humaine a un fondement « biologique et racial »34, il a tort de rattacher Le Bon au courant « antirationaliste », puisque ce dernier, tout en étant fasciné, mais aussi effrayé, par le comportement des foules, est resté dans le registre d’un discours profondément rationalisant. De même, sa célèbre phrase, « l’âge où nous rentrons sera véritablement l’ère des foules »35, n’est ni l’annonce ni le souhait de « l’avènement d’un âge nouveau, héroïque et viril »36. Cette phrase exprime en vérité la crainte que l’action des foules ne détruise des siècles de civilisation et, plus radicalement, la raison, principes auxquels Le Bon est attaché et qu’il défend par-dessus tout. Comme l’écrit à juste titre Benoit Marpeau, si Le Bon « souligne le caractère irrationnel du comportement des foules, c’est pour en souligner l’infériorité, non pour en exalter la justesse »37.

Race et destin

Races « historiques » et races « pures »

  • 38 Nous reprenons ici la distinction proposée par Pierre-André Taguieff entre les doctrines « racialis (...)
  • 39 Le Bon Gustave, 1894, Lois psychologiques de l’évolution des peuples, Paris, Alcan, p. 9.
  • 40 Ibid., p. 37 (je souligne). Pour prouver le fait qu’un croisement réussi peut avoir lieu uniquement (...)

12La littérature existante sur la Psychologie des foules est très riche, et bien que ce chapitre se fonde sur la lecture des nombreux travaux qui lui sont dédiés, afin d’éviter les redites, nous nous concentrerons sur un seul aspect : le devenir racial38 de la psychologie des foules. En effet, s’il est vrai que Le Bon n’enrichit pas vraiment de théories nouvelles cette discipline qui, à peine née semble déjà en voie de disparition, il introduit indiscutablement un élément inédit : il associe la notion de foule à celle de « race historique ». Pour éclairer cette dernière notion, dans Lois psychologiques de l’évolution des peuples publié en 1894, il l’oppose à celle de « race pure » ou « naturelle ». Celle-ci, constituée par des êtres humains appartenant à un seul peuple, n’existe aujourd’hui que « chez les sauvages », demeurés isolés et n’ayant pas connu de métissage. En revanche, les « races historiques » sont entrées depuis longtemps dans l’histoire, elles sont, écrit-il « des races artificielles formées depuis les temps historiques par les hasards des conquêtes, des immigrations ou des changements politiques »39. Les « races historiques » ne sont donc pas réductibles à un ensemble de caractères biologiques-anatomiques, mais il est important de souligner qu’elles ne les excluent pas pour autant. En effet, si une « race historique » est conçue par Le Bon comme une hérédité mentale historiquement acquise, les « caractères » psychologiques et morphophysiologiques des races qui – en se croisant – ont donné lieu à la « race historique » ne doivent pas être trop différents, pour pouvoir se fondre. Comme il l’écrit, « les croisements peuvent être un élément de progrès entre races supérieures, assez voisines, telles que les Anglais et les Allemands de l’Amérique. Ils constituent toujours un élément de dégénérescence quand ces races, même supérieures, sont trop différentes »40.

  • 41 Rouvier Catherine, Les idées politiques de Gustave Le Bon, op. cit., p. 68.
  • 42 Ibid., p. 72.
  • 43 Voir Taguieff Pierre-André, La couleur et le sang, op. cit., p. 104.

13Catherine Rouvier, se référant à l’idée exprimée par Le Bon selon laquelle les « races pures » ne peuvent pas caractériser les peuples « civilisés », puisque ces derniers ont un caractère composite, affirme que sa définition de la race « ne se fonde pas sur des différences morpho-physiologiques »41, ce qui n’est pas vrai. En effet, si la thèse évolutionniste de Le Bon exclut, comme elle l’écrit avec justesse, une « mystique raciste »42 de la « race pure », puisque toute race civilisée est le fruit de l’évolution et des métissages, il n’en demeure pas moins que sa catégorie de « race historique » a bien un fondement ethnique, car elle se compose du croisement des peuples dont les caractères, qui ne doivent pas être trop différents, sont par la suite fixés par l’hérédité, ce qui se traduit par un ensemble de caractères morphophysiologiques et psychologiques déterminant le « type » d’un peuple. Autrement dit, si pour Le Bon la « race historique » correspond à une « constitution mentale » acquise historiquement, celle-ci s’enracine indiscutablement dans un substrat morphophysiologique. De plus, si ce substrat est le produit d’un croisement, il ne résulte pas de n’importe lequel. Certains demeurent impossibles pour Le Bon ou, pire, sont voués à l’échec car incompatibles. Donc, tout en récusant le mythe de la pureté de la race, les éléments que Le Bon met en avant dans son analyse témoignent bien d’une hiérarchie raciale entre les peuples, et sa conception de la race a un fondement morphophysiologique43.

Foule et peuple

  • 44 Le Bon Gustave, Psychologie des foules, op. cit., p. 190.
  • 45 Ibid., p. 188.
  • 46 Ibid., p. 189.
  • 47 Freud Sigmund, Psychologie des foules et analyse du moi, op. cit., p. 92.
  • 48 Ibid., p. 92.
  • 49 Le Bon Gustave, Psychologie des foules, op. cit., p. 189 (je souligne).

