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Propriété, cadastre et usages locaux dans les campagnes françaises (1789-1960)

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Fabien Gaveau

Conclusion

Texte intégral

1Le parcours qui précède souligne comment la promotion de la propriété privée depuis les années 1790 a d’emblée posé de multiples questions du fait des difficultés à agencer cette prééminence avec les nécessités de l’activité et les évolutions de la vie économique et politique. Une tension s’est durablement installée en raison des diverses conditions d’exploitation agricole territoriales. L’articulation a été organisée d’une part, en favorisant le droit des contrats et d’autre part, en reconnaissant, souvent à regret, quantité d’usages locaux, dont les autorités nationales souhaitaient initialement l’extinction progressive et qui, au fil des décennies, ont été admis comme des éléments d’organisation à l’échelle locale, notamment pour pallier le silence des lois. De fait, la propriété foncière n’a jamais cessé d’être au cœur d’une nébuleuse d’enjeux idéologiques, politiques, financiers, économiques et sociaux en constante interaction.

2En effet, la propriété foncière a d’abord été placée au fondement de structure économique, sociale et politique issue de la Révolution. En 1848, l’abandon du suffrage censitaire brise l’association entre la qualité de propriétaire et celle de citoyen. Un siècle plus tard, un texte encadre nationalement les droits et les obligations respectifs des bailleurs et des preneurs, afin d’octroyer plus de moyens d’action aux exploitants. L’exploitation fut ainsi reconnue plus importante que la possession de la terre, ce qui suscita de profondes critiques de la part des bailleurs. Le mouvement est animé par l’idée que la terre doit être considérée comme un simple facteur de production, l’heure étant à la valorisation du capital qui circule et non plus à celle du capital fixe. D’ailleurs, la loi d’orientation agricole de 2006 prévoit pour un exploitant qui le désire la possibilité de créer un véritable « fonds agricole », à l’instar d’un fonds de commerce, afin de rassembler les actifs de l’exploitation pour les transmettre, comme toute entreprise, ou pour obtenir un crédit en présentant ce fonds en garantie. Ainsi, l’idéalisation du propriétaire-exploitant, si elle nourrit encore les milieux agricoles, s’amoindrit fortement chez les modernisateurs de l’économie comme chez les nouvelles générations. La terre perd de sa substance comme référence pour l’organisation sociale, ce que renforce l’urbanisation. Progressivement d’ailleurs, le désir de « devenir propriétaire » s’entend comme celui d’acquérir un logement privatif, et non une terre. La question du foncier agricole demeure néanmoins une source de difficultés.

  • 1 Cette forme prend même un aspect très poussé dans le cadre des pools de siembra en Argentine depuis (...)

3Le secteur agricole est en effet entré dans une logique qui le soumet à des pressions liées aux marchés, aux productions favorisées par les politiques agricoles européennes (la PAC) successives, aux règlements sur l’eau, l’air, la biodiversité, les paysages, le bien-être animal, mais également à une foule d’attentes et de perceptions sociales… Les revenus des exploitants sont dès lors largement tributaires des gammes de services que les pouvoirs publics associent à l’action agricole. En 2005, la réforme de la PAC introduit des droits à paiement unique, devenus droits à paiement de base depuis 2015, dont bénéficient les exploitants. Ces droits sont attachés aux surfaces exploitées, indépendamment de la propriété du foncier. L’exploitant en dispose comme d’une propriété, les transmettant éventuellement à celui qui lui succède dans sa ferme. Cette situation fait écho à ce que les législateurs des années 1790 avaient voulu détruire, la dissociation entre la propriété et l’exploitation du fonds. Aujourd’hui, le droit des contrats joue un rôle inédit dans la conduite de l’agriculture. Il s’exprime par exemple dans les nouvelles possibilités offertes par le portage foncier, manière d’aider un futur agriculteur à trouver le foncier dont il a besoin pour son projet tout en allégeant les montants nécessaires à cette acquisition. Si les SAFER jouent un rôle important dans ces dispositifs, d’autres partenaires, publics et privés, interviennent selon des modalités et des intentions variables. Ainsi, les collectivités territoriales peuvent constituer des réserves foncières agricoles, pour les soustraire à l’artificialisation, et des associations peuvent rassembler les fonds utiles à l’acquisition de terres avant de les remettre à un exploitant autour d’un projet précis. Le portage foncier se développe et couvre une gamme variée d’intervention, que ce soit sur un mode associatif et solidaire, comme Terre de Liens, ou sur un mode financier, dans lequel des entreprises, seules ou en association, contractualisent avec des exploitants chaque année pour des productions ciblées ou pour assurer la rentabilité d’un placement. En France, les fonds d’investissement agricoles s’inscrivent généralement dans une perspective de placement rentable plus que de production1.

4Dans ces conditions, la référence constante, obligée sans doute, à la prééminence de la propriété du sol et à son rôle structurant semble décalée par rapport à la réalité de sa position. Plus que du propriétaire en lui-même, il conviendrait sans doute de parler du propriétaire d’un droit sur le sol, quels qu’en soient la nature et l’objet. L’installation d’un parc éolien implique par exemple le respect de périmètres particuliers, de règlements spécifiques, et l’entente avec les propriétaires et les exploitants du sol, créant un imbroglio d’obligations réciproques. Les usages eux-mêmes, en constante évolution, n’ont pas perdu de leur vigueur, et fondent la définition des appellations protégées pour valoriser des productions. Ils interviennent en effet, dans la reconnaissance d’un patrimoine paysager, et perdurent sous leurs formes anciennes pour régler l’accès à certaines ressources ou des pratiques d’ordre coutumier. Leur mise à jour s’effectue encore, comme le prouve l’activité récente de certaines chambres d’agriculture (Chambre d’agriculture de l’Oise, 2016 ; Chambre d’agriculture de la Manche et al., 2018 ; Chambre d’agriculture de l’Orne, 2016).