14Au début, écrit Le Bon, il n’y a qu’une « foule », une « poussière d’individus isolés »44 « de sangs divers, de langues et de croyances également diverses »45 qui ont comme seul lien la loi reconnue par un chef. De l’union de ces unités dissemblables, de la répétition des croisements et des nécessités imposées par une vie commune, naît une race, possédant « des caractères et des intuitions communs que l’hérédité va fixer de plus en plus »46. C’est alors qu’une « foule » devient « peuple », et quand tous les individus le constituant se réunissent autour d’un rêve qui devient leur « idéal » commun, naît une « civilisation ». Cet « idéal » en constituera le ciment pendant longtemps puis, quand la « civilisation » arrivera à un certain niveau d’épanouissement et quand sa puissance lui permettra de ne plus être attaquée pas les peuples voisins, elle pourra jouir de sa tranquillité et de sa richesse, mais dès lors, inéluctablement, elle commencera à faiblir. Comme un organe qui n’est plus stimulé, sa force s’évanouira, et n’ayant d’autres besoins, d’autres désirs que sa jouissance, elle perdra peu à peu son énergie et les vertus qui avaient fait sa grandeur. Elle se dissoudra progressivement, jusqu’à redevenir ce qu’elle était au départ, une foule d’individus, ou, pourrions-nous dire en reprenant l’hypothèse proposée par Freud, une « horde originaire soumise à la domination sans limite d’un mâle puissant »47. Mais, si Freud se sert de l’hypothèse de la horde originaire pour, écrit-il, « éclairer l’obscurité des origines »48 de la psychologie de l’être humain et des relations sociales, s’il voit dans la foule une reviviscence de la horde originaire dans laquelle l’individu – indépendamment du peuple auquel il appartient – perd sa personnalité consciente, pour Le Bon il en est autrement. L’image régressive de la foule lui permet de soutenir la thèse que, s’il est vrai qu’un peuple redevient la foule de ses origines à certains moments de son histoire, il saura garder toujours, derrière ses manifestations provisoires et éphémères, mobiles et changeantes, le caractère profond et solide de sa race, « qui limite étroitement l’étendue des oscillations d’un peuple »49 et qui s’exprime par les « idées fondamentales ». Elles sont héréditaires, peuvent se modifier certes, mais avec une extrême lenteur.

  • 50 Le Bon Gustave, Lois psychologiques de l’évolution des peuples, op. cit., p. 10.

15Force est de reconnaître que cet élément « racial », fondé sur les différences morphophysiologiques qui distinguent des individus appartenant à une race plutôt qu’à une autre, n’a jamais été un élément central dans les études de psychologie des foules en Italie. On retrouve, à l’évidence, chez Lombroso et Sighele une structure de pensée « racialiste » – surtout chez Lombroso – mais elle n’est pas « opérationnelle » dans leur conception de la foule. Plus précisément : elle ne l’est pas pour Sighele, et le sera de moins en moins pour Lombroso à partir des années 1890, quand, confronté à la crise de la classe dirigeante, il commencera à concevoir la foule comme un nouveau sujet politique capable de dénoncer les abus de la classe au pouvoir. Le Bon, au contraire, soumet totalement la pensée de la foule à celle de la race. Les circonstances accidentelles extérieures créent les apparences – la cohésion momentanée, les actes d’héroïsme et les faiblesses, les impulsions et les violences – mais ce sont des lois permanentes qui gouvernent les foules. Comme il l’écrit, « chaque peuple possède une constitution mentale aussi fixe que ses caractères anatomiques, […] d’où ses sentiments, ses pensées, ses institutions, ses croyances et ses arts dérivent »50. Si les institutions et les gouvernements d’un peuple découlent de sa constitution mentale et anatomique, la foule qui appartient à ce peuple sera alors déterminée par ces mêmes facteurs. Ce qui permet d’affirmer qu’une foule hétérogène, composée d’individus d’âges et de milieux différents, mais tous Français, différera profondément d’une autre foule hétérogène, mais composée, par exemple, de Russes, de Turcs ou d’Espagnols.

L’âme de la race

  • 51 C’est en effet dans le cadre de la philologie comparatiste que s’est construite l’opposition, d’abo (...)
  • 52 Influencé par les écrits de Spencer et de Malthus, Le Bon conçoit la « lutte pour l’existence », co (...)
  • 53 Dans l’introduction à L’histoire de la littérature anglaise, publiée en 1863, Taine définit ainsi l (...)
  • 54 Gumplowicz Ludwig (trad. par Charles Baye), 1893, La lutte des races, Paris, Guillaumin (l’édition (...)
  • 55 Gumplowicz Ludwig, La lutte des races, op. cit., p. 55.
  • 56 Le Bon Gustave, Psychologie des foules, op. cit., p. 189. C’est aussi un certain « pessimisme fin d (...)

16La conception de la race chez Le Bon est parfaitement représentative de la vulgate « racialiste » et raciste de la fin du xixe siècle, dont les sources sont nombreuses. Elle est d’abord inspirée par l’idée romantique de l’esprit des peuples, élaborée par Herder, selon laquelle chaque nation a un mode d’expression qui lui est propre, par les conceptions « racialistes » formées dans le sillage de la philologie comparatiste de la première partie du xixe siècle51, par les théories évolutionnistes, par une interprétation erronée des théories darwiniennes52, par l’idée de la race élaborée par Taine53 et, enfin, par l’interprétation de l’histoire vue comme une « lutte des races », vulgarisée par Ludwig Gumplowicz54. L’hypothèse de ce dernier, qui constitue également le présupposé de la théorie raciale de Le Bon, est que les races actuelles, ne seraient pas « originaires » ou « premières », mais issues d’un processus historique primitif de lutte entre bandes. Plus précisément, les guerres de conquête, à l’origine des alliances, des unions et donc des croisements entre bandes d’origines variées, auraient engendré ce que Gumplowicz appelle des « grandes masses homogènes »55 et Le Bon des « races historiques » ayant « des caractères et des sentiments communs que l’hérédité va fixer »56.

  • 57 Le Bon Gustave, Lois psychologiques de l’évolution des peuples, op. cit., p. 13.

17Aux sources évoquées, il faut ajouter l’influence des théories anthropologiques et anatomiques qui circulaient amplement à l’époque. Mais, si les caractères anatomiques permettent uniquement d’opérer des divisions entre des espèces humaines « bien tranchées », comme « les blancs, les nègres et les jaunes »57, ils ne suffisent pas aux yeux de Le Bon pour rendre compte des différences entre des individus appartenant à des peuples qui sont physiquement semblables, tel un Espagnol, un Anglais ou un Russe. Ce sont surtout les caractères psychologiques qui permettent d’expliquer leurs manières respectives de sentir et d’agir, d’où découlent leurs croyances, leurs langues et leurs civilisations. L’ensemble de tous ces caractères psychologiques, expression d’une même structure mentale, forment ce que Le Bon définit comme « l’âme de la race », une qualité indéfinissable, mais constante de tout un peuple :

  • 58 Ibid., p. 13-14.

[…] les caractères moraux et intellectuels, dont l’association forme l’âme d’un peuple, représentent la synthèse de tout son passé, l’héritage de tous ses ancêtres, les mobiles de sa conduite. Ils semblent très variables chez les individus d’une même race ; mais l’observation prouve que la majorité des individus de cette race possède toujours un certain nombre de caractères psychologiques communs, aussi stables que les caractères anatomiques qui permettent de classer les espèces58.

18L’« âme de la race » constitue l’élément sous-jacent et inconscient d’un peuple, capable d’orienter toutes les manifestations de son intelligence et de son caractère. Elle en est la force sécrète, qui dirige le cours de son histoire, par-delà tous les bouleversements transitoires.

19Dans cette conception du peuple, où le poids du passé et les voix des morts déterminent les lois des vivants, les révolutions n’ont lieu que parce qu’elles sont inscrites dans l’« âme d’une race » et la manière dont elles se dérouleront n’en sera que le reflet. Ainsi, telle est la vision de Le Bon, un peuple ne fait qu’obéir à son destin.

  • 59 Sur ce point, voir Nacci Michela, 2019, Il volto della folla…, op. cit., p. 146-165.
  • 60 Taguieff Pierre-André, La couleur et le sang, op. cit., p. 104-105.
  • 61 Le Bon Gustave, Lois psychologiques de l’évolution des peuples, op. cit., p. 76.
  • 62 Ibid., p. 122.

20Nous pouvons en conclure que celui qui s’est décrété l’inventeur de la psychologie des foules a, en réalité, déployé une psychologie du peuple. Ce dernier ayant un caractère national, fixe, déterminé, est conçu comme une entité téléologiquement orientée59. Cela à partir d’une conception de l’histoire qui se présente, en reprenant l’expression de Pierre-André Taguieff, « comme une herméneutique du destin, une philosophie prophétique de l’inéluctable qui prétend lire le passé, le présent et l’avenir dans ce qui est écrit quelque part, dans “l’âme des races” »60. Au mépris de toute contingence historique, dont Le Bon ne fait décidément pas grand cas, chaque mouvement de foule est essentiellement le mouvement d’un peuple qui ne fait que suivre la voix profonde de sa « race ». L’âme du peuple français s’exprime et s’exprimera toujours par le but de créer un État capable d’absorber en soi chaque individu, quelles que soient les formes de sa réalisation, parce que « ce que tous veulent avec la même ardeur, c’est le vieux régime centralisateur et césarien, l’État dirigeant tout, absorbant tout, réglementant les moindres détails de la vie des citoyens, et les dispensant ainsi d’avoir à manifester aucune lueur de réflexion et d’initiative »61. Quant aux Anglais, desquels le libéral Le Bon se sent le plus proche, qu’ils aient à leur tête un monarque ou un président, l’action de l’État sera toujours très limitée et celle des individus portée au maximum. De même, le mot « socialisme », par exemple, ne signifiera pas la même chose pour une foule « latine » ou pour une foule anglaise. La seconde ignore l’État et ne croît que dans l’initiative privée, la première voudra toujours l’intervention de l’État. Et, dans le cas spécifique de la France, le « socialisme », cette nouvelle foi des foules qui remplace les anciennes croyances ébranlées par les découvertes scientifiques, coïncide avec sa décadence. Ainsi les foules modernes, selon Le Bon, à l’image de l’homme moderne, errent sans repères, ayant perdu leur foi et leurs valeurs, et ne demandent que le retour, sous un nouveau visage, d’une religion nouvelle, du césarisme des âges anciens. Le socialisme, écrit-il, « achèvera sans doute une décadence que bien des causes préparent, et marquera peut-être la fin des civilisations de l’Occident »62. C’est en ces termes, fidèle à sa conception des civilisations, que Le Bon exprime son antisocialisme. Vidé de tout contenu politique, le socialisme ne représente que le « redevenir » foule originaire d’une civilisation désormais vouée à la décadence, ayant fatalement épuisé sa force créatrice. À l’heure où notre civilisation décline, et les institutions religieuses, politiques, sociales commencent à s’ébranler, le socialisme deviendra, selon lui, la nouvelle croyance des foules, il accomplira le processus de dissolution de l’individu et de tout principe de rationalité.