5Ces usages restent importants mais ne couvrent pas toujours ce qui en d’autres temps était conçu comme la norme. N’apprend-on pas parfois qu’une affaire éclate au sujet du chant d’un coq trop matinal et bavard, ou contre telle clarine dont le son retentit chaque fois qu’une vache s’anime, ou contre l’odeur qui émane d’une écurie ou d’un stockage d’ensilage ? D’autres cas, plus problématiques encore surgissent pour faire cohabiter l’ours ou le loup et l’élevage. Le Monde souligna le problème par un article évocateur le 5 novembre 2012 : « Garder le loup sans perdre l’agneau ». Ainsi, des attentes antagonistes vis-à-vis des territoires impliquent bien souvent des débats sur les pratiques agricoles. L’aménagement environnemental se manifeste dans de nombreux règlements, qui définissent jusqu’aux essences autorisées dans une haie, la manière d’élaguer et le moment de cette action, la période de l’épanchement des fumiers et des lisiers sur les terres, l’entretien des ruisseaux, la fauchaison des prairies dans des zones protégées… En outre, la législation des parcs naturels depuis les années 1970 repose sur une inflation normative fréquemment inspirée d’usages certes anciens mais réinterprétés. Cela soulève bien des questions chez les agriculteurs, minoritaires dans la population, mais qui en viennent à se vivre à chaque moment en sursis.

6En somme, parce qu’une myriade d’intérêts plane sur les territoires, la situation nécessiterait d’être clarifiée. En la matière, le cadastre fiscal pourrait utilement évoluer pour devenir un véritable instrument d’information au sujet des différentes charges liées à une terre. Pensé sous le règne de Louis XVI comme une piste pour réformer la levée de l’impôt, le cadastre fut retenu pour créer une nouvelle fiscalité sous la Révolution, puis fut consolidé sous l’Empire. Toutefois, il n’est pas devenu le grand livre de la propriété comme le proposaient certains dans l’entourage de Napoléon, mais au fil des années, les références parcellaires sont entrées dans les habitudes. Les relevés parcellaires accompagnent désormais les mutations foncières, les actes de gestion des exploitations (relevés MSA, déclaration PAC par exemple), la définition des aires réglementées, etc., et peuvent même présumer d’une propriété d’un point de vue légal.

7Pourquoi alors ne pas sortir du maquis des droits en produisant un cadastre réellement informatif, « multi-usage » comme il est pensé depuis la fin des années 1980 ? La Suisse a ainsi mis en place un « cadastre des restrictions de droit public sur la propriété foncière »2 qui éclaire chacun sur la réalité du droit de propriété attaché à un bien foncier. Adopter ce type de cadastre implique de revenir sur une pratique ancienne, celle qui consiste à considérer qu’une parcelle fait l’objet d’une mutation telle que les parties en ont la connaissance, sans spécifier précisément ce qu’ils savent des éléments grevant éventuellement ce bien. Pour les autorités du xixe siècle, le silence des titres devait permettre, à terme, d’éliminer des usages jugés réprouvés au nom du strict respect de la propriété privée.

8Un cadastre rénové, « multi-usage », fournirait un outil de gestion pratique à l’heure où le foncier est l’objet de tant de plans et de règlements. Outre la réglementation environnementale, souvent inscrite dans des périmètres territoriaux, nombreux sont les plans visant à accompagner les développements locaux et régionaux depuis une vingtaine d’années ! Parmi les documents communaux et intercommunaux destinés à planifier la gestion du foncier, figurent la carte communale, le plan local d’urbanisme, le schéma de cohérence territoriale – qui s’articulent avec les plans de sauvegarde et de mise en valeur –, ainsi que les schémas directeurs régionaux, les plans de prévention des risques naturels et quelques autres encore. Déterminer vraiment l’ensemble des caractères associés à une parcelle revient à ouvrir un chemin dans un maquis, au risque de s’y perdre. Or le contexte technique rend actuellement possible une clarification efficace. En ce domaine, il y aurait avantage à croiser le géoportail de l’IGN, d’ores et déjà fort richement implémenté, et le portail Géofoncier des géomètres-experts. Cela ne signifie pas retirer la valeur proprement fiscale du cadastre, même s’il est sans doute utile de se demander si la contribution foncière est toujours aussi centrale dans un monde où les richesses dépendent beaucoup moins des revenus liés à la propriété du sol.

9Les débats sur un cadastre « multi-usage » ouvrent donc des perspectives intéressantes. Reste à effectuer le plus difficile : admettre que les paradigmes qui ont accompagné presque trois siècles de mutations en France sont épuisés et que le temps n’est plus à de simples bricolages, visant cahin-caha à organiser une nébuleuse. Le temps de la clarification est sans doute venu. Un nouvel enjeu peut en accélérer la réalisation : celui d’un « bien commun » à définir au-delà de la variété des intérêts qui caractérisent la vie d’une société. Essayer d’en préciser le contenu, l’extension et les modalités de la gestion conduit à identifier en parallèle ce qui relève de la sphère proprement privée. Mais, clarifier dans ce cadre les domaines soumis à restrictions s’avère une vaste entreprise pouvant générer d’autres tensions.

Notes

1 Cette forme prend même un aspect très poussé dans le cadre des pools de siembra en Argentine depuis les années 2000 surtout. Dans le cas français, un état des lieux instructif de ce portage a été établi par Charles Gendron et Yves Granger (2017).

2 Consulter le site cadastre.ch à ce sujet : https://www.cadastre.ch/fr/oereb.html.

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