Racialisme et colonisation

Une conception minoritaire de la colonisation

  • 63 Ibid., p. 78-79.

21La conception raciale de Le Bon, sous-jacente à sa vision de la foule, présuppose une séparation absolue entre races supérieures et inférieures. Son « racialisme » se fonde, nous l’avons vu, sur l’idée que les peuples « civilisés » ne sont pas constitués par des « races pures ». Cela signifie que tout peuple « civilisé » a subi une longue évolution au cours de son histoire, que les lois de l’hérédité ont fixé sa constitution morphologique et mentale, ce qui détermine ses institutions politiques et sociales. Appliquant ce modèle aux questions coloniales, Le Bon en conclut que toute tentative de civiliser les peuples indigènes des colonies est vaine : aucun élément provenant des peuples supérieurs ne peut s’imposer aux peuples inférieurs, ils ne sont fidèles qu’à leurs propres lois et ne peuvent recevoir aucune action civilisatrice venant de l’extérieur. Fidèle aux principes évolutionnistes, Le Bon n’exclut pas la possibilité théorique que les peuples demi-civilisés ou barbares puissent, dans un futur lointain, s’élever à un niveau supérieur de développement. Mais il s’agit d’un processus lent, qui ne peut avoir lieu que par étapes successives, et s’achèvera quand les peuples auront franchi les nombreux échelons qui les séparent de la civilisation européenne. Il ne sert donc à rien d’essayer de troubler par des mesures brusques et violentes cette évolution fatale. Comme il l’écrit, toujours avec son goût pour les images empruntées au monde naturel, « autant vaudrait tâcher de persuader les poissons de vivre dans l’air, sous prétexte que la respiration aérienne est pratiquée par tous les animaux supérieurs »63.

  • 64 Benoit Marpeau fait référence au texte de Girardet Raoul, 1972, L’idée coloniale en France de 1871 (...)
  • 65 Marpeau Benoit, Gustave Le Bon. Parcours d’un intellectuel, op. cit., p. 82.

22Sa vision de la colonisation, comme l’explique Benoit Marpeau en reprenant les thèses de Raoul Girardet64, place Le Bon « en porte à faux avec l’idéologie alors dominante sur la colonisation dans les milieux qui s’y intéressent, et au premier rang desquels apparaît la Société de géographie »65 dont pourtant il faisait partie depuis 1880. En ces mêmes années, la Société de géographie soutenait en effet de nombreuses explorations, participant ainsi à l’expansion coloniale. C’est précisément en se servant des appuis de cette institution, que Le Bon mûrit ses projets de voyages. En 1878, alors qu’il n’est pas encore adhérent à la Société, il séjourne dans les Carpates occidentales pour une étude d’anthropologie physique qu’il présente dès son retour. Puis, au cours des années suivantes, devenu membre, il voyage au Proche-Orient. Enfin, en 1884, il se rend en Inde pour étudier l’histoire de son architecture depuis les époques primitives. Cependant, malgré son adhésion à la Société, sa position se distingue de celle de la majorité des promoteurs du colonialisme qui mettaient en avant la vocation civilisatrice et moralisatrice de la France comme justification des entreprises coloniales, et la possibilité, voire la nécessité, de substituer à une conquête violente une conquête morale des pays colonisés.

Le Bon au congrès colonial international de Paris

  • 66 Son discours a été publié dans Congrès colonial international de Paris 1889, Paris, Bibliothèque de (...)

23Le discours prononcé par Le Bon en 1889, à l’ouverture de la première séance générale du congrès colonial international de Paris, institué par le ministère du Commerce et de l’Industrie66, est emblématique de la distance entre la position de la plupart des promoteurs du colonialisme et la sienne.

  • 67 Ibid., p. 50 (souligné dans le texte).
  • 68 Ibid., p. 51 (souligné dans le texte).
  • 69 Ibid., p. 59.
  • 70 Ibid., p. 58.

24Dans son intervention, « l’explorateur » Le Bon, qui figurait parmi les trente membres du comité chargé d’organiser le congrès, soutenait la nécessité de renoncer à vouloir « franciser les Arabes de l’Algérie, les populations jaunes de l’Indochine, les nègres de la Martinique »67. Il comparait les colonies anglaises aux françaises et il n’hésitait pas à affirmer que la prospérité des premières venait précisément de la capacité de faire varier le système colonial d’un endroit à un autre, selon les pays et les circonstances, tandis que « les résultats funestes » des secondes étaient dus au « système uniforme connu sous le nom d’assimilation »68. À ses yeux, l’éducation forcée, l’imposition de croyances religieuses et de lois identiques à celles des autres départements français, obligeait les populations indigènes à s’éloigner de leurs propres institutions et de leur « constitution mentale », détruisait leur culture et leur moralité, sans qu’elles puissent adhérer aux nouvelles pratiques imposées. En quelque sorte, tel est le fond de son discours, imposer une nouvelle culture et des nouvelles institutions aux populations indigènes, signifie créer des individus atomisés, aliénés aux traditions de leurs pères, inadaptés aux mœurs françaises, et de toute façon méprisés par leurs maîtres. En prenant en considération le cas concret de l’Algérie, « la plus importante » des colonies françaises, il en concluait que c’est « notre éducation » qui rend les musulmans ennemis des Européens. Elle produit des effets contraires à ceux souhaités, entre autres parce qu’elle révèle aux indigènes la distance que « nous mettons entre eux et nous »69. En citant, comme autre preuve à l’appui de son discours, l’avis des « Arabes éclairés » qu’il avait pu consulter, il affirmait que pour ces derniers « le seul résultat de notre éducation est de dépraver leurs compatriotes, de leur donner des besoins factices sans leur fournir les moyens de les satisfaire, et finalement de les rendre misérables »70.

  • 71 Ibid., p. 77.

25L’intervention de Le Bon au congrès déclencha de nombreuses critiques parmi l’auditoire auquel il s’adressait. Ainsi, la position du premier intervenant, Maurice Wahl, professeur d’histoire au lycée Lakanal, résume bien la plupart des autres réactions à son discours. Ce dernier affirmait en effet être « fort loin de partager les idées » de Le Bon. Il attaquait les fondements mêmes de son argumentation, en niant que les races soient séparées entre elles par des barrières insurmontables. L’histoire nous enseigne, disait-il, « que des peuples d’origine et de civilisation très différentes ont exercé les uns sur les autres une action considérable »71, ce qui prouve bien que des populations qui ne sont pas du même sang peuvent s’interpénétrer. De plus, contrairement à la thèse soutenue par Le Bon, selon laquelle toute tentative d’éduquer et de moraliser les populations indigènes est inutile voire néfaste, il se déclarait persuadé qu’il ne fallait absolument pas renoncer à diriger l’éducation des indigènes sous peine de les voir contracter « nos vices », auxquels ils sont très sensibles, notamment l’ivrognerie et la dépravation des mœurs, tout en les laissant étrangers à nos valeurs.

  • 72 Pour une reconstruction de l’histoire de la citoyenneté des musulmans d’Algérie, voir Barrière Loui (...)
  • 73 Comme le souligne Yvon J. Thiec, l’importance que Le Bon accorde aux sentiments pour comprendre le (...)

26S’il est vrai que la position de Le Bon se heurte à celle de nombreux promoteurs du colonialisme, on peut néanmoins se demander si, et jusqu’à quel point, il y avait dans la France de son époque une réelle volonté, pour le citer, de vouloir « franciser les Arabes de l’Algérie » et de les assimiler, quand on sait, par exemple, que le décret Crémieux de 1870 avait accordé la citoyenneté française aux « indigènes juifs » d’Algérie, mais pas aux musulmans. Ces derniers, considérés comme des « nationaux français » et non comme des citoyens français, ont été dès lors relégués à une situation de réelle « infériorité politique » jusqu’à la Libération72. Mais, revenons à la conception lebonienne du colonialisme, il faut remarquer qu’elle est parfaitement cohérente avec sa conception des foules : dans les deux cas, il fait jouer le clivage entre instinct et civilisation. Le développement cérébral des populations indigènes des pays colonisés et des foules, correspond à celui de nos ancêtres. Dans les deux cas, il s’agit à ses yeux de vastes masses irresponsables, animées par les instincts et par les sentiments73. Incapables de raisonnement, fidèles à leurs croyances, totalement inéducables, les peuples colonisés, comme les foules, sont prêts à s’enflammer sous l’action d’un meneur. Tout comme les « races inférieures », inaptes à dominer leurs pulsions, s’opposent aux « races supérieures », capables de maîtriser leurs instincts, la foule s’oppose à l’individu. Si ce dernier peut raisonner et maîtriser ses instincts, la foule, dans ses modalités d’expression, représente tout ce qui demeure inassimilable, primitif, inconscient et inférieur, dans une civilisation moderne.

27Nous sommes ici au cœur de sa conception double et apparemment contradictoire de la foule. D’un côté, dans ses désirs plus ou moins conscients, toute action d’une foule répond et se réduit au caractère profond du peuple dont elle fait partie, ce qui permet à Le Bon de vider de tout contenu contingent, politique et social, une manifestation de protestation collective. De l’autre, une foule est gouvernée par des lois psychologiques qui sont propres à tous les phénomènes de la foule et qui ne sont donc pas reconductibles à celles du peuple dont elle est une partie : la régression à une activité psychique primitive caractérisée par la disparition de la personnalité consciente, par la sujétion totale à un chef, par la prédominance de l’affectivité, par des comportements passionnels et pulsionnels, au détriment de la raison. De cette conception double ressort l’idée d’une foule qui n’est en aucun cas un sujet politique : d’un côté, parce qu’elle n’est qu’une manifestation du peuple et qu’elle en reproduit fidèlement les caractères profonds, de l’autre, parce qu’irrationnelle, elle est incapable d’agir – notamment face à une situation d’injustice qu’elle subit –, incapable d’analyse et, surtout, totalement assujettie à la volonté du chef qui la domine en sachant interpréter et flatter ses désirs inconscients, qui ne sont rien d’autre que les désirs du peuple dont elle fait partie.

28Si Gustave Le Bon n’a pas contrôlé son objet d’analyse scientifique, cela n’a pas pour autant donné lieu, dans ses textes, à une théorie de la domination de l’autre. S’il est vrai que sa pensée s’organise à partir de présupposés racialistes et racistes, il est tout aussi vrai que l’on ne peut établir aucune filiation directe entre sa conception de la foule comme expression inconsciente d’une race à laquelle elle appartient, qui en détermine le destin, et l’exploitation qui aurait pu en être faite par des dictateurs pour la dominer ou la manipuler.

Anmerkungen

1 Le Bon ne se limite pas à reprendre les mêmes analyses que Sighele, il cite exactement les mêmes exemples, tirés des Origines de la France contemporaine, que ce dernier avait auparavant cités dans sa Foule criminelle. Il s’agit des exemples fournis par Taine dans La Révolution. Voir Sighele Scipio, « Una pirateria letteraria », art. cit., p. 172.

2 Le Bon fut un témoin actif de la Commune puisqu’il s’engagea dans le service sanitaire de l’armée de Paris durant le siège, preuve de son implication réactionnaire. Il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur en 1872 en qualité de « chirurgien en chef des ambulances militaires volantes des armées de Paris » (Marpeau Benoit, Gustave Le Bon. Parcours d’un intellectuel 1841-1931, op. cit. p. 48).

3 Bosc Olivier, 2010, « Gustave Le Bon, un mythe du xxe siècle ? », Mille neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, vol. 1, n° 28, p. 102.

4 Voir Duverger Pierre, 2011, Céline, derniers clichés, Paris, Éd. Écriture/IMEC.

5 Bosc Olivier, « Gustave Le Bon, un mythe du xxe siècle ? », art. cit., p. 119-120.

6 Van Ginneken Jaap, Crowds, Psychology, and Politics 1871-1899, op. cit.

7 Le même éditeur dans lequel Le Bon publiera sa Psychologie des foules.

8 L’article de Victor Cherbuliez fut publié sous le pseudonyme de G. Valbert, 1892, « Théorie d’un positiviste italien sur les foules criminelles », Revue des deux mondes, troisième période, n° 114, p. 202-213.

9 Tarde Gabriel, « Les crimes des foules », art. cit.

10 Fournial Henry, Essai sur la psychologie des foules, op. cit.

11 Tarde Gabriel, « Les foules et les sectes criminelles », art. cit.

12 La lettre se trouve aux archives de l’ancienne faculté de médecine de Paris, dossier Gustave Le Bon (lettre citée par Marpeau Benoit, dans Gustave Le Bon. Parcours d’un intellectuel, op.cit., p.23).

13 Ibid., p. 34.

14 Il s’agit de Physiologie de la génération de l’homme et des principaux êtres vivants (Paris, P. Lebrige-Duquesne, 1868).

15 Une bibliographie des œuvres de Gustave Le Bon est fournie par Marpeau Benoit, Gustave Le Bon. Parcours d’un intellectuel, op. cit., p. 349-360.

16 À partir du début des années 1890, Le Bon organisait des réunions régulières auxquelles participaient des personnalités importantes dans différents secteurs. Ces réunions étaient appelées « le Banquet des XX », elles avaient lieu le dernier vendredi de chaque mois, et « le Déjeuner du mercredi », une fois par semaine. Benoit Marpeau écrit que l’aspect très organisé de ces réunions « pourrait être interprété comme le reflet de la nécessité pour Le Bon de trouver un substitut au réseau de relations universitaires auquel il est extérieur et dont il conteste la légitimité. En quelque sorte, une réponse à la question : comment lancer une collection de livres ambitieux […] dans des disciplines universitaires en refusant de reconnaître le savoir, ou tout au moins la supériorité du savoir, d’une Université dont l’autorité est alors croissante ? » (Marpeau Benoit, 1991, « Les stratégies de Gustave Le Bon », Mille neuf cent, n° 9, p. 128).

17 Le Bon Gustave, « Préface », Psychologie des foules, op. cit., p. ii.

18 Ibid., p. 21.

19 Ibid., p. 41.

20 Ibid., p. 40.

21 Ibid., p. 9.

22 Ibid., p. 20.

23 Ibid., p. 136.

24 Ibid., p. 50.

25 Ibid.

26 Ibid., p. 91.

27 Le Bon Gustave, Psychologie des foules, op. cit., p. 107. Dans la Psychologie du socialisme Le Bon reviendra sur l’idée que ce qui distingue le plus profondément un individu isolé d’un individu en foule est que le premier est presque toujours guidé par son intérêt personnel, alors que le second obéit le plus souvent à des intérêts collectifs et désintéressés, ou à un idéal de justice, pour lequel il est prêt à risquer sa vie. En effet, si l’égoïsme vient de la réflexion et du raisonnement, la foule qui « n’est capable ni de réflexion, ni de raisonnement » ne connaît pas ce sentiment. C’est la raison pour laquelle « l’altruisme profond, l’altruisme dans les actes et non dans les mots, est une vertu collective. Toute œuvre d’intérêt général demandant pour son accomplissement un minimum d’égoïsme et un maximum de dévouement aveugle, d’abnégation et de sacrifice, ne peut guère être accomplie que par les foules » (Le Bon Gustave, 1905 [1898], Psychologie du socialisme, Paris, Alcan, p. 108 [c’est Le Bon qui souligne]).

28 Le Bon Gustave, Psychologie des foules, op. cit., p. 107.

29 Ibid., p. 65.

30 Yvon J. Thiec décrit en ces termes la différence entre la lecture donnée par Le Bon de la Révolution et celle donnée par Taine. Si ce dernier voit dans le jacobin un idéologue rationaliste, dans la Révolution française le produit d’un rationalisme outrancier dédaigneux des contingences de la réalité, et s’il « reproche au xviiie siècle d’avoir érigé un homme universel, abstrait, “libre”, alors que l’homme a besoin d’être protégé contre lui-même, encadré par une communauté », Le Bon conçoit le jacobin comme un croyant et ce « qui explique la violence révolutionnaire, c’est la mentalité mystique, la logique affective des foules, stimulée par des meneurs » (Thiec Yvon J., 1981, « Gustave Le Bon, prophète de l’irrationalisme de masse », Revue française de sociologie, n° 22, p. 414).

31 Le Bon Gustave, Psychologie des foules, op. cit., p. 65. Le caractère religieux propre aux partisans de la Révolution, nouveaux croyants, n’avait pas non plus échappé à Anatole France. Dans Les dieux ont soif, il a donné à la Terreur le visage beau et sombre, enthousiaste et féroce d’Évariste Gamelin, pour qui Marat et Robespierre sont des dieux, capables de lui révéler « le bien et le mal en des formules simples et claires » (France Anatole, 2018 [1912], Les dieux ont soif, Paris, Le Livre de poche, Paris, p. 160). Évariste, artiste médiocre devenu juré au Tribunal révolutionnaire, venge ses dieux, anéantit les ennemis de la République en discernant le crime et l’innocence face au public unanime qui compose la salle où il siège, là il goûte jusqu’à l’ivresse « la joie profonde d’un croyant qui sait le mot qui sauve et le mot qui perd » (ibid., p. 160).

32 Mucchi Faina Angelica, L’abbraccio della folla, op. cit., p. 32.

33 Le Bon Gustave, Psychologie des foules, op. cit., p. 20.

34 Sternhell Zeev, La droite révolutionnaire 1885-1914, op. cit., p. 186.

35 Le Bon Gustave, Psychologie des foules, op. cit., p. 3 (c’est Le Bon qui souligne).

36 Sternhell Zeev, La droite révolutionnaire 1885-1914, op. cit., p. xxxvi.

37 Marpeau Benoit, Gustave Le Bon. Parcours d’un intellectuel, op. cit., p. 107.

38 Nous reprenons ici la distinction proposée par Pierre-André Taguieff entre les doctrines « racialistes » et celles proprement « racistes ». Les premières sont des « élaborations idéologiques centrées sur une visée explicative » qui utilisent le concept de « race » – pour penser la société ou l’histoire par exemple – sans que cela implique pour autant des comportements de mépris ou de discrimination, les secondes « comportent de prescriptions, définissent des valeurs ou de normes, qui se traduisent par des discriminations ou des ségrégations, des expulsions ou des persécutions, voire des exterminations » (Taguieff Pierre-André, 2002 [1998], La couleur et le sang, Paris, Mille et une nuits, p. 17).

39 Le Bon Gustave, 1894, Lois psychologiques de l’évolution des peuples, Paris, Alcan, p. 9.

40 Ibid., p. 37 (je souligne). Pour prouver le fait qu’un croisement réussi peut avoir lieu uniquement si les deux races sont assez voisines entre elles, Le Bon prend l’exemple des métis. Le croisement de la race blanche avec la noire, si éloignées l’une de l’autre, efface les meilleures qualités du blanc et du noir. Ainsi « tous les pays qui présentent un trop grand nombre de métis sont, pour cette seule raison, voués à une perpétuelle anarchie, à moins qu’ils ne soient dominés par une main de fer » (ibid., p. 37-38, n. 1).

41 Rouvier Catherine, Les idées politiques de Gustave Le Bon, op. cit., p. 68.

42 Ibid., p. 72.

43 Voir Taguieff Pierre-André, La couleur et le sang, op. cit., p. 104.

44 Le Bon Gustave, Psychologie des foules, op. cit., p. 190.

45 Ibid., p. 188.

46 Ibid., p. 189.

47 Freud Sigmund, Psychologie des foules et analyse du moi, op. cit., p. 92.

48 Ibid., p. 92.

49 Le Bon Gustave, Psychologie des foules, op. cit., p. 189 (je souligne).

50 Le Bon Gustave, Lois psychologiques de l’évolution des peuples, op. cit., p. 10.

51 C’est en effet dans le cadre de la philologie comparatiste que s’est construite l’opposition, d’abord linguistique, puis ethnique, entre les peuples « aryens » ou « indo-européens », et tous les autres. Bien que Le Bon ne participe pas à ce débat entre les philologues de l’époque, il en reprend certaines catégories, dont celle d’« indo-européen ». Il divise en effet les races humaines en quatre groupes : les races « primitives », « inférieures », « moyennes » et « supérieures ». Dans ces dernières ne figurent que « les peuples indo-européens » ayant des langues, de formes de pensées et un caractère supérieur aux autres races (voir Le Bon Gustave, Lois psychologiques de l’évolution des peuples, op. cit., p. 24).

52 Influencé par les écrits de Spencer et de Malthus, Le Bon conçoit la « lutte pour l’existence », comme une lutte dans laquelle survivent les plus doués et les plus forts. En outre, Le Bon, inscrivant la théorie darwinienne dans la filiation de Lamarck, attribue à la variation des milieux le pouvoir de transformer les êtres vivants afin qu’ils puissent s’y adapter.

53 Dans l’introduction à L’histoire de la littérature anglaise, publiée en 1863, Taine définit ainsi le concept de race : « ce sont ces dispositions innées et héréditaires que l’homme apporte avec lui à la lumière, et qui ordinairement sont jointes à des différences marquées dans le tempérament et dans la structure des corps. Elles varient selon les peuples » (Taine Hippolyte, 1866 [1864], Histoire de la littérature anglaise [En ligne], Paris, Hachette, 2e éd., p. xxiii, disponible sur : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k201421z). Ainsi, écrit-il, la race du peuple aryen, « bien qu’éparse depuis le Gange jusqu’au Hébrides, établie sous tous les climats, échelonnée à tous les degrés de la civilisation, transformée par trente siècles de révolutions, manifeste pourtant dans ses langues, dans ses religions, dans ses littératures et dans ses philosophies, la communauté de sang et d’esprit, qui relie encore aujourd’hui tous ses rejetons » (ibid., p. xxiv).

54 Gumplowicz Ludwig (trad. par Charles Baye), 1893, La lutte des races, Paris, Guillaumin (l’édition originale allemande, Der Rassenkampf date de 1883). Gumplowicz était un auteur connu en Italie à la fin du xixe siècle, il est notamment souvent cité par Sighele. En revanche, nous le savons, Le Bon n’a pas l’habitude d’abonder en citations des auteurs dont il s’inspire ; pourtant, malgré l’absence de références, on perçoit clairement un air de famille entre La lutte des races (1893) et les Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1894) ou la Psychologie des foules (1895).

55 Gumplowicz Ludwig, La lutte des races, op. cit., p. 55.

56 Le Bon Gustave, Psychologie des foules, op. cit., p. 189. C’est aussi un certain « pessimisme fin de siècle » que partageaient Gumplowicz et Le Bon. Selon leur conception cyclique, dans l’histoire humaine aucun progrès n’est possible, chaque civilisation, arrivée à son apogée, commence, comme tout autre organisme naturel, à décliner. Sur ce point, voir Gumplowicz Ludwig, La lutte des races, op. cit., p. 168 ; et Le Bon Gustave, La psychologie des foules, op. cit., p. 190.

57 Le Bon Gustave, Lois psychologiques de l’évolution des peuples, op. cit., p. 13.

58 Ibid., p. 13-14.

59 Sur ce point, voir Nacci Michela, 2019, Il volto della folla…, op. cit., p. 146-165.

60 Taguieff Pierre-André, La couleur et le sang, op. cit., p. 104-105.

61 Le Bon Gustave, Lois psychologiques de l’évolution des peuples, op. cit., p. 76.

62 Ibid., p. 122.

63 Ibid., p. 78-79.

64 Benoit Marpeau fait référence au texte de Girardet Raoul, 1972, L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, La Table ronde.

65 Marpeau Benoit, Gustave Le Bon. Parcours d’un intellectuel, op. cit., p. 82.

66 Son discours a été publié dans Congrès colonial international de Paris 1889, Paris, Bibliothèque des Annales économiques, 1889, p. 49-7, et repris sous le titre « Influence de l’éducation et des institutions européennes sur les populations indigènes des colonies », dans la Revue scientifique (n° 8, 24 août 1889, p. 225-237) [les citations du discours de Le Bon sont issues de la première édition citée].

67 Ibid., p. 50 (souligné dans le texte).

68 Ibid., p. 51 (souligné dans le texte).

69 Ibid., p. 59.

70 Ibid., p. 58.

71 Ibid., p. 77.

72 Pour une reconstruction de l’histoire de la citoyenneté des musulmans d’Algérie, voir Barrière Louis-Augustin, 1995 (novembre) « Le puzzle de la citoyenneté en Algérie » [En ligne], Plein droit, n° 29-30, disponible sur : https://www.gisti.org/spip.php?article3864. Pour une réflexion sur le statut particulier des musulmans d’Algérie, qui « n’avaient pas de citoyenneté stricte, sans être des étrangers absolus », voir Derrida Jacques, 1997, De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, p. 125-129.

73 Comme le souligne Yvon J. Thiec, l’importance que Le Bon accorde aux sentiments pour comprendre le comportement d’un individu en foule lui est inspirée par les travaux de Théodule Ribot, fondateur et directeur de la Revue philosophique, à qui Le Bon dédie sa Psychologie des foules. Voir Thiec Yvon J., « Gustave Le Bon, prophète de l’irrationalisme de masse », art. cit., p. 417.

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